(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « M. Denne-Baron. » pp. 380-388
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « M. Denne-Baron. » pp. 380-388

M. Denne-Baron.

Il faut quelquefois que les poètes meurent pour qu’on parle d’eux. M. Denne-Baron, qui est mort le 5 juin dernier, a réveillé, en disparaissant, chez les hommes de lettres ou poètes ses confrères, des souvenirs qu’il serait injuste de ne point recueillir et fixer. Il était de cette race de rêveurs opiniâtres et doux qu’on appelle, selon les genres et les degrés, La Fontaine ou Panard, qui n’ont point souci d’eux-mêmes, et qui jettent leurs fleurs ou leurs fruits sans les compter. Né à Paris le 6 septembre 1780 d’un riche négociant ou commerçant de la capitale, il hérita à vingt ans d’une belle fortune qu’il ne s’inquiéta point de conserver, et que plus d’un fut actif à lui ravir. Il aimait à la folie les lettres, les muses, comme on disait encore ; il cultivait les divers arts, particulièrement la musique, savait le grec et en traduisait ; il s’inspirait du poème du Musée pour donner en 1806 Héro et Léandre, poème en quatre chants, suivi de poésies diverses, de traductions ou imitations en vers de Virgile, d’Ovide, de Lucain, ou même du Cantique des cantiques. M. Denne-Baron s’annonçait comme un facile et brillant amateur dans le groupe des traducteurs élégants, harmonieux, ou des jeunes élégiaques pleins de sentiment ; il s’essayait avec succès entre Baour-Lormian et Millevoye. J’ai sous les yeux un charmant petit volume de lui, à la date de 1813, Élégies de Properce, traduites en vers français, et autres poésies inédites, d’une typographie délicieuse, avec vignettes et gravures. On y sent à chaque pas la renaissance du goût antique ; les gravures y témoignent de l’art retrouvé de Pompéi et d’Herculanum. M. Denne-Baron était alors, parmi les jeunes poètes, un élève des peintres en vogue, tels que Guérin, Girodet ; il l’était surtout de Prud’hon. C’est ici le côté original et vraiment remarquable qui est à signaler chez M. Denne-Baron, et qui le distingue encore aujourd’hui de plusieurs autres talents plus en vue et plus cités. Prud’hon est un peintre à part entre ceux qui ont reproduit l’antique mythologie ; il l’eût en partie inventée s’il ne l’avait pas trouvée autour de lui tout épanouie et florissante. Je n’ai pas à voir s’il n’abuse point quelquefois par trop de mollesse et de rondeur : mais il a au degré suprême la grâce suave et la vénusté. Denne-Baron a dans son talent quelque chose de cette grâce, et il est dommage qu’il ne l’ait pas su davantage, qu’on ne le lui ait pas plus dit ; car il était de ces chantres enfants qu’il aurait fallu guider par la main et diriger. La pièce saillante de Denne-Baron, et qui lui assure un rang dans toute anthologie française, est inspirée du Zéphyre de Prud’hon et s’intitule Flore et Zéphyre. En voici quelques strophes qui donnent idée de cette touche heureuse.

Il est un demi-dieu, charmant, léger, volage ;
Il devance l’Aurore, et d’ombrage en ombrage
        Il fuit devant le char du jour ;
Sur son dos éclatant où frémissent deux ailes,
S’il portait un carquois et des flèches cruelles,
        Vos yeux le prendraient pour l’Amour.

C’est lui qu’on voit le soir, quand les Heures voilées
Entrouvrent du couchant les portes étoilées.
        Glisser dans l’air à petit bruit ;
C’est lui qui donne encore une voix aux Naïades,
Des soupirs à Syrinx, des concerts aux Dryades,
        Et de doux parfums à la Nuit.

Zéphyre est son doux nom ; sa légère origine,
Pure comme l’éther, trompa l’œil de Lucine,
        Et n’eut pour témoins que les airs :
D’un souffle du Printemps, d’un soupir de l’Aurore,
Dans son liquide azur le Ciel le vit éclore
        Comme un alcyon sur les mers.

Ce n’est point un enfant, mais il sort de l’enfance,
Entre deux myrtes verts tantôt il se balance.
        Tantôt il joue au bord des eaux,
Ou glisse sur un lac, ou promène sur l’onde
Les filets d’Arachné, la feuille vagabonde,
        Et le nid léger des oiseaux.

Souvent sur les hauteurs du Cynthe ou d’Érimanthe,
Sous les abris voûtés d’une source écumante,
        Il lutine Diane au bain…

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Parfois aux antres creux, palais bizarre et sombre
De la sauvage Écho, du Sommeil et de l’Ombre,
        Du Lion il fuit les ardeurs ;
Parfois dans un vieux chêne, aux forêts de Cybèle,
Dans le calme des nuits il berce Philomèle,
        Son nid, ses chants et ses malheurs.

Je laisse la fable agréable, mais un peu moins parfaite de l’amour de Flore pour Zéphyre ; le tout se termine par un vœu :

Puisses-tu, beau Zéphyre, auprès de ton poète,
Pour seul prix de mes vers, au fond de ma retraite,
        Caresser un jour mes vieux ans !
Et si le sort le veut, puisse un jour ton haleine,
Sur les bords fortunés de mon petit domaine,
        Bercer mes épis jaunissants !

Lorsqu’un mouvement poétique véritable, dû à des causes générales, lorsqu’un vrai printemps poétique nouveau se prépare dans une société, il s’annonce à l’avance par bien des signes ; il y a de jolis matins de février. Avant que le soleil se lève, il y a une aube et des gazouillements d’oiseaux. Combien de talents incomplets, mais qui avaient quelques parties distinguées, n’ont-ils pas pressenti et précédé le talent supérieur qui seul éclatera aux yeux de tous et qui les fera oublier ! Que d’essais, que d’intentions, que de premiers jets, mais courts et trop tôt évanouis ! Cela se vit vers 1811, lorsque Millevoye chantait et qu’on entendait le prélude encore éloigné, mais déjà sensible, de ce monde élégiaque nouveau, qui n’aura sa puissance de génie qu’avec Lamartine. Il y avait à côté de Millevoye d’autres Millevoye plus faibles et morts également avant l’âge. L’un d’eux, traducteur des Bucoliques de Virgile, et qui a laissé de touchants Adieux à la vie (1811), Dorange, a été célébré par Denne-Baron dans une ode délicate au début et assez élevée dans la dernière partie. En voici le commencement :

En vain mes yeux, levés vers la double colline,
        Cherchent le pin harmonieux
Qui, beau de vingt printemps, croît, fleurit et domine
        Sur le vallon silencieux.

Je prête en vain l’oreille à son léger murmure,
        Son léger murmure a cessé ;
De son front, dans les cieux, je cherche la verdure,
        Son front des cieux est effacé.

Il n’est plus : Au vallon, de sa tête muette
        Dorment les débris jaunissants ;
D’un reptile rongeur la dent lente et secrète
        A dévoré ses pieds naissants.

Ainsi, fils d’Apollon, de ta lyre divine
        Je cherche les accords touchants
Mais, humides encor du lait de Mnémosyne,
        Tes lèvres ont cessé leurs chants…

Denne-Baron lui-même qu’était-il, et quel rôle pourrait-on lui assigner en le nommant dans une histoire de la poésie française au xixe  siècle ? Il a été un précurseur : il a eu en lui quelque chose d’André Chénier, alors peu connu et presque inédit ; il a eu quelque chose de Lamartine. Nous savons par cœur Le Lac, cette divine plainte de ce qu’il y a de fugitif et de passager dans l’amour : Denne-Baron, dans une pièce lyrique qui semble avoir été composée avant Le Lac, a rendu à sa manière un soupir né du même sentiment. L’ode est intitulée : À Daphné sur la fuite de ses charmes ; c’est une consolation tirée de la ruine des empires et des changements insensibles des choses de la terre :

Tout change, ô ma Daphné ! Pourquoi donc par tes larmes
D’un printemps qui n’est plus redemander les charmes ?
        L’été n’a-t-il point ses attraits ?
Jupiter, dédaignant le bouton près d’éclore,
Laisse à ses demi-dieux la jeune et tendre Flore,
        Et s’enivre aux pieds de Cérès.

Il est vrai que dans ce début le poète semble moins occupé de la fuite et de la rapidité du sentiment que de la fragilité même de la beauté ; il pense à des attraits positifs, à une forme, à un visage, à ce que la poésie du Midi, celle de Rome et de la Grèce a surtout considéré. Il dirait volontiers comme le Tasse dans ce sonnet à Mme Lucrèce, duchesse d’Urbin : « Negli anni acerbi tuoi, etc. »

En vos années d’âpre verdeur, vous ressembliez à la rose purpurine qui n’ouvre son sein ni aux tièdes rayons ni au Zéphyre, mais qui dans sa robe verte se cache vierge encore et toute honteuse ;

Ou plutôt vous paraissez (car aucune chose mortelle ne peut se comparer à vous) comme une céleste Aurore qui emperle les campagnes et dore les monts, brillante dans un ciel serein, et tout humide de rosée :

Aujourd’hui la saison moins verte ne vous a rien ôté ; et, fussiez-vous même en négligé, la beauté de première jeunesse, tout ornée d’atours, ne saurait vous vaincre ou vous égaler.

Ainsi plus charmante est la fleur après qu’elle a déployé ses pétales odorants, et le soleil au milieu du jour luit plus beau qu’au matin, et flamboie.

Ou, comme un jeune poète auprès de moi l’a traduit pour les derniers vers :

L’âge mûr est venu, qui ne t’a rien ôté ;
Même en ton négligé, la plus jeune beauté
Sous ses plus beaux habits, te cède la couronne.

Oh ! que la rose s’ouvre, étalant ses couleurs !
Les boutons sont charmants, mais j’aime mieux les fleurs ;
Le soleil à midi plus qu’au matin rayonne.

Denne-Baron n’a point poursuivi sa pièce dans ce sens. Après les premières stances, il n’insiste plus sur cette seconde beauté préférable ou encore enviable de la maturité ; il accorde que le Temps triomphe, et qu’il renverse les grâces fragiles comme il change et détruit tout ce qui se succède incessamment sur cette scène toujours renouvelée de la nature ou de l’histoire. Parmi les stances consacrées à ce lieu commun éternel, il en est une sur Ninive qu’on lui demandait quelquefois et qu’il aimait à réciter :

Plus de flottes dans Tyr ! plus de chants dans Ninive !
L’immobile Silence est assis sur leur rive ;
        Plus de tumulte, plus de voix !
Semblable au vent qui roule une feuille d’automne,
On entend le Temps seul, d’une aile monotone,
        Balayer la cendre des rois !

La fin de cette ode, qui semblait inspirée jusque-là par Properce ou par Lucrèce, a pourtant une perspective tout à coup entrouverte du côté du ciel :

De la terre, ô Daphné ! c’est le ciel qui console ;
Aux lambris étoilés quand une âme s’envole,
        Un dieu la pèse de ses mainsp :
Et, s’il la trouve pure, il ouvre devant elle
Des jardins lumineux, des plaines d’asphodèle,
        Que n’ont point foulés les humains !

Mais ici on sent le défaut de l’inspiration générale de Denne-Baron. Ce ciel, qui participe de l’Olympe par ses jardins lumineux, et des enfers antiques par ses champs d’asphodèle, n’est pas le vrai ciel du spiritualiste ni du chrétien ; il ne contient aucune véritable espérance, aucun motif de consolation, et la pièce À Daphné, conçue avec assez de fierté, développée avec assez de talent, manque pourtant de décision ; elle demeure comme suspendue entre André Chénier et Lamartine. C’est cette décision, cette suite, cette fermeté dans la pensée et dans le talent qui se fait désirer chez Denne-Baron, et dont le défaut ne permet de voir en lui que les membres épars du poète.

On noterait encore de ces strophes qu’on aime à retenir, dans l’ode adressée par Denne-Baron Aux Mânes d’Octavie Devéria, sœur des célèbres peintres ; cette jeune femme, morte peu après le mariage, dans tout l’éclat de la beauté et entourée du charme des arts, a bien inspiré le poète ami :

Des chœurs de l’Hyménée à peine tu déposesq,
Ta chevelure encor sent l’haleine des roses
Dont il te couronna comme un ciel du matin…

Properce occupa de bonne heure M. Denne-Baron, et il s’efforça de le rendre en vers français. C’était l’époque (1813) où ce genre de traductions en vers était fort en honneur. On aimait cette lutte courageuse et prolongée avec les maîtres sans se demander si, lorsqu’on est réellement poète, il ne vaut pas mieux peut-être s’inspirer des anciens que les traduire. Properce, d’ailleurs, était fait pour tenter un ardent jouteur : admirable poète, un peu obscur, un peu serré, dont le texte a subi sans doute les outrages du temps, mais splendide par places, et qui, là où il se découvre tout entier, laisse éclater la plus belle flamme. Le tort de Denne-Baron, qui se sentait appelé vers lui par une prédilection précoce, est de ne l’avoir qu’effleuré en vers (je ne parle pas de sa traduction en prose, qu’il n’a faite que bien plus tard) ; au lieu de prendre Properce corps à corps, de le suivre, de le serrer de près, de ne laisser passer aucune élégie sans en avoir raison, et, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, de coucher toujours, pour ainsi dire, sur le champ de bataille ; au lieu de cela, il choisit ce qui lui plaît, il court, il élude, il abrège, il n’engage pas la lutte puissante et décisive au terme de laquelle est le laurier. Si Denne-Baron s’était plus expressément consacré à cet auteur ; si, vers 1820, par exemple, à cette date où André Chénier ressuscitait au jour, où M. Ingres marquait quelques-unes de ses toiles du style antique, il avait publié de Properce une traduction en vers vraiment complète, et menée à fin avec une étude passionnée, il aurait mérité de voir attacher son nom à un des noms qui ne peuvent périr, et d’être appelé invariablement le traducteur de Properce, tandis qu’il ne peut être appelé qu’un amateur de Properce.

J’ai touché les défauts. M. Denne-Baron, distrait aux caprices, au laisser-aller d’une imagination réelle, mais vagabonde, n’eut point cette patience ardente qui donne au talent le droit de marcher à la suite des génies. Dans sa philosophie désintéressée et qui promenait volontiers son regard sur l’immensité des choses, il croyait peu à la gloire, à ce miroir artificiel et magique qui concentre sur un point quelques rayons. Il préférait à la renommée même, le rêve, le silence et l’oubli, tous ces dieux cachés. Il ne faudrait point croire toutefois qu’il n’ait pas beaucoup écrit et beaucoup travaillé : c’est le cas de bien des distraits et des rêveurs dans ce siècle assujetti. Notre temps a cela de particulier qu’il impose à bien des hommes qu’on appelle je ne sais pourquoi paresseux, des surcroîts de tâche et de corvée qui eussent honoré des laborieux en d’autres siècles. Dans les dernières années, M. Denne-Baron a payé son tribut à la prose par des traductions estimées, et dont l’élégance annonce encore le poète. Il a traduit pour le volume des Lyriques grecs, publiés par M. Lefèvre (1842) les Odes d’Anacréon, et pour le volume des Romans grecs, publié par le même éditeur, ce joli conte de L’Âne, attribué à Lucius de Patras ; il a traduit Properce en prose dans la collection des Auteurs latins, dirigée par M. Nisard. Le Dictionnaire de la conversation lui doit des articles sans nombre sur les sujets les plus divers. Mais ce dont surtout la postérité sait gré et tient compte, c’est de ce que trouve le talent et de ce qui naît sans peine et comme une grâce ; une strophe bien venue sur une fleur, sur un coquillage, sur un zéphyr, s’en va vivre durant des âges, et suffit à porter un nom. M. Denne-Baron a-t-il eu de ces bonheurs ? On peut du moins le citer à la suite et dans le groupe de ceux qui ont su être classiques de nos jours sans convenu et avec originalité.