Chapitre V.
Des orateurs anciens et Modernes.
§. I.
Des Orateurs anciens.
L’ Art de l’Eloquence, cultivé avec tant d’ardeur par les Grecs & par les Romains, a fait quelquefois chez eux plus de mal que de bien. S’il y avoit des Orateurs qui inspiroient des desseins justes & honnêtes, qui fournissoient des vues utiles pour l’avantage du genre humain, on en voyoit aussi qui ne servoient que leur ambition particuliére, qui flattoient & qui condamnoient sans raison, qui souffloient le feu de la discorde entre leurs concitoyens, qui échauffoient & éternisoient les haines nationales, au mépris de l’humanité. L’éloquence de ces misérables étoit venale ; le desir de parvenir à quelque place les portoit à la Tribune pour défendre sans pudeur des scélérats puissans, ou pour accuser des gens de bien sans appui.
Mais de quelques écueils que fût semée la carriere du Barreau à Athènes & à Rome, tous n’y échouerent pas, & quelques-uns montrerent des vertus.
Périclès, qui fut comme son fondateur à Athènes, n’eut à se reprocher que son ambition. Thucydide nous a conservé un de ses discours, qui est remarquable par la force des pensées & l’énergie des expressions.
Lysias se distingua par la clarté, la délicatesse, la précision. Il s’attachoit presque uniquement à prouver ; mais il ne brilla pas autant que Périclès. Isocrate qui vint après eux, charma par un discours nombreux & cadencé, & sur-tout par cette douce harmonie qui a tant de pouvoir sur les ames. Son discours aux Athéniens pour les exhorter à la paix, est célébre dans l’histoire. Cette piéce d’éloquence que le tems a respectée, peut nous donner une juste idée de sa harangue sur les devoirs de la royauté, adressée à Nicoclès, Roi de Salamine, & qui procura à son auteur un présent de vingt talens. Il seroit à souhaiter que quelqu’un de nos Ecrivains du premier genre eût mis en françois tous les discours de ce célébre Orateur ; mais nous n’en avons que quelques-uns traduits assez foiblement par Giry, du Ryer, Regnier des Marais, Morel de Breteuil, &c. &c.
On s’est plus attaché à Démosthènes, le prince de l’Eloquence grecque. On sçait que ce célébre Orateur n’atteignit à la perfection de son art qu’à force de travail. La nature avoit mis, ce semble, des barrieres entre lui & l’éloquence ; il triompha de ces obstacles par sa patience. Il fit entendre sa voix éloquente dans Athènes, tandis que Philippe attaquoit leur liberté & celle de toute la Grèce. Il employa toutes les ressources de son art pour faire prendre des résolutions vigoureuses contre ce Prince ambitieux ; mais il adressoit la parole à l’amour de la patrie : & cette passion des grandes ames n’échauffoit plus le cœur des Athéniens. S’ils avoient pu être remués, ils l’auroient été par Démosthènes. Ce n’est pas au langage que cet Orateur s’attache ; il s’abandonne à son enthousiasme, & dédaignant la froide élégance, il exprime tout avec une énergie qui lui est propre. Nous n’avons personne qu’on puisse lui comparer que M. Rousseau de Genève. Cette éloquence vive, forte, grande, pleine, aisée, qui coule par-tout chez lui de source, est précisément celle de l’auteur d’Emile & de la nouvelle Héloïse ; mais il semble que dans l’Orateur Génévois il y a plus de philosophie que dans l’Orateur d’Athènes. En général les Hatangueurs anciens sont babillards & verbeux ; mais ils le sont avec cette majesté, cette harmonie, cette vivacité de couleurs, cette abondance d’images qui fait tout pardonner. D’ailleurs▶, comme ils parloient les deux plus belles langues qui ayent jamais été dans la bouche des hommes, on ne s’apperçoit de ce défaut que lorsqu’on lit leurs traducteurs.
Démosthènes eut un rival dans Eschine, Orateur plus orné, plus élégant, mais moins véhément & moins serré, & qui n’avoit pas le grand art de son émule, d’exciter les passions & les mouvemens qu’il vouloit. Eschine fut toujours assez généreux pour rendre justice aux talens de Démosthènes ; mais il ne le fut pas assez pour voir sans envie les distinctions que son mérite lui attiroit.
Les chefs-d’œuvre des deux Orateurs, disons mieux du Barreau d’Athènes, sont les Harangues de la Couronne. Voici le sujet de ces fameux plaidoyers. Ctésiphon ayant décerné à Démosthènes une couronne pour récompense de ses services, Eschine, rival & ennemi de l’Orateur, s’éleva contre ce décret, accusa celui qui l’avoit porté, & attaqua personnellement Démosthènes. Cette intéressante cause fut plaidée dans le tems qu’Alexandre conquéroit l’Asie. Eschine succomba & fut exilé. Démosthènes obtint le triomphe que son éloquence méritoit autant que ses services.
Ces deux discours ont été traduits en françois par trois auteurs différens : d’abord par Toureil dont la version est foible ; ensuite par M. l’Abbé Millot de l’Académie de Lyon dont la version a été imprimée à Lyon en 1764. in-12. Celle-ci est faite avec soin & bien écrite ; mais on désireroit qu’elle fût plus animée ; que l’auteur se fût rendu plus maître des tours de son original, & que sans perdre de vue son modèle, il l’eût dessiné plus librement. C’est l’attention qu’a eu M. l’Abbé Auger, auteur d’une nouvelle traduction, publiée à Rouen 1768. in-12. Le génie grec y est mieux conservé que dans les autres traductions ; mais on sçait combien la langue françoise est inférieure à la grecque. Eschine après avoir lu, dans son école de Rhodes, la harangue de Démosthènes, dit à l’Assemblée qui l’applaudissoit, Et que seroit-ce donc si vous l’aviez entendu lui-même ? Ce mot, dit ingénieusement M. de Querlon, peut s’appliquer à toutes les versions de ce genre ; je dirois volontiers des meilleures : que seroit-ce, si vous entendiez l’original. Le mérite de tout traducteur se réduit presque par le défaut de nos jargons modernes à être exacts, précis & fidéle.
C’est celui des Philippiques de Démosthènes & des Catilinaires de Cicéron, traduites par M. l’Abbé d’Oliver, de l’Académie Françoise, à Paris 1765 in-12. Ces traductions des meilleurs modèles de l’Eloquence grecque & latine, si dignes elles-mêmes d’en servir en leur genre, soit pour la fidélité de l’interprétation, soit pour la pureté du style, l’élégance & la netteté de la diction, n’ont pas besoin de nos éloges : elles sont assez recommandées par l’estime & par l’accueil constant du public. Personne n’ignore que les Philippiques sont quatre discours que Démosthènes prononça devant le peuple d’Athènes contre Philippe, Roi de Macédoine, qui vouloit assujétir la Grèce. Ceux qui pourront conférer le texte de Démosthènes avec le langage que lui fait parler le traducteur, verront bien qu’il n’a pas cherché comme M. de Tourreil, qui avoit traduit les Philippiques avant lui, à lui donner de l’esprit, mais à représenter fortement & naïvement son vrai caractère.
L’Abbé d’Olivet, à qui nous devons cette version, avoit un amour de préférence pour Ciceron, qu’il regardoit comme le prince de l’Eloquence latine. On avoit vu à Rome des Orateurs distingués : Antoine Crassus, Cotta, César, Brutus ; mais lorsque Ciceron parut, on sentit qu’on n’avoit encore rien entendu de pareil. Il fut élevé sous les yeux de Crassus qui lui traçoit le plan de ses études, & lui ouvroit toutes les grandes sources de l’Eloquence. Après avoir suivi les meilleurs maîtres qui fussent pour lors à Rome, il alla dans la Grèce pour se perfectionner dans cette ancienne patrie des Arts. Il avoit de grandes obligations à la nature, qui avoit beaucoup fait pour lui ; cependant il sentoit qu’il faut la seconder par un travail assidu, & qu’on ne peut parvenir au grand, si l’on n’est animé d’une passion qui tienne de l’enthousiasme. La gloire de l’éloquent Hortensius piqua son émulation, & il n’épargna rien pour obtenir les mêmes éloges. Bientôt ses vues s’étendirent, & il laissa son rival bien loin derriere lui. Ciceron connoissoit tous les styles, & il les employa tous avec le succès le plus marqué. Il s’appliqua à réunir deux choses qui vont rarement ensemble, la force & les graces. En un mot Ciceron fut à Rome ce que Démosthènes avoit été à Athènes. S’il est vrai comme quelques-uns l’ont écrit, qu’il n’ait ni le nerf, ni l’énergie ni, comme il l’appelle lui-même le tonnerre de Démosthènes ; il le surpasse par l’abondance & l’agrément de la diction, par la variété des sentimens, & sur-tout par la vivacité de l’esprit. Les expressions, en passant par son imagination féconde & brillante prenoient cette couleur d’urbanité romaine dont il est le modèle le plus parfait.
Nous avons eu plusieurs traducteurs des harangues de Ciceron : du Rier dont le style a vieilli ; Gillet dont la version est foible ; l’Abbé de Maucroix qui s’étant presque toujours exercé sur des sujets où il ne falloit qu’un style doux & tempéré, n’avoit pu prendre un style plus oratoire & plus nerveux ; enfin l’Abbé d’Olivet dont nous avons fait connoître la traduction des Catilinaires & qui nous a donné aussi quelques morceaux des Verrines ou des oraisons contre Verrés.
Mais aucun des traducteurs n’a traduit toutes les oraisons de Ciceron. Cette entreprise étoit réservée à Bourgoin de Villefore, qui n’a laissé aucune des cinquante-neuf harangues de Ciceron sans la traduire. Sa version parut en 1731. à Paris, chez Gandouin en huit vol. in-12. Ce qui a dû rendre son travail plus pénible, ce sont les principes qu’il s’est fait sur la traduction en elle-même. Il croit, par exemple, que lorsqu’il s’agit de harangues & de plaidoyers, c’est peu faire que de rendre fidélement le sens du texte, mais qu’il faut encore, autant que la différence des deux langues le peut souffrir, traduire le tour que l’Orateur donne à ses pensées & à la variété de ses mouvemens. Suivant ce principe, M. de Villefore a conservé les dénominations usitées chez les Romains. Il a poussé cette fidélité d’interprétation jusqu’à traduire à la lettre certaines expressions injurieuses, que les honnêtes gens parmi nous n’employent guéres en public, même dans les plus fortes invectives : telles sont celles de Hellus, de Bellua, de Carnifex, que Ciceron met en œuvre contre Verrés, contre Pison, contre Antoine, & que Villefore rend tout simplement par celles-ci, brutal, bête féroce, bourreau, &c. Malgré cette fidélité scrupuleuse, sa version n’occupe pas le premier rang, ni même le second. Le style quoique exact en lui-même, n’est pas toujours assez coulant ; il rampe même quelquefois ; dans d’autres endroits il paroît embarrassé. Je mets beaucoup au-dessus le style des Catilinaires traduites par M. l’Abbé d’Olivet. Pour ce qui est de l’exactitude de la traduction de Villefore, cet Ecrivain n’a pas toujours bien pris la pensée de son auteur, même dans les endroits où il n’est pas question d’érudition, ni d’une grande connoissance de l’antiquité. Ce n’est point à tort qu’il se montre reconnoissant dans sa préface, des secours qu’il a reçu de tous ceux qui ont donné en françois quelqu’une des harangues de son auteur. Quand ces secours lui manquent, on s’en apperçoit aisément.
Les Anciens étoient naturellement si éloquens qu’ils portoient ce talent
jusques dans l’histoire. Tout le monde connoît le livre classique
intitulé Orationes ex historicis latinis collectœ. On
sçait que c’est un choix de harangues directes & d’autres discours
tirés des quatre principaux Historiens latins, de Salluste,
Tite-Live, Tacite, & Quinte-Curce. Ces
harangues, sans avoir tout l’appareil oratoire des plaidoyers de Ciceron, sont autant de morceaux d’éloquence, où
respire, sous des traits mâles, le véritable génie de Rome. L’historien
n’étant plus échauffé par la présence des objets, ni par les intérêts
actuels qui s’éteignent avec les passions qui les font naître, ne
pouvoit qu’en retracer le tableau ; mais
avec quelle
grandeur, quelle noblesse, quelle fierté, quelle force, quel sens, Salluste & Tite-Live tracent-ils
ces peintures ? C’est ce qu’on verra encore mieux que je ne saurois le
dire dans le recueil cité, qui a été traduit par M. l’Abbé Millot, de l’Académie de Lyon, sous le titre de Harangues choisies des Historiens latins, à Lyon 1764. deux
vol. in-12. Le traducteur a été fidéle à deux regles
de toute bonne version. 1°. L’exactitude à rendre le sens d’un Orateur.
2°. La fidélité à exprimer le caractère de son éloquence. C’est-là ce
qu’on appelle être exact à la lettre & à l’esprit. “Des
traductions aussi bien faites, dit l’auteur des Affiches de
Province, valent des ouvrages originaux pour ceux qui savent
apprécier les difficultés de ce genre, & ce qu’il en coûte en
les surmontant, pour n’en laisser rien appercevoir, ou pour en
dérober les traces sous l’air de la diction.”
Après Ciceron, l’Eloquence ne fit plus que dégénerer, comme il étoit arrivé en Grèce après Démosthènes. Sénéque en fut le premier corrupteur. Il pensoit fortement, mais ses pensées étoient affoiblies par ses expressions où il mettoit trop de recherche. Sa manie pour les antithèses, pour les pointes, pour les brillans, étoit extrême, & on croit en lisant ses ouvrages, lire un recueil d’épigrammes ; ce qui produit une monotonie fatigante : avec beaucoup d’esprit, il n’avoit nul goût, nulle idée de la véritable éloquence. Son style décousu ne montroit ni nombre, ni harmonie ; rien de périodique, rien de soutenu. Il substitue à la simplicité noble des anciens, le fard de la Cour de Néron. Sa maniere de s’exprimer courte & sentencieuse, ôtant toute liaison au discours, fit dire à l’Empereur Claude que son style étoit du sable sans chaux. Mais comme à ces défauts Sénéque joignit un esprit vigoureux & élevé, une imagination fleurie, des connoissances étendues, il se fit une réputation éclatante, & devint le modèle sur lequel la jeunesse romaine se plut à se former ou à se corrompre.
Le Président Chalvet, Malherbe, du Rier se sont autrefois exercés sur Sénéque ; mais leurs versions sont très-mauvaises, & on ne peut prendre une idée de cet Orateur que dans les Pensées de Sénéque, par M. de la Baumelle, encore chaque morceau étant isolé, on ne peut se former une juste idée de son éloquence.
Pline le jeune, neveu de Pline le Naturaliste, qui l’adopta pour son fils, fut formé par le célébre Quintilien dont il fut le meilleur disciple & le plus reconnoissant. Pline ayant commandé d’abord une légion en Syrie, revint à Rome, où il se livra entiérement aux affaires publiques. Il plaida sa premiere cause au Barreau dès l’âge de dix-neuf ans, mais avec un succès si décidé, que ses rivaux & ses amis comprirent dès-lors à quelle gloire il étoit destiné. Nous n’avons de lui dans le genre oratoire, que son Panégyrique de Trajan. Quoique cet Empereur fût un grand prince, digne de tous les prix de la vertu, quoique Pline ne le flâte pas dans tout le bien qu’il en dit, cependant son Panégyrique intéresse peu. Rien de plus difficile que de louer même le mérite ; il semble qu’il doit se suffire à lui-même, & que l’éloge l’affoiblit au lieu de l’élever. Ces discours d’appareil rendent légitimement suspect leur objet & leur auteur. La vertu solide est toujours modeste & sincére. Elle ne souffre ni ne fait de panégyriques. Il n’est pas vrai cependant (comme l’a dit quelque part M. de (*) V.) que Trajan ait entendu celui de Pline. Il étoit absent lorsqu’il fut prononcé ; mais ce n’est pas le seul fait que cet Historien inexact, mais brillant, a altéré.
Nous avons une bonne traduction du Panégyrique de Trajan par M. de Sacy, Avocat au Conseil, & c’est à l’occasion de cette traduction & de celle de Démosthènes par Tourreil que la Motte dit dans une de ses Odes :
Long-tems l’antiquité savanteNous recéla mille Ecrivains ;Mais des trésors qu’elle nous vanteNous avons lieu d’être aussi vains.Les Plines & les Démosthènes,Les travaux de Rome & d’AthènesDeviennent nos propres travaux :Et ceux qui nous les interprêtent,Sont moins par l’éclat qu’ils leur prêtent,Leurs traducteurs que leurs rivaux.
Le traducteur de Pline est tellement son rival, qu’il substitue quelquefois ses pensées à celles de l’auteur, pour lui donner un certain air de bel esprit qui étoit alors à la mode.
Le bel art de l’Eloquence ne fit que dégénerer depuis Pline. Protégé quelquefois par les Empereurs, il tâcha de se maintenir dans cet état de médiocrité jusqu’à la chûte de l’Empire. L’éloquence de Symmaque, défenseur de l’idolâtrie, a été comparée par Prudence à une bêche d’or dont il labouroit la boue. Son style élégant & fleuri se sentoit néanmoins de la corruption de son siécle. Les déclamations de Libanius foibles & sans vigueur, ne présentoient que des pensées plus spécieuses que solides, & des railleries plus piquantes qu’ingénieuses. Enfin, lorsque les Barbares eurent inondé l’Europe, l’Eloquence fut aussi sauvage & aussi grossiere qu’eux.
§. II.
Des Prédicateurs François, & premiérement des discours de Morale.
REservant à un autre article l’examen des Peres de l’Eglise, je ne donnerai l’histoire de l’Eloquence sacrée que depuis qu’on a commencé de prêcher en françois. Jamais l’art de la parole n’a été plus avili qu’alors. Après le texte, venoit un long exorde qui rouloit le plus souvent sur un passage de l’Ecriture, & qui conduisoit le Prédicateur à ce qu’on appelle l’Ave Maria. Alors il traitoit deux questions. L’une théologique, où il rapportoit les sentimens des maîtres de l’école ; & l’autre jurîdique tirée tantôt du droit canon, tantôt du droit civil. On citoit les livres, les paragraphes & les loix, comme dans un plaidoyer. Ovide & St. Augustin, Homère & St. Chrysostome fournissoient les autres citations.
Dès qu’on avoit vuidé ces questions épineuses, qui n’avoient souvent aucun rapport avec le sujet principal, & qui, avec l’exorde, remplissoient les deux tiers du sermon, l’Orateur venoit à la division générale. Il la faisoit toujours en deux parties, qui finissoient par des syllabes de même son, pour former une espêce de cadence. Ce qu’on observoit avec soin dans la plûpart des sermons, c’est que la premiere partie eût du rapport avec la matiere générale que le Prédicateur avoit eu dessein de traiter ou pendant l’Avent, ou durant le Carême. Chacune des parties générales, sur-tout la premiere, étoit sous-divisée en plusieurs. Tout étoit traité avec autant de sécheresse que de briéveté. Quand le harangueur avoit rempli ou croyoit avoir rempli sa tache, il finissoit assez brusquement, souvent par les paroles de son texte, pour montrer, sans doute, qu’il ne s’étoit pas écarté de sa matiere ; en quoi, certainement, il ne pouvoit faire illusion qu’aux esprits les plus distraits, ou aux auditeurs les plus ignorans. Les sermons de Menot, & Meyssier, & de plusieurs autres qui ont eu néanmoins de la réputation en leur tems, sont tous dans ce goût. Ils paroissoient presque tous jettés au même moule. Si l’Ecriture est citée dans leurs sermons, c’est presque toujours à contre-sens, ou sans aucun discernement. Des moralités insipides, souvent fausses ; rien de persuasif, rien qui puisse éclairer & toucher. Les descriptions des vices y sont ordinairement si grossieres, qu’elles ne sont guéres capables que de les inspirer. Il falloit pourtant un grand fonds d’érudition à ces vieux sermonaires. La plûpart sont pleins de traits d’histoire, de pensées de philosophes, d’imaginations poétiques & fabuleuses. On cite dans plusieurs, & cela presque à chaque page, le grand Epaminondas, le divin Platon, l’ingénieux Homère. On y conte même des historiettes plus propres à scandaliser, qu’à édifier. Parmi les inepties que nous pourrions faire connoître, je ne choisirai que quelques morceaux de Raulin, Prédicateur du XVme. siécle.
Dans un de ses sermons sur la conversion du pécheur, voici comment l’Orateur explique la conversion du pécheur à Dieu & de Dieu au pécheur. La miséricorde de Dieu, dit-il, est comme la partie du visage, & sa justice celle de derriere, suivant ces paroles : misericordiam & judicium cantabo tibi Domine. Or, Dieu ne se tourne que du côté de ceux qui se tournent vers lui : comme un miroir ne réfléchit le visage que de ceux qui se présentent devant la glace… Ne fuyons point le regard de Dieu à cause de quelques imperfections de notre cœur ; le soleil qui entre par une fenêtre, n’en éclaire pas moins une chambre, quoiqu’il trouve des atomes sur le chemin de ses rayons, &c.
Ce beau sermon est orné, suivant l’usage de ce tems, d’une histoire, ou plûtôt d’une fable qui dut faire une très-grande impression sur l’auditoire. Un Hermite, dit Jean Raulin, suppliant Dieu de lui faire connoître la voie du salut, vit tout-à-coup un diable transformé en Ange de lumiere, qui lui dit : Dieu a exaucé votre priére. Il m’envoie vous dire, que si vous voulez vous sauver, il faut lui offrir trois choses, une lune nouvelle, un disque de soleil, & la quatriéme partie d’une rose. Si vous unissez ces trois choses & les offrez à Dieu, vous serez sauvé. L’Hermite étoit très-affligé ne sachant ce que cela vouloit dire. Mais un véritable Ange de lumiere lui apparut, & lui dit le mot du logogryphe. La nouvelle lune, dit-il, est un croissant, c’est-à-dire, un C. dont il a la forme. Le disque du soleil est un O. La quatriéme partie d’une rose est un R. ; joignez ces trois lettres & vous ferez le mot Cor, & c’est ce que Dieu vous demande, &c. Jean Raulin dans ce même sermon parle ainsi au sujet de la nécessité du jeûne. Rien de plus difficile que la conversion, à moins que le corps ne vienne au secours. Car comme dit Aristote : le corps suit la matiere. Ainsi, si nous faisons jeûner le corps, l’esprit en sera plus dégagé & plus libre. Un carrosse va plus vîte quand il est vuide, un navire qui n’est pas trop chargé, obéit mieux au vent & à la rame….. L’araignée qui marche si bien sur ses pattes ne peut pas marcher sur le dos ; de même si le ventre de l’homme est attaché à la terre, l’esprit ne peut pas marcher vers le ciel. Et puis, par le jeûne du ventre, l’homme s’unit mieux à Dieu ; car c’est un principe des Géomètres, qu’un corps rond ne peut toucher une surface que dans un point : or Dieu est cette surface, suivant ces paroles : Justus & rectus Dominus. Un ventre qui se nourrit trop, s’arrondit : donc il ne peut toucher Dieu que dans un point ; mais le jeûne applanit le ventre, & alors celui-ci s’unit à la surface de Dieu dans tous les points & dans toutes les parties.
Les prétendus Réformés de France furent les premiers qui mirent quelque ordre & quelques raisonnemens dans leur discours, parce qu’on est obligé de raisonner méthodiquement quand on veut changer les idées des hommes ; mais ces raisonnemens étoient fort éloignés de l’éloquence, & la chaire n’en fut pas moins livrée au mauvais goût. Quelle étoit la source de cette grossiéreté absurde si universellement répandue en Italie du tems du Tasse ; en France du tems de Montagne, de Charron & du Chancelier de l’Hopital ; en Angleterre dans le siécle de Bacon ? Comment ces hommes de génie ne réformoient-ils pas leur siécle ? Prenez-vous en aux Collèges qui élevoient la jeunesse, & à l’esprit de pédanterie universelle qui mettoit la derniere main à notre barbarie que les Collèges avoient ébauchée. Un génie, tel que le Tasse, lisoit Virgile & produisoit la Jérusalem. Un Machiavel lisoit Térence & faisoit la Mandragore ; mais quel Moine, quel Curé, lisoit Ciceron & Démosthènes ? Un malheureux écolier, devenu imbécile pour avoir été forcé pendant quatre ans d’apprendre par cœur Jean Despautere, & ensuite devenu raisonneur pour avoir soutenu une thèse sur l’universel de la part de la chose & de la pensée, & sur les cathégories, recevoit en public son bonnet, & sans connoître ni sa portée, ni ses talens, s’en alloit prêcher devant un auditoire, dont les trois quarts étoient plus imbéciles que lui & plus mal élevés.
Ce ne fut guéres que du tems de Coeffeteau & de Balzac, que quelques Prédicateurs osérent parler raisonnablement. C’est au Pere Senault de l’Oratoire qu’on est redevable principalement du bon goût qui regne aujourdhui dans la chaire. Il la purgea de cette érudition profane, de ces ridicules plaisanteries qu’on y croyoit auparavant nécessaires pour attirer l’attention des auditeurs. Il mit à la place de ces faux ornemens, une éloquence douce & naturelle, qui n’a rien de contraire à la sainteté du ministère évangélique. C’est le témoignage que tout le monde a rendu au Pere Senault & sur-tout le Pere de Lingendes, Jésuite, quoiqu’alors son concurrent dans la gloire de l’éloquence de la chaire.
Enfin Bourdaloue fut le premier en Europe qui remporta le prix de son art. Je rapporterai ici le témoignage de M. Burnet, Evêque de Salisbury, qui dit dans ses Mémoires, qu’en voyageant en France, il fut étonné de l’éloquence de ses sermons, & que Bourdaloue réforma les Prédicateurs d’Angleterre, comme ceux de France. Ce Jésuite fut le Corneille de la Chaire, comme Massillon en a été depuis le Racine. Il porta la force du raisonnement dans l’art de prêcher, comme Corneille l’avoit porté dans l’art dramatique. On l’a accusé pourtant d’être plus Avocat que Prédicateur, plus propre à convaincre des gens d’esprit qu’à émouvoir le peuple. Il est admirable du côté du raisonnement ; mais il a peu d’onction & même de pathétique. Il a cette force qui vient de la raison, du vrai mis dans tout son jour par un esprit solide & ferme ; & non celle qui vient du sentiment, des mouvemens d’un cœur tendre & affectueux. On pourroit dire de plusieurs Prédicateurs, qu’ils apportent des raisons plûtôt qu’ils ne raisonnent, & qu’ils exposent des preuves, plûtôt qu’ils ne prouvent. Le Pere Bourdaloue démontre tant par les preuves directes les plus évidentes & les mieux choisies, que par la réfutation la plus complette & la plus entiére de tout ce qu’on pourroit lui objecter avec la moindre ressemblance. C’est sur-tout dans ce dernier point qu’il excelle. Il réduit le pécheur au silence ; il ne lui laisse ni excuse, ni prétexte ; il le force à se condamner, à se mépriser lui-même, à rougir de sa sotise & de sa folie. Mais ses peintures, quoique vives, sont sans images. C’étoit un homme de grand sens plûtôt qu’un homme d’esprit, ou plûtôt qu’un homme d’imagination, à prendre ces termes dans le sens qu’on y attache d’ordinaire. Il y a peu de ces traits qui peignent d’un mot, de ces expressions de génie qui présentent une vérité commune sous une face toute nouvelle.
Le Pere Cheminais, confrere du P. Bourdaloue, génie vif & tout de feu, fut applaudi à la Cour & dans la Capitale du Royaume. On lira toujours ses Sermons avec plaisir, indépendamment du fruit qu’on peut en retirer pour la direction des mœurs. Il faut convenir, cependant, qu’il n’approfondit pas toujours son sujet, & que le Rhéteur paroît trop à découvert dans ses discours. On l’avoit obligé trop jeune à se livrer à l’exercice de la prédication ; il manquoit d’un fonds qui eût été nécessaire, & qui l’eût rendu un des premiers Orateurs de son siécle. La foiblesse de sa santé l’obligea de quitter la chaire à un âge où d’autres commencent à y monter. Ses Sermons sont en cinq volumes.
Ceux du P. de la Colombiere, autre célébre Jésuite, sont en six, de la derniere édition de Lyon 1757. Parmi ceux qui ont écrit dans les derniers tems sur la morale chrétienne, les uns excélent par la solidité du raisonnement, les autres par la vivacité de l’imagination, beaucoup par l’élégance de la composition, peu par l’onction des sentimens. La réunion de ces différens caractères se fait connoître dans le P. de la Colombiere, suivant M. l’Abbé Joannet ; & il est profond, quand il raisonne, & touchant lorsqu’il veut persuader.
Le Pere Giroust, à l’exemple du P. de la Colombiere, ne se distingua pas moins comme Religieux, que comme Prédicateur. Il ne fut point de ces Orateurs dont on dit : le Sermon édifie, & l’exemple détruit. S’il nourrit les fidéles du pain de la parole de Dieu, il les remplit de la bonne odeur de ses vertus. Nous avons de lui cinq volumes de Sermons, qui furent publiés en 1704., par le Pere Bretonneau, son confrere. L’onction en fait le principal caractère ; l’élégance n’y manque pas, mais ce n’est pas la principale qualité qui y domine. On souhaiteroit quelquefois que ses raisonnemens eussent plus de profondeur & son style moins de négligence ; mais la perfection est si rare dans l’éloquence, qu’on ne doit pas être trop sévére, en jugeant ceux qui s’y sont consacrés.
Les Sermons de morale du Pere la Rue n’approchent pas
de ceux du Pere Bourdaloue, ni de ceux de Massillon. On n’y trouve ni la solidité, ni la force du
premier, ni l’onction, ni l’élégance continue du second. Ce Jésuite
ayant consacré toute sa jeunesse aux Belles-Lettres, sur-tout aux
Latines, ne put pas étudier assez long-tems la Religion pour se faire le
fond de connoissance qu’exige la chaire. “De-là, dit M. l’Abbé
Trublet, du vuide, de la stérilité, de la
sécheresse. Ainsi, avec quelques morceaux admirables, ses Sermons
sont médiocres à tout prendre. Souvent fort par les tours ; il est
ordinairement foible par les choses.”
Il a pourtant de
très-bons Sermons. Tels sont ceux du Pécheur mort
& du Pécheur mourant. Un grand mérite en lui est
la simplicité. S’il est plein de figures, on sent bien qu’il n’en a
recherché aucune. Point de périodes compassées : il néglige le nombre,
il méprise l’élégance ; & un des hommes du monde qui possédoit le
mieux l’art, paroît devoir tout à la nature. C’est par ce mérite qu’il
plut à la Cour de Louis XIV.
Le vrai goût de l’éloquence chrétienne, dit-il dans la préface de ses Sermons, s’est toujours conservé à la Cour. Dès la premiere fois que j’eus l’honneur d’être nommé pour y prêcher, je fus assez heureux de recevoir un avis d’un Courtisan des plus habiles : Ne donnez pas, me dit-il, dans l’écueil commun. Ne prétendez pas réussir en nous flattant l’oreille par un bel étalage de fins mots. Si vous allez par le chemin du bel esprit, vous trouverez ici des gens qui en mettront plus dans un seul couplet de chanson, que vous dans tout un Sermon.
Le Pere Soanen de l’Oratoire se conforma à ce précepte, & ce fut par-là qu’il mérita l’estime de Louis XIV. & l’Evêché de Sénés. Il étoit un des quatre Prédicateurs les plus distingués de sa Congrégation, que l’on appelloit à la Cour les quatre Evangélistes. Louis XIV. ne l’entendoit jamais sans être sensiblement frappé des vérités fortes & pathétiques qu’il lui annonçoit. Le P. de la Chaise & le P. Bourdaloue assistoient avec plaisir aux Sermons du Pere Soanen. Enfin, pour tout renfermer en un mot, comme la Bruyere, il prêchoit simplement, fortement, chrétiennement, ou comme chacun croiroit pouvoir prêcher, disoit M. de Fénélon, qui ne proposoit d’autre modèle pour l’éloquence de la chaire, que Bourdaloue & Soanen.
Ce digne Ministre de la parole n’est pas le seul de la Congrégation de l’Oratoire, qui ait fait briller ses talens à la Cour. Le Pere Massillon y parut presque en même tems que lui & y cueillit des lauriers, qui n’étoient faits que pour un homme d’un grand génie. M. l’Abbé Trublet, qui assigne la premiere place de la chaire au P. Bourdaloue, ne donne que la seconde à Massillon. Il est certain que le Jésuite créa, pour ainsi dire, le vrai goût de la chaire, il forma ses rivaux ; il leur donna l’exemple de cette solidité, de cette force de raison qui caractérisent ses discours. Mais si la logique de M. Massillon n’est pas aussi profonde que celle du Pere Bourdaloue ; ce défaut, si c’en est un, n’est-il pas compensé par l’onction & l’aménité qui les distinguent ? C’est l’onction qui assure les effets de la solidité. Il faut prouver & toucher, prouver en touchant, & toucher en prouvant ; en sorte que l’un & l’autre marchent ensemble ; mais si on les séparoit comme cela convient quelquefois, il faudroit, selon M. l’Abbé Trublet, s’attacher à prouver avant que de chercher à toucher. Un jour que je disois ceci, ajoute-t’il, en présence de quelques gens de lettres, l’un d’eux entrant dans ma pensée, ajouta qu’un Sermon parfait seroit celui dont Bourdaloue auroit fait la premiere partie & Massillon la seconde. Le point seroit de trouver un Orateur qui raisonnât comme l’un, & qui touchât comme l’autre.
Les P.P. Hubert & de la Roche, confreres du P. Massillon, partagerent les succès. On ne trouve point dans leurs discours ces raisonnemens froids & ennuyeux, & ce style plat & insipide qui regne dans les Sermons de plusieurs Prédicateurs. Mais on n’y voit point aussi ce style précieux, affecté, surchargé d’antithèses recherchées, & de phrases empoulées de certains discoureurs à la mode, ni ces fausses interprétations de l’Ecriture, que quelques-uns employent pour faire des allusions qu’ils croyent ingénieuses, & qui ne sont souvent que puériles ; en un mot, on y écarte les fleurs pour n’y donner que des fruits. Les P.P. Pacaud & du Treuil, de la même Congrégation, étoient aussi très-suivis. Leur talent étoit de bien exposer les mystères de la Religion, & de faire aimer sa morale.
La noblesse des pensées, jointe à beaucoup de délicatesse d’énergie, de pureté de style, se font remarquer dans les Sermons de Fléchier, Evêque de Nîmes ; mais il y a trop de brillant & pas assez de profondeur.
Ce défaut regne encore dans les Sermons du P. de la Boissiere de l’Oratoire publiés en 1731. en six volumes in-12. L’on en est bien dédommagé par la beauté & la vivacité des images, par les pensées délicates, par les peintures ingénieuses, mais fidéles de nos mœurs, par un style sentencieux, enfin par un langage clair, noble & coulant, presque tout emprunté de l’Ecriture sainte.
Le P. Terrasson, contemporain du Pere de la Boissiere, a une éloquence douce & naturelle ; l’expression est nette ; il n’y a ni rudesse, ni obscurité. L’entassement des figures ne fatigue pas. L’Orateur, ennemi de toute enflure & de toute affectation, ne brille que par des beautés nées de son sujet, & avouées par la raison. Il y a eu deux Prédicateurs de ce nom, André & Gaspard ; les Sermons de celui-ci m’ont paru plus éloquens.
La justesse, l’élégance, la pureté de langage, caractérisent les Sermons de l’Abbé Anselme ; mais on y souhaiteroit plus de cette chaleur & de cette force qui est nécessaire pour porter la vérité & la terreur jusqu’au fond de l’ame.
Je ne vous ai point parlé des Sermons de l’illustre Fénélon, ouvrage de sa jeunesse & les premieres fleurs des fruits mûrs qu’il donna ensuite. Il prêchoit souvent dans son Diocèse ; mais ne le faisant que de l’abondance du cœur, nous n’avons rien de ce qu’il fit dans ce genre qui puisse être placé au premier rang.
La même raison qui nous a privé de plusieurs discours de Fénélon nous a enlevé ceux de Bossuet, qui comme l’illustre Archevêque de Cambrai, avoit le talent de prêcher sur le champ. Cette facilité peut quelquefois donner plus de chaleur au discours ; mais peut-être il n’en vaudroit pas mieux s’il étoit écrit ; car autant les choses méditées, dit le P. Rapin, surpassent celles qu’on dit sans méditation, autant les choses écrites surpassent-elles celles qui sont méditées.
Le recueil des discours de l’Abbé Molinier est un excellent fond de Sermons, d’un tour & d’une expression neuve, vive & énergique ; mais son style n’est pas aussi châtié ; il déplait par des termes trop souvent répétés, & par des mots bas & communs. Il y a quelques traits qui choquent, & qui marquent un esprit assez singulier.
Les Jésuites, dit M. l’Abbé Trublet, devoient toujours fournir si non absolument les meilleurs Prédicateurs, du moins un plus grand nombre de bons Prédicateurs. C’est ce que nous avons vu dans ce siécle. Le P. Segaud a laissé six volumes de Sermons, dans lesquels on trouve un grand fond d’instruction, beaucoup d’élégance & d’énergie, & sur-tout cette onction qui est si nécessaire à un Orateur chrétien. Il vivoit d’une maniere conforme à la morale qu’il prêchoit ; c’étoit un homme simple ; & qui, sous un extérieur peu imposant, cachoit un très-grand mérite.
Le style des Sermons en 2. volumes in-12. du P. Perussault, autre Jésuite, distingué par son éloquence, est simple, mais pathétique. Le lecteur ne doit pas y chercher des métaphores agréables, des portraits brillans, des descriptions fleuries, des traits saillans, des chûtes épigrammatiques, des cadences harmonieuses ; mais il y trouvera les maximes de l’Evangile rendues d’une maniere instructive & touchante. Le Pere Perussault avoit de l’ame ; aussi est-il plein de chaleur. L’amour de Dieu l’embrasoit. Tout dans ses Sermons annonce ce sentiment. La Religion y paroît avec ces charmes, que lui prête un cœur éloquent, pénétré de sa vérité & de sa grandeur.
Que n’a-t’on pas dit pour & contre le célébre P. de Neuville ? Les uns ont trouvé en lui une éloquence qui tient
du sublime ; les autres n’y ont vu qu’un pompeux & brillant
verbiage ; mais tournons-nous plûtôt du côté de la louange que de celui
de la censure. “Quel beau génie, dit Mr. l’Abbé Trublet ! Que d’esprit & de sentiment à la fois ? J’ai
trouvé des rapports entre M. Bossuet & Corneille. J’en trouve aussi entre le P. de Neuville & M. de Voltaire,
& le premier me paroît, à plusieurs égards dans l’éloquence, ce
que le second est dans la poésie. J’espére qu’on ne
désappro vera point des comparaisons où j’ai considéré les talens
en eux-mêmes, & indépendamment de l’usage qu’on en fait ; usage
d’autant plus blâmable, lorsqu’il est mauvais, que les talens sont
plus grands.”
Les Sermons du Pere de Neuville ne sont pas encore imprimés.
Le caractère du P. Griffet, formé sur celui du P. Bourdaloue, est de ne s’écarter jamais de la morale chrétienne, d’y ramener tous ses sujets, & faire de chaque Sermon un petit traité complet en son genre. Il a encore ce ton aisé, cet air simple & insinuant qui fait bien plus d’impression que tout le travail de l’art ; & la composition sans être négligée, sent peu le cabinet, ce qui n’est pas un petit mérite. Quand on veut ne prêcher que l’Evangile, ou prêcher avec fruit, toucher, persuader, il faut plus d’entrailles que de tête. Ses Sermons sont en 4. vol. in-12.
La grande réputation du Pere Chapelain, Prédicateur du premier ordre, a mérité au recueil de ses Sermons publié en six vol. in-12. l’accueil le plus distingué. On y trouvera des plans aussi heureusement saisis que remplis, une marche noble & simple, beaucoup de force alliée à beaucoup d’onction ; enfin cette éloquence vive & naturelle qui distingue si sensiblement le génie du talent formé par le seul travail.
Les discours imprimés à Avignon sous le titre de Sermons nouveaux sur les vérités les plus intéressantes de la Religion, en 2. vol. in-12., offrent des traits brillans, de belles périodes ; mais l’auteur (le P. d’Alegre, Doctrinaire) a quelquefois des pensées plus éclatantes que solides.
C’est aussi dans cette ville que l’on a imprimé les Sermons de l’Abbé de
Ciceri en six vol. in-12. On y
trouve à la tête un avertissement qui fait honneur à son esprit & à
sa modestie. “On s’étonnera peut-être, dit-il, que pour donner
mes Sermons au public j’aie attendu qu’il m’ait oublié. Il semble
que je devois me produire plûtôt, ou me cacher pour toujours. Il est
vrai aussi que j’avois pris le parti de m’ensévelir dans les
ténébres, n’osant me flatter que mes discours pussent avoir un
mérite supérieur à la censure.”
Mais l’envie de satisfaire
ceux qui veulent voir les différens tours que l’on peut donner
aux maximes de l’Evangile, le fit changer de dessein.
“J’avoue, ajoute-t’il, que mes discours ne sont pas tous
d’une égale force, quoiqu’ils traitent tous de la même matiere ;
mais ils servent au moins à faire voir qu’on trouve dans les
préceptes du Christianisme un fond inépuisable qui fournit toujours
de nouvelles réfléxions.”
Nous croyons que ce n’est pas là
leur seul mérite. Une diction pure & naturelle, des desseins
communément bien pris, des citations appliquées à propos, des mouvemens
bien menagés, des raisonnemens & des preuves, voilà, dit l’auteur du
nouveau Dictionnaire historique, ce qui lui assure
une place parmi le petit nombre des Orateurs de la seconde classe.
Les Sermons de l’Abbé Torné, ci-devant Doctrinaire, imprimés en 1764. en trois vol. in-12., sont remarquables par quelques singularités heureuses qui lui ont réussi.
Les Protestans ont eu aussi des Prédicateurs distingués. Je mets à leur tête Saurin, dont les Sermons ont été imprimés plusieurs fois. C’étoit un ministre protestant retiré en Hollande. Il prêcha avec beaucoup de force, de génie & d’éloquence ; on ne trouve point dans ses discours ces imprécations & ces emportemens qui déshonoroient autrefois les Sermons des Calvinistes. Ils ne sont pas cependant exempts du venin de l’hérésie, & ils pourroient être écrits avec plus de pureté.
On connoît les Sermons de Tillotson que son mérite fit placer sur le siége de Cantorbéry. Ce fameux Orateur étoit plein de raison, quoique né d’une mere qui en avoit été privée pendant plusieurs années. L’Ecriture-sainte & les Peres viennent dans ses Sermons à l’appui du raisonnement, qui est toujours vigoureux & pressant. Ce n’étoit point un Orateur du commun, & on le met à la tête des Prédicateurs anglois ; mais il paroît qu’il ne seroit pas le premier des Orateurs françois. Nous demandons plus d’élégance & plus d’agrément, & il faut avouer que ces deux qualités ne paroissent que rarement dans les discours de Tillotson ; du moins si l’on en juge par la traduction françoise que nous devons à Barbeyrac.
§. III.
Des panégyriques et des Oraisons funébres.
SI l’Orateur évangélique peut avoir des fleurs, c’est sur-tout dans les Panégyriques ; mais en les employant il faut qu’il le fasse naturellement.
C’est le grand talent qu’ont possédé Fléchier & Bossuet dans leurs Oraisons funèbres. Ce genre d’ouvrage n’étoit, avant eux, que l’art d’arranger de beaux mensonges pour relever les fausses vertus des Grands, & souvent l’abus de la grandeur même. Fléchier fut un des premiers, qui dans l’éloge des morts fit des leçons aux vivans. Son éloquence est noble & harmonieuse. L’art n’y est pas toujours caché, & l’on sent qu’il dirige souvent la nature.
Il n’y a pas tant d’élégance, ni une si grande pureté de langage, au jugement de M. l’Abbé Colin, dans Bossuet, que dans Fléchier ; mais on y trouve une éloquence plus forte, plus mâle, plus nerveuse. Le style de l’Evêque de Nîmes est plus coulant, plus arrondi, plus uniforme. Celui de l’Evêque de Meaux est, à la vérité, moins égal, moins pur, moins soutenu ; il est cependant plus rempli de ces grands sentimens, de ces traits hardis, de ces figures vives & frappantes qui caractérisent les discours des Orateurs du premier ordre. Fléchier excelloit dans le choix & l’arrangement des mots ; mais on y entrevoit beaucoup d’attention pour la parure, & trop de penchant pour l’antithèse qui est sa figure favorite. Bossuet plus occupé des choses que des mots, ne cherche point à répandre des fleurs dans son discours, ni à charmer l’oreille par le son harmonieux des périodes. Son unique objet est de rendre le vrai sensible à ses auditeurs. Dans cette vue, il le présente par tous les côtés qui peuvent le faire connoître, & le faire aimer. Né pour le sublime, il en a exprimé toute la majesté, & toute la force dans plusieurs endroits de ses Oraisons funèbres, & sur-tout dans celle de Marie de France, Reine d’Angleterre, & de Henriette-Anne d’Angleterre, Duchesse d’Orléans. Ses discours, dit le P. de la Rue, étoient médités, plûtôt qu’étudiés & polis. Sa plume & sa mémoire y avoient moins de part que son cœur. Et comme il avoit le cœur pénétré des grandes vérités dont son esprit étoit plein, l’abondance & la variété ne lui manquoient jamais ; mais on lui désiroit quelquefois la justesse & la propriété de l’expression.
Peu d’hommes destinés à parler en public, ont reçu de la nature des dispositions aussi favorables que celles qu’avoit le célébre Mascaron, Evêque d’Agen. Son extérieur prévenoit, & il étoit difficile, dès qu’il paroissoit, de lui refuser son attention. Port majestueux, son de voix agréable, geste naturel & réglé, il joignit à ces beaux dehors une éloquence forte & vive. Quoique moins orné que Fléchier, & moins sublime que Bossuet, moins touchant que Massillon, il tiendra toujours un rang distingué parmi nos Orateurs. Nous n’avons de lui que cinq Oraisons funèbres imprimées en 1702. in-12. & réimprimées en 1740. La plus parfaite est celle de Turenne. Il se surpassa lui-même dans ce discours ; car les autres sont très-foibles, & péchent contre le goût. On y ressent trop ce misérable bel esprit, ce goût de pointes & d’antithèses que l’on préféroit vers le milieu du siécle dernier à ce beau naturel, à cette simplicité élégante, le vrai caractère de l’éloquence chrétienne.
Dans les Oraisons funèbres du Pere Bourdaloue, du P. de la Rue, & de M. l’Abbé Anselme, on trouve une beauté majestueuse, une douceur forte & pénétrante, un tour noble & insinuant, une grandeur naturelle & à la portée de tout le monde : & si ces Orateurs s’y sont proposés de célébrer dignement la vertu, on sent que leur but a été aussi d’en inspirer l’amour.
Les Panégyriques de Fléchier imprimés séparément en trois vol. in-12., montrent beaucoup de talent pour ce genre, qui tient à l’Oraison funèbre, & qui demande les ornemens & la pureté du style. Il y a des graces & de la force dans plusieurs de ses discours, mais il faut convenir, avec un excellent critique, que ces graces ont quelquefois un air d’affectation, & que sa force n’est souvent qu’un ton déclamateur. L’onction & la chaleur sont rares chez lui, parce qu’il avoit plus d’esprit que de génie, plus l’esprit des tours que celui des pensées, & beaucoup plus l’esprit de l’antithèse que celui des autres tours. On pourroit même dire qu’il en avoit le talent, tant il manioit bien cette figure. Elle se présentoit à lui très-souvent, & il la prodiguoit.
Les Sermons de morale ne sont pas les seuls où Massillon a excellé. Nous avons de lui des Panégyriques & des Oraisons funèbres. La plûpart de ses Panégyriques serviront de modèles aux Prédicateurs, qui voudront unir l’instruction de l’auditeur à l’éloge du Saint. Il faut cependant convenir que les premiers qu’il a composés, ne sont pas de la force des autres ; ils annoncent à la vérité un grand talent ; mais ils ne le montrent pas encore tel qu’il a été depuis. Dans ses Oraisons funèbres, il loue dans les Grands les monumens qu’ils ont laissés de leur vertu ; il regne dans quelques-unes une noblesse d’expression égale à la grandeur du sujet.
M. l’Abbé Segui a laissé 2. volumes de Sermons & deux volumes de Panégyriques ; mais c’est principalement par ceux-ci qu’il est connu. Son éloquence est vive & naturelle. Il y a quelques endroits foibles dans ses discours, mais c’est souvent une suite nécessaire de la différence des sujets. La convenance du style à la matiere est une des principales regles de l’éloquence.
On a imprimé en 1765. in-12. les Oraisons funèbres de l’Abbé le Prevot. La marche de cet Orateur est pleine de dignité ; ses plans sont clairs, méthodiques & heureusement exprimés ; ses images sont vives ; son ton est touchant & onctueux. On y rencontre quelques-uns de ces grands traits dignes des beaux jours de l’éloquence françoise ; mais le style ne répond pas toujours à cette élévation. Il y a plusieurs morceaux qui manquent de précision, de pureté, d’élégance & de facilité.
L’Abbé Trublet, si ingénieux lorsqu’il traite la morale philosophique, le paroît beaucoup moins dans ses Panégyriques des Saints, publiés pour la seconde fois à Paris, 1764., en deux vol. in-12. Un Journaliste, en faisant l’éloge de ces discours, trouvoit que l’auteur manquoit un peu de cette chaleur oratoire qui distingue les chaires chrétiennes des sociétés académiques. On peut ajouter à cette remarque, dit M. de Querlon, qu’ils sont écrits d’un style de conversation, ou de conférence, si l’on veut, qui va quelquefois jusqu’au familier & dégénére assez souvent en sécheresse didactique.
Nous avons six volumes de Panégyriques de l’Abbé de la Tour du Pin. Ils ne sont point exempts de censure, soit pour l’application forcée des passages de la Ste. Ecriture, soit pour avoir outré quelquefois les caractères, à dessein d’établir entre différens Saints des comparaisons absolument étrangeres à la grandeur de ces héros & au mérite même du Panégyrique, soit enfin pour quelques antithèses favorites. Mais ses beautés éclipsent ses défauts. Ses discours sont l’ouvrage d’un Prédicateur véritablement éloquent, d’une imagination noble & brillante, d’un esprit orné, d’un sentiment vif & pathétique. Nous ne saurions auquel de nos Orateurs françois le comparer ; il est plus neuf, plus varié & plus riche que la plûpart ; mais il lui manque peut-être d’autres qualités plus essentielles. Il a laissé plusieurs autres discours qu’on doit imprimer.
Il y a des Orateurs qui sont plûtôt poëtiques qu’éloquens. Des images, des figures, de la magnificence dans le style, ce n’est pas l’éloquence, à proprement parler ; c’est plûtôt la poésie. Tels sont pourtant les ornemens que l’Abbé de la Tour, Chanoine de Montauban, Ecrivain original, a employé dans ses Panégyriques publiés en trois volumes in-8°.
Quoiqu’on ne cesse de nous annoncer la décadence de tous les genres de littérature, & en particulier celle de l’éloquence de la chaire, nous avons encore quelques Orateurs dignes d’être placés à coté de ceux du dernier siécle.
La fécondité des idées, les mouvemens & la rapidité du style, la noblesse & la vivacité des images, la philosophie & le sentiment, distinguent tous les écrits de M. l’Abbé de Boismont & en particulier son Panégyrique de St. Louis & son Oraison funèbre du Dauphin.
Le principal caractère de l’éloquence du P. Bernard, Genovefain, est une douceur tendre & touchante assortie à tous les sujets qu’il traite.
C’est encore le caractère de Mr. l’Abbé Clément. Le ton touchant de la piété, l’onction, l’abondance, la science des applications, se font bien sentir dans tous ses écrits.
Ce qu’on a imprimé de l’Abbé Boule, ci-devant Cordelier, est écrit d’une maniere noble & correcte sans enflure & sans fard.
Mr. l’Abbé de la Riviere, ancien Evêque de Troyes, est un Orateur exact, poli, élégant, dont les discours brillent par la netteté du plan, le choix de l’expression, l’harmonie du style. S’il emploie l’art, il sçait le déguiser ; & il ne travaille ses ouvrages que pour cacher les efforts du travail. On fait le même éloge de Mrs. Fresneau, Cren, le Couturier, &c. &c.
M. l’Abbé Guyot, Aumônier de M. le Duc d’Orléans, est un Orateur distingué dans tous les genres d’éloquence. L’usage qu’il fait de l’Ecriture sainte, prouve qu’elle lui est plus familiere, qu’à beaucoup d’autres Orateurs du même ordre, & qu’il entend l’art des applications. Son style est naturel sans en être moins éloquent ; & il sçait embellir un sujet sans le charger.
M. l’Evêque de Senlis a l’art de peindre noblement les sentimens de l’ame de ceux qu’il célébre. La grandeur des pensées releve chez lui la vivacité des peintures. La noblesse des idées, la variété des images, la pureté de la diction, tout annonce en lui un grand maître.
Le Pere Elisée, Carme, a eu & a encore de grands succès, & il les mérite à certains égards ; mais dans ce qu’on a vu de lui son style paroît trop manieré. Ce qui fera dégénérer l’éloquence parmi nous, c’est l’envie qu’ont tous nos Orateurs de donner à leur style cette espêce de force qui trop souvent tient à la dureté. Ils affectent une rapidité, qui en pressant trop les objets, les confond. Ils ne se défendent pas assez de cette finesse qui supprime trop d’idées intermédiaires, pour en faire déviner d’autres. Enfin cette profondeur pénible qui affecte d’enfermer dans une pensée le germe de vingt pensées, est le poison de l’éloquence déclamée ; & c’est celle pour laquelle les Orateurs du jour montrent le plus de goût.
Je voudrois pouvoir rendre hommage à tous les hommes éloquens qui se distinguent dans les chaires de la Capitale, mais cette nomenclature auroit trop l’air d’un Dictionnaire d’épithètes.
§. IV.
Des Livres composés pour aider les Prédicateurs.
J Ean Richard, Avocat sans cause, s’érigea en Prédicateur. Il prêcha toute sa vie, non pas dans les chaires, où son état ne lui permettoit pas de monter, mais par écrit ; & ce qui paroîtra peut-être plus étonnant, il prêcha solidement. Nous lui devons plusieurs recueils de Sermons, dans lesquels il paroît plus Théologien qu’Orateur. Mais il est principalement connu par le Dictionnaire moral, ou la Science universelle de la Chaire, en six vol. in-8°. & en huit vol. in-12. On y trouve deux Sermons sur chaque sujet de morale. On ne peut nier, que ce recueil ne renferme beaucoup d’instructions utiles ; mais on a prétendu qu’il étoit plus propre à favoriser la négligence des jeunes Prédicateurs qu’à les former à la véritable éloquence.
Le plan de Richard a été perfectionné par l’auteur du Dictionnaire apostolique, à l’usage de ceux qui se destinent à la chaire. Le but que l’auteur s’y propose, est de faciliter le travail à ceux qui sont chargés de l’instruction des peuples de la campagne, où la disette des choses spirituelles se fait principalement sentir. Cet ouvrage bien fait & savant, est en 13. volumes in-8°., dont les six premiers renferment environ cinquante sujets de la morale chrétienne les mieux choisis & les plus propres à porter à la pratique de la vertu ; les autres contiennent les mystères, les fêtes de la Vierge & les Panégyriques, &c. &c.
Un plus long détail sur ce livre utile ne seroit pas de mon ressort. Il faut bien se donner de garde de le confondre avec la Bibliothèque des Prédicateurs du Pere Houdry. Il y a plus de choix dans le Dictionnaire apostolique, moins de choses inutiles, & plus de traits d’une véritable éloquence. ◀D’ailleurs▶ le livre du Pere Houdry renferme vingt-deux gros volumes in-4°., & il y a bien peu de gens, sur-tout parmi les Curés de la campagne, qui soient en état de se le procurer ; cela emporteroit une année du revenu de leur Cure. Il leur en coûtera moins, pour avoir le Dictionnaire apostolique, dans lequel ils trouveront des sujets plus convenables aux peuples qu’ils ont à instruire, puisque c’est pour eux, qu’il a été fait principalement. L’auteur de ce livre est le Pere Hyacinthe de Montargon, Augustin de la place des Victoires, Religieux considéré dans son Ordre, estimé dans le monde, Prédicateur connu, qui après avoir prêché à la Cour avec succès, n’a pas dédaigné d’écrire pour les habitans de la campagne.
Le Manuel alphabétique des Prédicateurs, par M. l’Abbé Dinouart en 2. volumes in-8°. peut être aussi très-utile à ceux qui se destinent à la chaire ; & ce livre est moins volumineux, & par conséquent plus commode que le Dictionnaire apostolique.
§. V.
Orateurs du barreau.
LE Barreau françois fut long-tems livré, ainsi que la Chaire, à la plus grossiere barbarie. Le mauvais goût qui y regna long-tems, faisoit souvent intervenir Homêre dans le procès pour un bénéfice ; & St. Augustin dans la cause d’un vinaigrier. On peut le rappeller ici ce mot d’un Avocat, homme d’esprit, à son adversaire, qui, dans une affaire où il ne s’agissoit que d’un mur mitoyen, parloit de la guerre de Troye & du fleuve Scamandre. Il l’interrompit en disant : La Cour observera que ma Partie ne s’appelle pas Scamandre, mais Michault.
Le Maitre & Patru furent les premiers qui purgerent le Barreau de cette grossiéreté tudesque ; mais quoiqu’ils ayent eu de la réputation dans leur tems, il faut avouer qu’ils en ont bien peu dans le nôtre. On ne peut les regarder que comme des esprits justes, des écrivains exacts ; ils ont peu de chaleur & presque point d’éloquence. Gautier, leur contemporain, avoit la déclamation forte, beaucoup de feu, une imagination aussi brillante que féconde, une action qui entraînoit après elle le suffrage de ses juges & l’esprit de ses auditeurs. Cet Avocat excelloit dans la réplique, & son éloquence vive & bouillante l’avoit rendu redoutable. Ses plaidoyers parurent à Paris en 1698. in-4°. Quelques éloges qu’on leur ait donné, il y a plus d’esprit, de délicatesse, d’éloquence & de pureté dans ceux de M. Erard, imprimés à Paris en 1734. in-8°., surtout dans celui qu’il fit pour M. le Duc de Mazarin.
Il est plus d’une route pour parvenir au faîte de l’éloquence. Celle de M. Gillet a pour caractère distinctif la majesté, une noble simplicité, une érudition presque sans bornes, & l’union aussi rare qu’estimable de la délicatesse & de la force du brillant & de la solidité. Ses plaidoyers publiés en 1696. ont eu l’honneur de la réimpression en 1718. en 2. vol. in-4°.
Parmi les recueils des piéces d’éloquence du Barreau, un des plus estimés est celui des plaidoyers de Mathieu Terrasson publiés en 1737. On a dit qu’il étoit plus éloquent que savant. Il est vrai qu’il a trop de cette espêce d’esprit qui consiste à donner à tout ce qu’on dit un tour ingénieux & brillant. Son éloquence, quoique très-solide quant au fond des pensées, est peut-être trop fleurie, trop ornée, trop délicate, & par-là moins grave, moins sérieuse, & moins naturelle que celle qui convient au Barreau. C’est l’éloquence d’Isocrate plûtôt que celle de Démosthènes.
M. de Sacy, Membre de l’Académie françoise & Avocat au Conseil, publia en 1724. en deux vol. in-4°. un recueil de Factum & de Mémoires. Les jeunes Jurisconsultes y trouveront des modèles pour tous les genres d’affaires dont ils peuvent être chargés, des points d’histoire éclaircis par une judicieuse critique, des questions de droit traitées avec grace, des procédures même débrouillées avec tant de netteté, que le lecteur oublie souvent qu’on l’entretient de chicane. Son éloquence est aussi agréable que variée ; elle sçait se proportionner aux sujets qu’elle traite ; sublime dans les causes majeures, douce & insinuante dans les autres, & toujours ornée de traits ingénieux & délicats. Le style en est pur & châtié. M. de Sacy, ne croyoit pas qu’il lui fût permis de négliger les regles de la langue ; plus les matieres sont séches & peu intéressantes, plus il semble qu’il ait pris à tâche d’en sauver l’ennui par le choix des termes, & l’exactitude de la diction. Ce qu’on pourroit lui reprocher, c’est d’avoir quelquefois laissé dans son style quelque chose d’affecté, de trop peigné, & qui se sent un peu trop du style de Pline, son auteur favori.
La gloire de tous les Orateurs que je viens de citer fut
éclipsée par le célébre Cochin. Nourri de la lecture
des anciens Orateurs, & connoissant à fond le Droit Romain & les
Loix du Royaume, il parut au commencement de sa carriere armé d’une
éloquence vraie, sublime & pleine de choses, mais toujours propre à
la cause qu’il défendoit. Il simplifioit autant qu’il étoit possible les
questions les plus compliquées, persuadé qu’on ne peut trop ménager
l’attention de ses auditeurs. Les maîtres d’éloquence donnent pour regle
de choisir dans une cause, les deux moyens les plus concluans, l’un pour
ouvrir, l’autre pour fermer la marche, & de placer au centre ceux
qui sont les moins capables de résister à l’ennemi ; mais Cochin cherchoit à fixer d’abord l’incertitude des juges en
débutant par le moyen le plus décisif. Il le faisoit paroître sous
différens jours dans toute la suite de son plaidoyer, & dans la
discussion des autres moyens. Par cette sage précaution, son moyen
victorieux communiquant par-tout sa vigueur & sa force, tous les
endroits de son discours paroissoient également
convainquans. “Si j’avois à nommer, dit l’Abbé Trublet, celui de tous les hommes qui me paroît avoir été
le plus parfait dans sa profession, dans son art, dans son talent,
&c. je nommerois feu Mr. Cochin. Ce grand
Avocat eût pu être aussi un grand Prédicateur ; le pathétique ne lui
auroit pas manqué ; on en a la preuve dans ceux de ses Mémoires où
il a eu occasion de l’employer ; mais les plaidoyers qu’il faisoit
sur le champ, le prouvent mieux encore. Alors se livrant à tout le
feu qui lui étoit naturel, & qu’excitoit encore l’action de
l’Orateur & la vue d’une assemblée infiniment attentive, M. Cochin parlant sans avoir écrit, portoit les
mouvemens à un degré de force & de chaleur, où peut-être
n’auroit-il pu les porter en écrivant.”
Les œuvres de cet
illustre Avocat contenant ses Mémoires &
Consultations, ont été publiées à Paris en six volumes in-4°.
Ses adversaires même se faisoient une gloire de rendre publiquement hommage à ses talens. Le célébre Normant, son concurrent, lui dit un jour en sortant de l’audience : Non, je n’ai de ma vie rien entendu de si éloquent. Notre Orateur lui répondit : On voit bien, Monsieur, que vous n’êtes pas de ceux qui s’écoutent avec complaisance. En effet, Normant étoit né avec beaucoup d’élévation d’esprit, un discernement sûr, & un amour sincere du vrai. Il joignoit à ces dons précieux de la nature, le talent de la parole, une éloquence mâle, la beauté de l’organe & les graces de la représentation. Il avoit l’esprit si pénétrant & si juste, qu’on auroit été tenté de croire qu’il démêloit par-tout le vrai, plûtôt par sentiment & par instinct, que par étude & par réfléxion. Aussi disoit-on communément de lui, qu’il dévinoit la loi, & qu’il dévinoit juste.
Les Cochin & les Normant ont
trouvé des successeurs dignes d’eux. On sçait que si l’éloquence de la
Chaire a dégéneré, celle du Barreau se soutient avec une distinction peu
commune. Les Gerbier, les Beaumont,
les Mariette, les Linguet, les Loiseau, seront comptés parmi nos meilleurs citoyens
& nos plus grands Orateurs. “Plusieurs Avocats françois, dit
l’auteur des Nouveaux Mêlanges, sont devenus
dignes d’être des Sénateurs Romains. Pourquoi
sont-ils
devenus désintéressés & patriotes, en devenant éloquens ? C’est
qu’en effet les beaux Arts élévent l’ame ; la culture de l’esprit en
tout genre anoblit le cœur. L’aventure, à jamais mémorable des
Calas, en est un grand exemple. Quatorze Avocats de Paris
s’assemblent plusieurs jours sans aucun intérêt, pour examiner si un
homme roué à deux cens lieuës de-là est mort innocent ou coupable.
Deux d’entr’eux, au nom de tous, protégent la mémoire du mort &
essuyent les larmes de la famille. L’un des deux consume deux années
entieres à combattre pour elle, à la secourir, à la faire
triompher.”
Les Avocats que nous avons cités n’ont pas donné encore le recueil de leurs plaidoyers ; mais M. Manouri, leur confrere, ne les a pas imité, & le public lui en sçait gré. Il nous a donné la collection de ses Plaidoyers & de ses Mémoires en plusieurs vol. in-12. qui a été parfaitement accueillie. Toutes les causes qu’il traite ont des singularités, & le talent particulier de l’auteur est de les présenter encore de la maniere la plus piquante.
C’étoit précisément ce talent qui manquoit au verbeux Gayot de Pitaval qui a compilé les vingt volumes des Causes célébres & intéressantes. Le projet étoit bon, mais il manque de goût dans l’exécution ; & il est fâcheux que le laborieux auteur n’ait point épargné à ses lecteurs des causes qui n’ont rien d’intéressant, l’ennui des répétitions, des vastes analyses, des réfléxions galantes & morales, & des digressions sur sa famille & sur lui-même. Il ne vouloit pas laisser ignorer au public comment il étoit devenu Avocat. Las de ne gagner à la guerre que des lauriers stériles, il prend congé brusquement du Dieu Mars, fait connoissance avec le Dieu de l’hymen & délibere ensuite sur le parti qu’il doit prendre dans le monde. Erigeons-nous, dit-il en Avocat. La noblesse de cette profession sympathise avec celle de ma naissance. Mais il faut avoir une Bibliothèque dans la tête & j’ai de l’ignorance à fond. N’importe ; il sçait qu’il a des yeux & de la mémoire, il se flatte que cela réussira. Il compose d’abord un Factum en faveur d’une femme mariée qui disputoit un enfant à une fille, & ce Mémoire ayant été bien reçu du public, on fut, dit-il, endiablé à me croire habile homme, & on me porta des procès de tous côtés. Voilà donc M. Gayot Avocat, qui se charge de causes, où il ne falloit que de l’éloquence & du bel esprit, & point du tout de sçavoir. Enfin ayant mis bas l’épée, il prit des dégrés ; & lorsqu’il fut gradué & muni d’un parchemin scélé du sceau de l’Université, il ne fut plus permis, dit-il, de douter de sa profonde capacité ou plûtôt de son ineptie. Elle paroît toute entiere dans ses Causes célébres, dont un autre Avocat M. de la Ville nous a donné une continuation en 1766. en trois vol. in-12. beaucoup mieux faite que l’ouvrage prolixe de M. de Pitaval.
Mais on lira encore avec beaucoup plus de plaisir les Causes amusantes, petit recueil en 2. vol. in-12. où le sérieux de la Jurisprudence est assaisonné du sel de la plaisanterie.
Un des recueils qui peuvent le plus servir à un Avocat, est celui des œuvres de M. le Chancelier Daguesseau, publiées en plusieurs volumes in-4°. Toutes les matieres de la Jurisprudence y sont traitées ; mais avec cette supériorité de génie qui étoit propre à cet illustre Magistrat. On distingue deux sortes d’éloquence, celle des choses & celle des mots : elles sont toujours inséparables dans ses écrits. On disoit de lui qu’il pensoit en Philosophe, & parloit en Orateur. Il étoit pour lui-même le censeur le plus rigide de ses ouvrages, & l’idée qu’il s’étoit formée du beau, étoit si parfaite qu’il ne croyoit jamais en avoir approché ; c’est pourquoi il corrigeoit sans cesse. Un jour il consulta M. Daguesseau, son pere, sur un Discours qu’il avoit extrêmement travaillé, & qu’il vouloit retoucher. Son pere lui répondit avec autant de finesse que de goût : Le défaut de votre ouvrage est d’être trop beau ; il seroit moins beau si vous le retouchiez encore.
Dans le tems que cet éloquent Magistrat parut, les seuls modèles étoient dans la capitale & encore très-rares. Une raison supérieure s’est faite entendre dans nos derniers jours du pied des Alpes & des Pyrenées au Nord de la France. La Philosophie en rendant l’esprit plus juste, & en bannissant le ridicule d’une parure recherchée, a rendu plus d’une province l’émule de la Capitale. La véritable éloquence, qu’on ne connoissoit guéres qu’à Paris, a tout d’un coup fleuri dans plusieurs villes ; témoins les discours sortis ou du Parquet, ou de l’assemblée des Chambres de quelques Parlemens, discours qui sont des chefs-d’œuvre de l’art de penser & de s’exprimer, du moins à beaucoup d’égards. Voyez les discours de M.M. de Montclar, de la Chalotais, de Castillon, de Servant & d’autres qui pensent avec la même noblesse & s’expriment avec la même force.
§. VI.
Des discours et des éloges Académiques.
LEs fleurs de Rhétorique dans l’éloquence sont comme
les fleurs bleues & rouges dans un champ semé de bled. Elles sont
agréables pour ceux qui ne veulent que s’amuser, mais nuisibles à celui
qui veut tirer du profit de sa moisson. C’est la pensée de Pope, & c’est celle qu’on peut appliquer à beaucoup de
discours académiques. Ceux que l’Académie Françoise a recueillis en cinq
vol. in-12. ne seroient
peut-être pas
exempts de cette application, sur-tout s’il s’agit des discours des
premiers Académiciens. “Il est aisé de voir, dit un Membre de ce
Corps, par quelle fatalité presque tous ces discours académiques,
lui ont fait si peu d’honneur : Vitium est temporis,
potiùs quàm hominis. L’usage est insensiblement établi que
tout Académicien répéteroit ces éloges à sa réception : Ç’a été une
espêce de loi d’ennuyer le public. Si l’on cherche ensuite pourquoi
les plus grands génies qui sont entrés dans ce Corps, ont fait
quelquefois les plus mauvaises harangues, la raison en est encore
bien aisée ; c’est qu’ils ont voulu briller ; c’est qu’ils ont voulu
traiter nouvellement une matiere toute usée. La nécessité de parler,
l’embarras de n’avoir rien à dire & l’envie d’avoir de l’esprit,
sont trois choses capables de rendre ridicule même le plus grand
nombre. Ne pouvant trouver des pensées nouvelles, ils ont cherché
des tours nouveaux, & ont parlé sans penser, comme des gens qui
mangeroient à vuide, & feroient semblant de manger en périssant
d’inanition.
“Au lieu que c’est une loi dans l’Académie
Françoise, de faire imprimer tous ces discours par lesquels seuls
elle est connue, ce devroit être une loi de ne les imprimer
pas.”
Cependant malgré la sévérité de ce jugement & le dégoût du public pour ces sortes de discours, j’ose avouer que j’en ai lu un grand nombre avec plaisir. Ceux que Fontenelle, la Motte, M. M. Duclos, d’Alembert, Buffon ont prononcé, sont ce qu’il y a peut-être de mieux écrit en notre langue. Mais plusieurs ont un mérite bien plus important que celui du style & du pur bel esprit. On y trouve des choses, des pensées, des principes lumineux sur divers points de la belle Littérature, les caractères de nos principaux auteurs parfaitement bien tracés, &c. Ainsi, comme ces discours ne se relisent guéres, je crois qu’on pourroit en faire des extraits qui formeroient un recueil également instructif & agréable.
Depuis l’établissement de l’Académie Françoise, & à l’exemple de cette illustre Compagnie, on a vu naître en des tems différens dans quelques villes du Royaume d’autres Académies, dont l’un des objets est de cultiver l’éloquence françoise. Il n’est pas question d’examiner si cet objet est rempli & s’il est vrai que ces Compagnies fassent perdre des hommes à l’Etat sans en acquérir aux Lettres, comme le dit M. d’Alembert. Laissant à part cette question, il faut convenir que les recueils des Académies de Province offrent quelquefois des morceaux dignes de la Capitale. Mais il seroit difficile de les détailler, & ces collections sont si multipliées & si immenses, qu’en indiquant ce qui peut y avoir de bon, nous n’aurions rien fait pour nos lecteurs. Il vaut mieux passer à des ouvrages plus connus, aux différens éloges historiques qu’on publie dans la Capitale.
Quoique le ton de ces sortes d’éloges ne doive pas être celui d’un
discours oratoire, ils appartiennent cependant à ce genre d’éloquence
que les Latins appellent Tempéré. Le style en est plus
simple que dans les Oraisons funèbres ; mais cette simplicité doit être
jointe à beaucoup d’esprit & ne pas manquer de chaleur. “Les
réfléxions philosophiques, dit M. d’Alembert, sont
l’ame & la substance de ce genre
d’écrits ; tantôt
on les entremêlera au récit avec art & briéveté ; tantôt elles
seront rassemblées & développées dans des morceaux particuliers,
où elles formeront comme des masses de lumiere qui serviront à
éclairer le reste.
“C’est en cela que l’illustre Secrétaire de l’Académie des
Sciences M. de Fontenelle, a sur-tout excellé ;
c’est par-là qu’il fera principalement époque dans l’histoire de la
Philosophie ; c’est par-là enfin qu’il a rendu si dangereuse à
occuper aujourd’hui la place qu’il avoit remplie avec tant de
succès. Si on peut lui reprocher de légers défauts (& pourquoi
ne hazarderions-nous pas une critique qui ne le touche plus, &
qui ne pourroit effleurer sa gloire ?) C’est quelquefois trop de
familiarité dans le style ; quelquefois trop de recherches & de
rafinement dans les idées ; ici une sorte d’affectation à montrer en
petit les grandes choses ; là quelques détails puérils peu dignes de
la gravité d’un ouvrage philosophique. Voilà pourtant, qui le
croitoit, en quoi la plûpart de nos faiseurs d’éloges ont cherché à
lui
ressembler. Ils n’ont pris du style de M. de Fontenelle que ces taches légeres, sans en imiter
la précision, la lumiere & l’élégance. Ils n’ont pas senti que
si les défauts de cet Ecrivain célébre blessent moins chez lui
qu’ils ne feroient ailleurs, c’est non-seulement par les beautés,
tantôt frappantes, tantôt fines, qui les effacent, mais parce qu’on
sent que ces défauts sont naturels en lui, & que le propre du
naturel, quand il ne plaît pas, est au moins d’obtenir grace. Son
genre d’écrire lui appartient absolument, & ne peut passer, sans
y perdre, par une autre plume ; c’est une liqueur qui ne doit jamais
changer de vase. Il a eu, comme tous les bons Ecrivains, le style de
sa pensée. Le style quelquefois négligé, mais toujours original
& simple, ne peut représenter fidélement que le genre d’esprit
qu’il avoit reçu de la nature, & ne sera que le masque d’un
autre. Or le style n’est agréable qu’autant qu’il est l’image naïve
du genre d’esprit de l’auteur, & c’est à quoi le lecteur ne se
méprend guéres, comme on juge qu’un portrait ressemble sans avoir vu
l’original. Ainsi pour obtenir quelque place après
M. de Fontenelle dans la carriere qu’il a si
glorieusement parcourue, il faut nécessairement prendre un ton
différent du sien. Il faut de plus, ce qui n’est pas moins
difficile, accoutumer le public à ce ton, & lui persuader qu’on
peut être digne de lui plaire, en le conduisant par une route qui ne
lui est pas connue.”
M. de Mairan, successeur de M. de Fontenelle dans la place de Secrétaire de l’Académie des Sciences, ne l’imita pas servilement ; mais il ne parut pas loin de son modèle dans l’art délicat de dire le bien & le mal sans partialité & sans flatterie, & de tracer des portraits ressemblans entremêlés de particularités piquantes.
Quelques personnes qui ont plus de goût que d’esprit préférent les éloges composés par M. de Boze, Secrétaire de l’Académie des Belles-Lettres, à ceux de M. de Fontenelle. L’auteur a moins de finesse que le Secrétaire de l’Académie des Sciences ; mais il écrit naturellement. Il sçait également bien manier les sujets nobles, comme les sujets plus simples. Par-tout on sent un peintre habile qui assortit son pinceau aux différens caractères qu’il veut représenter. Ses éloges sont en trois volumes in-12. Il faut y joindre ceux que M. M. Freret, de Bougainville & le Beau, Secrétaires de la même Académie, ont publiés ensuite. Ils méritent d’être lus pour la correction & l’élégance du style.
Depuis quelque tems l’Académie françoise a donné pour sujet du prix qu’elle distribue tous les ans, les éloges de nos plus grands hommes. Celui de nos Ecrivains qui a été le plus souvent couronné par cette Compagnie, a été M. Thomas qui a célébré successivement Daguesseau, Dugaitrouin, Sulli, Descartes. Chacun de ces éloges est un torrent d’éloquence que l’on voit couler d’une veine abondante & vive, mais quelquefois trop emporté par sa pente, & qui inonde ce qu’il ne devroit qu’arroser. Cet heureux défaut qui caractérise le vrai talent de l’élocution, est au reste bien compensé par un ton de philosophie, par des réfléxions pleines de chaleur, par des réfléxions pleines de chaleur, par quelques vérités courageuses, & par des traits mâles qui paroissent avoir plu généralement. On désireroit seulement que l’auteur entassât moins de comparaisons l’une sur l’autre ; qu’il affectât moins d’user de quelques termes de physique ingénieusement appliqués, mais trop abstraits pour bien des lecteurs, & vicieux par la seule affectation ; qu’enfin il eût moins employé de ces expressions parasites, ou de ces mots à la mode que les petits écrivains ne manquent pas de copier, mais dont se préservent ceux qui sçavent écrire & penser d’après eux-mêmes. M. Thomas joint à tous ses éloges d’excellentes notes, dont on ne doit pas lui tenir moins de compte que du fond même du discours. Il y a même quelques lecteurs qui les préférent au corps de l’ouvrage. On y voit tout l’esprit, tout le sçavoir de M. Thomas, sans les mêlanges étrangers que la Rhétorique a quelquefois fait entrer dans ses écrits.
L’Académie françoise & plusieurs autres Sociétés littéraires ont donné un choix des discours qu’elles ont couronnés ; le détail en seroit trop long ; ces sortes de livres sont ◀d’ailleurs fort communs. On remarque presque dans tous de l’imagination & de l’esprit ; mais nos Ecrivains d’aujourdhui ne se défendent pas assez de l’emphase & du néologisme. La plûpart écrivent en prose comme Brebeuf écrivoit en vers.
Ce seroit aux Académies qui excitent par des prix l’émulation des jeunes
gens à les contenir dans les bornes nécessaires, non en couronnant les
ouvrages où domine l’imagination, mais ceux où brillent la justesse
& le goût. Alors les récompenses qu’elles donnent seroient vraiment
utiles ; car je ne pense point comme certains censeurs atrabilaires, que
les prix distribués par les Académies n’ont servi à rien. “Le
plus sûr moyen de perfectionner les talens, dit M. la Motte, est d’aspirer à un prix que des juges éclairés
dispensent, & de le disputer à des concurrens qu’on doit
toujours supposer redoutables. Cette double vue, de juges qu’il faut
satisfaire, & de rivaux qu’il faut surpasser, fait faire à
l’esprit tout l’effort dont il est capable. Un auteur, qui sans
concurrens, abandonne un ouvrage au public, se contente d’ordinaire
de le trouver bon ; celui qui dispute un prix, veut que son ouvrage
soit le meilleur. Son
ambition est un censeur qui ne
pardonne rien ; elle étend ses lumieres ; elle soutient sa
vigilance ; elle l’avertit sans cesse qu’il n’a pas assez bien fait
s’il peut faire mieux, & la crainte d’être vaincu par un autre,
fait pour ainsi dire qu’il se surpasse lui-même.