(1857) Cours familier de littérature. III « XIVe entretien. Racine. — Athalie (suite) » pp. 81-159
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(1857) Cours familier de littérature. III « XIVe entretien. Racine. — Athalie (suite) » pp. 81-159

XIVe entretien.
Racine. — Athalie (suite)

I

Nous disions, à la fin du dernier de ces Entretiens, que, pour bien juger d’une œuvre dramatique, il ne suffisait pas de la lire (chose en général ingrate, souvent fastidieuse, toujours incomplète), mais qu’il fallait assister, en corps et en âme, à sa représentation. Œuvre d’art faite pour la scène et pour la déclamation, c’est du point de vue de la scène et de la déclamation qu’il convient d’en jouir.

Nous voulons donc, autant qu’il est en nous, vous faire assister à la plus solennelle représentation d’Athalie qui ait jamais été donnée à l’Europe, sans en excepter même la première de ces représentations à Versailles, à laquelle assistaient Racine et Louis XIV.

Mais permettez-moi d’abord, pour bien vous faire comprendre dans quel esprit la France monarchique, religieuse et littéraire de 1819, assista à cette représentation unique, dont Talma était le grand intérêt après Racine, permettez-moi de vous raconter comment, et par quelles circonstances, et dans quelles dispositions poétiques il me fut donné à moi-même d’y assister ; et permettez-moi enfin de vous dire comment je garde, de cette représentation, une si longue et si vive mémoire. Je me souviens aussi du jour et de l’heure où je vis, pour la première fois, au soleil levant d’Athènes, les bas-reliefs de Phidias resplendir et se mouvoir, pour ainsi dire, sous les rayons ambiants de la lumière dorée sur le fronton du Parthénon ! Il y a des beautés de la nature et de l’art qui s’incorporent tellement en nous par la force de l’impression reçue qu’elles pétrifient en quelque sorte notre esprit d’admiration, et que nous les portons à jamais en nous comme la pierre taillée porte son empreinte. Le jour de cette représentation royale d’Athalie fut pour moi une de ces commotions de l’âme qui se répercutent sur toute une vie.

II

De 1815 à 1818, dans la mansarde solitaire de la maison paternelle, à la campagne et dans les langueurs d’une première jeunesse inoccupée, j’avais écrit plusieurs tragédies sur le mode banal et classique de la scène française. La première était une tragédie de Médée, dans le genre de celle qui vient de donner récemment une triple gloire à M. Legouvé, à M. Montanelli, son poétique traducteur, et à madame Ristori, leur pathétique interprète. La seconde était une tragédie d’imagination imitée de Zaïre, et dont le sujet était pris dans les croisades. La troisième était une tragédie biblique, intitulée Saül, pastiche, assez bien versifié, de Racine et d’Alfieri. Je les ai encore ; elles restent livrées justement aux intempéries de l’air et aux insectes, qui font justice du papier noirci par une main novice, dans un coffre de mon grenier de Milly.

Je n’étais évidemment pas né pour cette poésie à personnages et à combinaisons savantes qu’on appelle le drame. L’art, et le mécanisme, et le coup de théâtre, et la brièveté laconique qui concentre une situation dans un mot, me manquaient. Le théâtre parle et ne chante pas assez pour moi. J’aurais peut-être chanté un poème épique si c’eût été le siècle de l’épopée ; mais qui est-ce qui fait ce qu’il aurait pu faire dans ce monde où tout est construit contre nature ? Ce n’est pas moi. Nous rêvons des pyramides, et nous ébauchons quelques taupinières.

Rien n’est que fragments dans notre destinée, et nous ne sommes nous-même qu’une rognure de ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu’il paraisse être, n’est qu’une statue tronquée.

III

Mais je me flattais secrètement alors, au bruit des brises d’hiver dans le toit de ma mansarde et au pétillement du sarment de vigne dans l’âtre, que quelqu’une de ces tragédies, amusement de mes ennuis de jeunesse, aurait le bonheur de parvenir jusque sur la scène par la protection de quelque acteur de génie ou de quelque actrice en faveur. J’entrevoyais dans ce succès, non seulement une précoce célébrité pour mon nom inconnu du monde, mais un peu de fortune à ajouter pour mon père, ma mère et mes sœurs, à la médiocrité de notre vie des champs.

Que de beaux rêves ne faisais-je pas, la nuit, sur mon oreiller, quand j’avais déposé la plume après une scène dont les vers sonores retentissaient après coup dans ma mémoire ! Quelles scènes illuminées m’apparaissaient toutes pleines des personnages créés par mon imagination ! Quelles masses de spectateurs ondoyants au parterre sous le vent de mes inspirations ! Quelles femmes en larmes, penchées sur les galeries et sur les bords des loges ! Quels applaudissements au milieu desquels Talma s’avançait et proclamait mon nom ! Je m’endormais au bruit de ces ovations dans mon oreille ; je les retrouvais le matin à mon réveil. Elles m’excitaient à reprendre patiemment au lever du jour le travail commencé.

Je ne me doutais guère alors que, ces applaudissements passionnés que je rêvais dans une salle, je les entendrais dans tout un peuple, et qu’au lieu de faire jouer un rôle à des acteurs dans mes tragédies idéales, j’en jouerais un moi-même dans la tragédie civile des événements de mon temps.

IV

Un beau jour de 1818, au printemps, mes tragédies terminées et soigneusement recopiées par moi sur du papier à tranches dorées, l’impatience de la célébrité et de la fortune me saisit comme une fièvre de végétation saisit la nature en ce temps-là. Je ne dis ni à mon père ni à ma mère pourquoi je quittais la chambre et la douce table de famille, et je partis pour Paris par les carrioles du Bourbonnais, appelées pataches, en compagnie des marchands de vin du vignoble et des marchands de bœufs des herbages de mon pays, qui causaient de leur commerce aux cahots inharmonieux de ces voitures. Je n’emportais que mon Saül, ma meilleure espérance, dans ma valise de cuir.

Je logeais, comme à l’ordinaire, dans une chambre étroite et haute du cinquième étage du grand hôtel du Maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, sur un vaste jardin qui confinait avec le boulevard.

Le lendemain de mon arrivée à Paris, je pris héroïquement, et sans me donner le temps de la réflexion et du repentir, la résolution d’aborder d’assaut le Théâtre-Français. Je me levai ; j’écrivis à Talma, sur du joli papier vélin, un billet dont j’ai conservé encore l’ébauche raturée et que voici :

« Monsieur et illustre Acteur,

« Je suis un jeune homme inconnu, sans protection, et même sans relations à Paris. J’ai écrit une tragédie intitulée Saül. J’en ai pris le sujet dans la Bible. J’ai tenté d’en dérober quelquefois, et autant qu’il convient à ma faiblesse, le style à Racine. Je désire ardemment la soumettre à votre jugement. Ma fortune et peut-être mon talent dépendent d’un moment d’attention que vous accorderez ou que vous refuserez à mon œuvre. Je n’ai pour me recommander à vous que ma jeunesse, mon isolement, et ma confiance dans votre bonté, égale à mon admiration pour votre génie. Votre réponse ou votre silence décidera de mon sort.

« Recevez, Monsieur et illustre Acteur, l’expression de mon respect,

« Alphonse de lamartine. »

Grand hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, 15, à Paris.

V

Ce billet écrit, recopié de ma plus élégante écriture et cacheté, je le portai moi-même à l’adresse de Talma. Le concierge du Théâtre-Français me l’avait donnée ; c’était rue de Rivoli, 16 ou 26. Je remis ma lettre d’une main toute tremblante dans la loge du portier de Talma, et je rentrai dans mon hôtel pour y attendre ou le silence de mort, ou la réponse de vie du grand tragédien.

Je n’attendis pas longtemps. Au moment où j’allais sortir de ma chambre pour aller dîner chez le restaurateur Doyen, où je prenais mes repas, dans la même rue, près de la rue de la Paix, un domestique en riche livrée de fantaisie frappa à ma porte et me remit un billet de Talma. Il me répondait de sa main, avec une bonté aussi parfaite qu’elle était prompte : « Qu’il jouait ce soir-là dans Britannicus, qu’il partait le lendemain, à midi, pour sa campagne de Brunoy ; mais que, si je n’étais pas effrayé de l’heure matinale, il me recevrait à huit heures du matin le lendemain, et qu’il entendrait avec intérêt la lecture de mon ouvrage. »

La cordialité et la promptitude d’une réponse si gracieuse, faite de la main du grand homme de la scène à un jeune homme inconnu, m’attachèrent instantanément et pour jamais à Talma. Soit que le style ferme et modeste de mon billet l’eût prévenu machinalement en ma faveur, soit que mes caractères élégants et mon nom semi-aristocratique eussent eu un attrait non raisonné pour ses yeux, il ne m’avait pas fait faire antichambre une heure aux portes de sa gloire. Sa réponse respirait d’avance son accueil. On peut penser que je dormis peu cette nuit-là. Le lendemain je croyais livrer la bataille de ma vie.

VI

Avant huit heures j’étais à la porte de Talma. Je montrai mon billet d’introduction au concierge ; je montai, le cœur palpitant, les cinq étages d’escaliers de bois ciré et luisant qui conduisaient au seuil du grand homme. Je sonnai doucement, comme un visiteur qui tremble d’être importun et qui ne veut pas donner un sursaut pénible à l’oreille du maître de la maison.

Une très belle femme, en peignoir d’indienne à fleurs bleues, les cheveux épars sur un cou de Clytemnestre et la ceinture dénouée laissant entrevoir des épaules et un sein de statue antique, m’ouvrit la porte. Ses traits étaient imposants de forme, mais bons d’expression ; ses regards répandaient comme des ombres de velours noir sur ses joues. Elle souriait à demi, mais sans malice, en me regardant : on voyait qu’elle était habituée à introduire bien des rêves et à éconduire bien des illusions.

« Vous voulez voir Talma ? » me dit-elle ; « vous êtes sans doute le jeune homme qu’il attend ? Voulez-vous bien me dire votre nom ? » ajouta-t-elle en tenant toujours sa belle et large main sur la serrure. Je lui dis mon nom. « Entrez, Monsieur », me dit-elle. Puis, ouvrant une autre porte qui donnait sur le cabinet de Talma : « Mon ami », lui dit-elle d’une voix de caresse et de familiarité, « c’est ce jeune homme que tu as commandé de laisser entrer. » Elle disparut après ces mots, en retirant les plis de son peignoir sur ses pantoufles traînantes, et je restai seul en présence de Talma.

VII

Talma était alors un homme assez massif, mais très noble dans sa force, de cinquante à soixante ans. Une robe de chambre de bazin blanc, nouée par un foulard lâche, lui servait de ceinture. Son cou était nu et laissait se gonfler librement à l’œil ses muscles saillants et ses fortes veines, signes d’une charpente solide et d’une mâle énergie de structure. Sa physionomie, qui est connue de tout le monde, était déjà médaille ; elle rappelait par la forme et par la teinte les bronzes impériaux des empereurs du Bas-Empire. Mais ce masque romain, qui semblait moulé sur ses traits quand il était sur la scène, tombait de lui-même quand il était en robe de chambre, et ne laissait voir qu’un front large, des yeux grands et doux, une bouche mélancolique et fine, des joues un peu pendantes et un peu flasques, d’une blancheur mate, des muscles au repos comme les ressorts d’un instrument détendus.

L’ensemble de cette physionomie était imposant, l’expression simple et attirante. On sentait l’excellent cœur sous le merveilleux génie. Il ne cherchait à produire aucun effet : il était las d’en produire sur la scène ; il se reposait et il reposait les yeux dans sa maison. Je me sentis à l’instant rassuré et pris au cœur par la bonhomie sincère et grandiose à la fois de cette figure.

Talma habitait alors un petit appartement au cinquième étage des façades de la rue de Rivoli, en face du jardin des Tuileries et très près du palais. Une belle lumière du matin, un peu verdie par le reflet des marronniers en fleurs, se jouait sur les rideaux, sur les glaces et sur les reliures rouges des livres de son cabinet. Il me fit asseoir entre la cheminée et la fenêtre, et il s’assit en face de moi dans un fauteuil de forme grecque. Une petite table à guéridon nous séparait. Je tirai du pan boutonné de mon habit mon manuscrit relié en album et je le posai timidement sur la table. Il l’ouvrit, le parcourut rapidement du doigt, et me fit compliment sur la netteté et sur l’élégance de mon écriture.

« Lisez », me dit-il en me le rendant, « et, pour épargner votre fatigue et notre temps, lisez seulement les scènes qui sont de nature à me donner une idée nette du style et de l’ouvrage. » J’ouvris le manuscrit et je lus.

VIII

Dès la première scène il parut frappé, malgré le tremblement de ma voix, de l’harmonie et de la pureté des vers. « On voit que vous avez beaucoup lu Racine, peut-être trop », me dit-il à la fin de la scène. « Continuez. »

Je lus pendant environ trois quarts d’heure, sans que sa vaste tête, appuyée sur sa main, donnât aucun signe ni de lassitude ni d’approbation. Cette immobilité et ce silence me glaçaient un peu. Aux dernières scènes, ma voix fléchissante et entrecoupée trahissait mon inquiétude : je me repentais d’être venu chercher si loin une rude vérité. Quand j’eus terminé ma lecture, Talma, dans la même attitude, continua de se taire et de réfléchir longtemps. Je respirais à peine. À la fin, se levant de son siège et s’avançant vers moi avec un sourire affectueux : « Jeune homme », me dit-il de sa voix la plus grave et la plus émue, « j’aurais voulu vous connaître il y a vingt ans : vous auriez été mon poète ; maintenant il est trop tard ; vous venez au monde, et je m’en vais. Vos vers sont vraiment des vers, votre pièce est bien conçue et bien conduite ; il y a des scènes susceptibles de produire de grands effets, et, avec quelques corrections que je vous indiquerai à loisir, je me charge de la réception, du rôle et du succès. Seulement il y a çà et là trop de jeunesse et trop de déclamation poétique, au lieu d’art dramatique. Ce n’est rien ; ce sont des feuilles à élaguer pour laisser nouer et mûrir le fruit. Quel âge avez-vous ? D’où êtes-vous ? Quelle est votre famille ? votre situation dans le monde ? et à quoi vous destinez-vous ? Parlez-moi comme à un père ; je me sens un véritable intérêt pour vous. »

« — Je suis de province », lui répondis-je ; « ma famille est considérée dans notre pays ; elle habite ses terres dans les environs de Mâcon et dans les montagnes du Jura, patrie de ma grand’mère paternelle ; ma famille est riche, mais mon père ne l’est pas. Après avoir servi Louis XVI dans ses armées, il vit en gentilhomme oisif, mais lettré, dans une petite terre, apanage d’un cadet de famille. Il a beaucoup d’enfants ; je suis son seul fils. Ma mère, qui est de Paris et qui a été élevée à la cour, nous a transmis les goûts et les sentiments délicats du monde où elle a vécu dans son premier âge. J’ai fait de bonnes études chez les jésuites ; j’ai servi quelque temps comme mon père dans la maison militaire du roi ; cette vie monotone, sans guerre et sans gloire, m’a dégoûté. J’ai voyagé, puis je suis rentré dans la maison paternelle à la campagne, où l’ennui et l’oisiveté me rongent, et où j’essaye d’évaporer en poésie cet ennui de mon âme. Je voudrais agir, je voudrais sortir de mon obscurité. Je voudrais rapporter quelque honneur au nom de mon père, quelque consolation au cœur de ma mère. J’ai pensé à vous. J’ai écrit trois ou quatre tragédies ; vous venez d’en entendre une. Seriez-vous assez bon pour me tendre cette main et pour m’aider à parvenir sur la scène ? »

IX

Il avait des larmes, en m’écoutant, dans ses beaux yeux bleus. « Déjeunons », me dit-il du ton avec lequel Auguste dit à Cinna : « Prends un siège, Cinna ! » Puis il essuya ses yeux d’un revers de main. « Vous m’attendrissez », me dit-il, « avec ces images de père, de mère, de sœurs, plus encore qu’avec vos beaux vers bibliques. Soyons amis, ajouta-t-il en souriant. »

Il sonna. La belle personne qui m’avait introduit entrouvrit la porte du cabinet contigu au salon. Elle avait fait sa toilette pour sortir, pendant ma lecture. Elle me parut plus éclatante, mais non plus gracieuse que le matin.

« Que veux-tu ? mon ami », dit-elle à Talma. Puis, voyant à ses yeux humides qu’il avait été ému plus que d’habitude : « La tragédie de monsieur est donc bien touchante », lui demanda-t-elle avec hésitation, « puisqu’elle te fait pleurer ? »

« — Oui, oui », répondit-il entre ses dents, « mais ce n’est pas la tragédie qui me fait monter des larmes aux yeux ; c’est ce jeune homme. Fais-nous servir le déjeuner, sur ce guéridon, dans mon cabinet. Monsieur veut bien se contenter de mes œufs frais, de mon beurre et de mon chocolat. Nous causerons plus à l’aise jusqu’à l’heure de Brunoy. »

« — Eh bien ! on va te servir. Adieu ! » dit-elle, « je sors jusqu’à midi. » Puis, embrassant Talma et me saluant à demi, elle sortit en me jetant un long regard de curiosité et de bienveillance.

X

On apporta le déjeuner sur un guéridon, et, tout en déjeunant lentement et frugalement aux rayons du soleil levant sur les arbres et aux roucoulements des tourterelles sur les toits de la maison, Talma me disait : « La nature vous a donné le sentiment et l’harmonie des beaux vers ; vous ferez ce que vous voudrez faire. Mais, si vous vous destinez au théâtre, venez souvent me voir à Brunoy ; nous ferons la poétique de ce temps-ci à l’ombre de mes allées. Là j’ai tout mon temps à moi ; je le dépense délicieusement avec quelques amis ; soyez de ce nombre. Je serai fier que votre avenir, dont j’espère bien, ait commencé dans mon jardin. N’y mettez point de fausse discrétion ; venez souvent, venez à toute heure : Brunoy sera toujours ouvert pour vous. J’aime la nature, et je me sens meilleur quand je suis dans mes bois. »

Puis, reprenant la question de ma tragédie à jouer : « Voyez, me dit-il, c’est très bien. « Si nous étions au siècle de Louis XIV, où la tragédie française, fille de la tragédie grecque et latine, n’était qu’une sublime conversation, un dialogue des morts en action sur la scène, je n’hésiterais pas à vous jouer demain et à vous garantir un grand applaudissement au théâtre ; mais entre Corneille, Racine et ce siècle-ci, il est né une autre tragédie, d’un homme de génie moderne, antérieure à eux, nommée Shakespeare (connaissez-vous Shakespeare ?). Eh bien ! ce Shakespeare a révolutionné la scène. Corneille est l’héroïsme, Racine est la poésie, Shakespeare est le drame. C’est par lui que je suis devenu ce que je suis. Si vous voulez sérieusement devenir un grand poète théâtral, vous en êtes le maître ; mais ne faites plus de tragédie, faites le drame ; oubliez l’art français, grec ou latin, et n’écoutez que la nature. Je n’ai pas eu d’autre maître, et voilà pourquoi on m’aime. »

XI

À ces mots, un vigoureux coup de sonnette retentit comme un tocsin dans la petite antichambre de Talma ; la porte s’ouvrit avec fracas, et une femme toute tumultueuse et toute familière entra sans se faire annoncer dans le cabinet. Elle était grande, maigre, pâle, très laide, avec quelques traces de sensibilité féminine dans les yeux et sur les joues. Elle jeta avec un geste de dégoût son vieux chapeau de soie noire sur un meuble ; elle découvrit de longs cheveux noirs roulés en bandeaux comme un diadème sur son front.

« Ah ! c’est toi, Duchesnois ! » lui dit Talma d’une voix creuse. « J’aurais dû le deviner à ton coup de sonnette : tu entres comme un ouragan, et tu sors souvent comme une pluie », ajouta-t-il en riant, en faisant allusion à l’éternelle pleurnicherie de sa camarade sur la scène.

« — Ah ! c’est que je suis révoltée, indignée, furieuse », répondit mademoiselle Duchesnois en prenant un siège et en s’asseyant entre Talma et moi.

Et, prenant alors la parole avec une volubilité turbulente, elle raconta à Talma je ne sais quel grief théâtral ridicule et sanglant qu’elle avait contre les gentilshommes de la chambre chargés de la discipline du Théâtre-Français et contre les Bourbons qui autorisaient ces iniquités et ces humiliations. « Cela ne peut pas durer, cela ne durera pas ! » criait-elle sans faire attention à moi, et sans savoir si je n’étais pas un de ces royalistes contre lesquels elle se répandait en malédictions et en menaces. « Non, cela ne durera pas ! Il y faudra du sang ; mais n’importe, il faut qu’on nous en délivre à tout prix, même au prix du sang ! »

— Ah ! Duchesnois », interrompit Talma d’un ton de modération grandiose et humaine, « tu ne penses pas, tu ne penses pas ce que tu dis là. Je connais ton cœur, il vaut mieux que ton humeur. Tout ce qui coûte du sang coûte trop cher. Tais-toi ! D’ailleurs », en me montrant du doigt, « sais-tu seulement devant qui tu parles, et si tu ne blesses pas les opinions et le cœur de ce jeune homme, qui a été élevé dans le culte des Bourbons par sa famille ? »

En effet, j’étais muet par convenance, mais la rougeur de la honte colorait mes joues en entendant blasphémer ainsi ce que mon devoir était de respecter et de défendre.

Mademoiselle Duchesnois s’en aperçut. Son bon cœur prévalut à l’instant sur sa petite colère.

« Ah ! Monsieur », me dit-elle, « je vous demande pardon si je vous ai affligé ; oubliez ce que j’ai dit. Je n’aime pas les Bourbons, mais je ne veux la mort de personne. C’est que, voyez-vous, je suis reine aussi, et je ne puis tolérer les humiliations dont on nous abreuve ! »

Après ces mots elle se retira avec la même fougue qu’elle avait montrée en entrant.

Nous achevâmes la matinée dans un entretien prolongé avec Talma. Je sortis pénétré de sa bonté, et lui promettant d’aller passer quelques jours à Brunoy. Et je tins parole ; mais je ne donnai pas suite à mes projets de représentations théâtrales. Je repartis bientôt après pour les Alpes, où de nouveaux sites et de nouvelles impressions m’inspirèrent de nouvelles pensées.

XII

Un an après, je revins passer l’hiver à Paris. Je revis Talma ; il me provoqua lui-même, cette fois, à écrire pour la scène. Je n’y songeais déjà plus ; ma vie avait pris un autre cours : j’aspirais à entrer dans la diplomatie. On récitait déjà dans Paris mes vers élégiaques, philosophiques ou religieux ; mon nom rayonnait dans le demi-jour ; je ne voulais plus, pour quelques ovations de scènes, renoncer à la carrière politique, bien plus conforme qu’on ne le croit à mes instincts naturels. Je préférais, comme je préfère encore, la pensée réalisée en action à des rêves flottants sur des pages ! Mais je mourrai à cet égard incompris. Le préjugé de mon siècle aura été plus fort que moi : il m’a relégué au rang des poètes. C’est un bel exil, mais ce n’était pas ma place. Que faire ? Se résigner, et dire comme Galilée : E pur si muove !

Mais revenons à Athalie.

Talma me dit qu’on allait la représenter avec une solennité digne des théâtres antiques, et qu’il étudiait déjà pour cette représentation le rôle du grand-prêtre.

« — C’est prodigieusement beau », me dit-il en passant sa large main sur son front, « mais c’est prodigieusement difficile. Si je suis trop prophète dans ma diction, je tombe dans le prêtre fanatique, et je refoule dans les âmes l’intérêt qui s’attache au petit Joas, pupille du temple et du pontificat. Si je suis trop politique dans ma physionomie et dans mon geste, j’enlève à ce rôle le caractère d’inspiration et d’intervention divine qui fait la grandeur et la sainteté de cette tragédie. Tenez », ajouta-t-il, « que pensez-vous de cet accent ? »

Et il me récita en robe de chambre et en pantoufles trente ou quarante vers du rôle du grand-prêtre qui auraient fait tressaillir le temple de Jérusalem !

« — C’en est fait », lui dis-je, « Racine vous attendait pour être interprété selon son esprit. À chaque chef-d’œuvre de la scène il faut un chef-d’œuvre de la nature pour le personnifier aux yeux et à l’oreille d’un siècle. Vous avez été Tacite dans Britannicus, vous serez la Bible dans Athalie. »

Il m’offrit sa loge pour m’y faire assister. L’Europe entière m’aurait envié, à moi, pauvre jeune homme ignoré, cette faveur. J’acceptai avec reconnaissance, mais je ne fis point usage de cette obligeance de Talma. Le point de vue latéral d’une loge d’acteur n’était pas favorable à l’illusion de l’ensemble. La faveur d’une femme illustre et pieuse m’en procura une autre bien plus centrale aux premières loges en face, presque à côté de l’amphithéâtre préparé, pour cette solennité, à la famille des rois.

XIII

Les Bourbons étaient rentrés récemment en France après un long exil, et par la brèche de nos désastres militaires. Ils n’avaient point ouvert cette brèche ; ils venaient au contraire pour la fermer et pour la réparer ; mais l’esprit d’un peuple vaincu et humilié est injuste envers ceux qui prennent la rude tâche de le relever de ses ruines. Il attribue injustement ses malheurs au gouvernement qui en porte le premier le poids. Il n’y a point de justice à espérer d’une nation qui a été dix ans ivre de gloire, et qui vient, par un retour nécessaire des choses humaines, d’être abattue sous le poids des revers et des humiliations.

Tel était alors l’état de la France. Les Bourbons étaient dans ce moment son seul salut, mais ce salut même lui rappelait qu’elle avait besoin d’être sauvée ; elle les subissait en grondant, comme le malade subit le remède.

Les Bourbons, de leur côté, se rendaient parfaitement compte de cette impopularité de contrecoup qui leur faisait porter la responsabilité de Moscou, de Waterloo, du 20 mars et des deux invasions de la France. Ils ne pouvaient pas offrir à leur patrie un second Bonaparte pour illustrer ses armées détruites par vingt victoires ou pour renverser par toute l’Europe les trônes légitimes que leur retour venait au contraire de relever ou de raffermir. Les gloires modestes et les humbles félicités de la paix étaient les seuls prestiges qu’ils pussent opposer au prestige qui rayonnait de Marengo, d’Austerlitz et de Sainte-Hélène. Il fallait, de ce peuple militaire, refaire à contrecœur un peuple civil. La liberté parlementaire, qui ennoblit l’obéissance, les industries, qui honorent et multiplient le travail, la légalité, les arts, les lettres, la religion, toutes ces puissances morales étaient leur seul moyen de gouvernement. Il fallait confondre leur nom avec tous ces bienfaits et toutes ces gloires de la paix qui attachent un peuple à ses princes par le bien-être, et qui lui font oublier, dans la sérénité d’un règne pacifique, les éblouissements d’une dictature de héros.

XIV

Louis XVIII, prince infiniment plus éclairé et plus philosophe qu’on ne le suppose, sentait profondément cette nécessité. Convaincu que la restauration de sa dynastie ne pouvait se naturaliser que par la liberté des discussions parlementaires et par le concours électif de la nation elle-même à son gouvernement, il s’en rapportait à la Constitution qu’il avait donnée de la solidité de son trône.

Mais ce trône, il ne voulait pas seulement le consolider, il voulait lui rendre son antique prestige. Depuis François Ier, les lettres étaient un des caractères de la France ; elles brillaient sur la tête de ses rois comme la plus belle pierre précieuse de leur diadème. C’était, depuis les Grecs de l’antiquité et depuis les Italiens de la Renaissance, le peuple littéraire entre tous les peuples. Richelieu lui avait donné l’Académie, la religion lui avait donné la chaire, Louis XIV lui avait donné sa cour de poètes, d’orateurs, de moralistes. Le règne de Louis XV lui avait donné Montesquieu, Voltaire, Buffon, J.-J. Rousseau, l’Encyclopédie, la philosophie du dix-huitième siècle toute pétrie du génie des lettres. Le règne de Louis XVI lui avait donné la politique littéraire et oratoire, dans cette foule d’écrivains dont Mirabeau avait été la dernière voix ; il lui avait donné enfin la Révolution, qui n’était au fond qu’une dernière explosion des lettres françaises. Les noms des rois de nos dynasties et la gloire des lettres se trouvaient partout confondus dans une inséparable solidarité de rayons. Les rois faisaient corps avec les poètes, et les poètes faisaient auréole avec les rois.

XV

Louis XVIII, en prince habile, voulait rappeler cette grandeur nationale de sa maison à la nation par tous ses sens. Racine, selon lui, faisait partie de la dynastie de Louis XIV ; en popularisant Racine il repopularisait son ancêtre. Il chercha quelle était l’œuvre de Racine dans laquelle le génie du poète, la majesté de la monarchie, la sainteté de la religion nationale étaient le mieux rassemblés, pour restituer à ces trois institutions, la religion, la monarchie des Bourbons et les lettres, le prestige dont il voulait éblouir la France pour la rattacher par un légitime orgueil national à son passé monarchique. Il trouva Athalie. Il ordonna à ses ministres et à ses gentilshommes de la chambre de préparer une représentation féerique et politique d’Athalie.

On choisit la salle de l’Opéra comme la scène des prodiges. Cette salle immense et monumentale s’élevait alors dans la rue de Richelieu, à la place où une fontaine funéraire lave éternellement la trace du sang de l’infortuné duc de Berry, assassiné sous le vestibule de ce théâtre si peu de mois après cette fête. On devait, pour compléter l’enchantement de l’esprit par l’enchantement de tous les sens, représenter Athalie avec les chœurs, qui sont le cadre prophétique et musical du drame.

Tous les grands artistes de la France, musiciens, décorateurs, peintres, chorégraphes, exécutants, danseurs, danseuses, acteurs et actrices furent invités par le gouvernement à concourir, sous la direction poétique de Talma, à la dignité, à la splendeur, aux délices de cette représentation. C’était l’apothéose du siècle de Louis XIV sous l’apothéose de Racine. La France entière se pressa et se recueillit pour y assister.

XVI

J’y étais. Une famille illustre par le génie autant que par la naissance m’avait jugé digne de contempler un tel spectacle, pour me donner l’émulation d’une gloire dont elle avait, dans sa bienveillance, le pressentiment pour ma jeunesse. J’entrai dans la salle comme je serais entré dans un siècle illuminé parmi les siècles pour se donner à lui-même en représentation éclatante dans la nuit des temps. Les gerbes de lumière, jaillissant des lustres, de la rampe, des candélabres, et répercutées par les diamants des femmes de la cour, m’éblouirent un moment comme d’une cécité lumineuse. La salle, dont le rideau était encore baissé, était pleine de spectateurs. Le parterre ondoyait, les galeries se mouvaient, les loges débordaient, comme des corbeilles trop pleines, de têtes et de fleurs.

La famille royale occupait, au milieu de la salle, en face de la scène, un amphithéâtre avancé comme un promontoire sur un océan. Les regards y cherchaient avec respect le roi, qui ressemblait, par sa coiffure et son costume, à l’apparition posthume d’un autre âge ; le comte d’Artois, son frère, protecteur de l’abbé Delille, ce lauréat de l’exil ; le duc d’Angoulême, le duc de Berry, ses fils, et la fille de Louis XVI, cette princesse plus tragique par ses malheurs que la tragédie à laquelle elle venait assister. Des symphonies sourdes et lointaines comme l’écho des cantiques d’un temple, sortant par les pores de l’édifice, remplissaient l’air d’un bourdonnement, harmonieux qui préparait l’âme à de mystiques sensations. Tout à coup le rideau de la scène se leva comme si le vent de l’inspiration céleste eût déchiré le voile du Temple.

XVII

Le Temple apparut dans la lumière dorée dont je l’ai vu plus tard baigné, par un beau jour, sur la montagne dont le précipice est la vallée des Lamentations. On sait que le Temple n’était pas seulement la maison du Dieu Jéhova, mais l’habitation d’une foule innombrable de lévites, de prêtres, de pontifes, de prophètes, habitant, avec leurs familles consacrées, les immenses dépendances, portiques, cours, jardins, séminaires dont il était entouré. Ces jardins, ces cours, ces portiques, ces galeries, d’une architecture hébraïque et persane semblable au tombeau d’Absalon dans la vallée de Josaphat, avaient été fantastiquement imités ou inventés par l’artifice des décorateurs. Les regards, dépaysés par l’illusion, transportaient l’âme au milieu des pompes religieuses de Sion.

Un profond silence régnait dans la foule ; chacun se recueillait dans l’attente d’un drame déjà aussi réel qu’un événement. On se demandait en soi-même quelle serait la voix qui oserait s’élever sur cette scène en consonance avec cette grandeur et cette antiquité du spectacle. On se demandait surtout quelle serait la langue assez majestueuse, assez grave, assez prophétique, assez divine, pour proférer des paroles françaises dans ces portiques de David, d’Isaïe, de Jéhova. On s’alarmait d’avance de la dissonance qu’on allait entendre ; on craignait le premier accent, le premier vers des acteurs ; on ne se souvenait plus que Racine avait retrouvé un jour, pour écrire Athalie, les foudres d’Isaïe, les larmes de David, les illuminations du Sinaï.

Enfin Talma parut ; ou plutôt ce n’était plus Talma, c’était le sacerdoce hébraïque personnifié dans ce roi des sacrifices ; le chef à la fois politique et inspiré d’une théocratie souveraine, qui régnait, comme en Égypte, par la main des rois auxquels il intimait les ordres de Dieu. Son costume et sa physionomie le transfiguraient en prophète. Nulle pensée ne se pétrifiait aussi complètement sur les traits du visage que celle de Talma. Son visage devenait à volonté sa pensée.

Il était accompagné d’un guerrier hébreu, Abner, sous les traite de Lafon, son rivai de la scène. Lafon, qui avait le front noble, l’œil brave, le geste héroïque, l’accent martial, était très apte aux rôles de héros. Un peu plus grand que nature, il plaisait dans les sentiments surhumains ; il était l’art, Talma était la nature. Il était, de plus, un homme justement aimé et estimé pour son cœur. Ce fut lui seul qui, en parlant de l’âme et en pleurant des larmes sincères sur le cercueil de son rival Talma, arracha des larmes à cent mille spectateurs que les discours académiques des poètes et des orateurs avaient laissés froids.

XVIII

L’acteur qui représentait Abner entrouvrit les lèvres après avoir promené un long regard de tristesse sur la solitude du temple. Il y avait toute une conjuration et toute une lamentation dans ce seul regard. Sa voix, concentrée comme celle du deuil sur un sépulcre, laissa tomber ces vers, qui étaient dans la mémoire de tout le monde et que tout le monde entendit pour la première fois.

Abner.

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ;
Je viens, selon l’usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.
Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques,
Et tous, devant l’autel avec ordre introduits,
De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,
Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices.
Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices.
L’audace d’une femme, arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.
D’adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre.

Il poursuivit, et il exposa dans cet entretien à demi-voix la situation religieuse et politique de Jérusalem et du peuple de Dieu sous la reine impie et usurpatrice qui occupait le trône de Juda.

Il y avait deux royaumes dans Israël : l’un composé de dix tribus et gouverné par Achab et sa femme Jézabel ; l’autre composé des tribus de Juda et de Benjamin seulement. Ce second royaume siégeait à Jérusalem, possesseur privilégié du Temple et gouverné par Joram, roi de Juda de la race légitime de David. Joram, par un mariage politique qui rétablissait la paix entre les deux États, avait épousé Athalie, fille d’Achab et de Jézabel. Athalie, princesse impérieuse et séduisante, avait dominé son mari Joram ; elle l’avait entraîné dans l’idolâtrie ; elle avait même obtenu de lui la tolérance du culte de Baal, dieu syrien, ennemi de Jéhova, à côté du temple de Jéhova. Joram était mort ; son fils Ochosias lui avait succédé. Athalie, sa mère et sa tutrice, régnait sous son nom. Ce malheureux roi, dans une visite qu’il alla faire au roi Achab, son aïeul, fut massacré par un nommé Jéhu, tribun ou prophète (c’était alors la même chose), qui avait eu mission des autres prophètes d’exterminer la race d’Achab. Jéhu avait fait jeter par les fenêtres du palais de Samarie Jézabel, femme d’Achab et mère d’Athalie. Il avait fait défendre d’ensevelir ses restes, et les avait fait dévorer par les chiens dans une vigne.

Athalie, pour venger son père et sa mère des cruautés des prophètes, avait fait immoler à son tour tous les enfants de son fils Ochosias, de peur que ces rejetons de la famille de David par Joram ne prévalussent un jour sur la maison d’Achab. Pendant ce massacre, une sœur d’Ochosias, qui vivait dans l’intérieur du temple, était parvenue à sauver un de ses neveux, le petit Joas, encore à la mamelle. On avait mal compté les cadavres en les jetant aux chiens. Joas, élevé dans l’ombre du temple par Josabeth sous un autre nom, n’était connu que d’elle et du grand-prêtre Joad.

Voilà toute l’exposition faite en vers si épiques par Joad au guerrier Abner. Il ne lui révèle pas encore cependant l’existence de l’enfant ; il se contente de le sonder artificieusement, et de le préparer à la défection de la cause d’Athalie par le murmure. Abner n’y paraît que trop disposé de lui-même ; il parle déjà d’Athalie en traître plutôt qu’en serviteur. Il révèle à Joad les inimitiés secrètes de cette reine contre lui.

Joad.

D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?

Abner.

Pensez-vous être saint et juste impunément ?
Dès longtemps elle hait cette fermeté rare
Qui rehausse en Joad l’éclat de la tiare ;
Dès longtemps votre amour pour la religion
Est traité de révolte et de sédition.
Du mérite éclatant cette reine jalouse
Hait surtout Josabeth, votre fidèle épouse.
Si du grand-prêtre Aaron Joad est successeur,
De notre dernier roi Josabeth est la sœur.
Mathan, d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège,
Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiège ;
Mathan, de nos autels infâme déserteur,
Et de toute vertu zélé persécuteur.
C’est peu que, le front ceint d’une mitre étrangère,
Ce lévite à Baal prête son ministère ;
Ce temple l’importune, et son impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.
Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente ;
Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante.
Il affecte pour vous une fausse douceur,
Et par là, de son fiel colorant la noirceur,
Tantôt à cette peine il vous peint redoutable,
Tantôt, voyant pour l’or sa soif insatiable,
Il lui feint qu’en un lieu, que vous seul connaissez,
Vous cachez des trésors par David amassés.
Enfin, depuis deux jours, la superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paraît ensevelie.
Je l’observais hier, et je voyais ses yeux
Lancer sur le lieu saint des regards furieux ;
Comme si dans le fond de ce vaste édifice
Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.
Croyez-moi ; plus j’y pense et moins je puis douter
Que sur vous son courroux ne soit prêt d’éclater,
Et que de Jézabel la fille sanguinaire
Ne vienne attaquer Dieu jusqu’en son sanctuaire.

Ces confidences d’Abner amènent ces vers, restés monuments de parole, dans la bouche du grand-prêtre.

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.
Cependant je rends grâce au zèle officieux
Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.
Je vois que l’injustice en secret vous irrite,
Que vous avez encor le cœur israélite.
Le Ciel en soit béni !… Mais ce secret courroux,
Cette oisive vertu, vous en contentez-vous ?
La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?
Huit ans déjà passés, une impie étrangère
Du sceptre de David usurpe tous les droits,
Se baigne impunément dans le sang de nos rois,
Des enfants de son fils détestable homicide,
Et même contre Dieu lève son bras perfide ;
Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État,
Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat,
Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,
Qui rassurâtes seul nos villes alarmées
Lorsque d’Ochosias le trépas imprévu
Dispersa tout son camp à l’aspect de Jéhu :
« Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche ! »
Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :
« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?
Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ?
Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?
Le sang de vos rois crie, et n’est point écouté.
Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété ;
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,
Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes. »

La scène continue ; le secret de l’existence d’un roi légitime, à peine retenu sur les lèvres du grand-prêtre, se laisse percer par Abner. Ce guerrier s’éloigne, la défection déjà dans le cœur.

Josabeth, qui a sauvé et nourri de son lait le fils d’Ochosias sous le nom d’Éliacin, paraît à la place d’Abner sur la scène ; le grand-prêtre lui dit que l’heure est venue de déclarer le rang de l’orphelin aux lévites rassemblés par ses soins pour restaurer par les armes ce jeune prince.

Josabeth s’alarme comme une mère ; elle rappelle au grand-prêtre, son époux, combien lui a coûté le salut de cet enfant. Ni Homère, ni Virgile ne donnent à Hécube et à Andromaque des accents si maternels et si épiques.

Hélas ! l’état horrible où le Ciel me l’offrit
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De princes égorgés la chambre était remplie ;
Un poignard à la main, l’implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue.
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain,
Et, faible, le tenait renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;
Et, soit frayeur encore ou pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser…
Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste !
Du fidèle David c’est le précieux reste :
Nourri dans ta maison en l’amour de ta loi,
Il ne connaît encor d’autre père que toi.
Sur le point d’attaquer une reine homicide,
À l’aspect du péril si ma foi s’intimide,
Si la chair et le sang, se troublant aujourd’hui,
Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,
Conserve l’héritier de tes saintes promesses,
Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses !

Joad.

Vos larmes, Josabeth, n’ont rien de criminel ;
Mais Dieu veut qu’on espère en son soin paternel.
Il ne recherche point, aveugle en sa colère,
Sur le fils qui le craint l’impiété du père.
Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux
Lui viendront aujourd’hui renouveler leurs vœux.
Autant que de David la race est respectée,
Autant de Jézabel la fille est détestée.
Joas les touchera par sa noble pudeur
Où semble de son rang reluire la splendeur ;
Et Dieu, par sa voix même appuyant notre exemple,
De plus près à leur cœur parlera dans son temple.
Deux infidèles rois tour à tour l’ont bravé :
Il faut que sur le trône un roi soit élevé
Qui se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtres
Dieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres,
L’a tiré par leur main de l’oubli du tombeau,
Et de David éteint rallumé le flambeau…
Grand Dieu ! si tu prévois qu’indigne de sa race,
Il doive de David abandonner la trace,
Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché
Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché !
Mais si ce même enfant, à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile,
Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis !
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis !
Confonds dans ses conseils une reine cruelle !
Daigne, daigne, mon Dieu ! sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur !…

La voix de Talma, dans ces derniers vers, grondait, comme le destin des rois, derrière le mystère des révolutions prochaines. Il sortit de la scène comme le prophète des calamités royales.

L’acte était fini ; des chœurs mélodieux remplirent l’entracte ; mais les chœurs, il faut en convenir, bien qu’immensément loués par les rhéteurs sur parole, n’étaient ni à la hauteur du temple de Sion, ni à la hauteur des grands lyriques sacrés ou profanes. Racine s’était trop épuisé de génie dans ce premier acte pour se retrouver, dans le chœur, égal à lui-même. Cependant, comme la musique emportait les paroles sur l’aile des mélodies, l’effet de ce chœur répandait un parfum de recueillement, d’espérance et de prière dans la salle. L’Opéra n’était plus un théâtre ; c’était un sanctuaire : Racine et Talma l’avaient purifié.

XIX

Le second acte s’ouvrit sous ces impressions. Personne n’avait ni parlé ni respiré entre ces deux actes. La grandeur de la scène, la majesté du pontificat, l’intervention divine pressentie dans le grand-prêtre, la divinité surtout de la langue des vers dont la perfection faisait oublier le rythme pour ne penser qu’au sens, enfin la voix et la prononciation de Talma, qui résumait dans son accent tous les échos souterrains ou célestes du Temple, suspendaient la vie des auditeurs. La présence du roi et des princes, cette autre maison de Juda pour la France restaurée, et restaurant avec elle la religion et la poésie de Louis XIV, ajoutait à la puissance de l’impression quelque chose de tendre, d’antique, de miraculeux.

À la première scène, des femmes et un enfant éperdus s’élancent des profondeurs du temple sur la scène : c’est Josabeth, la nourrice de Joas sauvé, les femmes et les filles des lévites, et Zacharie, fils de Josabeth, élevé avec Joas dans le temple, mais ne connaissant encore ni le vrai nom ni le rang de son frère de lait. Zacharie annonce à sa mère la présence inattendue et sacrilège d’Athalie dans le temple.

Zacharie.

Dans un des parvis aux hommes réservé,
Cette femme superbe entre, le front levé,
Et se préparait même à passer les limites
De l’enceinte sacrée, ouverte aux seuls lévites.
Le peuple s’épouvante et fuit de toutes parts.
Mon père… Ah ! quel courroux animait ses regards !
Moïse à Pharaon parut moins formidable.
« Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,
D’où te bannit ton sexe et ton impiété.
Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ? »
La reine, alors sur lui jetant un œil farouche,
Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche.
J’ignore si de Dieu l’ange se dévoilant
Est venu lui montrer un glaive étincelant ;
Mais sa langue en sa bouche à l’instant s’est glacée,
Et toute son audace a paru terrassée.
Ses yeux, comme effrayés, n’osaient se détourner ;
Surtout Éliacin paraissait l’étonner.

Josabeth.

Quoi donc ! Éliacin a paru devant elle ?

Athalie, suivie de son général Abner, paraît ; elle révèle en une langue digne de Corneille sa politique ; mais le remords l’agite sous la figure de ses songes.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ;
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée ;
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté.
« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;
Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser…
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux,
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Abner.

Grand Dieu !

Athalie.

Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante,
Tels qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus ;
Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste,
J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,
J’ai senti tout à coup un homicide acier
Que le traître en mon sein a plongé tout entier…
De tant d’objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage.
Moi-même, quelque temps honteuse de ma peur,
Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur ;
Mais de ce souvenir mon âme possédée
À deux fois, en dormant, revu la même idée.
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant, toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j’étais poursuivie,
J’allais prier Baal de veiller sur ma vie,
Et chercher du repos au pied de ses autels…
Que ne peut la frayeur sur l’esprit des mortels !
Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée,
Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée ;
J’ai cru que des présents calmeraient son courroux,
Que ce Dieu, quel qu’il soit, en deviendrait plus doux.
Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.
J’entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse ;
Le grand-prêtre vers moi s’avance avec fureur.
Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur !
J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée,
Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.
Je l’ai vu : son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ;
C’est lui-même. Il marchait à côté du grand-prêtre ;
Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître.
Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter,
Et sur quoi j’ai voulu tous deux vous consulter...

La scène qui suit, une des plus tragiques et des plus naïves en même temps qui soit sur aucun théâtre, place face à face Athalie et l’enfant vengeur encore inconnu de David. Il faut remonter à la Bible des patriarches et aux scènes entre Joseph enfant et ses frères pour retrouver de tels accents. Cette scène ne peut s’analyser ; il faut la lire tout entière.

Athalie.

Ô ciel ! plus j’examine, et plus je le regarde !…
C’est lui !… D’horreur encor tous mes sens sont saisis…
(Montrant Joas.)
Épouse de Joad, est-ce là votre fils ?

Josabeth.

Qui, lui, madame ?

Athalie.

Lui ?

Josabeth.

Je ne suis point sa mère.
(Montrant Zacharie.)
Voilà mon fils.

Athalie , à Joas.

Et vous, quel est donc votre père ?
Jeune enfant, répondez.

Josabeth.

Le Ciel jusque aujourd’hui...

Athalie.

Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?
C’est à lui de parler.

Josabeth.

Dans un âge si tendre,
Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?

Athalie.

Cet âge est innocent ; son ingénuité
N’altère point encor la simple vérité.
Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche.

Josabeth , tout bas.

Daigne mettre, grand Dieu ! ta sagesse en sa bouche !

Athalie.

Comment vous nommez-vous !

Joas.

J’ai nom Éliacin.

Athalie.

Votre père ?

Joas.

Je suis, dit-on, un orphelin,
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,
Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance.

Athalie.

Vous êtes sans parents ?

Joas.

Ils m’ont abandonné.

Athalie.

Comment ! et depuis quand ?

Joas.

Depuis que je suis né.

Athalie.

Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?

Joas.

Ce temple est mon pays ; je n’en connais point d’autre.

Athalie.

Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

Joas.

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.

Athalie.

Qui vous mit dans ce temple ?

Joas.

Une femme inconnue,
Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue.

Athalie.

Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?

Joas.

Dieu laissa-t-il jamais, ses enfants au besoin ?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.
Tous les jours je l’invoque ; et, d’un soin paternel,
Il me nourrit des dons offerts sur son autel.

Athalie.

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse !
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié !

Abner.

Madame, voilà donc cet ennemi terrible ?
De vos songes menteurs l’imposture est visible,
À moins que la pitié, qui semble vous troubler,
Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.

Athalie, à Joas et à Josabeth.

Vous sortez ?

Josabeth.

Vous avez entendu sa fortune.
Sa présence à la fin pourrait être importune.

Athalie, à Joas.

Non ; revenez… Quel est tous les jours votre emploi ?

Joas.

J’adore le Seigneur ; on m’explique sa loi ;
Dans son livre divin on m’apprend à la lire,
Et déjà de ma main je commence à l’écrire.

Athalie.

Que vous dit cette loi ?

Joas.

Que Dieu veut être aimé ;
Qu’il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé ;
Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide ;
Qu’il résiste au superbe et punit l’homicide.

Athalie.

J’entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
À quoi s’occupe-t-il ?

Joas.

Il loue, il bénit Dieu.

Athalie.

Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple ?

Joas.

Tout profane exercice est banni de son temple.

Athalie.

Quels sont donc vos plaisirs ?

Joas.

Quelquefois à l’autel
Je présente au grand-prêtre ou l’encens ou le sel ;
J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ;
Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies.

Athalie.

Hé quoi ! vous n’avez point de passe-temps plus doux ?
Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous !
Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.

Joas.

Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?

Athalie.

Non, je ne vous veux pas contraindre à l’oublier.

Joas.

Vous ne le priez point.

Athalie.

Vous pourrez le prier.

Joas.

Je verrais cependant en invoquer un autre.

Athalie.

J’ai mon dieu que je sers ; vous servirez le vôtre ;
Ce sont deux puissants dieux.

Joas.

Il faut craindre le mien ;
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien.

Athalie.

Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.

Joas.

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

Athalie.

Ces méchants, qui sont-ils ?

Josabeth.

Eh, Madame ! Excusez
Un enfant.

Athalie , à Josabeth.

J’aime à voir comme vous l’instruisez…
Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire ;
Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire.
Vous voyez, je suis reine, et n’ai point d’héritier.
Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ;
Je veux vous faire part de toutes mes richesses.
Essayez, dès ce jour, l’effet de mes promesses.
À ma table, partout à mes côtés assis,
Je prétends vous traiter comme mon propre fils.

Joas.

Comme votre fils !

Athalie.

Oui… Vous vous taisez ?

Joas.

Quel père
Je quitterais ! Et pour...

Athalie.

Hé bien ?

Joas.

Pour quelle mère !

On conçoit la fureur d’Athalie à cette réponse ; elle se retire pour aller préparer la vengeance contre les chefs lévites instigateurs de ce dangereux enfant. Le chœur, cette fois, fait partie lyrique du drame ; il chante, dans des strophes enfantines et pieuses, les bonheurs de l’innocence, la protection de Dieu sur les siens, sa vengeance sur ses ennemis. Racine s’y rapproche, autant que les temps et la langue le permettent, de la componction de David. Il est véritablement le David chrétien.

XX

Au troisième acte, le ministre d’Athalie, Mathan, vient pour arracher du temple l’enfant, terreur de la reine. Il dévoile à son confident les voies par lesquelles il est parvenu au pouvoir. Racine ici fait parler Machiavel dans la langue de Tacite. Écoutez, vous qui connaissez les ambitieux de cour ou de popularité ; est-ce Séjan qui parle ?

Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle,
Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir ;
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ?
Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière,
Et mon âme à la cour s’attacha tout entière.
J’approchai par degrés de l’oreille des rois,
Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices ;
Je leur semai de fleurs le bord des précipices ;
Près de leurs passions rien ne me fut sacré ;
De mesure et de poids je changeais à leur gré.
Autant que de Joad l’inflexible rudesse
De leur superbe oreille offensait la mollesse,
Autant je les charmais par ma dextérité,
Dérobant à leurs yeux la triste vérité,
Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables,
Et prodigue surtout du sang des misérables.
Enfin au dieu nouveau qu’elle avait introduit
Par les mains d’Athalie un temple fut construit.
Jérusalem pleura de se voir profanée ;
Des enfants de Lévi la troupe consternée
En poussa vers le Ciel des hurlements affreux.
Moi seul, donnant l’exemple aux timides Hébreux,
Déserteur de leur loi, j’approuvai l’entreprise,
Et par là de Baal méritai la prêtrise.
Par là je me rendis terrible à mon rival ;
Je ceignis la tiare, et marchai son égal.
Toutefois, je l’avoue, en ce comble de gloire,
Du Dieu que j’ai quitté l’importune mémoire
Jette encore en mon âme un reste de terreur,
Et c’est ce qui redouble, et nourrit ma fureur.
Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance,
Je puis convaincre enfin sa haine d’impuissance,
Et, parmi les débris, le ravage et les morts,
À force d’attentats perdre tous mes remords !…
Mais voici Josabeth.

Josabeth refuse Éliacin à Athalie ; le grand-prêtre, à sa vue, laisse éclater sa colère en imprécations célestes. Il rejette tous les secours humains que la faiblesse maternelle de Josabeth lui suggère pour sauver l’enfant. Il passe en revue les femmes, les vieillards, les lévites. L’inspiration le saisit à la vue de cette faiblesse derrière laquelle il voit tout à coup la force de Dieu. Ici Talma se transfigura véritablement en prophète ; on crut voir la lueur divine se répandre comme une losange de foudre sur les traits de son visage et jusque sur les plis de ses draperies.

Joad.

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle :
Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle !
Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.
Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois,
En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée !…
Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi ?
Est-ce l’esprit divin qui s’empare de moi ?
C’est lui-même. Il m’échauffe, il parle ; mes yeux s’ouvrent,
Et les siècles obscurs devant moi se découvrent…
Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,
Et de ses mouvements secondez les transports.

Le chœur chante au son de toute la symphonie des instruments.

Que du Seigneur la voix se fasse entendre,
Et qu’à nos cœurs son oracle divin
       Soit ce qu’à l’herbe tendre
Est, au printemps, la fraîcheur du matin !

Joad.

Cieux ! écoutez ma voix ; terre ! prête l’oreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !
Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.
(Ici commence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole.)
Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?
Pleure, Jérusalem ! pleure, cité perfide !
Des prophètes divins malheureuse homicide !
De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé ;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé !
    Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
Le Seigneur a détruit la reine des cités :
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés ;
Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités.
Temple ! renverse-toi ; cèdres ! jetez des flammes.
    Jérusalem, objet de ma douleur,
Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
    Pour pleurer ton malheur ?

Azarias.

Ô saint temple !

Josabeth.

Ô David !

Le chœur.

Dieu de Sion ! Rappelle,
Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.
(La symphonie recommence encore ; et Joad, un moment après, l’interrompt.)

Joad.

           Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert, brillante de clartés,
Et porte sur le front une marque immortelle ?
        Peuples de la terre, chantez.
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle !
        D’où lui viennent, de tous côtés,
Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés ?
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière ;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés !
Les rois des nations, devant toi prosternés,
        De tes pieds baisent la poussière ;
Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.
Heureux qui pour Sion d’une sainte ferveur
        Sentira son âme embrasée !
        Cieux, répandez votre rosée,
Et que la terre enfante son Sauveur !

L’acte finit au milieu du chant des chœurs agités de terreur et d’espérance. L’inspiration d’en haut est restée sur la scène avec l’esprit et la voix de Talma.

XXI

La plus belle scène du quatrième acte est celle où le grand-prêtre, avant de couronner Joas dans le temple, sonde l’esprit de l’enfant, et lui enseigne, dans un langage bien hardi devant Louis XIV, les devoirs des rois devant Dieu et devant leur peuple. Ici c’est l’esprit de vérité et de liberté qui soulève le poète et qui lui fait braver le despotisme d’un prince égoïste et impérieux. Nous pensons que cette scène fut pour davantage dans la rancune cachée de Louis XIV et dans la mort de Racine que son obscur Mémoire sur quelques vices de l’administration, écrit par lui pour complaire à Mme de Maintenon.

Jugez-en !

Ô mon fils, de ce nom j’ose encor vous nommer,
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes
Que m’arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;
De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;
Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;
Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu’aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;
Que, s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi, de piège en piège et d’abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.

Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ;
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.
…………………………………………………………
…………………………………………………………

Après ces paroles il révèle sa naissance à l’enfant et le proclame roi dans un sublime discours aux lévites.

Le chœur se mêle à un transport des deux tribus.

Une voix , seule.

         Triste reste de nos rois,
Chère et dernière fleur d’une tige si belle,
Hélas ! sous le couteau d’une mère cruelle
Te verrons-nous tomber une seconde fois ?
Prince aimable, dis-nous si quelque ange au berceau
Contre tes assassins prit soin de te défendre,
         Ou si dans la nuit du tombeau
La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre ?

Tout finit au milieu des larmes des femmes, des frissons des enfants, des acclamations des lévites. Le nœud se resserre, et Dieu seul peut le dénouer. L’intervention divine apparaît au cinquième acte par un miracle de zèle dans Joad, de fidélité dans les tribus de Juda et de Benjamin.

XXII

Au moment où l’enfant, placé sur son trône, est salué roi par l’acclamation des lévites, Athalie entre avec ses troupes, le rideau du temple se déchire ; elle voit l’enfant, son successeur, couronné.

Joad.

Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois !
Connais-tu l’héritier du plus saint des monarques,
Reine ? De ton poignard connais du moins ces marques.
Voilà ton roi, ton fils, le fils d’Ochosias.
Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas.

Abner.

Ciel !

Athalie , à Joas.

Perfide !

Joad.

Vois-tu cette Juive fidèle
Dont tu sais bien qu’alors il suçait la mamelle ?
Il fut par Josabeth à ta rage enlevé ;
Ce temple le reçut et Dieu l’a conservé.
Des trésors de David voilà ce qui me reste.

Athalie.

Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste.
D’un fantôme odieux, soldats, délivrez-moi !

Joad.

Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi.
(Le fond du théâtre s’ouvre : on voit le dedans du temple, et les lévites armés entrent de tous côtés sur la scène.)

Athalie.

Où suis-je ? Ô trahison ! ô reine infortunée !
D’armes et d’ennemis je suis environnée !

Joad.

Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper,
Et Dieu de toutes parts a su t’envelopper,
Ce Dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée :
Rends-lui compte du sang dont tu t’es enivrée.

Athalie.

Quoi ! la peur a glacé mes indignes soldats !
Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas ?

Abner.

Reine, Dieu m’est témoin...

Athalie.

Laisse là ton Dieu, traître,
Et venge-moi.

Abner , se jetant aux pieds de Joas.

Sur qui ? Sur Joas ! sur mon maître !

C’en est fait à ce mot ; l’épée d’Athalie s’est brisée dans sa main.

Dieu des Juifs, tu l’emportes !

Elle exhale sa fureur impuissante en imprécations et meurt derrière la scène, sous le glaive des lévites.

L’impitoyable grand-prêtre s’adresse à Joas, dont il va gouverner l’enfance :

Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,
L’innocent un vengeur et l’orphelin un père.

Le rideau tombe, et Dieu reste présent dans sa toute-puissance, dans sa providence, dans sa bonté, dans sa vengeance, à l’âme des spectateurs édifiés par le poète sacré et transportés d’un théâtre profane dans le sanctuaire de la Divinité. Les applaudissements succèdent lentement au silence transi du cœur et se partagent entre la Bible, Racine et le grand interprète qui vient de leur prêter sa voix.

Après ce jour, Talma ne grandit plus. Il parut rester aussi grand, mais stationnaire, comme un astre à son apogée.

La mort le cueillit avant son déclin.

XXIII

Quant à Racine, son sort fut celui de tous les hommes plus grands que leur siècle par leur génie.

Croirait-on aujourd’hui que la faible idylle d’Esther fut préférée à la plus auguste des tragédies saintes, et qu’après une ou deux représentations à Versailles, devant Louis XIV et sa cour, on la laissa ensevelie pendant soixante ans dans l’oubli ? Le poète qui avait concentré dans cette œuvre toute sa foi dans sa religion, tout son zèle pour le roi, tout son génie dramatique et toutes ses splendeurs lyriques, fut accablé par le dédain de la cour, par les moqueries de la critique, par l’indifférence du roi. Racine ne protesta pas ; à quoi bon ? Il renonça pour jamais aux vers, juste vengeance d’un temps assez corrompu par le génie enflé des Espagnols, pour ne pas comprendre le génie biblique ! Le poète brisa sa plume.

Mais en cessant d’être poète, il resta malheureusement courtisan. Froidement reçu par le roi, à qui les leçons du grand-prêtre avaient paru renfermer quelques allusions irrévérencieuses à sa royale divinité, Racine s’attacha de plus en plus à madame de Maintenon. Il voulait faire de madame de Maintenon son bouclier contre deux soupçons qui le rendaient suspect à Louis XIV : le soupçon d’avoir introduit la satire dans la parole de Dieu par le discours du grand-prêtre dans Athalie, et le soupçon de dévouement secret aux jansénistes de Port-Royal, ce nid d’hérésie. Les plus beaux chants n’étaient, aux yeux du roi, que des séductions à l’erreur ou à la liberté d’esprit.

Ce bouclier était mal choisi dans le cœur de madame de Maintenon, qui n’avait couvert ni Fénelon, ni madame Guyon, ni aucun de ses amis, du moment que son crédit pouvait être compromis par ses amitiés. Elle avait l’amitié agréable, mais périlleuse ; tout ce qui s’y fiait était, tôt ou tard, déçu ; le roi lui-même, sur son lit de mort, n’échappa pas à cette loi commune : dès qu’il fut dans un état désespéré, elle le quitta pour Dieu.

XXIV

On a révoqué en doute la cause de la mort prématurée de Racine et l’ingratitude de madame de Maintenon. Son propre fils, le second Racine, ne laisse aucun doute à cet égard dans le récit qu’il fait des derniers moments de son père.

« Racine était déjà abattu par le mauvais succès d’Athalie. Il aimait la gloire présente, et il ne savait pas l’attendre. Sa sensibilité, dit son fils, abrégea ses jours. Il était d’ailleurs naturellement mélancolique, et s’entretenait plus longtemps des sujets capables de le chagriner que des sujets propres à le réjouir. Il avait ce caractère que se donne Cicéron dans une de ses lettres, plus porté à craindre les événements malheureux qu’à espérer d’heureux succès : Semper magis adversos rerum exitus metuens quam sperans secundos. L’événement que je vais rapporter le frappa trop vivement, et lui fit voir comme présent un malheur qui était fort éloigné. Les marques d’attention de la part du roi, dont il fut honoré pendant sa dernière maladie, durent bien le convaincre qu’il avait toujours le bonheur de plaire à ce prince. Il s’était cependant persuadé que tout était changé pour lui, et n’eut, pour le croire, d’autre sujet que ce qu’on va lire.

« Madame de Maintenon, qui avait pour lui une estime particulière, ne pouvait le voir trop souvent, et se plaisait à l’entendre parler de différentes matières, parce qu’il était propre à parler de tout. Elle l’entretenait un jour de la misère du peuple ; il répondit qu’elle était une suite ordinaire des longues guerres, mais qu’elle pourrait être soulagée par ceux qui étaient dans les premières places si on avait soin de la leur faire connaître. Il s’anima sur cette réflexion ; et comme, dans les sujets qui l’animaient, il entrait dans cet enthousiasme dont j’ai parlé, qui lui inspirait une éloquence agréable, il charma madame de Maintenon, qui lui dit que, puisqu’il faisait des observations si justes sur-le-champ, il devait les méditer encore, et les lui donner par écrit, bien assuré que l’écrit ne sortirait pas de ses mains. Il accepta malheureusement la proposition, non par une complaisance de courtisan, mais parce qu’il conçut l’espérance d’être utile au public. Il remit à madame de Maintenon un Mémoire aussi solidement raisonné que bien écrit. Elle le lisait un jour, lorsque le roi, entrant chez elle, le prit, et, après en avoir parcouru quelques lignes, lui demanda avec vivacité quel en était l’auteur. Elle répondit qu’elle avait promis le secret. Elle fit une résistance inutile ; le roi expliqua sa volonté en termes si précis qu’il fallut obéir. L’auteur fut nommé.

« Le roi, en louant son zèle, parut désapprouver qu’un homme de lettres se mêlât de choses qui ne le regardaient pas. Il ajouta même, non sans quelque air de mécontentement : “Parce qu’il sait faire parfaitement des vers, croit-il tout savoir ? Et parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ? ” Si le roi eût pu prévoir l’impression que firent ces paroles, il ne les eût point dites ; mais il ne pouvait soupçonner que ces paroles tomberaient sur un cœur si sensible.

« Madame de Maintenon, qui fit instruire l’auteur du Mémoire de ce qui s’était passé, lui fit dire en même temps de ne la pas venir voir jusqu’à nouvel ordre. Cette nouvelle le frappa vivement. Il craignit d’avoir déplu à un prince dont il avait reçu tant de marques de bonté. Il ne s’occupa plus que d’idées tristes, et, quelque temps après, il fut attaqué d’une fièvre assez violente.

« Hélas ! Madame, écrivait-il à celle qui l’avait provoqué, puis abandonné, je vous avoue que, quand je faisais chanter devant vous dans Esther : Roi, chassez la calomnie ! je ne m’attendais pas à être attaqué moi-même par la calomnie dans ma fidélité à Dieu et au roi. Ayez la bonté de vous souvenir combien de fois vous m’avez dit que, la meilleure qualité que vous trouviez en moi, c’était ma fidélité d’enfant pour tout ce que l’Église croit et ordonne, même dans les plus petites choses ! J’ai fait par votre ordre plus de trois mille vers sur des sujets de piété ; vous est-il jamais revenu qu’on y ait trouvé un seul vers qui sentît l’hérésie ? Je ne vois aucun homme qui, soit moins suspect de la moindre nouveauté !… »

Tout fut vain ; il expira d’une disgrâce mortelle à un courtisan, d’une amitié trahie par une femme ingrate, d’un chef-d’œuvre méconnu par son temps. Tous les temps sont coupables de pareils crimes envers la postérité. Avant d’être glorifié, il faut être supplicié : c’est la loi des grands hommes.

XXV

Quant à Athalie, c’est Racine tout entier. Il revivra éternellement dans cette œuvre, qui place son auteur non seulement au rang des poètes, mais au rang des prophètes bibliques. Il n’y a point de parallèle, selon nous, possible entre Athalie et aucun des drames antiques ou modernes d’aucun théâtre profane. Sophocle, Euripide, Sénèque, Goethe, Schiller, Shakespeare lui-même, cèdent à jamais la première place à cette œuvre. Pourquoi ? C’est que leurs tragédies ne sont que des œuvres d’art, et que celle de Racine est une inspiration de foi. Ils sont des poètes profanes, mais Racine ici est un poète sacré.

Mais l’art y est aussi parfait que l’inspiration y est divine.

Comme conception, ce drame est simple comme l’histoire, grand comme l’empire qu’on s’y dispute et que Dieu transporte d’une branche à l’autre de la maison de David pour que cette branche produise un jour un fruit de salut pour son peuple,

Et que la terre enfante son sauveur,

selon l’expression de Racine.

Comme intérêt, le poète ne va pas chercher l’intérêt dans ces vaines curiosités surexcitées par des aventures laborieusement combinées et par des péripéties fantastiques ; il le place tout entier dans ce que la nature a fait de plus intéressant et de plus pathétique pour le cœur des mères, dans l’innocence, dans la candeur et dans les périls d’un enfant suspendu entre le trône et la mort !

Il n’y a pas d’amour, dit-on : c’est vrai ; mais qui peut douter que, si la pièce eût été susceptible d’un amour profane, celui qui fit parler Phèdre et Bérénice n’eût su faire parler un amour hébraïque dans la langue de Salomon ?

La vertu de ce drame est de n’avoir pas d’amour ; cette passion eût été déplacée dans le Temple ; ce sont les grandes et saintes passions divines qu’on veut y voir et y entendre. L’ombre visible de Jéhova eût fait pâlir toutes les autres. Un amour ici eût été une petitesse et une profanation. Mais comme les autres passions divines y parlent une langue supérieure aux langueurs de la passion des sens ! La maternité dans Josabeth, le courage dans Abner, l’héroïsme dans le grand-prêtre, la haine dans Athalie, l’ambition dans Mathan, l’innocence et la foi dans Éliacin, la piété dans les chœurs, Dieu lui-même enfin dans les prophéties !… Quelle place resterait-il à une passion secondaire au milieu de ces passions surhumaines ? que sont des soupirs devant ces foudres ?

Quant à la langue, ce n’est plus du français, ce n’est plus du grec, ce n’est plus du latin comme dans ces autres pièces profanes et classiques : c’est de l’hébreu transfiguré en un idiome qui ne fut jamais parlé qu’entre Jéhova, ses prophètes et son peuple, parmi les éclairs du Sinaï. Les mots fulgurent, les accents terrifient, les strophes transportent, les vers respirent ; les rimes elles-mêmes, ces consonnances pénibles, laborieuses, ordinairement puériles et cherchées, chantent et prient. Elles viennent s’appliquer sans effort, d’elles-mêmes, aux vers comme les ailes se collent à la flèche pour la faire voler plus haut dans le ciel, pour les faire percer plus avant l’oreille et dans le cœur. Il est impossible, en lisant Athalie, de songer seulement à la rime ou à la versification. Le style n’est ni prose, ni vers, ni récitatif, ni mélodie : c’est de la pensée fondue au feu du sanctuaire d’un seul jet avec la forme ; c’est le métal de Corinthe de la langue moderne. Ce français-là n’est d’aucune origine et n’aura aucune fin. Il date du ciel, et il est digne d’y être parlé.

XXVI

On a affecté, dans ces dernières années, de subalterniser Racine et de lui préférer Shakespeare et ses imitateurs allemands et français. Nous vous parlerons bientôt de Shakespeare, et nous en parlerons avec l’étonnement sublime qu’on éprouve à l’aspect du géant du drame moderne. Il est la grandeur, mais Racine est la beauté. La masse, quelque étonnante qu’elle soit, peut-elle jamais se comparer à la perfection ? Shakespeare, selon nous, prend l’homme dans ses mains puissantes et lui fait plonger ses regards dans les abîmes tantôt sublimes, tantôt vertigineux du cœur humain. Racine, lui, prend l’homme dans ses mains sanctifiées par sa piété et lui fait tourner ses regards vers les profondeurs et les sérénités du firmament plein de la Divinité. L’un regarde en bas, l’autre en haut ; mais en bas sont les ténèbres, en haut la lumière, fille et splendeur de l’Éternel.

Voilà la différence entre ces deux hommes. L’un émeut et passionne, l’autre édifie et divinise ; l’un est terrible, l’autre est beau. Or, souvenez-vous de la définition que nous avons admise en commençant ces Entretiens : La poésie est l’émotion par le beau.

Voilà ce qui nous distingue et ce qui distingue la France de ceux qui se sont appelés hier les romantiques, et qui s’appellent aujourd’hui les réalistes ; deux hérésies pleines de talents égarés, mais qui, en rentrant dans la vérité, feront faire de nouvelles conquêtes à la religion du goût et des lettres. Ces hérésiarques ne veulent que l’émotion, ils oublient que l’émotion par le laid s’appelle tout simplement l’horreur. Nous voulons, nous, de l’émotion et du beau. Voilà pourquoi Shakespeare est leur idole, et pourquoi Racine est notre orgueil.

Quand nous ne voudrons qu’être émus, nous irons au pied d’un échafaud, et nous regarderons tomber la tête d’un supplicié sous le couteau qui glisse et qui tue ; mais quand nous voudrons de l’émotion par le beau, nous irons assister à Athalie, écrite par Racine, récitée par Talma ou par Mlle Rachel.

Ajoutons que dans Athalie ce n’est pas seulement le beau qui émeut l’esprit, c’est le divin qui pénètre le cœur. Ainsi Racine, pour qui Athalie fut un acte de foi plus qu’une œuvre d’art, n’est pas seulement arrivé à la beauté, ce ravissement de l’intelligence, mais à la sainteté, ce ravissement de l’âme.

Glorifions-nous donc à jamais d’être d’une nation qui a produit Racine, et de parler une langue où l’on a pu écrire Athalie.

Lamartine.