(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXVIII » pp. 313-315
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXVIII » pp. 313-315

LXXVIII

La question des jésuites a la chambre des députés. — m. thiers, m. dupin, m. berryer, m. de lamartine. — élévation de m. victor hugo a la pairie. — jasmin décoré de la légion d’honneur.

— La grande affaire de ces derniers jours a été la discussion de la Chambre des députés des 2 et 3 mai sur les jésuites. Le cartel était donné d’avance, et l’on se préparait comme pour un grand combat. Il n’y a pas eu de combat, attendu que le ministère a trouvé un moyen, depuis quelque temps, pour s’assurer de la majorité, c’est d’adhérer à toutes les mesures que propose l’opposition ; il résulte de là que le ministère, au lieu de la majorité, a tout simplement l’unanimité. La plaidoirie a d’ailleurs été fort éloquente et fort belle ; M. Thiers y a fait preuve d’une modération dans les formes qui sent évidemment l’homme d’État disposé à redevenir ministre dans un temps qui n’est pas bien éloigné. M. Dupin y a eu sa vigueur logique et son bon sens, un peu vulgaire, mais franc et incisif. M. Berryer est le seul orateur qui ait ouvertement plaidé pour la liberté des congrégations religieuses ; il l’a fait avec éclat, avec cette ampleur d’éloquence que lui seul possède et qui le fait écouter et presque applaudir dans les questions même où ses opinions ont le moins de faveur. Quant à M. de Lamartine, il n’a pu, un seul instant, maîtriser l’inattention de la Chambre ; il en souffrait, il le laissait voir, mais il ne parvenait point à fléchir cet auditoire impatient et irrité ; sous la magnificence que gardait encore sa parole jusque dans ce désarroi, on se demandait en vain ses raisons et ce qu’il voulait dire, et l’on n’a pu s’en rendre compte pas plus que lui-même il ne le savait bien peut-être. — Nous ne prétendons dans tout ceci, comme on le voit, que noter l’effet oratoire et, en quelque sorte, littéraire de ces deux séances.

— Un événement politique qui touche de près à la littérature est l’élévation de Victor Hugo à la pairie. Nous n’y voulons voir qu’un fait, c’est qu’en France on arrive désormais à tout par son esprit et par son talent, même quand ce talent n’a été appliqué qu’aux choses d’imagination pure et de poésie. — Un autre fait que nous nous permettrons de rapprocher du précédent, c’est que le poëte coiffeur d’Agen, l’aimable Jasmin, vient, dit-on, de recevoir la croix de la Légion d’honneur : autre preuve qu’avec de l’esprit et même par la poésie seule, on triomphe aujourd’hui de toutes les difficultés et de tous les préjugés, qu’on se classe à son rang, et qu’on se fait finalement reconnaître et honorer des puissances sociales officielles. Un ministre croit s’honorer lui-même en acceptant et en ratifiant le choix du public. Ces croix d’ailleurs, en France, sont tellement prodiguées qu’elles ont perdu leur prix et leur vrai sens de distinction ; nous ne signalons cette marque d’honneur pour Jasmin qu’à cause du contraste que cela fait avec sa profession ; cette nouvelle sera bien accueillie dans le midi de la France qui voit en lui son poëte populaire.