(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens » pp. 309-323
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens » pp. 309-323

Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens

Deux raisons me font croire qu’il y avoit plus d’avantage que d’inconvenient dans l’usage dont il est ici question, et que c’étoit l’experience, laquelle avoit fait preferer par les anciens la déclamation composée à la declamation arbitraire. Premierement l’usage des anciens épargnoit aux comediens tous les contre-sens que les plus intelligents donnent quelquefois aux vers qu’ils recitent sans les bien entendre.

Secondement, un habile compositeur de declamation suggeroit souvent aux comediens des expressions et des beautez qu’ils n’étoient point toujours capables de trouver par eux-mêmes. Ils n’étoient pas tous aussi doctes que Roscius.

C’est l’épithete que lui donnoit Horace.

On sçait avec quel succès la Chanmeslé recita le rolle de Phédre, dont Racine lui avoit enseigné la declamation vers par vers. Despreaux en daigna parler, et notre scene a même conservé quelques vestiges ou quelques restes de cette declamation qu’on auroit pû écrire si l’on avoit eu des caracteres propres à le faire, tant il est vrai que le bon se fait remarquer sans peine dans toutes les productions dont on peut juger par sentiment, et qu’on ne l’oublie pas, quoiqu’on n’ait point pensé à le retenir.

Enfin une tragedie dont la declamation seroit écrite en notes auroit le même mérite qu’un opera. Des acteurs mediocres pourroient l’executer passablement. Ils ne pourroient plus faire la dixiéme partie des fautes qu’ils font, soit en manquant les tons, et par consequent l’action propre aux vers qu’ils recitent, soit en mettant du pathetique dans plusieurs endroits qui n’en sont pas susceptibles. Voilà ce qui arrive tous les jours sur les théatres modernes, où des comediens dont quelques-uns n’ont jamais étudié même leur métier, composent à leur fantaisie la déclamation d’un rolle dont souvent ils n’entendent pas plusieurs vers.

En second lieu, quand bien même chaque comedien pris en particulier seroit aussi capable de composer la declamation d’une tragedie qu’un maître de l’art, il seroit encore vrai de dire que la declamation d’une piece qui auroit été composée d’un bout à l’autre par une seule personne, devroit être et mieux conduite et mieux ménagée qu’une declamation où chaque acteur recite son rolle à sa mode. Cette declamation arbitraire auroit mis souvent Roscius hors de mesure. à plus forte raison doit-elle déconcerter quelques-uns de nos comediens qui ne s’étant gueres avisez d’étudier la diversité, les intervalles, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, la simpathie des tons, ne sçavent par où sortir de l’embarras où le défaut de concert les jette très-souvent. Or il est aussi facile de concerter differens rolles qui doivent être recitez alternativement en redigeant par écrit la declamation, qu’il est difficile de la rediger quand on ne l’a point mise sur le papier.

Aussi voïons nous que nos comédiens dont plusieurs n’ont d’autre guide que l’instinct et la routine, ne sçavent par où se tirer d’affaire lorsque l’acteur qui recite avec eux ne finit pas sur un ton qui leur permette de debuter par le ton auquel ils se sont preparez, autant par habitude que par reflexion. Voilà pourquoi ils s’entr’accusent si souvent les uns les autres de reciter sur des tons vitieux, et principalement de finir mal leur couplet, de maniere qu’ils mettent à la gêne, disent-ils, celui qui doit prendre la parole immediatement après eux. Ces inconveniens n’arrivoient point lorsque la declamation étoit notée, ou du moins ils ne pouvoient arriver que comme ils arrivent à l’opera quand un acteur chante faux. C’est-à-dire que la faute venoit de l’artisan et non point de l’art qui avoit pourvû suffisamment à empêcher qu’on ne la fist.

Les spectateurs et les acteurs sont d’autant plus à plaindre aujourd’hui, que les spectateurs sentent aussi-bien les fautes des acteurs que si l’art de la declamation existoit encore tel qu’il étoit aux temps de Quintilien, quoique les acteurs ne puissent plus s’aider de cet art qui est peri.

Tous les arts ne sont autre chose que des methodes reglées sur de certains principes, et quand on examine ces principes, on trouve qu’ils sont des maximes formées en consequence de plusieurs observations faites sur les effets de la nature. Or la nature produit toujours ses effets conformément aux regles qui lui ont été prescrites. Ainsi dans les choses qui doivent tomber sous notre sentiment, les effets de la nature causent toujours en nous les mêmes sensations agreables ou desagreables, soit que nous observions, soit que nous n’observions pas comment la chose arrive, soit que nous nous embarrassions de remonter jusqu’aux causes de ces effets, soit que nous nous contentions d’en joüir : soit enfin que nous aïons réduit en methode l’art de ménager, suivant des regles certaines, l’action des causes naturelles, soit que nous ne suivions que l’instinct dans l’application que nous faisons de ces causes.

Nous ne laissons pas donc de sentir les fautes où tombent nos comediens, quoique nous ne scachions pas l’art qui enseigne à ne les point faire. On va voir même dans Ciceron que parmi ceux qui sifloient les acteurs de son temps dès qu’ils manquoient à la mesure, il y avoit un petit nombre de personnes qui sçussent l’art et qui eussent pû dire précisement en quoi la faute consistoit. La plûpart ne la connoissoient que par voie de sentiment. Dans une assemblée de spectateurs, combien peu de personnes y a-t-il, qui sçachent à fonds la musique ? Cependant dès qu’un acteur manque à la mesure, soit en allongeant, soit en abregeant trop une sillabe, toute l’assistance se recrie d’une commune voix.

Mais, me dira-t’on, nous avons plusieurs comediens intelligens dans leur art, et qui peuvent en composant eux-mêmes la déclamation de leurs rolles, par rapport à leurs talens naturels, y jetter des beautez et des agrémens qu’un autre qu’eux n’y pourroit pas mettre. En second lieu, ajoûtera-t’on, une declamation composée doit ôter à des acteurs qui seroient assujetis à la suivre, et leur feu et leur enthousiasme. Leur jeu ne sçauroit être naturel, et du moins il doit devenir froid. L’usage ancien mettoit le comedien excellent au niveau du comedien mediocre.

Je réponds à la premiere objection.

Cet usage, il est vrai, faisoit perdre quelques beautez à un rolle declamé par un comedien excellent. Par exemple, si l’actrice qui joue le personnage de Pauline dans Polieucte étoit astreinte à suivre une declamation notée par un autre, cet assujetissement empêcheroit qu’elle ne mît dans quelques endroits de sa declamation les beautez qu’elle y jette ordinairement. Mais pour me servir du même exemple, cette actrice joueroit également bien tout le rolle de Pauline, si ce rolle étoit composé et noté. D’un autre côté combien gagnerions-nous si tous les rolles de Polieucte étoient composez ? Qu’on songe comment les seconds rolles sont declamez par les acteurs qui les recitent à leur gré. Enfin dès qu’on voudra bien tomber d’accord qu’il y aura toujours sur tous les théatres un plus grand nombre d’acteurs mediocres que d’excellents acteurs, on ne pourra plus disconvenir que la perte dont l’objection parle ne fut compensée de maniere qu’il y auroit dix à gagner pour un que l’on perdroit.

Le seconde objection, est que l’assujetissement à suivre une déclamation composée, devoit ôter aux acteurs leur enthousiasme, et que cet assujetissement devoit par conséquent mettre de niveau l’acteur qui a du genie et celui qui n’en a point. Je réponds à cette objection, qu’il en étoit de cette déclamation notée comme de la musique de nos opera.

Le compositeur de déclamation le plus exact et le plus intelligent laissoit encore lieu aux bons acteurs de mettre leurs talens en évidence, et de faire sentir, non-seulement dans le geste, mais encore dans la prononciation, leur superiorité sur les acteurs mediocres. Il est impossible de noter tous les accens, les soupirs, les adoucissemens, les inflexions, les ports et les éclats de voix, en un mot, s’il est permis de parler ainsi, l’esprit de la déclamation dont la varieté des tons n’est que le corps. Dans la musique même on ne sçauroit écrire en notes tous ce qu’il faut faire pour donner au chant son expression veritable, sa force et les agrémens dont il est susceptible.

On ne sçauroit écrire en notes quelle doit être précisement la vitesse du mouvement de la mesure, quoique ce mouvement soit l’ame de la musique. Ce que tous les musiciens, et principalement les musiciens italiens écrivent en lettres ordinaires à côté de la composition, pour dire si le mouvement doit être ou vif ou bien lent, ne l’enseigne qu’imparfaitement.

Jusques ici, je l’ai déja dit, le veritable mouvement d’une composition n’a pû se conserver que par tradition, pour parler ainsi, car les instrumens inventez pour tacher d’avoir par le moïen de l’horlogerie, le mouvement juste que les compositeurs avoient donné à leurs airs et à leurs chants, afin de le conserver avec précision, n’ont point eu jusques ici un grand succès.

Ainsi l’acteur mediocre qui chante le rolle d’Atis ou celui de Roland ne le chante point comme le chante un bon acteur, quoique tous les deux ils entonnent les mêmes notes et qu’ils suivent la mesure de Lulli. Le bon acteur qui sent l’esprit de ce qu’il chante, presse ou bien rallentit à propos quelques notes, il emprunte de l’une pour prêter à l’autre, il fait sortir de même ou bien il retient sa voix, il appuïe sur certains endroits, enfin il fait plusieurs choses propres à donner plus d’expression et plus d’agrément à son chant qu’un acteur mediocre ne fait pas ou qu’il fait mal à propos. Chaque acteur supplée de son fonds à ce qui n’a point pû s’écrire en notes, et il le supplée à proportion de sa capacité.

Ceux qui ont vû representer les opera de Lulli qui sont devenus le plaisir des nations, lorsque Lulli vivoit encore, et quand il enseignoit de vive voix à des acteurs dociles ces choses qui ne sçauroient s’écrire en notes, disent qu’ils y trouvoient une expression qu’ils n’y trouvent plus aujourd’hui. Nous y reconnoissons bien les chants de Lulli, ajoûtent-ils, mais nous n’y retrouvons plus l’esprit qui animoit ces chants. Les recits nous paroissent sans ame et les airs de ballet nous laissent presque tranquilles. Ces personnes alleguent comme une preuve de ce qu’elles disent que la representation des opera de Lulli dure aujourd’hui plus long-temps que lorsqu’il les faisoit executer lui-même, quoi qu’à present elle dut durer moins de temps, parce qu’on n’y repete plus bien des airs de violon que Lulli faisoit jouer deux fois. Cela vient selon ces personnes, car je ne suis garant de rien, de ce qu’on n’observe plus le rithme de Lulli que les acteurs alterent, ou par insuffisance ou par presomption.

Il est donc constant que la note des opera n’enseigne pas tout, et qu’elle laisse encore beaucoup de choses à faire et que l’acteur fait suivant qu’il est capable de les executer. à plus forte raison peut-on conclure que les compositeurs de déclamation n’ensevelissoient pas le talent des bons acteurs.

Enfin l’assujetissement à suivre une déclamation écrite en notes ne rendroit pas les acteurs de l’antiquité, des acteurs froids et par conséquent incapables de toucher le spectateur. En premier lieu, comme les acteurs qui recitent des opera ne laissent pas d’être touchez eux-mêmes en recitant, comme l’assujetissement où ils sont de suivre la note et la mesure ne les empêche point de s’animer, et par consequent de déclamer avec une action aisée et naturelle, de même l’assujetissement à suivre une déclamation notée dans laquelle étoient les acteurs des anciens, n’empêchoit pas ces acteurs de se mettre à la place du personnage qu’ils representoient.

Cela suffit. En second lieu, et ceci détruiroit seul l’objection à laquelle je réponds, nous sçavons très certainement que les acteurs des anciens se touchoient autant quoiqu’ils fussent astreints à suivre une déclamation composée, que les nôtres se touchent en déclamant arbitrairement. Quintilien dit qu’il avoit vu souvent les histrions et les comediens sortir de la scene les larmes aux yeux, lorsqu’ils venoient d’y jouer des scenes interessantes. Ils étoient touchez, donc ils faisoient pleurer comme les nôtres.

D’ailleurs quelle difference les anciens ne mettoient-ils pas entre leurs acteurs ? Cette objection contre l’usage de composer et d’écrire en note la déclamation, auroit pû paroître considerable avant qu’on connût les opera, mais le succès de ce spectacle, où l’acteur est astreint, comme nous venons de le dire, à suivre la note et la mesure, rend l’objection frivole.

Notre experience sçait dissiper en un moment bien des ombres de difficultez que le raisonnement seul ne viendroit peut-être point à bout d’éclaircir. Il est même dangereux de hasarder à faire des raisonnemens avant l’experience. Il faut faire plusieurs reflexions avant que de bien juger si un raisonnement qui roule sur des possibilitez est sensé, au lieu que l’experience met au fait dans l’instant.

Enfin pourquoi les anciens qui connoissoient le merite de la déclamation arbitraire aussi-bien que nous, se seroient-ils déterminez après l’experience en faveur de la déclamation notée.

Mais, me dira-t-on, la lupart des gens du métier se soûlevent contre l’usage de composer et d’écrire en notes la déclamation, sur la premiere exposition de cet usage. Je répondrai en premier lieu, que plusieurs personnes dignes de foi m’ont assuré que Moliere guidé par la force de son génie et sans avoir jamais sçu apparemment tout ce qui vient d’être exposé concernant la musique des anciens, faisoit quelque chose d’approchant de ce que faisoient les anciens, et qu’il avoit imaginé des notes pour marquer les tons qu’il devoit prendre en déclamant les rolles qu’il recitoit toujours de la même maniere.

J’ai encore oüi dire que Beaubourg et quelques autres acteurs de notre théatre, en avoient usé ainsi. En second lieu, on ne doit pas être surpris du sentiment des gens du métier. L’esprit humain hait naturellement la gêne où le mettent toutes les methodes qui prétendent l’assujetir à n’operer que suivant certaines regles. Il ne veut pas être contraint dans ses allures, dit Montagne.

Qu’on propose la discipline militaire à des barbares qui ne la connoissent pas. Ses loix, diront-ils d’abord, doivent ôter au courage l’impetuosité qui le fait vaincre. On sçait bien cependant que la discipline militaire soûtient la valeur par les regles mêmes ausquelles elle l’assujetit. Ainsi parce que des gens qui auront toûjours declamé sans connoître d’autres regles que l’instinct et la routine désaprouveront l’usage des anciens par un premier mouvement, il ne s’ensuit pas que cet usage fut mauvais.

Il ne s’ensuit pas même qu’ils continuassent à le blamer, s’ils s’étoient donné une fois la peine de reflechir sur ses avantages et sur ses inconveniens pour les compenser. Peut-être même regretteront-ils qu’il n’y ait pas eu un pareil art quand ils étoient encore dans la jeunesse, temps où l’on apprend à operer facilement, suivant une certaine methode.

L’attention à se conformer aux regles qu’on apprend dès l’enfance, cesse bientôt d’être une contrainte. Il semble que les regles qu’on a étudiées alors deviennent en nous une portion de la lumiere naturelle. Quintilien répond à ceux qui prétendoient que l’orateur qui ne suivoit que sa vivacité et son enthousiasme en déclamant, devoit être plus touchant qu’un orateur qui regloit son action et ses gestes prémeditez sur les préceptes de l’art ; que c’est blâmer tout genre d’étude que de penser ainsi ; et que la culture embellit toujours le naturel le plus heureux.