(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — V »
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(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — V »

V

À s’efforcer en quelques traits de marquer le centre du point de vue que toutes les considérations précédentes avaient pour objet de créer, on pense devoir mettre en évidence ce fait : l’incompatibilité absolue qu’il a fallu constater — entre l’existence d’une vérité objective fixant un terme au mouvement, — et une réalité située dans le devenir et dont l’essence est le mouvement. Cela revenait à dire, la réalité nous étant donnée, qu’il n’y a pas de vérité objective.

Que l’on juge de ce point de vue les diverses attitudes adoptées par les hommes et où ils témoignent de leur foi en une vérité objective, celles des anciens Grecs qui crurent à la nécessité de recevoir des aliments dans le tombeau pour vivre heureux après la mort, celle de l’ascète à qui la vérité commande de supprimer la volupté, celle du skoptzy à qui la vérité commande d’en supprimer les moyens. Par-delà ces applications particulières des croyances en lesquelles s’objectiva tour à tour la vérité, que l’on prête l’oreille aux déclamations ferventes en lesquelles éclate, avec quelle ardeur religieuse ! la foi abstraite en l’existence même de la vérité. Voici Fichte s’écriant : « Il faut que la vérité soit dite, le monde dût-il périr. » Voici le propos semblable d’Amiel : « Il n’est nullement, nécessaire que l’Univers soit, mais il est nécessaire que justice se fasse ». Pereat mundus, fiat justitia. Voici autant de croyances et de pratiques absurdes, autant de paroles d’énergumènes, autant de clameurs fanatiques et qui humilient l’intelligence.

Toutefois, qu’on ne l’oublie pas, l’intelligence n’est pas ici seule en jeu, il s’agit de la réalité phénoménale qui d’ailleurs conditionne, on l’a vu, l’intelligence. Or si absurde qu’apparaissent toutes les affirmations et tous les vœux que l’on vient de formuler, il faut reconnaître que sans leur intervention aucune réalité ne serait possible. Le fait même qu’il n’y a point de vérité objective propre à servir de base à la vie implique la nécessité de la croyanceen une vérité objective pour constituer le réel. À défaut de cette vérité objective qui eût pu être prise comme but, comme principe directeur et comme terme de comparaison, l’intelligence ne saurait rencontrer en effet aucun motif rationnel d’élire et de réaliser quelque état de la substance phénoménale de préférence à un autre : elle assisterait impassible à son écoulement indéfini, et rien ne saurait la déterminer à faire jamais le geste qui, modérant la vitesse du flux phénoménal, rend perceptible quelqu’un de ses aspects. Ce geste émane donc, puisqu’on le voit accompli, d’un pouvoir antérieur au fait même de l’intelligence et qui crée l’intelligence avec le phénomène ; il est corrélatif et contemporain du geste métaphysique, qui fragmente l’unité essentielle, où se manifesté l’action d’un principe irrationnel, et où éclaté une intervention tout arbitraire.

Mais ce geste arbitraire sitôt qu’il apparaît sous la conscience prend une signification morale et rationnelle. Le pouvoir d’arrêt qu’il exprime, ce pouvoir d’arrêt qui évoque, hors de l’indéfini et de l’instable, qui fixe et matérialise, sous le regard de l’intelligence, quelque état du mouvement, ce pouvoir se représente en croyance. L’état quelconque du mouvement qu’il immobilise apparaît sous le regard de la conscience, comme le seul état parfait ; il emporte la foi absolue en lui-même et fait tenir le nombre illimité des possibles dans les limites qui le définissent. « Je suis, dit-il toujours, la vérité et la vie. » Et la force avec laquelle ce pouvoir d’arrêt s’affirme sous forme de vérité dans le monde moral traduit expressément le degré du pouvoir de réalisation dont il est l’interprète.

Tel est donc ce Bovarysme fondamental selon lequel la réalité, dont l’essence est le devenir, la diversité et le changement, a pour origine et pour moyen la croyance en une vérité objective qui aspire à absorber dans l’immobile, l’unique et l’immuable, la variété des apparences. Chaque objet du monde, distinct et différent, doit sa naissance à cet acte passionné, qui se proposa de faire tenir en cet objet toute la substance de l’être.

Il convient de noter que si quelque état particulier du réel se constitue par l’intervention de cette croyance en une vérité fixe, c’est une croyance, pareille en son principe, qui restitue à la substance phénoménale le mouvement dont elle avait été privée par la première croyance. Une vérité n’est détruite que par une autre, ou au nom de cette croyance qu’il existe une vérité objective dont la vérité actuelle usurpe la place. En politique, en morale, en sociologie, en religion, en philosophie, le conservateur de la doctrine ancienne et le révolutionnaire le plus acharné à détruire les vérités présentes se confondent dans l’identité d’une même foi. Leur fanatisme est de même ordre ; car ils croient l’un et l’autre qu’il existe une vérité objective, propre, à l’exclusion de toute autre conception, à assurer le bonheur humain.

Si les vérités ne sont rien en elles-mêmes, si elles ne renferment aucune réalité, en sorte qu’il n’y a pas de vérité objective, elles se montrent donc les ressorts, appareils en même temps de mouvement et d’inhibition, au moyen desquels la réalité se forme et se meut et sans lesquels il n’y aurait pas de réalité. La croyance en l’existence de la vérité, absurde du point de vue intellectuel, conditionne l’existence du réel qui se fonde sur l’arbitraire et sur l’irrationnel.

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Ce point de vue engendre une façon différente de la commune d’apprécier le réel. Que l’on mette en cause une conception de l’ordre moral, politique, social ou religieux, il ne s’agit plus de la comparer avec un modèle idéologique d’une valeur présumée absolue, dont on sait maintenant l’origine arbitraire, avec une idée divinisée de vérité ou de justice, dont on connaît qu’elle n’exprime autre chose qu’un état de sensibilité particulier et propre à un temps donné. Ce qui importe, c’est de considérer dans quelle mesure cette conception nouvelle est propre à s’agencer avec la réalité actuelle, à la fortifier et à la développer si l’on se propose de favoriser cette forme du réel, — à la dissocier, si au contraire on a pour objet de détruire, comme hostile, cette forme régnante. Du point de vue intellectuel, comme du point de vue politique, il n’est point d’antre mode d’appréciation d’une vérité. La discussion qui s’éleva entre Napoléon et Volney, lorsque l’empereur résolut de rétablir en France le culte catholique, offre un exemple parfait d’une attitude de connaissance opposée à une attitude de fanatisme vital. Tandis que le philosophe, dupe de la croyance en. une vérité objective, se fonde, pour maintenir la suppression du culte, sur ce fait que la religion catholique, comme toute autre forme religieuse, est fausse et constitue une superstition, l’esprit clairvoyant du politique sachant que la superstition, le préjugé, la croyance sont l’étoffe et l’unique tissu du réel, se préoccupe uniquement de rechercher quelle forme du préjugé est utile à la réalité française dont il identifie avec le sien l’intérêt. Sous le jour de ces considérations, il conclut au rétablissement d’un culte auquel se montre attachée la majorité de la nation. — Il faut tenir pour un geste de pure passion intellectuelle ce coup de pied impérial par lequel prit fin une discussion où s’obstinaient l’idéologisme religieux du philosophe et son défaut de scepticisme.

À considérer de ce point de vue de pur intellectualisme l’un des exemples invoqués au cours de cette étude, on jugera plus équitablement cette croyance absurde à une vie prolongée dans le tombeau à laquelle s’étaient attachées les premières sociétés aryennes et en vue de laquelle les Grecs et les Romains modelèrent leurs institutions. S’il existait une vérité objective on pourrait penser que l’adhésion à cette croyance, qui nous semble aujourd’hui singulière, retarda l’avènement d’une forme sociale conforme à cette vérité. Mais cette vérité n’ayant point d’existence, ce qu’il nous faut constater, c’est que cette croyance absurde fut assez forte pour créer une réalité, pour être un moule, pour contraindre la substance phénoménale — c’est ici la mentalité humaine — à répéter à travers la durée une suite de mouvements semblables et dirigés vers un même but. Ces faits de convergence et de répétition sont les facteurs indispensables de toute invention de réel : c’est par eux, au moyen du phénomène de ralentissement et de condensation qu’ils déterminent, que le réel apparaît stationnaire en marge de la fuite continue du mouvement, qu’il se détache, opaque et consistant, sur le tissu impalpable du changement.

Lorsqu’aux époques plus récentes des civilisations romaine ou grecque, Fustel de Coulange nous montre la réalité sociale du moment en contradiction avec celle qui s’était modelée sur l’ancienne croyance et qui persistait encore dans les lois religieuses et civiles, gardons-nous donc de penser que cette réalité présente, et qui entrait en guerre avec l’ancienne, fût par comparaison meilleure et plus proche de la vérité objective. Concevons qu’elle est seulement différente. La ruine de la croyance ancienne nous fait, à la vérité, apparaître l’écart qui existe entre le Grec et le Romain d’alors et l’image que leur présentaient d’eux-mêmes leurs rites et leurs lois. C’est que les instincts naturels, — sentiment de la famille, amour de la liberté individuelle, attachement aux biens immédiats et à la vie présente, — formes de l’égoïsme élémentaire, représentants d’une réalité antérieure à la genèse des sociétés humaines et contemporaine des premiers stades de la biologie, c’est que ces instincts réagissent maintenant contre la contrainte que leur imposa la croyance. Cette croyance n’en est pas moins la forme rigide qui, en torturant durant une longue période ces instincts, coordonna des hommes entre eux et composa une réalité sociale, la réalité grecque et la réalité romaine.

Constatons encore que la réalité nouvelle, que l’on voit se développer à Rome et en Grèce après l’affaiblissement de la première croyance, continue de prendre son point d’appui sur la réalité ancienne : les fictions romaines sont un admirable exemple de la façon dont se comporte une réalité qui conserve le pouvoir d’évoluer jusque dans sa maturité ; elle se meut et progresse, mais parmi, toutes les modifications scion lesquelles elle se métamorphose, elle ne manque pas de conserver avec son passé le plus ancien des communications secrètes et d’intimes analogies. Il existe encore jusque dans l’organisation sociale française des vestiges de la réalité romaine. En même temps cette réalité qui continue de vivre et do prospérer en se mouvant dans la pérennité et comme dans le relâchement du moule qui la pétrit, va se dissoudre et périr sitôt que le principe d’une forme idéologique différente, l’idée chrétienne, marque son empreinte sur ses institutions.

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Dans tous ces cas la vérité se montre un principe arbitraire qui s’exprime dans la croyance qu’elle inspire et dont la vertu consiste à contredire une force contraire qui lui résiste. Cette contradiction et cette résistance dessinent en leurs points d’équilibre les contours du réel ; mais pour que le réel se forme et devienne perceptible une condition est nécessaire : c’est une certaine durée de l’état d’équilibre qui s’est établi entre les deux forces antagonistes. Cet équilibre est-il trop tôt ou trop fréquemment rompu, la force d’arrêt et d’association qui contredit le pouvoir de mouvement et de dissociation s’exerce-t-elle trop faiblement, voici une série d’avatars qui n’aboutissent point à se formuler, qui ne parviennent point à ce degré de fixité où un état de conscience les enregistre. Mme Bovary, prise comme idéaliste, en tant qu’elle nous apparut en proie à cette haine du réel qui lui fait imaginer en face de toute réalité présente une réalité nouvelle et différente, symbolise ce pouvoir excessif de dissociation et de changement. Cette fuite trop rapide, cette ardeur trop vive de nouveauté, ne donnent naissance qu’une réalité falote jusqu’à devenir imperceptible. C’est à la prédominance peut-être d’une telle accélération qu’il faut attribuer ces états intermédiaires qu’en tout ordre de phénomènes nous ne parvenons pas à saisir. Ce qui dure est seul perceptible, il n’y a pas de connaissance de ce qui serait absolument installé et éphémère. Par contre l’immobile, ce qui sous la contrainte d’une vérité trop forte, d’un pouvoir d’arrêt excessif vient à se figer dans la durée hors de tout changement possible, tombe au-dessous de la conscience dans l’automatisme.

D’un point de vue de connaissance on né de* mande donc pas si une réalité est conforme à une vérité objective, ni si une vérité est vraie. On recherché quelles vérités, c’est-à-dire quels procédés présidèrent à la formation de cette réalité, durant combien de temps ces vérités eurent le pouvoir de sculpter ses contours, dans quel sens précis elles agirent. Ces diverses connaissances sont propres à déterminer quelles transformations peut subir encore cette réalité donnée, quelles transformations la briseraient. Une réalité est d’autant plus modifiable, elle peut accepter indifféremment un nombre d’autant plus grand de vérités nouvelles qu’elle a subi moins longtemps le joug d’une vérité spéciale ; car, dans ce et », elle est encore indéterminée, elle est encore, dans une certaine mesure, une matière première. À cette réalité informe s’applique le mot de Nietzsche : « Mieux vaut n’importe quelle règle que point de règle du tout. » La première condition de sa formation sera l’autorité sur elle de la vérité qui la contraindra : par là elle acquerra cet élément premier de toute réalité : la durée. Nécessité, dit encore Nietzsche, nécessité, pour tout ce qui vit « d’obéir longtemps et dans une même direction. »21 L’opportunité et le bonheur du choix entre plusieurs vérités, cette question de convenance qui a pourtant une importance considérable, de ce fait qu’une réalité quelconque est toujours entourée de réalités voisines avec lesquelles il lui faut compter, cette question de convenance ne vient pourtant qu’après l’autre, la question d’autorité qui assure la durée.

Lorsque voici formée, par l’appoint de cette condition de durée, une réalité quelconque, voici aussitôt limité, en ce qui la concerne, le nombre des changements qu’elle peut accepter. Elle ne peut se mouvoir désormais que dans le sens général qui lui fut d’abord infligé. Tout changement de direction trop brusque, toute divergence trop forte vont la briser. Ainsi cet élément de la durée, sans lequel aucune réalité ne peut se constituer, peut-il devenir aussi un obstacle au développement futur de la réalité qu’il a fait naître ; condition de vie, il est aussi une menace de mort. Toute réalisation est un choix et une restriction.

Selon le principe de contradiction où l’on a montré la loi de toute chose vivante, une réalité ne parvient à se survivre en une suite de modifications d’elle-même que si elle nie à quelque moment et dans quelque mesure une part des éléments qui la composent. Quelque état de la substance phénoménale pour se réaliser doit durer, il faut donc qu’il se prête à une longue répétition de soi-même dans le temps ; mais il faut aussi qu’il ne manque de rompre son immobilité, de se modifier quelque peu, avant que la durée, le pétrifiant dans toutes ses parties, n’ait supprimé en lui la possibilité de varier.

Ainsi, un état incessant de guerre et de contrariété conditionne l’existence du réel. Toute réalité vivante est soumise à la nécessité, — s’étant conçue de quelque façon afin de se former, — de se concevoir autre désormais et de se différencier quelque peu d’elle-même pour persister dans l’existence : « Qu’il faille que je sois lutte, devenir et but et contradiction des buts »22, tel est l’aveu secret que murmure la Vie à l’oreille attentive de Zarathoustra. Cette confidence implique, comme loi du changement dans l’homme et sous le regard de la conscience, ce pouvoir de se concevoir autre, qui apparut dans l’œuvre de Flaubert avec un relief pathologique, et auquel on a donné le nom de Bovarysme.