(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Samuel Bailey »
/ 2642
(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Samuel Bailey »

M. Samuel Bailey

Par le nombre de ses publications philosophiques, dont quelques-unes remontent à une époque déjà fort ancienne272, M. Samuel Bailey mériterait une étude à part, si nous nous étions proposé ici autre chose qu’une courte esquisse de la psychologie anglaise contemporaine. Il n’est guère possible de le classer. Partisan déclaré de l’expérience, il forme comme une transition entre l’école écossaise et les psychologistes dont nous venons de parler. Sa manière nette, exacte, précise, non sans quelque sécheresse, diffère totalement de la psychologie descriptive dont M. Bain nous a offert le type le plus complet. Elle rappelle plutôt le xviiie  siècle et la clarté un peu maigre de Condillac et de Destutt de Tracy. M. Bailey est, comme eux, plus logicien que psychologue, et son analyse verbale ne pénètre pas assez dans une science « aussi enfoncée dans les faits » que la psychologie. Esprit plus pénétrant qu’étendu, avide de clarté, il poursuit en ennemi acharné les métaphores, la phraséologie vague, les arguments de rhétorique qui usurpent la place de la science, les explications qui font semblant de résoudre les difficultés : il demande pour la psychologie une langue aussi précise que possible. Il n’est point cependant si épris d’algèbre qu’il ne cède aux entraînements de l’éloquence, quand c’est le lieu : et il a revendiqué les droits de la science, dans un langage si ferme et si élevé, qu’il faut traduire :

« Quoi ! salués d’applaudissements de triomphe, des milliers de savants s’emploieront à des investigations physiques presque infinitésimales ; à rechercher la composition atomique et la structure microscopique du corps ; à explorer les formes innombrables de la vie animale et végétale, invisibles à l’œil tout seul ; à découvrir des planètes qui ont parcouru, inconnues pendant des siècles, leurs orbites obscurs ; à condenser, par la puissance du télescope, en soleils et systèmes, ce qui était regardé récemment encore comme la vapeur élémentaire des étoiles ; à traduire en formules numériques l’inconcevable rapidité des vibrations qui constituent ces rayons, si fermes en apparence que les plus forts vents ne les ébranlent pas ; à mettre ainsi en vue les parties les plus mystérieuses de l’univers matériel, depuis l’infiniment loin jusqu’à l’infiniment petit ; mais l’analyse exacte des phénomènes de conscience, la distinction entre les différences, si fines pourtant et si petites, des sentiments et des opérations ; l’investigation attentive des enchaînements les plus subtils de la pensée, la vue ferme mais délicate de ces analogies mentales qui se dérobent au maniement grossier et négligent de l’observation vulgaire, l’appréciation exacte du langage et de tous ses changements de nuances et de tous ses expédients cachés, la décomposition des procédés du raisonnement, la mise à nu des fondements de l’évidence : tout cela serait stigmatisé comme un exercice superflu de pénétration, comme une perte de puissance analytique, comme une vaine dissection de cheveux, comme un tissage inutile de toiles d’araignées ? Au milieu des honneurs prodigués aux recherches sur les recoins les plus cachés du monde matériel, entendrons-nous dire que l’examen exact, minutieux, pénétrant de notre nature mentale est un travail vain et superflu, sans bénéfice, sans issue qui vaille ?

Ne le croyez pas. Soyez sûr qu’ici l’investigation infatigable, la minutieuse analyse, la recherche exacte, la distinction attentive des choses qu’on peut confondre, le soin scrupuleux dans l’étude des procédés, la précision à enregistrer les résultats, sont aussi bien placés, aussi fructueux, aussi importants, aussi indispensables, aussi élevés en dignité, si vous voulez, qu’ils le sont (je le dis sans vouloir les déprécier) quand il s’agit de rechercher d’invisibles étoiles, de calculer les millions d’ondulations imperceptibles d’un rayon de soleil, de peser les atomes des éléments chimiques, d’observer les cellules des corps organiques, d’étudier l’anatomie des cousins et des mites, et même de rechercher les caractères spécifiques et les habitudes particulières de mollusques et d’animalcules273. »

M. Bailey ne reconnaît pour les faits de conscience qu’une méthode, celle des sciences de la matière (tom. I, lett. 2). Il se plaint cependant ailleurs (tom. II, lett. 16) des envahissements de la physiologie ; il prétend même que la connaissance des faits physiologiques n’éclaircit pas celle des faits psychologiques, que quand même nous connaîtrions les conditions matérielles de la mémoire, de la perception, etc., nous n’en saurions pas mieux ce que c’est. La science de l’acoustique, dit-il, est inutile pour faire de bonne musique : de même, connaître les moyens physiques ou mécaniques qui engendrent ou influencent les phénomènes psychologiques, ce n’est pas en pénétrer la nature.

Il n’est pas très facile de concilier ces assertions. En tout cas, le raisonnement de l’auteur, incontestable au point de vue des causes premières, nous paraît manquer de solidité en ce qui concerne les causes secondes : or, l’objet propre de toute science qui se sépare de la métaphysique, c’est la recherche de ces causes immédiates et prochaines. Ajoutons que les progrès de la science semblent donner à l’auteur un démenti.

Nous avons vu, dans l’Introduction (§ 8), avec quelle vivacité il combat la doctrine des facultés : aussi ne classe-t-il les faits de conscience qu’en passant et en déclarant bien vite qu’il ne tient guère à sa classification. (Without attaching much importance to matter.) (Tom. I, lett. 6.) La voici :

Classe. Les phénomènes de conscience.

 

Ier Ordre : Affections sensitives.

Genre I. Sensations corporelles.

Genre II. Émotions mentales.

 

IIe Ordre : Opérations intellectuelles.

Genre I. Percevoir.

Genre II. Concevoir.

Genre III. Croire (juger).

Genre IV. Raisonner.

 

IIIe Ordre. Volitions.

Genre I. Relatives aux corps.

Genre II. Relatives à l’esprit.

 

Nous ne le suivrons pas dans le détail, qui est d’ailleurs exposé sans beaucoup de suite, car l’auteur a eu l’intention non de faire un traité complet et méthodique, mais d’aborder seulement les questions où il a quelque chose à dire. Bornons-nous à deux points : la perception extérieure et la volonté. Sur la première, il parle à peu près comme Reid ; sur la seconde, il devance les contemporains.

Rappelons brièvement comment l’Ecole écossaise explique la perception extérieure. A proprement parler, elle ne l’explique point ; tout se réduit à dire que nous percevons le monde externe, parce que nous avons la faculté de le percevoir. C’est un fait irréductible. De plus, nous percevons les choses comme elles sont. Je vois un chat, je touche un verre. Suivant Reid et ses disciples, le chat est en lui-même tel que je le vois, le verre tel que je le touche. Quand bien même ni moi, ni aucun de mes semblables ne verrait le chat ni ne toucherait le verre, ces objets n’en resteraient pas moins avec leurs qualités propres de forme, de résistance, etc., telles que je les perçois. Soutenir le contraire, suivant eux, c’est introduire le scepticisme. — Selon les contemporains, la perception est l’acte commun du sujet et de l’objet : ma perception est mon œuvre, je mets dans le monde extérieur au moins autant que j’en reçois. Il y a bien quelque chose d’externe que j’appelle chat et verre ; mais rien ne prouve qu’ils répondent à l’idée que je m’en fais ; il est même vraisemblable qu’ils en diffèrent beaucoup. La perception étant un rapport, rien d’étonnant qu’elle varie avec les deux termes et comme eux : c’est là un fait tout naturel, et il n’y a pas ombre de scepticisme à le soutenir.

M. Bailey est avec Reid ou n’en diffère que par des nuances : « Je diffère, dit-il274, de l’École Écossaise, en ce qu’elle admet une croyance irrésistible en un monde extérieur, et que moi j’admets une connaissance. » La critique qu’il fait de Berkeley ne me paraît pas entrer dans le vif de la question : celle de Kant est inexacte. Croirait-on qu’il lui reproche d’avoir regardé la perception comme un acte analysable, au lieu d’y voir un fait de conscience indécomposable ? (tom. II, lettre IIe) ; or, c’est là précisément qu’est le progrès.

À cette doctrine de la perception immédiate et passive se rattache l’opinion de l’auteur sur la vision. On donne, en Angleterre, le nom de théorie Berkeleyenne de la vision à celle qui distingue les perceptions naturelles de la vue (lumière, couleurs) des perceptions acquises (distance, mouvement, etc.), ces dernières étant induites et non perçues directement. L’œil ne nous donne que la figure, la position et la grandeur apparentes : le toucher seul nous donne la figure, la position et la grandeur réelles. Mais comme les différences dans la réalité sont aussi communément accompagnées de différences dans les apparences, l’esprit induit le réel en se fondant sur l’apparent. M. Bailey a vivement combattu cette théorie pour admettre expressément une vision directe et immédiate. Quoique l’ensemble de ses arguments ne paraisse pas de nature à produire la conviction, il faut reconnaître qu’il a produit des faits difficiles à expliquer dans l’opinion contraire à la sienne. Chez les enfants, prétend-il, la vue est développée avant le toucher. Il soutient avec plus de vraisemblance, que les jeunes animaux voient aussitôt qu’ils sont nés. Le caneton court à l’eau en sortant de sa coquille ; le petit crocodile, éclos sans être couvé par ses parents, court à l’eau aussi, mord un bâton, si on le lui présente, etc., etc. Enfin, il conteste que le fameux opéré de Cheselden, qui disait que tous les objets touchaient ses yeux, soit un argument contre sa doctrine.

M. J. Stuart Mill275, qui a discuté cette théorie, conclut que les arguments de M. Bailey n’ont jeté aucune lumière nouvelle sur la question et ont laissé la théorie de Berkeley telle qu’elle était. Il semble difficile d’être d’un autre avis.

Nous avons dit que dans son étude sur la volonté, M. Bailey apparaît, non plus comme un dissident de l’École écossaise, mais comme un précurseur des contemporains.

« Si la psychologie, dit-il276, étudiait les affections et opérations au lieu des facultés, et réglait son langage en conséquence, il semble qu’on se débarrasserait d’un bon nombre de questions embarrassantes parmi lesquelles il faut mettre la controverse sur la liberté de la volonté, ce qui est littéralement la liberté d’une non-existence. »

La question examinée de près se réduit, suivant l’auteur, à se demander, non pas si nous sommes libres d’agir dans certains cas comme il nous plaît, — car personne, je pense, ne conteste que nous le soyons ; — mais s’il y a des causes régulières qui nous mettent en état de « vouloir » agir comme nous agissons. Or, c’est là une question de fait : et les exemples abondent pour montrer que, dans beaucoup de cas, les circonstances étant déterminées, nos actes peuvent être prédits ; et qu’il y a des causes régulières qui nous déterminent à vouloir, comme il y a des causes physiques qui produisent les divers faits matériels.

Il y a quarante-trois ans (en 1826), M. Bailey publiait déjà sur l’uniformité de la causalité, une dissertation ayant pour objet de faire rentrer les phénomènes volontaires sous la loi commune. Voici la substance de ce morceau curieux, qu’il a reproduit dans ses Lettres sur la philosophie de l’esprit humain 277.

Il est surprenant qu’on ait pu théoriquement révoquer en doute la connexion des motifs et des actions. La vie pratique dépend tout entière de ce principe qu’on rejette en spéculation. Les discours d’un orateur, les traités d’un auteur, les prescriptions du législateur, les manœuvres du général, les décrets du monarque l’impliquent également. Un général qui commande une armée et dirige une bataille, compte sur l’obéissance de ses officiers et de ses soldats : est-il moins confiant dans le résultat de ses ordres que quand il accomplit quelque acte matériel, comme tirer une épée ou sceller une dépêche ?

Les transactions commerciales de toute sorte attestent un même genre de confiance. Un marchand tire sur son banquier un billet payable tel jour : le billet circule, sans que le tireur doute de la volition finale qui fait que le banquier le paiera.

L’économie politique nous offre des exemples encore plus nombreux ; elle est en grande partie une enquête sur l’action des motifs, et elle se fonde sur ce principe que les voûtions humaines sont sous l’influence de causes précises et déterminables. La hausse et la baisse, les fluctuations du change, les variations de l’offre et de la demande, le retour du papier chez le banquier après une émission excessive, la disparition des espèces, tous les faits de cette nature résultent de causes déterminées qui agissent avec régularité.

Ainsi lorsqu’on laisse de côté le langage vague sur la liberté de la volonté — qui est, comme on l’a dit, la liberté de quelque chose qui n’existe pas — la véritable question se présente sous une forme qui ne laisse plus guère de place à une divergence d’opinions.

Mais, après tout, peut-on objecter, quand nous prédisons ou calculons ainsi les actions volontaires de nos semblables, nous ne regardons leur production que comme vraisemblable ; il n’y a point de nécessité dans ce cas ; elles peuvent se produire ou ne pas se produire. Il y a une sorte de latitude qui prévaut, et nous permet de ne pas supposer que ces actions dépendent de causes régulières et invariables.

A cela M. Bailey répond, comme on pouvait s’y attendre, que c’est notre ignorance de toutes les causes en jeu qui fait que les événements volontaires ne sont pour nous que probables : si nous les connaissions toutes, il y aurait une certitude parfaite. Les variations en probabilité sont entièrement dues aux variations dans l’état de notre propre connaissance ; et cela est également vrai pour les phénomènes physiques et pour les phénomènes moraux.

En somme, deux faits incontestables, dit M. Bailey

1. Les actions volontaires résultent de motifs et peuvent être constamment prédites ;

2. En accomplissant ces actions, nous n’en faisons pas moins ce qui nous plaît ; nous agissons avec une parfaite liberté.

Je ne sais, ajoute-t-il, pourquoi on voit d’ordinaire une incompatibilité dans ces deux faits. Pour ma part, je n’en vois aucune et il ne peut y en avoir, si tous deux sont des faits réels. Pourquoi serait-il incompatible que vous fassiez ce qu’il vous plaît, et que je prédise, moi, ce que vous feriez ou même que je sois cause que vous désiriez le faire ? Je produis en vous le désir de faire une chose, — ce qui implique naturellement que je prévois votre action : — ce n’est pas vous forcer à la faire. Les mêmes actions humaines peuvent être voulues avec une liberté parfaite par l’auteur, et prédites avec une certaine confiance par l’observateur.

Cette théorie de la volonté est si bien d’accord avec celle des contemporains, que M. Bain en a transcrit quelques pages dans son grand ouvrage the Emotions and the Will. Si l’on ajoute que dans son traité spécial du raisonnement (Theory of Reasoning, 2e édit.) M. Bailey se rapproche à beaucoup d’égards de M. Stuart Mill, on conclura avec nous que sa psychologie porte la marque d’une époque de transition, plus près de l’avenir pourtant que du passé.