Chapitre IV
Agitations et corruption de la cour — Causes d’accroissement pour la société de Rambouillet entre 1610 et 1623.
La régence de Marie de Médicis fut ce qu’elle devait être sous une reine sans esprit et sans dignité : elle fut orageuse et ignoble. L’esprit des Concini, leur dévergondage, leur insolence, leur politique servirent de prétexte aux princes de Condé, aux princes de Vendôme, aux ducs de Mayenne, de Longueville, de Guise, de Nevers et de Bouillon, pour se soulever. Des états-généraux sont convoqués sans fruit, en 1614. En 1615, Louis XIII, majeur, âgé de quatorze ans, épouse Anne d’Autriche, âgée de treize. Alors, aidé de Luynes, qui avait dressé pour lui des pies-grièches à prendre des moineaux et qui était devenu son favori, le jeune roi secoue l’autorité de sa mère. Accusée de honteuses faiblesses pour Concini, qu’elle avait fait maréchal d’Ancre, elle est reléguée à Blois, en 1617 ; le maréchal d’Ancre est assassiné ; Galigaï, sa femme, décapitée et brûlée. L’histoire n’a pas expliqué comment Louis XIII, prince si doux, si timide, si jeune encore, a pu se laisser emporter à des partis aussi violents contre sa mère. L’Étoile nous l’apprend, sous la date du 19 mai 161019 : sa mère, au début de sa régence, avait cru signaler merveilleusement son pouvoir en lui faisant, donner le fouet pour n’avoir pas voulu prier Dieu. Louis avait neuf ans et il était roi. Les historiens ont-ils pu croire un tel fait sans conséquence, un tel outrage sans ressentiment ?
Luynes ayant succédé au maréchal d’Ancre, se rend aussi odieux que lui. En 1619, le duc d’Épernon délivre de sa propre autorité Marie de Médicis : Luynes est fait connétable. Le fils et la mère sont en guerre ouverte. Ils sont rapprochés par Armand Duplessis, évêque de Luçon. À la faveur des divisions de la cour, les espérances des protestants se réveillent : ils se cantonnent à Montauban ; ils y sont assiégés. Au milieu du siège, en 1621, Luynes meurt subitement d’une fièvre maligne à l’âge de quarante-trois ans. L’édit de Nantes est confirmé ; les chefs des protestants sont gagnés par l’argent. Marie travaille à reprendre de l’influence, en mettant en avant Richelieu, qui devait être à la suite son persécuteur.
Les personnages de la cour et leurs vicissitudes n’étaient pas de nature à y rappeler les esprits sages. La vie intime de Louis XIII avec la jeune reine n’était d’ailleurs pas sans nuages. Louis XIII ne s’attacha point à la reine. En 1620, il avait dix-neuf ans, et la reine dix-huit ; leur jeunesse ne les empêchait pas de vivre ensemble très froidement. Le roi eut successivement deux passions assez vives, mais réputées chastes, d’âme à âme, et ne s’accordant que des jouissances toutes virginales. La première fut pour madame d’Hautefort, la seconde pour mademoiselle de La Fayette.
Les historiens ont attribué l’indifférence de Louis XIII pour sa jeune et belle reine aux soins que Marie de Médicis et le cardinal de Richelieu, alors en bonne intelligence, prenaient de concert pour l’empêcher de prendre en elle une confiance dont ils étaient jaloux. On l’en contrerait, je crois, plus juste, en l’attribuant à l’esprit du moment, au dégoût généralement répandu pour l’incontinence, l’horreur des scandales, à la profonde appréhension (les conséquences que la vie et la mort de Henri IV avaient répandues dans les âmes délicates. On peut aussi en rapporter quelque chose à la vogue que L’Astrée avait donnée aux amours exempts de tout intérêt grossier. Et enfin, il n’est pas déraisonnable de penser que l’état d’humiliation où la première jeunesse du roi fut tenue par sa déraisonnable mère, lui rendait impossible cette confiance en lui-même et dans les autres, qui est le premier véhicule de l’amour ; qu’il ne voyait dans Anne d’Autriche qu’une femme attachée à lui par le devoir ; qu’il avait besoin d’être relevé de cette dépression par la tendresse de personnes désintéressées. Me reconnaît-on pas un sentiment : de faiblesse dans ces hommages inquiets et timides qu’il rend à ses maîtresses, et qui semblent moins solliciter leur affection que leur appui ? ne démêle-t-on pas un besoin secret d’encouragement, dans cette tendresse suppliante, dont Henri IV, son père, et Louis XIV, son fils, furent si éloignés, dans le sentiment de leur force et de leur gloire ?
Quelle que fût la cause de l’indifférence du roi pour la reine, Anne n’eut pas moins le droit de s’en trouver offensée. Elle a été soupçonnée de s’être entendue avec Gaston, frère du roi, pour le détrôner, et d’être convenue avec ce premier de l’épouser ensuite. Ces soupçons eurent des conséquences que nous verrons plus loin. Ici il suffit de remarquer que le trouble et le désordre étaient dans la maison du roi comme dans l’État, et que la manière de vivre adoptée à l’hôtel de Rambouillet s’embellit et s’agrandit par son contraste avec ces désordres et ces petitesses.
Entre 1610 et 1620, la société de Rambouillet reçut un accroissement d’hommes illustres : savoir, Balzac, âgé de vingt-cinq ans, Chapelain, moins âgé d’un an que Balzac, Voiture, âgé seulement de vingt ans en 1618.
Vers 1615, Armand Duplessis, âgé de vingt ans, qui avait déjà paru aux états-généraux de 1614 avec distinction, fut aussi introduit à l’hôtel de Rambouillet : il y soutint, dit-on, une thèse d’amour, c’est-à-dire, sans doute, qu’il y exprima une opinion contestée et la défendit en homme du monde. Il trouvait un double avantage à la fréquentation de cette société, celui de satisfaire le goût très vif qu’il avait pour les jouissances de l’esprit, et de se dérober aux inquiétudes jalouses de Luynes, favori de Louis XIII, et défiant à l’égard de toute espèce de mérite, comme le sont d’ordinaire les favoris.
Voltaire a dit avec justice de Balzac, que la langue française lui avait de grandes obligations : « Homme éloquent, dit-il, qui donna le premier du nombre et de l’harmonie à la prose. »
Chapelain était un mauvais poète, mais il était homme d’honneur et de probité ; il possédait une érudition profonde et judicieuse ; il eut, le premier, l’idée du Dictionnaire de l’Académie française. Nous verrons qu’il fut, avec Ménage, des plus empressés à applaudir aux Précieuses ridicules de Molière.
Voiture s’était fait remarquer, dès l’âge de quinze ans, par une longue épitre au roi, ouvrage de jeune homme, mais où, parmi les antithèses et les jeux de mots, on ne peut s’empêcher de reconnaître de l’esprit, du talent et surtout de l’élévation.
Les écrits du temps n’indiquent pas les femmes qui faisaient partie de la société dans cette deuxième période, à la fin de laquelle la marquise avait atteint sa trente-cinquième année, et sa fille sa treizième. Il y a lieu de croire cependant qu’on y reçut Madeleine de Scudéry, âgée de treize ans seulement, en 1620, mais qui était du même âge que Julie de Rambouillet, et avait assez d’esprit pour être sa compagne.
Remarquons que ces nouvelles recrues en hommes de lettres et en hommes du monde ne déprécient pas plus que les premières l’hôtel de Rambouillet, et n’annoncent pas davantage les ridicules qu’on lui attribue.
Ici je dois remarquer que l’accueil fait aux hommes de lettres par la marquise de Rambouillet ajouta sensiblement à la noblesse de leur condition.
Depuis la renaissance des lettres, sous Louis XII (non sous François Ier), ils étaient, pour la plupart, attachés à quelque grand, et faisaient partie de sa cour : la société de Rambouillet les fit entrer en société de pair à pair avec tous.
Jean Marot avait été le poète attitré d’Anne de Bretagne
Clément Marot, fils de Jean, le poète de Marguerite, sœur de François Ier.
Ronsard, le poète de Charles IX.
Baïf, le poète de Henri III, sous le titre de secrétaire de la chambre.
Desportes lui avait succédé, sous le titre de lecteur.
Bertrand, sous celui de secrétaire du cabinet, et ensuite lecteur du roi.
Henri IV commanda à Malherbe de se tenir près de sa personne ; il eut place à la table du grand-maître de la maison, 1 000 fr. d’appointements, un valet et un cheval à son service.
Racan commença par être page de la chambre du même roi.
Mainard était secrétaire de la reine Marguerite de Valois, femme de Henri IV.
Malleville, secrétaire de M. de Bassompierre.
Théophile (Viaud) était attaché à M. de Montmorency.
Boisrobert était agent d’intrigue et favori du cardinal de Richelieu.
François Tristan l’Hermite, gentilhomme de Gaston, duc d’Orléans.
Voiture commença par se faire poète de Monsieur, frère du roi, qui lui confia d’importants emplois : il le fut aussi du comte d’Avaux.
Sarrazin fut secrétaire des commandements du prince de Conti.
Benserade était le poète de Gaston, duc d’Orléans, qui le logeait au Palais-Royal.
Toutes ces places étaient fort honorables, mais elles étaient dépendantes. Dans la société de l’hôtel de Rambouillet, au contraire, l’homme de lettres était dégagé de ses liens personnels ; il n’était plus l’homme ou l’esprit d’un autre homme ; il était devenu maître à son tour de choisir, de placer, de graduer ses préférences entre les grands, comme précédemment les grands l’avaient été de choisir entre les gens de lettres.
Les grands s’étonnèrent un moment de cette égalité, mais ils s’y firent.
Voiture, dont nous parlerons beaucoup dans la suite, s’en prévalait sans contrainte et peut-être sans mesure ; il poussa très loin la familiarité avec eux, quand il eut pris pied à l’hôtel de Rambouillet. M. le Prince disait de lui : « Si Voiture était de notre condition, on ne le pourrait souffrir. »
Je remarque que nous n’avons rien dit encore que de vague et de banal concernant la personne sur qui pèse aujourd’hui le ridicule de la préciosité de mœurs et de langage ; parlons un moment de ses premières années et des premières apparences de son caractère.
La marquise de Rambouillet, mariée à seize ans, en 1600, était déjà mère de sept enfants en 1610. Sa vie était toute sédentaire ; son amusement
dessiner ou de peindre. Une lettre que lui adressa Voiture, sous le nom de Callot, fameux graveur du temps, la félicite de son talent pour le dessin. Son plaisir en société était la conversation ; le plaisir extraordinaire qu’elle s’accordait, mais dont elle n’abusait pas, c’était le spectacle20 ; alors il n’y avait pas spectacle tous les jours, et l’on n’allait pas à la comédie tous les jours qu’on la jouait. Ce fut en 1607 que la marquise eut sa cinquième fille, Julie, devenue depuis si célèbre par la passion du duc de Montausier, et sa guirlande, par ses places à la cour, par sa mort, dont la cause est aussi honorable que le reste de sa vie. Ménage ne parle de madame de Rambouillet qu’avec respect. « C’était, dit-il, une femme admirable. »
Voiture l’appelle divine. Segrais, venu plus tard, en parle en ces termes : « Elle était, dit-il, bienfaisante et accueillante, et elle avait l’esprit droit et juste : c’est elle qui a corrigé les méchantes coutumes qu’il y avait avant elle. Elle a enseigné la politesse à tous ceux de son temps
qui l’ont fréquentée. Elle était aussi bonne amie, et elle obligeait tout le monde. »
Mademoiselle de Montpensier, qui certes n’était point une précieuse, s’est plu, dans son histoire allégorique de la princesse de Paphlagonie, à faire le portrait de la marquise de Rambouillet, d’après les témoignages des personnes de la cour qui l’avaient particulièrement connue. Elle l’appelle la Déesse d’Athènes. « Elle était, dit Mademoiselle, révérée, adorée ; c’était un modèle d’honnêteté, de savoir, de sagesse, de douceur… La dévotion que j’ai pour elle fait que je me suis un peu écartée de mon sujet ; mais je me suis assurée que je ne déplairai point à mon lecteur en parlant d’une chose si adorable. »
On voit par les lettres de Voiture que la marquise de Rambouillet et Julie, sa fille, écrivaient fort simplement ; ce qui autorise à penser qu’elles parlaient de même. Dans sa trente-sixième lettre, en 1633, il dit à la mère : « Je devrais craindre, par votre exemple, d’écrire d’un style trop élevé »
. Il dit à la fille, à l’occasion d’une plaisanterie un peu moqueuse : « Je pense, mademoiselle, vous l’avoir dit quelquefois, vous êtes plus propre à écrire un cartel qu’une lettre. »
Mais n’anticipons pas. Nous verrons dans la période suivante la vérité amplement éclaircie.