(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données » pp. 248-264
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données » pp. 248-264

Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données

L’imagination ne supplée pas au sentiment. Ainsi comme nous n’avons pas vû représenter des pieces de théatre, dans lesquelles un acteur récitât tandis qu’un autre faisoit les gestes, je crois que nous aurions tort de loüer, et encore plus de tort de blâmer décisivement le partage de la déclamation que faisoient les anciens.

J’ai déja dit pourquoi l’on n’y sentoit pas le ridicule que nous y concevons d’abord. Nous ignorons encore quels agrémens les circonstances et l’habileté des acteurs pouvoient prêter à ce spectacle.

Plusieurs sçavans du nord, qui sur la foi d’une exposition avoient décidé que nos opera ne pouvoient être qu’un spectacle ridicule et propre seulement pour amuser des enfans, ont changé d’avis après en avoir vû quelques représentations. L’expérience les avoit convaincus de ce qu’elle seule peut persuader, c’est qu’une mere qui pleure en musique la perte de ses enfans, ne laisse point d’être un personnage capable d’attendrir et de toucher sérieusement.

Les marionnettes où la déclamation est partagée nous amusent, quoique l’action n’y soit executée que par une espece d’automate. Il ne faut pas dire que ce spectacle puérile nous divertit, parce que le ridicule de l’execution s’y trouve parfaitement bien assorti avec le ridicule du sujet. L’opera des bamboches, de l’invention de la grille, et qui fut établi à Paris vers l’année mil six cens soixante et quatorze, attira tout le monde durant deux hyvers, et ce spectacle étoit un opera ordinaire, avec la difference, que la partie de l’action s’executoit par une grande marionnette, qui faisoit sur le théatre les gestes convenables aux récits que chantoit un musicien, dont la voix sortoit par une ouverture ménagée dans le plancher de la scéne. J’ai vû en Italie des opera représentez de cette maniere, et personne ne les trouvoit un spectacle ridicule. Les opera qu’un cardinal illustre se plaisoit à faire executer de cette maniere-là, quand il étoit encore jeune, plaisoient même beaucoup, parce que les marionnettes qui avoient près de quatre pieds de hauteur approchoient du naturel.

Qui nous peut déterminer à croire que ces mêmes spectacles auroient deplû, si des acteurs excellens, et que nous eussions été déja dans l’habitude de voir joüer avec un masque, avoient bien executé la partie de la gesticulation qu’une marionnette ne pouvoit qu’executer mal ?

La conduite et les écrits des romains sont un assez bon témoignage qu’ils n’étoient pas un peuple d’insensez.

Lorsque les romains se déterminerent pour le genre de la déclamation, où le geste et la prononciation s’executoient souvent par des acteurs differens, ils connoissoient depuis plus de six vingt ans la maniere de réciter naturelle, qui est la nôtre. Ils la quitterent cependant pour l’autre bien plus composée.

D’ailleurs, la dépense immense que les grecs et les romains faisoient pour la représentation des pieces dramatiques, nous est un bon garent de l’attention qu’ils y donnoient. Or cette attention continuée durant huit cens ans (les théatres furent encore ouverts à Rome durant huit siecles après l’avanture de Livius Andronicus,) n’auroit-elle pas été suffisante pour désabuser les romains de l’usage de partager la déclamation entre deux acteurs, si cet usage eut été aussi mauvais qu’on est porté à le croire par un premier mouvement.

Il faut donc se défier de ce premier mouvement autant que les personnes sages se défient de celui qui porte à désapprouver d’abord les modes et les coutumes des païs étrangers.

La représentation de trois tragédies de Sophocle coûta plus aux athéniens que la guerre du Peloponese. On sçait les dépenses immenses des romains pour élever des théatres, des amphithéatres et des cirques, même dans les villes des provinces. Quelqu’uns de ces bâtimens qui subsistent encore dans leur entier, sont les monumens les plus précieux de l’architecture antique. On admire même les ruines de ceux qui sont tombez. L’histoire romaine est encore remplie de faits qui prouvent la passion démesurée du peuple pour les spectacles, et que les princes et les particuliers faisoient des frais immenses pour la contenter. Je ne parlerai donc ici que du païement des acteurs. Macrobe dit qu’Aesopus, un célebre comédien tragique dont nous avons déja parlé, et le contemporain de Ciceron, laissa en mourant à ce fils, dont Horace et Pline font mention comme d’un fameux dissipateur, une succession de cinq millions qu’il avoit amassez à jouer la comédie. On lit dans l’histoire de Pline, que le comédien Roscius, l’ami de Ciceron, avoit par an plus de cens mille francs de gages.

Il faut même qu’on eut augmenté les appointemens de Roscius depuis le temps où l’état que Pline avoit vû fut dressé, puisque Macrobe dit que notre comédien touchoit des deniers publics près de neuf cent francs par jour et que cette somme étoit pour lui seul.

Il n’en partageoit rien avec sa troupe.

L’oraison que Ciceron prononça pour ce même Roscius justifie bien le rapport de Pline et celui de Macrobe.

Le principal incident du procès qu’avoit Roscius, rouloit sur un esclave qu’on prétendoit que Fannius avoit remis à Roscius, afin qu’il lui enseignât à joüer la comédie, après quoi Roscius et Fannius devoient vendre cet esclave pour en partager le prix. Ciceron ne tombe pas d’accord de cette societé, et il prétend que Panurgus, c’est le nom de l’esclave, devoit être censé appartenir en entier à Roscius qui l’avoit instruit, parce que la valeur du comédien excedoit de bien loin la valeur de la personne de l’esclave. La personne de Panurgus, ajoute Ciceron, ne vaut pas trente pistolles, mais l’éleve de Roscius vaut vingt mille écus.

Quand l’esclave de Fannius n’auroit pas pû gagner dix-huit sols par jour, le comédien instruit par Roscius pouvoit gagner dix-huit pistolles. Croirez-vous, dit Ciceron dans un autre endroit, qu’un homme aussi désinteressé que Roscius, veuille s’approprier aux dépens de son honneur un esclave de trente pistolles, lui qui depuis douze ans nous joue la comédie pour rien, et qui par cette generosité a manqué de gagner deux millions. Je n’apprétie pas trop haut, ajoute Ciceron, le salaire que Roscius auroit reçu. Du moins lui auroit-on donné ce qu’on donne à Dyonisia. Nous avons déja parlé de cette actrice. Voilà comment la république romaine païoit les gens de théatre. Macrobe dit que Jules Cesar donna vingt mille écus à Laberius pour engager ce poëte à joüer lui-même dans une piece qu’il avoit composée.

Nous trouverions bien d’autres profusions sous les autres empereurs.

Tite-Live finit sa dissertation sur l’origine et le progrès des représentations théatrales à Rome, par dire qu’un divertissement dont les commencemens avoient été peu de chose, étoit dégeneré en des spectacles si magnifiques et si somptueux, que les roïaumes les plus riches auroient eu peine à en soutenir la dépense.

Comme les romains étoient la plûpart devenus eux-mêmes des déclamateurs et des faiseurs de gestes, on ne doit pas être étonné qu’ils fissent un si grand cas des gens de théatre.

Seneque le pere dit dans l’avant-propos du premier livre de ses controverses : que les jeunes gens de son temps faisoient leur plus sérieuse occupation de ces deux arts.

Le mal ne fit qu’aller en augmentant.

Ammien Marcellin qui vivoit sous le regne de Constantin Le Grand, écrit :

" dans combien peu de nos maisons cultive-t-on encore les arts liberaux ?

On n’y entend plus que chanter et jouer des instrumens. On y fait venir, au lieu d’un philosophe, un chantre, et au lieu d’un orateur, un professeur dans les arts qui servent au théatre. On ferme les bibliotheques comme on ferme les tombeaux pour toujours, et l’on ne songe qu’à faire faire des hidrauliques, des lyres énormes, des flutes de toute espece et tous les instrumens qui servent à regler les gestes des acteurs. " je dois avertir le lecteur qu’en évaluant la monnoïe romaine par notre monnoïe de compte, je n’ai pas suivi le calcul de Budé, quoique ce calcul fut juste lorsque ce sçavant homme le fit. Mais le même marc d’argent qui ne valoit pas douze francs monnoïe de compte quand Budé écrivoit, vaut soixante francs marqué au coin qui avoit cours. C’est à quoi ceux qui traduisent ou qui commentent les auteurs anciens doivent avoir égard, aussi-bien qu’à évaluer la somme dont parle leur auteur, métail par métail, parce que la proportion entre l’or et l’argent n’est plus la même à beaucoup près qu’elle l’étoit du temps de la république romaine.

Dix onces d’argent fin païoient alors un once d’or fin, et pour païer aujourd’hui en France un once d’or fin, il faut donner près de quinze onces d’argent fin. Il y a même plusieurs états en Europe où l’or est encore plus cher.

Enfin il me paroît raisonnable de juger du progrès qu’une certaine nation pouvoit avoir fait dans les arts qui ne laissent point de monument durable sur lequel on puisse asseoir une décision solide, par le progrès que cette même nation avoit fait dans ces arts qui laissent de tels monumens. Or les monumens de la poësie, de l’art oratoire, de la peinture, de la sculpture et de l’architecture des anciens qui nous sont demeurez, font connoître que les anciens étoient très-habiles dans tous ces arts, et qu’ils les avoient portez à une grande perfection. Puisqu’il nous en faut tenir au préjugé sur leur habileté dans l’art des représentations théatrales, ce préjugé ne doit-il point être qu’ils y réussissoient, et que nous donnerions à ces représentations si nous les voïions, les mêmes loüanges que nous donnons à leurs bâtimens, à leurs statuës et à leurs écrits.

Ne pouvons-nous pas même tirer de l’excellence des poëmes des anciens un préjugé sur le mérite de leurs acteurs ?

Ne sçavons-nous pas encore par les conjectures les plus certaines, que ces acteurs devoient être excellens. La plûpart étoient nez dans la condition d’esclave, et soumis par consequent dès l’enfance à faire un apprentissage aussi long et aussi rigoureux que leurs patrons le jugeoient à propos. Ils étoient encore assurez de devenir un jour libres, opulens et considerez s’ils se rendoient habiles. En Gréce les comédiens illustres étoient reputez des personnages, et l’on y a vû même des ambassadeurs et des ministres d’état tirez de cette profession.

Quoique les loix romaines eussent exclu la plûpart des gens de théatre de l’état de citoïen, on avoit néanmoins à Rome beaucoup de consideration pour eux, et nous en citerons tantôt de bonnes preuves. Ils y faisoient impunément les importans, du moins autant que les eunuques qui chantent aujourd’hui en Italie.

Nous sçavons par des faits que l’apprentissage des gens de théatre, qu’on choisissoit apparemment avec de la disposition à réussir, étoit un apprentissage très-long. Suivant le récit de Ciceron, ceux qui joüoient des tragédies s’exerçoient des années entieres avant que de monter sur le théatre. Ils faisoient même une partie de leur apprentissage en déclamant assis, afin qu’ils trouvassent ensuite plus de facilité à déclamer sur le théatre où ils parloient debout. Quand on est accoutumé une fois à faire une chose plus difficile que les fonctions ordinaires de son emploi, on en remplit mieux et de meilleure grace ces fonctions. Or la poitrine se trouve plus à son aise dans un homme qui est debout que dans un homme assis.

Voilà pourquoi l’on exerçoit alors les gladiateurs avec des armes plus pesantes que les armes avec lesquelles ils devoient combattre.

Il faut que les travaux ausquels on nous assujettit pour nous faire faire un apprentissage, soient plus difficiles que le travail dont on veut nous rendre capables. (…), dit Seneque le pere.

Les grands acteurs n’auroient pas voulu prononcer un mot le matin avant que d’avoir, pour s’exprimer ainsi, developé méthodiquement leur voix en la faisant sortir peu à peu, et en lui donnant l’effort comme par dégrez, afin de ne pas offenser ses organes en les déploïant précipitamment et avec violence.

Ils observoient même de se tenir couchez durant cet exercice. Après avoir joüé ils s’asseoïent, et dans cette posture ils replioient, pour ainsi dire, les organes de leur voix en respirant sur le ton le plus haut où ils fussent montez en déclamant, et en respirant ensuite successivement sur tous les autres tons, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin parvenus au ton le plus bas où ils fussent descendus. Quelque avantage que l’éloquence procurât à Rome, quelque lustre qu’une belle voix donne à l’éloquence, Ciceron ne veut pas qu’un orateur se rende l’esclave de sa voix, ainsi que le faisoient ces comédiens, me autore nemo… etc. il paroît néanmoins que peu de temps après la mort de Ciceron lequel Seneque le pere avoit pû voir, à ce qu’il dit lui-même, les orateurs romains mettoient en usage pour conserver leur voix les pratiques les plus superstitieuses des acteurs.

Seneque écrit donc comme une chose rare, en parlant de Porcius Latro, un orateur son compatriote, son ami et son camarade d’étude : que ce Porcius qui avoit été élevé en Espagne, et qui étoit accoutumé à la vie sobre et laborieuse qu’on menoit encore dans les provinces, ne faisoit aucun remede pour conserver sa voix, qu’il n’observoit pas la pratique de la déploïer méthodiquement depuis le ton le plus haut jusques au plus bas et de la replier de même.

Aristote avoit dit la même chose que Ciceron sur les soins que les acteurs, et ceux qui chantoient dans les choeurs apportoient pour conserver leur voix. Apulée nous apprend encore que les acteurs de tragédie déclamoient tous les jours quelque chose, afin que leurs organes ne s’enroüillassent pas, pour ainsi dire.

Les écrits des anciens sont remplis de faits qui prouvent que leur attention sur tout ce qui pouvoit servir à fortifier ou bien à embellir la voix alloit jusqu’à la superstition. On peut voir dans le troisiéme chapitre de l’onziéme livre de Quintilien, que par rapport à tout genre d’éloquence, les anciens avoient fait de profondes refléxions sur la nature de la voix humaine, et sur toutes les pratiques propres à la fortifier en l’exerçant. L’art d’enseigner à fortifier et à menager sa voix, devint même une profession particuliere. Pline indique dans differens endroits de son histoire une vingtaine de plantes, de spécifiques, ou de receptes propres à fortifier la voix. Ce soin faisoit une partie des occupations serieuses de toutes les personnes qui parloient ou qui récitoient en public. Je ne citerai ici que Neron, cet homme de théatre à qui les dieux trouverent bon de donner le monde à gouverner. Pline rapporte que ce prince fut l’auteur d’une nouvelle méthode pour se fortifier la voix. Elle consistoit à déclamer de toute sa force en portant une lame de plomb sur la poitrine.

Suetone ajoute même quelques particularitez assez curieuses, au récit de Pline. Après avoir parlé du régime dont on usoit et des remedes dont on se servoit pour avoir la voix plus belle, il raconte que Neron après qu’il fut de retour de son voïage de Gréce, avoit tant d’attention à sa voix, qu’il faisoit beaucoup de remedes afin de la conserver, et que pour l’épargner il ne voulut plus, lorsqu’il faisoit une revûë des troupes, appeller, suivant l’usage des romains, chaque soldat par son nom. Il les faisoit appeller par ce domestique que les romains tenoient auprès de leurs personnes pour parler pour eux dans les occasions où il falloit parler haut afin de se faire entendre.

De tout temps un peu de vision fut l’appanage des gens de théatre. Mais les visions mêmes de Neron et de ses pareils, montrent en quelle consideration tous les arts où la beauté de la voix est d’un grand avantage, se trouvoient dans ces temps-là.