(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « IV »
/ 2642
(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « IV »

IV

Un contradicteur inexact. — L’imitation condamnée. — Opinions qu’on nous prête. — Imitation ou transposition ? — Ce que nous n’avons pas dit. — Qu’est-ce que sentir ? — Deux sortes de styles. — Théorie de l’originalité. — Le vrai style d’après M. de Gourmont.

De tous les moyens recommandés pour former son originalité et son style, l’imitation est un si profitable exercice, d’un usage si universellement admis par les classiques, que je suis ébahi de voir des critiques nous blâmer de la conseiller. L’artifice qu’on emploie contre nous est on ne peut plus naïf. Il consiste à nous reprocher d’avoir donné au mot imitation un sens que nous ne lui avons jamais donné. L’imitation que nous conseillons serait l’imitation servile, « tout au plus bonne à réparer de vieilles phrases comme on répare de vieux souliers, en leur mettant des épithètes neuves », ou encore « à duper les ignorants ou les imbéciles, en transposant avec adresse quelque morceau célèbre. Le vil métier et la sotte attitude ! »

Il n’y a ici de sotte attitude que celle des gens qui nous font dire sciemment le contraire de ce que nous avons dit. Nous avons dit textuellement ceci : « L’imitation consiste à transporter et à exploiter dans son propre style les idées ou les expressions d’un autre style11, à les mettre en œuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit12. Il faut trouver autre chose ou dire autrement ce qu’on a dit13. La bonne imitation est donc une question vitale pour la formation du style. Servile, elle tue le talent. Bien comprise, elle le crée et l’augmente. Imiter un auteur, c’est étudier ses procédés de style, l’originalité de ses expressions, ses images, son mouvement, la nature même de son génie et de sa sensibilité. C’est s’approprier, pour le traduire autrement, ce qu’il a de beau14. Il y a deux sortes d’imitations ; l’une est un exercice littéraire d’ordre privé, excellent moyen de former son style… L’autre, la vraie, est une imprégnation générale.‌

C’est l’ensemble des idées et des images, en quelque sorte la tournure d’esprit d’un auteur qui finissent par être assimilés : et c’est la combinaison de ces éléments digérés qui développe l’originalité personnelle. La bonne imitation conduit à l’assimilation et se confond avec elle. La bonne imitation, a dit Laveaux, est une continuelle invention. »‌

Ceci est net, je pense, et il faut qu’on nous ait lu bien légèrement pour ajouter : « Comme M. Albalat ne spécifie jamais ce qu’il entend par imitation, on ne sait que dire. » Pouvais-je, je le demande, plus clairement spécifier ce qu’il faut entendre par imitation ? Si l’on trouve que c’est là enseigner à réparer de vieux souliers et à mettre des semelles neuves », c’est que nous n’avons pas la même langue, ou que l’on tient réellement, comme il nous le reproche, « à duper les ignorants ou les imbéciles ».‌

Ainsi comprise et définie, l’imitation a été conseillée et pratiquée à peu près par tous les grands auteurs classiques. Depuis Virgile jusqu’à Chénier, tous s’en glorifient, tous s’en sont fait une originalité. Leurs exemples et leurs théories, que nous donnons dans notre dernier livre, le démontrent exactement. S’il est une doctrine solide, c’est celle-là. Forcé d’en convenir, on se dérobe. « La manie de l’antiquité, dit-on, poussait les écrivains de ce temps-là à des actes et à des professions de modestie qu’il ne faut accepter qu’avec crainte. La mode était de se défier de soi-même ; il en fallait au moins la feinte. Jamais, en somme, l’originalité du style ne fut plus nette qu’à cette époque. » Rien de plus vrai, et c’est en propres termes ce que nous disons, et c’est précisément ce qui prouve que l’originalité se forme par l’imitation ou, tout au moins, que l’imitation ne nuit pas à l’originalité. Les bons auteurs nous l’affirment — et nous le prouvent. Mais, qui sait ? peut-être ont-ils menti ; c’est « une feinte », dit M. de Gourmont, qui en sait plus long qu’eux15.‌

On nous permettrait à la rigueur d’imiter un écrivain, mais à condition qu’il ait plus ou moins vieilli, qu’il soit plus ou moins ancien. Encore ne fait-on cette concession qu’à regret. En principe, bonne ou mauvaise, on combat l’imitation, et l’on nous accuse même d’avoir « confondu l’imitation du sujet et l’imitation du langage ». Non, nous ne les confondons pas, et nous savons les distinguer, bien que nous les conseillions l’une et l’autre, et que nous ayons souvent parlé des deux à la fois. Nous n’avons jamais soutenu, d’ailleurs, qu’on doive toujours imiter ; nous prétendons seulement que l’imitation est un excellent moyen de formation et d’assimilation littéraire.‌

On concède qu’il peut y avoir du profit à imiter les auteurs étrangers ; mais imiter un auteur de la même langue c’est, paraît-il, chose inadmissible ; et comme on est gêné par l’exemple de Flaubert, élève authentique et avoué de Chateaubriand, on explique le cas de Flaubert en disant que le romantisme représentait pour Flaubert une « véritable littérature étrangère ». Notre auteur ne « spécifiant pas », comment un écrivain français tel que Chateaubriand peut passer pour un écrivain étranger, « on ne sait que dire ». Autorités, témoignages, traditions, libations, aveux, cet homme ne veut rien entendre. La lecture est inutile ; le style ne se forme pas ; tout s’improvise ; on a du génie ou du talent, au hasard. On récuse même La Bruyère, qui, disions-nous, « a immortellement imité Théophraste », « La confusion continue ! s’écrie M. de Gourmont, M. Albalat n’arrivera-t-il jamais à comprendre que La Bruyère, écrivain français, n’a pu, au sens réel et péjoratif du mot, imiter Théophraste, écrivain grec16. Il l’a traduit en La Bruyère ; il a transposé son style en un autre style tout différent et très personnel. » Mais, encore une fois, c’est précisément ce que nous disons, et c’est même ce résultat que nous attendons de toute bonne assimilation. Nous répétons à satiété, dans le chapitre qu’on a si mal lu, que l’imitation consiste à «  s’approprier  pour le traduire autrement, ce qu’il y a de beau dans un auteur, les conceptions et les développements d’autrui, et à les mettre en oeuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit », et que « l’imitation est une continuelle invention  ». M. de Gourmont « n’arrivera-t-il jamais à comprendre » que nous avons formellement affirmé ce qu’il nous reproche de n’avoir point dit ? Il pousse, par exemple, la plaisanterie jusqu’à nous accabler avec le mot d’Ernest Hello : « Le grand écrivain donne son style, c’est-à-dire sa parole. Il est permis de s’en nourrir. » Or, c’est nous qui avons cité ce mot d’Hello, pour bien indiquer ce que nous entendions par imitation. Tout ceci est réjouissant.‌

La manie de la contradiction est si aveuglante, que non seulement on ne voit pas dans nos ouvrages ce que nous y avons mis, mais on y découvre à chaque instant ce qui n’y est pas. Nous disons, par exemple, que l’originalité consiste souvent — et ceci n’est pas contestable — « dans la façon nouvelle d’exprimer des choses déjà dites », et qu’il faut « inventer autre chose ou dire autrement ce qu’on a dit », et nous donnons des exemples d’images rajeunies par des expressions neuves. « M. Albalat, s’écrie-t-on, n’hésite pas à nous apprendre que Chateaubriand en écrivant la palpitation des étoiles ne fait qu’imiter une expression antérieure ; le scintillement des étoiles. » Or, nous n’avons dit nulle part que la palpitation des étoiles fût une expression de Chateaubriand, et encore moins que Chateaubriand l’eût écrite pour imiter une expression antérieure.‌

Mais écoutons notre critique enfler le ton et énoncer des théories. Création de mots, saillie d’expressions, surprises de style, équivalents et images proviennent, selon lui, « de l’émotivité » et non de la « volonté ». Evidemment pour trouver quelque chose, il faut d’abord être ému. On a beau vouloir faire une description, il faut d’abord la sentir ; et, pareillement, un changement d’expression suppose un changement dans la façon de voir et de sentir ; et dans ce sens on a raison de dire que « le style est une spécialisation de la sensibilité ». Nous l’avons nous-mêmes affirmé cent fois. Mais ne dire que cela c’est ne rien dire, ou à peu près. Oui, la sensibilité est la faculté qui produit, qui engendre l’inspiration, c’est incontestable ; mais cette sensibilité, cette émotivité, nous disons, nous, qu’elle peut être éveillée, provoquée par certaines causes. Notre rhétorique vous semble artificielle parce que vous n’allez pas au fond des choses. Quand nous disons : « Modifiez tel mot, changez telle image, mettez de la couleur, exprimez autrement ce qui est banal, remplacez les clichés, donnez du relief, de la vie, etc. », c’est comme si nous disions : « Il y a dans votre style choses qui ne sont pas bonnes parce qu’elles ne sont pas assez senties. S’obliger à revoir, à refaire, à travailler, c’est s’obliger à mieux sentir ce qui a été faiblement senti, Quand je veux changer une idée ou un mot banal ; quand je veux l’exprimer autrement on l’exprimer mieux, qu’est-ce donc que je fais ? Je compare, je cherche, je corrige, et, par ce seul effort de volonté, il se trouve que je parviens à sentir autrement, je découvre des images nouvelles, ma volonté a éveillé mon émotivité et ma sensibilité. Ceci est indéniable. Voilà pourquoi, dans notre enseignement, nous faisons une part si large au travail, à la volonté, aux procédés, au métier. Il y a donc, il doit donc y avoir une doctrine, un ensemble de conseils, une démonstration pratique, un enseignement positif de l’art d’écrire. Voilà la vérité vraie, contre laquelle tous les livres de réfutation ne pourront rien. » Pour rendre cet enseignement clair et pratique, nous avons cru devoir distinguer d’abord deux sortes de style : le style d’idées, ou abstrait, et le style d’images, ou de couleur. Ce n’est pas nous qui avons inventé cette distinction. Balzac s’en est servi à propos de Stendhal. Ce classement doit s’imposer à tout esprit raisonnable. Il est certain, par exemple, que l’Histoire des Variations, les Provinciales ou l’Esprit des lois sont écrits, chacun dans leur genre, dans un admirable style abstrait, et qu’Atala ou Paul et Virginie sont visiblement écrits en style de couleur ou d’image. Ces évidences sont trop claires pour certaines gens. « Il faut donc, nous fait-on conclure, que Flaubert, ayant de la couleur, manque d’idées, et que Taine, ayant des idées, manque de couleur. Cela ne va pas bien ! C’est bien avoir la rage de la contradiction ! » Une autre personne aurait simplement remarqué que, s’il y a deux genres de style, rien n’empêche un auteur de les mêler ; qu’en exposant des théories philosophiques dans sa Tentation Flaubert a fait du style abstrait, et qu’en peignant Antioche ou les chrétiens aux lions il fait du style de couleur ; que Taine, parlant philosophie ou suffrage universel, faisait du style d’idées, et qu’en évoquant la campagne italienne ou les Pyrénées il fait du style de couleur. Mais cela est trop simple. On prend le contre-pied. On n’est pas pour rien un « semeur de doute ».‌

On propose donc une autre classification ; « Il y a deux sortes de style : le style visuel et le style émotif, l’un qui procède de la vision, l’autre de l’émotion. Style visuel, style émotif, je veux bien, mais on peut faire à ce classement les mêmes objections qu’on nous reproche. L’écrivain visuel peut être aussi quelquefois émotif et il peut arriver à un écrivain émotif d’être visuel, et cela encore une fois « ne va pas bien ». Pour achever de brouiller tout, notre homme tente une longue démonstration philosophico-physiologico-chimique. Il faut le voir se démêler de tout cela, et la prétention scientifique qu’il donne à sa fantaisie, car ce critique littéraire, qui déclare que la science ne découvre rien, a la superstition de la science ! Il fait intervenir à propos du style les écrivains sensoriels, la zoologie et l’imitation des vertébrés. Il est de ceux qui expliquent la pensée, l’art, l’inspiration et l’esthétique par le mécanisme nerveux et les circonvolutions cérébrales. La littérature devient de la biologie. Hæckel ou Le Dantec suffisent à la critique, et l’on enseignera quelque jour la littérature par la physiologie cellulaire. Négligeons ces démences et gardons notre classification. Elle est pratique, elle est juste, le lecteur s’en trouvera bien.‌

Ce classement des styles fait décidément perdre la tête à nos adversaires. On déclare maintenant que la plupart des styles que nous appelons abstraits sont réellement concrets. Comme on n’apporte aucune preuve de ce démenti, on ne peut qu’admirer cette intrépidité ; et, comme nous n’avons pas attendu les lumières de certains critiques pour savoir ce que c’est qu’un style abstrait, nous répondions tout simplement que « la plupart des styles qu’on appelle concrets sont réellement abstraits ». Nous voilà bien avancés !‌

On conteste même que le style de Voltaire soit un style d’idées. Rien n’est plus vrai pourtant. On aura beau découvrir dans Voltaire quelques notations vivantes, des détails vus, des choses concrètes, l’auteur de Candide et de l’Essai sur les mœurs n’en reste pas moins un écrivain d’idées, et c’est, dans J.-J. Rousseau qu’il faut chercher le commencement de la couleur descriptive, bien que le Contrat social soit encore un bel exemple de style abstrait.‌