(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Gabrille d’Estrées et Henri IV »
/ 2642
(1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Gabrille d’Estrées et Henri IV »

Gabrille d’Estrées et Henri IV39

I

Il y a quelque temps que Capefigue, l’historien religieux de la monarchie et de la politique françaises, aborda tout à coup une singulière spécialité historique, et deux livres, l’un sur madame du Barry, l’autre sur madame de Pompadour, dirent fort expressivement alors quelle était cette spécialité… Ce fut un scandale, mais un scandale gai. Bien loin de renoncer, comme on pourrait le croire, à cette spécialité délicate et risquée, Gapefigue s’est affermi en elle et s’y cantonne. Il ne s’agit plus pour lui du xviiie  siècle ni des deux derniers cotillons — comme disait cet insolent Frédéric de Prusse — dans les plis desquels se prit la royauté de France pour aller tomber, un peu plus tard, la tête la première, sur l’échafaud.

Il ne s’agit plus de telle ou telle maîtresse de roi : il s’agit de toutes. Gapefigue s’en est fait l’historiographe et nous annonce un travail d’ensemble sous le titre : Les Reines de la main gauche, titre plus piquant qu’il n’est exact. Les reines de la main gauche, en effet, s’il en est quelque part, rappellent les lâches concessions et les doctrines bigames de Luther. Elles sont une idée allemande, une idée fausse du pays qui a en toutes choses la supériorité des idées fausses. Parlons correctement d’ailleurs. En Allemagne, les femmes de la main gauche, et non pas les reines, sont des maîtresses et quelque chose de plus. Ce sont des épouses quasi-légitimes de par la coutume, mais en France, pays de droit sens et de réalité, où les situations ambiguës sont antipathiques au génie même de la race, les maîtresses de roi, elles, n’ont jamais été que des maîtresses, — toujours désavouées et déshonorées par les mœurs.

Quoi qu’il en soit, du reste, voilà le genre d’histoire que Gapefigue a entrepris et veut épuiser. G’est tout un système, et non pas un goût plus ou moins suspect, qui le pousse vers les alcôves royales où l’histoire se fait comme ailleurs, car où l’histoire ne se fait-elle pas ?… En principe, nous n’avons pas le puritanisme de le condamner. Puisque l’histoire est là aussi, on peut bien l’y prendre, pourvu qu’on l’y prenne avec gravité et pudeur. Tant pis pour les rois qui l’y mettent ! L’historien, dont le passé est le mort, ressemble à l’anatomiste. Il est bien souvent obligé de plonger sa main dans le sang et dans la pourriture, mais, comme l’anatomiste, il ne doit pas oublier que c’est sur une table de marbre qu’il opère, marbre lui-même par l’impartialité ! Malheureusement, quand, à propos des dernières maîtresses de Louis XV, le trop sensible Capefigue ne craignait pas d’encourir pour sa peine le nom du Lebel de l’histoire, — et encore du Lebel rival de son maître ! — c’est le marbre qui a manqué.

Manquera-t-il toujours ?… L’historien qui fut ferme autrefois s’est-il donc ramolli dans d’indignes admirations pour d’indignes et d’éclatantes drôlesses, et ne reprendra-t-il plus désormais la solidité de sa trempe première ?… De ces prétendues reines de la main gauche, de ce musée de vice-épouses, comme dirait lord Byron, que Gapefigue nous prépare, il nous détache Gabrielle d’Estrées, la plus fameuse et la plus insignifiante maîtresse d’Henri IV, de ce roi qu’on appelle le Vert-galant dans les vaudevilles. Or, toujours enlevé par la toute-puissante Fonction intime dont il a semblé déjà deux fois avoir senti si prodigieusement l’influence, Capefigue continuera-t-il d’être, dans sa nouvelle histoire, l’historien qu’il fut dans sa Madame du Barry ou sa Madame de Pompadour ?

Franchement, nous l’avions cru d’abord ; nous avions cru en ouvrant ce volume, coquet de robe comme celle dont il est question, avoir encore à essuyer une de ces apologies qui furent presque des adorations sous la plume enivrée de Capefigue. Mais la lecture du livre nous a détrompé. Quand on l’a lu comme nous venons de le lire, il est bien évident que ce n’est pas la grande Fonction intime que nous soupçonnions qui a fait perdre à Capefigue une tête… regrettable, jusque-là sérieuse en histoire. Il est bien évident que la sympathie presque amoureuse de cet écrivain pour les deux célèbres maîtresses de Louis XV n’avait pas été la fascination de la qualité de maîtresse en titre de roi sur un royaliste à fond de train, mais un goût personnel, très vif, tenant à son idiosyncrasie à lui, Capefigue, mais la séduction momentanée de deux charmantes créatures entre toutes, sans aucune conséquence pour plus tard !

L’histoire de Gabrielle d’Estrées 40 est la meilleure revanche que l’auteur pût prendre et nous donner sur ses histoires de Madame du Barry et de Madame de Pompadour. La fantaisie, la galanterie, les entraînements tendres ont disparu. Nous rentrons dans le ton de l’histoire. Celle-là pourrait assurément être plus appuyée et plus profonde. C’est plutôt de la causerie sur l’histoire que de l’histoire, mais c’est une causerie d’une grande justesse. Le livre de Gabrielle d’Estrées, écrit avec le sang-froid de l’homme d’État encore plus que de l’historien, se distingue par une simplicité d’expression ravissante en Capefigue, qui d’ordinaire aime à fringuer et à faire briller la paillette chère au siècle qu’il a tant aimé Pour tout dire d’un mot, c’est un livre où la rectitude des idées a créé, seule, un talent sur lequel nous ne comptions plus. Même ce marbre dont nous parlions plus haut, ce marbre y est, et si nous avions une critique à faire, ce serait peut-être qu’il y est trop.

II

Et il n’y a point là de contradiction, comme on pourrait le croire. Si l’impartialité est de rigueur pour l’historien tout le temps qu’il raconte les faits, scrute les causes et peint les caractères, une fois cette triple trame de l’histoire impassiblement déroulée, il reste la conclusion dernière, le jugement suprême à prononcer ; et cette conclusion et ce jugement ont toujours autant de chaleur, de passion et de vie, qu’il y en a dans la conscience et le sentiment moral de l’historien. Eh bien, c’est cette passion et cette vie, qui révèlent la force de la conscience, que je voudrais voir davantage dans ce livre ! La sévérité indignée, qui fait l’histoire pathétique et lui donne son plus beau caractère, y manque aussi, et je la regrette ; mais, si la grande moralité n’est point là encore, du moins l’immoralité n’y est plus !

Comme dans la plupart de ses dernières publications : Madame du Barry, Louis XV, le Maréchal de Richelieu, Capefigue n’a point, dans sa Gabrielle d’Estrées, diminué les fautes ou grandi ceux qui les commirent. Il n’a point essayé de rendre l’adultère ou joli, ou imposant, ou intéressant, ou excusable à quelque degré que ce soit. Il y a bien une phrase dans l’introduction où il est question de l’image gracieuse de l’amour d’Henri IV et de Gabrielle ; mais c’est de suite fini, et l’auteur, qui a encore ce vieux œil de poudre sur la pensée, ne retourne plus à cette bergerie : il redevient et reste sérieux. Il ne rêve pas, sous la toque verte de Gabrielle, l’ébouriffante capacité politique qu’il a naguère supposée sous la cornette de madame de Pompadour. Il ne fait pas Henri IV, ce séducteur de l’histoire, — on ne sait vraiment ni comment ni pourquoi, — un homme plus séduisant que Gabrielle ne fut elle-même une femme séduite. Il ne drape rien de leurs faiblesses ou de leurs vices à l’un ou à l’autre. Il est enfin, sur le compte de tous les deux, de la vérité la plus nette, et cependant la plus convenablement exprimée. Mais il est indifférent à cette vérité comme un homme, un diplomate, sur le soir d’un beau jour, qui aurait pris enfin son parti sur la présence du vice dans les choses humaines, et qui même irait jusqu’à croire qu’il y entre comme un ingrédient…

Tels sont, en somme, les qualités et les défauts de ce livre à double titre, qui s’appelle également Gabrielle d’Estrées ou la Politique de Henri IV, et dont le second titre pourrait bien être le premier dans la pensée de son auteur. Très concluant et supérieur de bon sens en tout ce qui touche à la politique de Henri IV, aux difficultés de son temps, aux luttes des partis et aux impossibilités d’une situation connue et fréquente dans l’histoire et qui doit toujours y amener les mêmes catastrophes, il ne l’est plus au même degré en tout ce qui touche aux passions de ce premier roi Bourbon, qui introduisit la bâtardise dans la maison royale de France et qui abaissa la notion sainte de la famille aux yeux de son peuple. Or, cela devait être, du reste, dans un historien essentiellement préoccupé de politique, et pour qui les faits moraux ne dominent pas tout, comme pour nous, et n’expliquent pas tout, dans l’Histoire !

III

Mais, nous devons le répéter, — car le progrès, c’est-à-dire le mieux, est là pour Capefigue, guéri, nous l’espérons, de son xviiie  siècle, — si, dans son livre, il n’y a pas de conclusion vigoureuse contre l’immoralité de Henri IV, tout à la fois si superficielle et si profonde, contre cette immoralité qui fut sa plus grande faute, même politique, car ce fut sa faute à poste fixe, sa faute perpétuelle, nous avons les prémisses terribles qui feront conclure désormais aux esprits fermes ce que Capefigue ne conclut pas. Oui ! on conclura, après l’avoir lu, contre le Henri IV de Capefigue. Et je doute qu’après ce portrait, si peu chargé et si peu fidèle, de cet heureux de la gloire, on continue de nous donner ce triple Gascon, qui gasconnait avec ses amis, avec les femmes, avec Dieu même, pour le modèle des rois français.

Malgré la splendeur d’une bravoure qui a dans l’Histoire sa magie, il faut cependant plus que cette beauté de bravoure si partagée en France pour y sacrer grand homme et grand roi, de pied en cap, un homme brave qui ne serait que cela. Tout grand commandement ne s’encadre bien que dans du génie.

Comme roi, Henri IV, pour toute initiative, reprit cette triste politique de Catherine de Médicis, qui consistait à réunir le parti catholique et le parti huguenot dans un centre commun et en s’éloignant des extrêmes, politique chétive, que les races et les générations se passent de la main à la main depuis des siècles, qu’on appelle fusion, conciliation, transaction, bascule, équilibre, tous mots vains ! et que les passions toutes seules d’Henri IV auraient aussi sûrement défaite que le poignard de Ravaillac, qui termina tout en une fois. Malgré le peu de pente de l’esprit tout politique de l’auteur de Gabrielle d’Estrées à regarder du côté des causes morales, qui sont les influences décisives de l’histoire, cependant il ne peut s’empêcher de dire à plus d’une place de son ouvrage que les nombreuses amours publiques de ce chef d’État durent choquer si profondément l’esprit religieux et les mœurs de son siècle, que, son système politique eût-il réussi, il fût tombé par là encore !

Et, de fait, il en choquait, le croira-t-on ? même les mœurs militaires. Le XVIe siècle était resté chevaleresque jusque dans la cruauté des guerres civiles et la corruption des Valois. Henri, que les gravures du temps représentent sous la figure d’un bouc, Henri, le Faune couronné, n’était pas seulement le libertin affolé qui courait après toutes les femmes, au dire de toutes les chroniques de l’époque, de tous les mémoires, de toutes les chansons. Il avait une manière d’être libertin pire que son libertinage, car elle faisait de lui je ne sais quel abject personnage de comédie. Or, la gaîté qu’inspire un homme est toujours voisine du mépris. En amour comme en religion, avec les femmes comme avec Dieu, ce prince était le plus grand donneur de paroles pour ne pas les tenir qui ait jamais existé, alors que la fierté de la parole donnée existait encore, et que l’outrage n’avait pas vieilli de l’ancien mot de foi mentie. Tout le temps qu’il vécut, il ne cessa d’être cet infatigable prometteur de mariage dont il faisait sa séduction, promettant du même coup le divorce, puisqu’il était marié, et que pour se donner il était bien obligé de se reprendre…

Capefigue, qui ne se charge de nous raconter dans son livre sur Gabrielle d’Estrées que le plus long et le plus scandaleux adultère de cet homme d’adultères, nous a fait le compte de ces promesses de mariages menteuses, appeaux de cet oiseleur, qui durent certainement mettre plus bas que tous ses autres actes, dans l’opinion de ses contemporains, le don Juan royal chez lequel rien n’était sincère, si ce n’est les convoitises et les intérêts. On le sait, les plus célèbres de ces incroyables promesses furent celles qu’il fit d’abord à Diane de Guiche, la belle Corisandre, ensuite à Gabrielle d’Estrées, laquelle mourut de son parjure quand il épousa Marie de Médicis, enfin, à Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, à qui on le vit, incorrigible, en signer une encore au moment où ses ambassadeurs signaient de leur côté à Rome le mariage qui tua Gabrielle. Certes ! de telles menées tenaient autant de la comédie que de l’histoire, et Falstaff amoureux, mais qui n’était pas roi, n’eût pas fait autrement !

Tel est le Henri IV de la Gabrielle d’Estrées de Capefigue, cet Henri IV dont les historiens ont fait Henri le Grand, et les romanciers ou les chansonniers le bon Henri. Nous ne l’avons trouvé ni bon ni grand, nous, en ce livre consacré à une maîtresse qui meurt du chagrin qu’il lui cause, et qu’il remplace quelques jours après. Bon, il la tue de désespoir, puis il l’oublie ; grand, il meurt du coup de couteau qu’une politique qui allait de l’abjuration à l’Édit de Nantes aiguisa sur les deux tranchants ; et il trouve sa gloire dans des projets de gloire, l’intention — et c’est la première fois en histoire — étant réputée pour le fait ! Voilà donc sa bonté réelle, et, comme roi, sa réelle grandeur. Comme vous voyez, c’est peu. De tout cet Henri IV de Pont-Neuf, d’illusions et de préjugés, il reste le vrai, le Henri de Capefigue, cet Henri d’une duplicité gausseuse, de cette duplicité qu’il opposa à tout dans la vie et même à lui : car, sans l’indiscrétion de sa raillerie, il eût été facilement hypocrite. Il l’eût été facilement en sensibilité morale, car on croit fort bien du sentiment la sensualité qui a la séduction des larmes, et il l’aurait été tout aussi aisément en politique, car entre Tartuffe et celui qui a dit : Paris vaut bien une messe, ou : C’est mardi que je fais le saut périlleux, y a-t-il vraiment autre chose que l’épaisseur de quelques mots ?