(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 23-38
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 23-38

LAFONTAINE, [Jean] de l’Académie Françoise, né à Château-Thierry en 1621, mort à Paris en 1695.

Croiroit-on que l’homme de tous les âges, de toutes les Nations, le Poëte de la Nature, le Génie peut-être le plus original qui ait paru dans le Monde Littéraire, ait trouvé dans notre Siecle des détracteurs ? Croiroit-on que, parmi ses détracteurs, le plus acharné soit précisément celui qui en eût dû le mieux sentir tout le mérite, M. de Voltaire ? Nous n’insinuerons pas qu’après s’être exercé dans tous les genres, ce célebre Ecrivain a voulu déprimer le seul Poëte qu’il eût tenté vainement d’imiter, & dont il n’a pas même essayé de suivre la carriere. Ce motif suffiroit pour ôter toute autorité à son jugement. Mais quand on le voit, dans différentes Brochures, réduire tantôt à trente les bonnes Fables de l’Esope François, tantôt à une cinquantaine, & en dernier lieu * lui en accorder, comme par grace, quatre-vingt ; quand on lui entend dire que ce Poëte n’a rien inventé, qu’il n’a qu’un style, qu’il écrivoit un Opéra du même style dont il parloit de Jeanot Lapin & de Rominagrobis ; que son génie n’étoit nullement propre à la Poésie sublime, & que tout cela pouvoit excuser Boileau de n’avoir pas fait mention de lui, & de ne l’avoir jamais compté parmi ceux qui fai soienthonneur au Siecle de Louis XIV ** : il est impossible de ne pas croire que, dans une critique aussi peu judicieuse, il n’a eu d’autre objet que de s’égayer par des paradoxes. Ne devoit-il pas craindre de soulever contre lui, non seulement ses Compatriotes, mais encore tous les Peuples éclairés de l’Europe, qui ne s’applaudissent de leurs progrès dans notre Langue, qu’à proportion qu’ils sentent mieux les beautés originales de ces mêmes Fables qu’il cherche à dépriser ?

Après cette observation, il seroit inutile de réfuter des décisions aussi étrangeres que celles que nous venons de citer. Cependant, comme un nom accrédité dans la Littérature n’est que trop capable aujourd’hui d’en imposer à la multitude ; comme les Esprits foibles & légers se laissent aisément ébranler par le persiflage ; comme la plupart d’entre eux cessent d’admirer, dès que la mode le commande, ou que le ridicule les effraie : il est nécessaire de défendre la gloire d’un des premiers Poëtes de la Nation.

Nous remarquerons d’abord que la méthode de M. de Voltaire, pour décrier Lafontaine, est précisément la même qu’il a constamment employée contre les grands Génies qui ont illustré notre Littérature. Descartes, Corneille, Montesquieu, les deux Rousseau, Crébillon, Maupertuis, M. le Franc, seroient déchus depuis long-temps de leur célébrité, si on eût souscrit à cette formule qui lui est si familiere : un homme qui s’exprime ainsi, mérite-t-il…. formule qui ne vient jamais qu’après l’exposition de quelques fautes légeres contre la Langue, & presque inévitables dans les Ouvrages de génie.

Nous ne prétendons pas justifier Lafontaine sur quelques défauts de langage : nous pourrions dire que ces défauts tiennent en quelque sorte à la tournure de sa pensée, & contribuent souvent à l’embellir. Il en est de ces inexactitudes comme des licences poétiques ; dès qu’elles produisent un grand effet, elles cessent d’être des licences blâmables. Nous nous contenterons de dire que M. de Voltaire, si sévere sur cet article, en offre plus d’exemples dans sa Poésie, que tous les Auteurs qui ont éprouvé sa censure : la Henriade seule en fournit plus de mille, qu’il seroit aisé d’indiquer. Nous ajouterons que ces mêmes fautes, incapables de diminuer le mérite des bons Ouvrages, seroient des titres de condamnation contre les siens, parce qu’il s’en appuie pour décrier ceux des autres.

Il n’est pas mieux fondé, lorsqu’il refuse à Lafontaine le talent de l’invention. M. de Voltaire peut-il ignorer que le coloris a toujours été sa partie principale ? N’est-on pas en droit de lui dire que son plus grand mérite en Poésie, est d’embellir tout ce qu’il touche ? Et embellir, est-ce inventer ?

On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.

Lafontaine, à qui appartient cette maxime, a la gloire de s’être fait un genre à lui-même, & de ne rien devoir à personne. En convenant que plusieurs sujets de ses Fables ont été tirés d’Esope, de Phédre, de Locman, on sera certainement autorisé à dire que la maniere neuve, originale, naïve, pleine de grace & de fécondité, dont il les a présentés, l’en rend le créateur. Ce Fabuliste est comme un Statuaire habile, qui sait former une figure accomplie d’un bloc informe & grossier, lequel, sans son ciseau, n’auroit eu qu’une existence obscure. D’ailleurs, toutes ses Fables n’ont pas été tirées d’un fond étranger. Il en est un très-grand nombre qu’il ne doit qu’à lui-même ; & la maniere dont il traite ses sujets, le met bien au dessus des Auteurs qui lui ont quelquefois fourni des matériaux. C’est à ces traits qu’on reconnoît le vrai Poëte. Nature du sujet, sagesse du plan, ordonnance des tableaux, fraîcheur du coloris, choix des ornemens, richesse des détails, naturel des descriptions, vérité des caracteres, finesse de morale, tout y fait sentir cette heureuse facilité inconnue avant lui.

On l’accuse encore d’avoir toujours le même style. Prétend-on dire par-là que ses Fables sont toutes écrites de la même maniere, du même ton ? Et dans ce cas, comment ne s’est-on pas apperçu qu’on avançoit une absurdité démentie par la seule inspection de son Recueil ? Quelle variété de sujets, de dessein, d’exécution, de costume, d’images, de tours, d’expressions, de morale ! On y reconnoît par-tout, à la vérité, le même caractere de génie, comme on reconnoît la touche de Rubens à chacun de ses tableaux ; mais chaque objet y est traité avec les couleurs qui lui sont propres.

Si on veut faire entendre que Lafontaine n’a fait que des Fables, ou qu’il n’est estimable que dans cette seule partie, ses Imitations des Métamorphoses d’Ovide, sa belle Elégie sur la disgrace de M. Fouquet, ses Discours à Madame de Montespan, à Madame de la Sabliere, & quelques autres de ses Ouvrages, seront la réfutation de cette injustice, & la preuve qu’il étoit capable de réussir & même d’exceller dans plus d’un genre. En un mot, quand il seroit vrai que Lafontaine n’eût jamais eu qu’un style, il seroit toujours certain qu’il a eu celui du génie. Pourquoi en auroit-il changé ? Mais c’est précisément par la variété & le charme inexprimable de son style, que ce Poëte mérite, de l’aveu de tous les gens de goût, d’être placé parmi les Ecrivains du premier ordre. « Le style de Lafontaine, dit celui de ses Panégyristes que l’Académie de Marseille a couronné, est peut-être ce que l’Histoire littéraire de tous les siecles offre de plus étonnant. C’est à lui seul qu’il étoit réservé de faire admirer, dans la briéveté d’un Apologue, l’accord des nuances les plus touchantes, & l’harmonie des couleurs les plus opposées. Souvent une seule Fable réunit la naïveté de Marot, le badinage & l’esprit de Voiture, des traits de la plus haute Poésie, & plusieurs de ces Vers que la force du sens grave à jamais dans la mémoire. Nul Auteur n’a mieux possédé cette souplesse de l’ame, qui suit tous les mouvemens de son sujet. »

A-t-on plus de raison de lui refuser de l’aptitude au sublime ? La Fable du Statuaire, celle du Chêne & du Roseau, celle du Paysan du Danube, & une infinité d’autres, ne sont-elles pas des créations d’un esprit qui sait s’élever, dès que son sujet exige de la noblesse, de la force, de l’enthousiasme ? Y a-t-il, soit parmi les Anciens, soit parmi les Modernes, un Poëte qui offre autant d’exemples du sublime de sentiment & du sublime d’expression ? M. Marmontel, qui juge quelquefois sainement des grands Maîtres, dit, en parlant de Lafontaine, que nous n’avons pas de Poëte plus riant, plus fécond, plus varié, plus gracieux, & plus SUBLIME ; il recommande la lecture de ses Fables aux jeunes Poëtes, pour en étudier la versification & le style ; où les Pédans, ajoute-t-il, n’ont su relever que des négligences, & dont les beautés ravissent les hommes de l’Art les plus exercés & les hommes de goût les plus délicats * .

Que faut-il donc conclure de la critique de M. de Voltaire, & du silence de Boileau ** sur lequel il s’appuie ? Rien autre chose, si ce n’est que l’un & l’autre tournent au désavantage de ces deux Auteurs. Sans chercher à pénétrer les motifs de l’Auteur de l’Art Poétique, on pourroit assurer que ce Poëme cesse d’être complet, puisqu’il n’y dit rien de la Fable, genre le plus capable de faire honneur à notre Parnasse & à notre Langue. Boileau ne pouvoit ignorer combien Moliere faisoit cas de notre Fabuliste ; & M. de Voltaire, si instruit dans les anecdotes littéraires, auroit dû se rappeler que ce Juge si éclairé de l’esprit & du cœur humain, avoit dit à ce même Boileau & à Racine : Messieurs, ne raillez point le bon homme, il ira plus loin que nous. Ne seroit-il pas honteux pour la gloire des Lettres, que la modestie de Lafontaine, la simplicité de son caractere & de ses mœurs, eussent affoibli l’estime de ses talens aux yeux des deux hommes le plus en état de les apprécier ? Quelles qu’aient été leurs idées, les Fables de ce Poëte si délicat & si naïf seront toujours des chef-d’œuvres. Les plus médiocres n’ont pas encore été égalées par ceux qui ont le mieux réussi dans la même carriere.

Il est facheux pour les mœurs, que ses Contes, qui sont autant de modeles de la narration la plus piquante, la plus naturelle & la plus gracieuse, soient en même temps un Recueil de tableaux que la jeunesse doit redouter. La simplicité de l’Auteur étoit bien éloignée d’en prévoir tout le danger. Il les regardoit, au contraire, comme des préservatifs contre les piéges de la séduction ; ce qui lui faisoit dire, avec une confiance que la candeur seule de son caractere peut sauver du soupçon de fausseté :

J’ouvre l’esprit, & rends le sexe habile
A se garder des piéges divers :
Sotte ignorance en fait trébucher mille,
Contre une seule à qui nuiront mes vers.

Tout le monde sait combien le repentir expia ces écarts de son imagination, quand on eut dissipé sa sécurité :

Vrai dans tous ses Ecrits, vrai dans tous ses Discours,
Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,
Du Maître qui s’approche il prévient la justice,
Et l’Auteur de Joconde est armé du cilice*.

Peut-être ces marques non équivoques de repentir ont-elles soulevé contre lui plusieurs Héros de la Philosophie. Leur admiration & leur suffrage ne se reglent que sur les rapports qu’on a avec leur façon de penser. On lit depuis long-temps sur les degrés du Trône d’où ils dispensent les réputations :

Et la Prose & les Vers, tout nous sera soumis ;
Nul n’aura de l’esprit, hors nous & nos amis.

Qu’ils apprennent cependant que Lafontaine a plus droit qu’aucun d’eux au titre de Philosophe, qu’ils usurpent. Une seule de ses Fables renferme plus de vraie Philosophie, qu’ils n’en ont répandu dans tous les Ouvrages dont ils fatiguent le Public. La Philosophie du Fabuliste, il est vrai, ne ressemble en rien à cette manie audacieuse qui tourmente, dégrade & ruine l’humanité, en prétendant l’instruire ; elle est puisée, au contraire, dans la saine raison, présentée avec décence, avec intérêt, & est toujours d’accord avec la politesse & la vertu. Qu’on lise avec attention ces traits qui s’offrent à notre mémoire.

Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorans c’est l’éternel asile ;
Véritable Vautour, que le fils de Japhet
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste ;
Le Sage y vit en paix, & méprise le reste.
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but ? quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.
Les Vertus devroient être sœurs,
Ainsi que les Vices sont freres ;
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file, il ne s’en manque gueres ;
J’entends de ceux qui, n’étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.
A l’égard des Vertus, rarement on les voit
Toutes, en un sujet éminemment placées,
Se tenir par la main sans être dispersées.
L’un est vaillant, mais prompt ; l’autre est prudent, mais froid, &c.
Deux Démons, à leur gré, partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la Raison :
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie ;
Si vous me demandez leur état & leur nom,
J’appelle l’un Amour, & l’autre Ambition.
Cette derniere étend bien plus loin son Empire ;
Car même elle entre dans l’Amour.
Je le ferois bien voir, &c.
Du titre de Clément rendez-le ambititieux ; (Louis XIV)
C’est par-là que les Rois sont semblables aux Dieux
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie ;
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie ;
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi ; c’est l’indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,
Non les douceurs de la vengeance, &c.
Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde,
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son Inventeur ;
Et souvent la perfidie
Retourne sur son Auteur.
Vouloir tromper le Ciel, c’est folie à la Terre.
Le dédale des cœurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les Dieux :
Tout ce que l’homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même les actions que dans l’ombre il croit faire.
Il ne se faut jamais moquer des misérables ;
Car qui peut se flatter d’être toujours heureux ?
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincere, &c.
Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes :
L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.

Il seroit aisé de pousser plus loin les citations ; mais c’est plus qu’il n’en faut pour faire dire de Lafontaine, qu’en qualité de Philosophe il connut la vraie sagesse & l’art de la faire aimer, comme on a dit de lui, en qualité de Poëte :

Il peignit la Nature, & garda les pinceaux.