La Révolution française
[I]
Granier de Cassagnac. Des Causes de la Révolution française [I].
Enfin, parmi les cent mille titres de livres sans idées qu’on publie, en voici un qui révèle une forte pensée et qui annonce un grand dessein : Des causes de la Révolution française 5. Quel front et quels yeux pour un livre ! Rien de plus difficile, en effet, rien de plus important, dans toute spéculation intellectuelle, que la recherche des causes, que le percement dans les origines. Mais, en matière d’histoire, que peut-on dire, si ce n’est l’histoire même ? Aurait-on, pour la retracer et en ressusciter les personnages, le talent de tous les Tintoret et de tous les Velasquez de la terre, l’Histoire est plus pourtant qu’une galerie de tableaux menteurs et stupides. Elle n’est pas seulement de la grande peinture, elle est aussi — et avant tout — un jugement prononcé par l’homme au nom de Dieu et de la vérité, et, comme tous les jugements, elle ne s’établit que sur une enquête sagace et profonde. Voilà ce qu’on a trop oublié quand il s’est agi d’écrire l’histoire, et principalement de la Révolution française, l’immense événement moderne dont tous les esprits contemporains sont encore remplis et troublés.
On le comprend, du reste. Des spectacles inondés de sang, des catastrophes, des succès momentanés et terribles, des retentissements inattendus, sortis tout à coup de la trompette de la Renommée, — cette sourde sonneuse de fanfares qui ne s’entend pas elle-même quand elle sonne, car souvent elle s’interromprait, — tous les fracas d’un monde solide pour quelques siècles encore, et qui ne se fût point écroulé si on ne l’avait frappé à coups redoublés au faîte, aux flancs et à la base, n’était-ce pas là plus qu’il n’en fallait pour enivrer et faire chanceler la pensée ?… Les hommes, ces dupes orgueilleuses, s’échauffent comme les bêtes avec des tintamarres et quelques lambeaux d’écarlate secoués devant leurs majestueux esprits. N’est-ce pas là ce qui est arrivé ?… Consultez, si vous le voulez, la littérature européenne : tous les historiens, sans exception, de la Révolution française, en ont parlé avec leurs émotions, auxquelles leur raison ajoutait des sophismes et leurs passions des lâchetés. En les lisant, on sent que cette Révolution est plus forte que les plumes qui ont écrit d’elle. Avant le livre de Granier de Cassagnac, je ne savais pas de plume qu’elle n’eût plus ou moins fait trembler, qu’elle n’eût plus ou moins égarée.
C’est que la Révolution n’est pas, comme on l’a cru un moment, une chose finie, épuisée, qui a fait son temps et dont on puisse dire, comme Henri III du duc de Guise renversé et mort à ses pieds : « Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il était grand ! » Elle aussi, elle est gigantesque, et, comme le duc de Guise, nous l’avons balafrée… Mais elle est debout, malgré ses blessures ; mais elle combat toujours ; mais elle lutte pour l’empire ; et l’Europe, qui la croyait vaincue et qui la sent maintenant agiter son sol à tous les points de sa surface, s’aperçoit qu’il faut de nouveau compter avec elle, comme aux jours où elle poussa sa furieuse croissance à travers le sang, la boue et les larmes.
D’où qu’elle soit venue, cette Révolution, — et Cassagnac va tout à l’heure nous montrer et nous entrouvrir le faible gland dont elle est sortie, — elle s’appuie sur toutes les forces révoltées du cœur humain, sur l’imbécillité de la raison, sur les monstruosités de l’orgueil, et voilà ce qui l’éternise ! Je sais bien que pour la grandir les fatalistes de notre âge l’ont sacrée avec la sainte Ampoule d’une inévitable nécessité. Mais je n’ai jamais cru, pour mon compte, à cette nécessité qu’on proclame. Contingente, comme l’occasion qui lui a donné naissance, la Révolution française, qu’on nomme un événement aux racines éternelles, et dont l’horrible fleur devait s’épanouir à l’heure dite et prévue, aurait très bien pu ne pas être. À cet égard on n’a plus de doute quand on a lu le livre de Cassagnac. Oui ! ce soi-disant Destin pour les nations modernes aurait pu périr, comme une chose humaine, sous une main forte qui l’eût saisi et étreint comme Hercule étreignit les serpents de son berceau. Malheureusement on laissa vivre le monstre. Et qui vécut jamais en vain ?… Semblable à toutes les grandes corruptions qu’il est facile d’étouffer dans leur première molécule empoisonnée, la Révolution a semé la vie telle qu’elle l’a créée, et cette vie malade, souillée, folle, a levé de toutes parts ! Elle a soulevé tous les peuples contre leur gouvernement, et depuis que ces gouvernements semblent avoir repris les rênes de leurs peuples, elle a condensé dans les cœurs cette haine de l’autorité qui est une préparation à d’autres révoltes. Nous en sommes venus à ce point qu’il faut qu’elle disparaisse du monde, ou que le monde, tel qu’il est constitué, disparaisse. Écrire son histoire, c’est donc écrire une histoire qui se continue. Seulement, l’écrire comme Cassagnac l’a écrite, c’est peut-être l’empêcher de se continuer.
Car telle est l’importance du livre en question, telle en est la hardiesse, qu’il ne va à rien moins qu’à briser le plus vivace préjugé de notre âge et à déshonorer la Révolution. En descendant au fond des causes qui l’ont produite, Cassagnac l’a profondément flétrie. Il n’a trouvé ni justification ni excuse pour elle. Comme d’une mère pourrie sort une fille pourrie, sortie de petites et viles causes elle demeure, hormis la grandeur des forfaits qu’elle inspira, petite et vile dans son esprit, ses institutions et ses hommes. Pour des penseurs d’une certaine force, qui tient l’origine tient tout et peut tout expliquer. Ils savent que dans les races d’idées c’est comme dans les races physiologiques, et qu’on peut dire à tout être, à toute chose, à toute créature : « Que je sache d’où tu viens et je saurai ce que tu vaux. »
Si, comme on le verra, Cassagnac a réussi, il a rendu le plus grand service que, dans les circonstances présentes, un écrivain isolé pût rendre à la cause de l’Ordre et du Pouvoir, et il a bien mérité des gouvernements de l’Europe. Je ne crains pas de l’avancer, son livre se rattache à la destinée des monarchies et doit contribuer à les sauver, si Dieu n’a pas voulu qu’elles périssent.
En effet, il y a mieux que de tuer un ennemi, c’est de le priver d’un mausolée, c’est d’empêcher que l’enthousiasme, l’admiration, qui produisent les imitateurs, ne ravivent la flamme des causes éteintes, ne se réchauffent au marbre tiède d’un sépulcre arrosé avec de nobles pleurs. Or, déshonorer la Révolution, c’est faire cela et mieux encore, c’est la tuer — non pas seulement comme une ennemie, mais comme une idée, — au seuil même de toute âme qui lui eût donné un asile si elle n’eût été que haïe, frappée et proscrite.
Et ce n’est pas d’une seule manière et d’une seule fois que Cassagnac a dégradé la Révolution française, mais c’est à toutes les reprises, et de toutes les manières dont il soit possible de déshonorer une chose jusque-là respectée par les hommes. Avant lui, il est vrai, il s’était rencontré des écrivains dont le sens honnête et droit s’était soulevé d’indignation devant les crimes révolutionnaires, et qui n’avaient point partagé l’idolâtrie, maintenant si commune, pour son principe et ses excès. Ils avaient jugé et montré l’immoralité de la Révolution française. Mais ils ne lui avaient point ôté la poésie de ses énormités, l’effet pittoresque de ses horreurs, le génie colossal de ses inventions. Fascinés par ce triple charme, ils avaient presque consenti à reconnaître aux événements et aux hommes de ce temps de perdition je ne sais quelle supériorité mystérieuse.
Cassagnac n’a partagé, lui, ni cette illusion, ni cette faiblesse. Il s’est dévoué à prouver que cette supériorité n’existe pas, que ce qu’elle a de mystérieux n’est qu’un mensonge de plus, et que les dons de Dieu, dont on abusa dans cette époque criminelle, n’étaient pas, après tout, si grands ! Ce que Chateaubriand, dans un de ses meilleurs écrits (la préface de ses Études historiques), a fait uniquement pour la guillotine, pour les équarrissages de chair humaine, pour ces grands hommes à piédestaux d’ossements qui domineraient jusqu’à l’Histoire elle-même, sur leur sanglant juchoir de cadavres, si on ne les en renversait, Cassagnac l’a fait à son tour, mais avec quelle étendue, quel détail, quelle recherche ! pour tout ce que la Révolution a produit.
Et il n’a rien accepté de ce compte rendu terrible : ni la politique, ni les finances, ni la guerre, ni la législation, ni l’organisation des armées. Il n’a laissé tranquilles et debout ni un homme, ni une institution, ni une idée. Tout a passé, pour être broyé, sous cette information supérieure, sous cette critique à laquelle on peut appliquer ce qu’Amelot de la Houssaye disait du gouvernement de Venise : C’est une verge couverte d’yeux.
Il a ruiné et pulvérisé, les unes après les autres, toutes ces gloires posthumes et postiches faites à distance par la niaiserie ou le fanatisme, et, de l’infecte poussière de ces gloires dissoutes, il a pétri un puissant engrais de mépris qui ne sera pas perdu pour le cœur des générations futures. Enfin, par cela même qu’il a abaissé tous les niveaux connus de l’histoire de la Révolution, l’auteur de l’Histoire des Causes a déplacé toutes les idées acceptées par l’opinion depuis tant d’années, il a repris en sous-œuvre l’éducation publique à cet égard, et a poussé dans l’avenir sa traînée de lumière. Voilà le résultat pratique, influent, de son livre, le but qu’il a eu plus en vue que son livre même, en l’écrivant. J’ai hâte d’arriver à l’analyse de cet ouvrage, si remarquable de profondeur, de simplicité et de portée, que, sans cette analyse fidèle, le lecteur certainement ne le croirait pas.
Et d’abord, pour procéder régulièrement à l’immolation définitive du préjugé révolutionnaire, Cassagnac commence son histoire par se demander si la Révolution a été la conséquence nécessaire de principes existant bien longtemps avant elle dans la pensée de l’humanité. La plupart des historiens ont adopté cette théorie, soit pour glorifier la Révolution, soit pour la maudire. Ils n’ont guère varié que sur la date et l’apparition de ces principes dans l’histoire du monde. Ainsi, les uns la posaient à l’avènement de Luther et du protestantisme ; les autres plus loin, avec Jean Huss et Jérôme de Prague ; un troisième parti, plus chimérique encore, à l’invasion de la Gaule par les Barbares ; et enfin les plus fous et les plus coupables, comme Buchez, par exemple, au pied même de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette assertion, tant de fois renouvelée et modifiée, est la première que Cassagnac passe au fil de l’épée d’une critique qui brille à force de couper. Il montre également l’impossibilité de cet esprit principe, l’excrément des philosophes panthéistes qui souille, sous prétexte de les expliquer, toutes les histoires de notre temps, et l’inanité de cette autre théorie, moins ambitieuse, mais non moins fausse, à savoir : que la Révolution est sortie des salons du xviiie siècle et des écrits des philosophes. Les faits à l’appui de ces deux négations, qui gardent l’entrée de son livre, sont aussi péremptoires que nombreux, et non seulement ils enlèvent à la Révolution le caractère grandiose dont elle se trouvait revêtue quand on la croyait le résultat d’une gestation séculaire dans les entrailles de l’esprit humain, mais ils la privent encore de ses lettres de noblesse intellectuelle et lui interdisent la fastueuse prétention d’être une idée. Parmi ces faits, qu’il faut aller prendre où ils sont et ne pas chercher dans une analyse trop rapide, il en est un pourtant que je signalerai, parce qu’il sent réellement le génie de la découverte. Pour mieux montrer que la Révolution ne fut point la fille de la philosophie du xviiie siècle, Cassagnac publie un exposé de l’organisation de la censure, un état de la librairie et un relevé d’arrêts du Parlement qui démontrent, avec la netteté d’une statistique, que les livres des philosophes n’avaient été lus au xviiie siècle que dans les hauteurs de la société, et qu’ils n’étaient jamais descendus assez dans les masses pour s’y propager et les incendier.
Je ne connais rien de plus frappant et de plus curieusement renseigné que ce chapitre, qui fait tomber, devant des notions qu’on avait oubliées ou qu’on n’avait jamais sues, une opinion largement assise dans tous les esprits. On avait, par une confusion inattentive, établi un rapport de cause à effet entre la Révolution et la philosophie ; Cassagnac l’a brisé avec un discernement remarquable, et des preuves qu’il apporte d’une opinion si nouvelle il résulte que, bien loin d’avoir été la fille de la philosophie, la Révolution en a été la mère adoptive, qu’elle l’a prise dans l’obscurité et présentée au monde, parce que, pendant et après son triomphe, elle a trouvé dans les doctrines de cette philosophie un prétexte pour ses crimes et une justification pour ses excès.
Et ce n’est là que le commencement ! Après l’avoir dépouillée de ces trois caractères différents : providentiel, fatal, philosophique, Cassagnac arrache à la Révolution son caractère populaire. Écoutez-le :
« La Révolution n’appartient pas plus au peuple qu’à la philosophie. Elle n’est pas sortie du peuple, elle y est entrée, et encore à grand peine ! »
L’auteur de l’Histoire des Causes nous met sous les yeux les rapports, les déclarations écrites, l’opinion sur le peuple des hommes qui le représentaient aux États-Généraux, et ces déclarations affirment qu’il ne poussait pas alors à la Révolution, qu’il n’en avait ni le désir ni la pensée. Des meneurs odieux y poussaient pour lui… Mais lui, disait Sieyès impatienté dans sa brochure sur le Tiers-État, ne voudrait être que le moins possible. Ce qui, en 1787, préoccupait le peuple, n’était donc pas une idée démocratique. C’était une idée de tous les temps, une idée vieille comme la monarchie, comme le monde, comme la souffrance et la misère : c’était l’impôt. Alléger l’impôt, soulever le poids écrasant des taxes, il n’y avait pas d’autre politique, d’autre sens aux choses du gouvernement, pour ce peuple dont la lèvre était pure encore de tout ce qu’on lui a fait boire depuis à la coupe fumante de l’orgueil.
Il était toujours le fidèle, soumis et héroïque Jacques Bonhomme, le frère de Jeanne d’Arc et de Jeanne Hachette, vaillant de cœur devant l’ennemi comme devant la misère, son autre ennemi. Il croyait à ses maîtres, qui l’avaient soulagé tant de fois. Il ne comprenait pas l’égalité. Sieyès disait encore, avec une tristesse significative : « Ce qu’il y a de véritablement malheureux, c’est que les trois articles qui forment la réclamation du tiers (c’est-à-dire du peuple), sont insuffisants pour lui donner cette égalité d’influence dont il ne saurait se passer… »
Il s’en passait très bien ! mais Sieyès et les autres ne voulaient pas qu’il s’en passât. Cassagnac cite aussi les paroles de Target et de Cerutti. Il cite Morellet, le philosophe. Il cite enfin tous les révolutionnaires d’intention alors, et d’action plus tard, qui trouvaient dans le peuple une argile rebelle à pétrir. Comment ce peuple, d’ailleurs▶, dit l’auteur de l’Histoire des Causes, aurait-il pu suspecter un gouvernement qui employait Billaud-Varenne, Barrère, Roland ; que Marat louait ; et qui pensionnait Condorcet et Chamfort ? Et, à ce propos, comme il faut qu’il soit toujours l’homme des renseignements inattendus, Cassagnac nous déploie une longue liste de tous les révolutionnaires, depuis Barrère jusqu’à Voyer-d’Argenson, depuis Marat et Danton jusqu’à Hérault de Séchelles et Fouquier-Tinville, avec l’état des charges publiques dont ils étaient investis sous ce gouvernement qui les sustentait et les honorait, et qui, pour sa peine, devait en mourir !
Ainsi, voilà le compte terminé des grandes causes de la Révolution française, Ni providentielle, ni fatalement logique, ni philosophique, ni populaire ! Le peuple, dont on a tant parlé, et qui serait pour elle un aïeul qui, certes ! en vaudrait bien un autre, le peuple s’est laissé apprendre la Révolution comme le mal s’apprend, mais il ne l’a point inventée. Les grandes sources sont donc fermées maintenant d’où l’on voulait que s’en vînt sur nous ce fleuve de sang et de fange, dans l’effronterie de sa hideuse majesté ! La Révolution, qui a toujours haï les hautes naissances et qui pourtant s’en donnait une, n’est que de petite extraction. Au fond, elle ne fut qu’une révolte, et si elle est devenue quelque chose, et quelque chose de monstrueux, c’est qu’elle a été grandie par les fautes et les magnanimités imprudentes d’une royauté trop généreuse. Cassagnac rétablit avec une autorité qui défie la discussion, qui la respire et qui l’appelle. Elle ne tenait qu’à un déficit dans les finances, ce qui n’a jamais perdu un gouvernement : preuve, l’Angleterre et sa dette.
Chose étrange et piquante à la fois ! Quand on lit toute cette partie du livre de Cassagnac, on se trouve un peu étonné, quoique docile, en se voyant ramené à l’opinion de ces aristocrates qui les premiers écrivirent sur la Révolution française et qui l’appelèrent un déficit. Les pédants de l’Histoire les avaient traités d’esprits superficiels, parce qu’ils ne disaient que la sobre vérité, et ces esprits superficiels avaient raison ! Après de longues années de grandes phrases et de pretintailles philosophiques, un esprit perçant, avisé, calmé par la critique et la science, conclut comme eux. Oui ! c’est le déficit qui a fait la Révolution ; mais ce n’est pas uniquement le déficit. Cassagnac ne laisse pas sans le signaler, autour de cette cause occasionnelle, un seul des faits qui l’ont changée en cause absolue. Les plans du ministère, bien loin de remédier au mal, l’augmentèrent. Au lieu de le serrer et de l’éteindre, ils s’échappèrent en réformes qui allèrent au loin chercher des abus au fond desquels ne gisaient pas les périls de la situation.
Ces plans, commencés par Calonne, homme d’État plus éminent peut-être qu’il n’a été méconnu, modifiés et poursuivis par Brienne et Necker, rencontrèrent dans toutes les institutions du temps une résistance qui prouve combien ces institutions avaient encore de force et de solidité. Calonne en tomba devant les Notables. Brienne, à son tour, en fut brisé. Ces résistances venaient de l’organisation générale de la France, de ses organisations spéciales : clergé, armée, marine, maison du roi, magistrature ; de la nature et du nombre des Impôts ; de la variété et de l’esprit des lois civiles, etc., etc. Toute cette partie de l’Histoire des Causes et de l’Histoire de France est faite en grand, par un esprit de la plus rare compétence et qu’on ne saurait trop admirer. Quant aux réformes elles-mêmes, le jugement qu’en porte Cassagnac est plus favorable que je ne l’aurais pensé à l’avance, venant d’une si haute intelligence historique et si libre des préoccupations contemporaines. Il les ramène à cinq projets principaux.
1º D’une administration uniforme pour toute la France ;
2º D’un impôt territorial ;
3º D’une réforme des grains et de l’abolition des corvées en nature ;
4º D’une vaste réforme agricole et commerciale, etc. ;
5º D’un emprunt échelonné sur quinze années, pour l’extinction du déficit.
Elles n’étaient point l’œuvre de Calonne, mais il les avait coordonnées avec une supériorité inutile. Il n’en avait point trouvé la pensée au-dessous, mais au-dessus de lui, dans les conseils du roi antérieurs à son ministère. C’étaient des traditions et des incubations de cabinet, des vues plus ou moins justes d’hommes d’État rompus aux affaires, mais dans lesquelles la philosophie n’avait rien mis ; car d’Argenson les avait proposées onze ans avant la publication du premier volume de l’Encyclopédie. Quoi qu’elles fussent, du reste, elles n’attestaient qu’une seule chose : l’action directe et libre de la royauté.
Oui ! la royauté, voilà ce qu’il y a en 1787 de plus révolutionnaire en France. La révolution, le changement, c’est Louis XVI ! La démocratie, de 1786 à 1789, c’est Louis XVII C’est le faible Louis XVI, comme on dit, qui a intronisé cette manière de gouverner que pratiqua la Convention, et qui consiste à vouloir réaliser de haute lutte un système de choses antipathiques aux populations, à leurs préjugés, à leurs mœurs. Privé de Calonne, puis de Brienne, renversé par ce Parlement qu’il avait commis la faute immense de rétablir, Louis XVI appela à son aide contre ce Parlement insurrecteur les provinces, et, pour faire triompher les réformes, les hommes de lettres, auxquels il donna, par cela même, une importance qu’ils n’avaient ni dans l’opinion ni dans l’État. Ce fut là un affreux malheur.
Une fois lâchés à leur tour contre le clergé, la noblesse et les parlements, qui soutenaient leurs privilèges respectifs, les gens de lettres, à qui on remit le fléau qui doit broyer tous les gouvernements dans un pays du tempérament de la France, je veux dire la liberté de la presse, ne s’arrêtèrent que quand la révolution fut consommée. Enivrés, comme des gens qu’on consulte, ils brouillèrent toutes les nations par leur ignorance, leur importance, leur jalousie des classes supérieures ; ils puisèrent aux écrits des philosophes du xviiie siècle les théories qui y dormaient comme des tempêtes, et ils les versèrent dans l’esprit public avec leurs brochures. Ce furent eux qui déterminèrent la convocation des États-Généraux, dans lesquels se continua, pour se poursuivre, — on sait trop où, — cette longue bataille des réformes contre les privilèges qu’elles menaçaient et qu’elles ont enfin détruites, mais après tant d’efforts, de déchirements et de crimes, qu’il est évident que le temps des anciennes institutions n’était pas accompli, et que Dieu, qui permettait aux hommes de les abolir à leurs risques et périls, ne leur avait retiré ni la force du droit, ni la puissance de la vie.
Telle est, ramassée en quelques mots, cette Histoire des Causes de la Révolution qui vient l’éclairer par en-dessous, qui nous la montre sous le vrai jour de ses événements intérieurs, et non à la lumière trompeuse et rétrospective des nôtres. Dans ces causes, on trouve tout le contraire de ce que la pensée avait l’habitude d’y discerner. Ce n’est point la victoire de la Révolution, c’est le suicide volontaire, dévoué, mais coupable comme tout suicide, de la monarchie. Selon moi, c’est une bien grande question de savoir si le Roi avait le droit de porter à terre, sous des réformes qui valaient des coups de hache, les institutions monarchiques dont il était le couronnement. Cassagnac conclut de son livre que Louis XVI ayant offert, pour réformer et améliorer l’ancienne monarchie, toutes les institutions modernes de la France, la Révolution, qui les a suspendues et ajournées, n’a été autre chose qu’une sanglante inutilité. Il a, certes ! raison contre la Révolution, mais a-t-il raison pour Louis XVI ?… Qu’était-il ?… Un privilégié solidaire de tous les privilégiés du royaume. Pouvait-il changer, lui, le garde de la constitution de la monarchie, cette constitution, fille des temps ? — Pourquoi donc le Roi ne mourait-il jamais en France ? Le Roi, ce n’était pas seulement la personne du Roi ! Quand Cassagnac écrira une Histoire de la monarchie française, c’est-à-dire des trois ordres, avec son esprit incisif et si audacieux à prendre le vrai où qu’il soit, je ne doute pas de la réponse qu’il saura faire à cette question.
Mais, pour le quart d’heure, ce qu’il a fait et fait en maître, c’est le plus cruel bilan de la Révolution, qui fut la banqueroute de l’honneur, de la richesse et de l’avenir de la France. Après ses causes, il dit ses hommes, c’est-à-dire ses causes encore, puisqu’elle n’est plus nécessaire, providentielle, inévitable. Après les événements, les hommes ; c’était la marche naturelle de l’historien. Je vais montrer comment ces hommes passent à leur tour sous le laminoir implacable et s’y réduisent jusqu’à n’être plus que ce qu’ils furent aux yeux de Dieu même, — des sots, des lâches et des méchants.
[II]
Granier de Cassagnac. Des Causes de la Révolution française [II].
Dans le grand procès refait une fois de plus à la Révolution française, et jugé par Granier de Cassagnac de manière à ce que désormais l’arrêt ne soit plus cassé par personne, j’ai dit qu’après les institutions, appréciées, on l’a vu, pour ce qu’elles valent, il y avait les hommes, à leur tour démasqués aussi de leur gloire, également triés et diminués au jour cruel de l’examen. Certes ! ce n’est pas là, comme on pourrait le croire, la partie la moins curieuse et la moins importante de l’ouvrage de Cassagnac. Au contraire, à mes yeux du moins, ce jugement sur les hommes de la Révolution est le côté véritablement supérieur et profond de l’Histoire des Causes, et je demande qu’on me permette de déduire les raisons de cette opinion.
Chaque siècle a sa philosophie, comme il a ses passions personnelles ; et c’est même une loi de l’esprit humain que la philosophie d’un siècle doive rayonner dans tout ce que ce siècle a produit. Cela n’a jamais manqué. Ainsi, pour ne prendre que le siècle présent, le xixe siècle, sa philosophie, qui est le panthéisme, a poussé, comme un affreux polype, de vivaces et inévitables boutures dans tous les ouvrages contemporains, et particulièrement en histoire. Lisez, en effet, tous les livres composés, de 1830 à 1850, sur des sujets historiques, par les esprits les plus divers ; et voyez si, dans la plupart, le panthéisme ne réduit pas, plus ou moins, le jeu de la personnalité humaine au sein des luttes de ce monde, pour enrichir de tout ce qu’il prend à cette personnalité la vague notion de force des choses que le matérialisme connaissait bien un peu avant Hegel, mais que le panthéisme, qui a grandi et complété toutes les erreurs du matérialisme, a grandie aussi, comme les autres. La force des choses, cette irresponsabilité du destin, ce joug d’une mathématique inconnue jeté sur le cou de la pauvre créature humaine, a remplacé, dans l’Histoire, l’action réelle et très explicable de l’homme tout-puissant de volonté, de liberté, quand il s’agit des événements qui paraissent le moins à sa charge, et même tout puissant de faiblesse.
Eh bien, c’est cette force des choses, avec laquelle on tend nécessairement à amnistier les fautes et les crimes, c’est cette épouvantable erreur, cachée sous un nom imposant qui fait baisser le front aux niais, contre laquelle Cassagnac a relevé le sien avec une noble intelligence quand il nous a donné, dans son livre, l’histoire des hommes individuels pour couronner l’histoire des faits généraux ! En cela, il s’est mis d’un seul trait au-dessus de la funeste passion philosophique de son temps ; il a rompu avec des habitudes erronées et universelles. Il s’est dit qu’à toutes les époques l’histoire des nations a tenu toute, en définitive, dans la conscience et les passions de quelques hommes ; que le dessous de cartes de l’Histoire est une suite de biographies ; qu’il y a beaucoup plus d’influences personnelles dans ce monde que de force des choses ; et ainsi il a effacé, pour sa part, le mot obscur qu’on élève dans l’histoire quand on ne la comprend plus et que le sens des hommes échappe, et renversé autant qu’il l’a pu ce phare de ténèbres qui redouble la grande ombre des événements passés, au lieu de la dissiper.
Et voilà, pour moi, ce qui donne surtout une haute portée à ces études, qui ne sont pas seulement des monographies successives, et qui ferment, comme un musée de portraits historiques, le livre de Cassagnac. Ces monographies, ces analyses des hommes, ces fouillements d’âmes, ne sont pas de la curiosité anecdotique et pointilleuse ou de la psychologie raccourcie et tatillonne. L’auteur en tire un effet d’ensemble véritablement décisif ; c’est l’histoire des Causes, comme dit le titre du livre, — car les hommes, on ne saurait trop le répéter, sont les plus grandes causes de l’Histoire, contrairement à l’idée moderne et aux prétentions du Panthéisme qui ne veut voir dans l’action des hommes que des effets. Que dis-je ? Quand je creuse cette idée, je trouve qu’au fond, et si on y regarde bien, les causes n’existent pas en dehors des hommes, et qu’en fin de compte la loi qui gouverne le monde est la même loi qui gouverne nos faibles cœurs. Le Catholicisme, en posant la liberté de l’homme, — et, chose qui devrait faire réfléchir les partisans de la liberté politique, il n’y a que le Catholicisme qui sache poser philosophiquement cette liberté, — donne la seule vraie philosophie de l’Histoire. Tout pour lui sort de l’âme humaine. Si on ne voit pas toujours, de cette âme, le travail et les influences, il ne s’agit que de les trouver. Est-ce qu’avant la découverte des télescopes le monde planétaire n’existait pas ?
Et, je l’ai montré tout à l’heure, Cassagnac l’entend si bien ainsi qu’il a nié vaillamment, dès les premières pages de son livre, l’existence de cet Esprit principe, substitué par tant d’historiens à l’emploi et à l’abus de la liberté de l’homme, dans l’explication des grands problèmes de l’Histoire. En prouvant, comme il l’a fait pour la Révolution française, qu’elle n’avait aucun des caractères providentiel, fatal, philosophique qu’on lui donne, il ne restait plus pour elle qu’une origine : la volonté et l’intelligence humaines, l’une dépravée et l’autre aveugle. Or, cet aveuglement de l’esprit et ce vice de la volonté n’étant point, quand la Révolution éclata, dans la masse du peuple, mais, comme l’a prouvé Cassagnac, uniquement dans ceux qui la menèrent et l’égarèrent, nous parler à fond de ces meneurs coupables, nous ouvrir leur âme, passer de l’homme public, exagéré par la perspective du théâtre, à l’homme privé, saisi dans la stricte rigueur de ses habitudes et de ses passions, dans ce terrible tous les jours de la vie qui nous en dit tant sur les hommes ! c’est non seulement être conséquent au vrai principe de l’Histoire et la puiser à sa source la plus pure et la plus reculée, — la conscience, — mais, de plus, c’est justifier l’idée qui plane comme une vérité sur tout l’ouvrage, à savoir : que la Révolution française, l’une des plus grandes catastrophes de désordre qui aient jamais existé, pouvait très bien être évitée, comme peuvent l’être, du reste, tous les crimes et toutes les fautes imputables, soit aux hommes, soit aux sociétés.
Ici, je voudrais pouvoir citer Cassagnac lui-même, et faire apparaître, les uns après les autres, tous ces grands hommes de la Révolution, qui l’ont créée à leur image. Malheureusement, resserré dans les bornes de ce chapitre, je ne puis qu’indiquer les choses, qu’il faudrait montrer dans tous leurs détails pour faire mieux juger de leur valeur et de leur puissance. Plus à l’aise que moi, Cassagnac nous les a montrées, dans son livre, avec une force de renseignement et une connaissance si approfondies, que ceux qui ont discuté les idées de son histoire n’ont pas osé toucher à ce formidable côté des hommes.
Cassagnac a le génie trop historien pour ne pas savoir quel parti il convenait de tirer de la solidarité positive entre les diverses périodes historiques et les hommes qui les gouvernèrent, — solidarité dont on se détourne à présent avec le dédain d’une immoralité si profonde qu’on ne la sent plus. Il n’était pas homme à retenir les conseils hégéliens que Cousin, dans son Cours de 1828, donnait à la jeunesse de France qui maintenant écrit l’Histoire, et qui, malheureusement, elle, ne les a pas oubliés. Le trop célèbre professeur posait en principe qu’on ne devait se préoccuper que des faits glorieux d’une époque, et qu’on pouvait passer, les yeux fermés par un optimisme supérieur, sur les faits criminels et funestes : « Je renvoie — disait-il alors, avec la superbe d’un homme qui prend des effets oratoires pour des raisons philosophiques, — les horreurs et les crimes de la Révolution à qui de droit. »
Pour qui voit clair sous les mots, cela signifiait qu’il les renvoyait aux hommes de la Révolution, c’est-à-dire à la Révolution même ; or, précisément, c’était le contraire que voulait dire Cousin.
Mais, pour Cassagnac, pour cet esprit net et décidé qui érige de la clarté en métaphysique comme en toute matière intellectuelle, la Révolution, à part des révolutionnaires, la Révolution, idée pure s’élançant du sein des faits les plus impurs, était une abstraction panthéistique, une chose inconcevable et impossible, une chimère. S’il avait pu y croire une minute, avec ses tendances positives de penseur chez qui la pensée a toujours touché à l’action, et d’écrivain catholique chez qui le catholicisme a redoublé le bon sens, il ne fût point descendu des hauteurs de son histoire dans le détail de la vie des hommes de la Révolution, les isolant les uns des autres pour mieux étudier chacun d’eux. Si l’expérience et l’observation ne lui avaient enseigné la consubstantialité des hommes et des choses dans les manifestations de l’histoire, s’il n’avait pas vu qu’à tous les âges du monde les hommes qui ont trempé au plus profond d’une époque, qui en occupèrent les avenues et les hauteurs, laissent sur elle l’éclatant honneur ou l’éclatante infamie de leur caractère ou de leurs passions, — de leur humanité, enfin, qu’elle ait été vertueuse ou scélérate, — il se serait épargné, et à nous aussi, l’inutile détail de ces consciences corrompues, de ces personnalités abjectes, de toutes ces grandeurs apocryphes qui, quand on les touche d’un doigt ferme, se rétractent en de honteuses politesses ou coulent en fange sur la main. Pourquoi, en effet, après leur vie publique, la vie privée de Sieyès, de Mirabeau, de Lafayette, de Robespierre, de Marat, de Danton et de tous les autres, si on peut, sans mutiler l’histoire, distraire la personnalité de ces hommes du cadre d’événements surhumains dans lequel ils se sont mus et qu’ils ont rempli, si on veut abaisser sur leurs visages nus, avec une monstrueuse indulgence, le voile noir que la république de Venise étendait sur l’image de son doge décapité ? Grâce à Dieu, l’auteur de l’Histoire des Causes a senti que de telles manières de procéder n’étaient que des méthodes d’erreur pour soi et de mensonge pour les autres. Il a bien vu que, malgré les prétentions d’une philosophie qui, si on la laisse faire, est en train de fausser le sens commun de l’humanité pour des siècles, ce qu’on appelle la Révolution Française, comme tous les grands événements, se résumera en quelques noms propres, — le seul signe que, pour des raisons très profondes, les hommes connaissent des plus grandes choses, — et alors il a regardé sous ces noms ceux qui les portent, et, en agissant ainsi, je le dis en lui battant des mains, il a éventré la Révolution jusque dans le cœur de ceux qui la voulurent et les cerveaux de ceux qui la pensèrent, confondant à dessein en une même condamnation les hommes et les faits, souillés réciproquement les uns par les autres, et traînant le tout à des gémonies éternelles dans le pêle-mêle du mépris.
Exécution grande et juste ! L’Histoire des Causes a l’impassibilité d’un procès-verbal, mais elle n’en a pas la sécheresse. Chaque détail, sévèrement étudié, entraîne un jugement, et ce jugement est d’un esprit ferme, qui a vu, par-dessous les illusions grandissantes, le fonds et le tréfonds des grands coupables qu’on croit des grands hommes, et qui est revenu de l’abîme de toutes ces consciences comme Dante revint de son Enfer. Armé d’une intelligence hardie, logique, inflexible, qui sait conclure, quand il a trouvé une turpitude dans un caractère ou une sottise dans un esprit, Cassagnac ne se laisse jamais imposer par l’opinion reçue sur cet esprit et sur ce caractère. Il sait que le plus souvent c’est le creux de la tête des hommes qui fait la sonorité de la gloire, comme, dans les théâtres antiques, c’était le vide des vases d’airain qui doublait le son de la voix. Et de même qu’en remplissant ces vases d’airain on diminuait la voix, Cassagnac a pensé qu’en mettant des raisons et des faits dans le creux de la tête des hommes, la gloire qu’ils font diminuerait.
Des esprits qui ont peur de tout, même de l’ombre d’une pensée qu’ils n’ont pas, ont traité cette Histoire des Causes de paradoxe. Ils ont répété ce mot, inventé par les sots pour empêcher les gens spirituels d’être neufs et vrais. Mais qu’importe, du reste ! Si on en croyait son mépris des hommes, qui donc écrirait ? La vérité n’en doit pas moins être dite, pour des raisons supérieures, soit qu’elle blesse les partis toujours vivants, soit qu’elle contrarie les opinions faites ou même qu’elle paraisse trop piquante pour être admise. Le paradoxe de l’Histoire des Causes s’appuie sur des faits trop nombreux et trop solidement liés, pour qu’on puisse l’écarter par une fin de non-recevoir légère et dédaigneuse.
En effet, rien de moins connu et pourtant de plus certain que les renseignements mis en lumière par Granier de Cassagnac sur les pères de la Révolution française Comme on n’invente rien en histoire, Cassagnac les a trouvés où ils étaient. Et savez-vous où ils étaient et où il les a pris ? Dans les publications exclusivement révolutionnaires, dans les Mémoires du temps rédigés par les amis de la Révolution, par ceux-là qui la croyaient une vérité sociale et un événement providentiel, il n’a point demandé aux ennemis, à notre parti, au parti de la monarchie, des armes suspectes et des documents d’une équivoque autorité. Non ! il a fait de l’histoire contre les révolutionnaires avec les révolutionnaires. C’est toujours eux qu’il a cités.
Les marges de l’Histoire des Causes sont chargées de citations que la Critique peut contrôler. Quand on aura pris la peine de vérifier la masse de faits que Cassagnac a tirés de l’obscurité où l’ignorance de la plupart et l’intérêt de quelques-uns les laissaient ensevelis, on aura la triste preuve, une fois de plus, de la facilité avec laquelle
la pointe de vérité
dont parle Pascal peut être cachée, et combien les hommes, ces Exacts, se contentent de l’à-peu-près en toutes choses, et s’en contenteraient même en mathématiques, si les mathématiques, comme l’histoire, se rattachaient par quelque coin aux passions de leur âme et à leur moralité.
Eh bien, c’est de cet à-peu-près, dont tant d’esprits se contentent, que Cassagnac n’a pas voulu ! Aussi, dans toutes ces figures qui nous semblaient si familières et qu’il fait passer devant nous, trouvons-nous des physionomies que nous ne connaissions qu’à moitié et dont le trait principal s’était perdu dans une lumière plus trompeuse que l’ombre. Quelques-unes même de ces physionomies sont de véritables apparitions, et rien ne manque aux affreux fantômes évoqués et reconstruits. Ainsi, par exemple, on savait la rage de Marat, sa lâcheté, sa bassesse, la soif de sang de cet impur succube qui couva l’œuvre infernale sous un esprit plus fangeux qu’un ventre de harpie, mais c’était une opinion accréditée et commune que le fanatisme républicain faisait bouillonner ce cloaque et en volcanisait les immondices. Cependant, c’était une erreur. Pour que l’anarchie fût complète dans cette organisation désordonnée et qu’elle eût toute la variété du chaos, il y avait une idée juste : Marat a toujours pensé, comme Barrère, que la république ne convenait pas à la France. Le républicanisme de ce misérable, qui aurait été le publiciste de l’incendie à Constantinople, ne résiste pas à l’étude faite par Cassagnac de ses écrits et de sa vie.
Pour Danton, la modification, plus profonde encore, touche vraiment à la métamorphose. Le Danton de l’Histoire est un titan populaire, horrible et sublime, le génie déchaîné de la Force, un Capanée monstrueux de la Carmagnole, en qui l’imagination terrifiée des historiens a triplé l’audace, parce qu’un jour où il n’y avait rien à craindre il avait répété, en trois hurlements, qu’il en fallait. Or, il se rencontra qu’au fond Danton était un lâche de la plus vile espèce. Cassagnac nous fait le compte de ses lâchetés. Elles sont infinies. Avocat de métier, avocat de conviction, avocat d’âme, mettant sa main corrompue dans l’or et le sang, de quelque trésor ou de quelque veine qu’ils coulassent, cet ambitieux manqué qui croulait par la ceinture, comme tous les ambitieux esclaves des plaisirs matériels, n’a jamais eu au cœur ou à la tête le bronze qu’on lui croit. Cassagnac a regardé en face le fabuleux basilic, et il a eu l’honneur, je ne dis pas de rétablir, mais d’établir la vérité sur un homme à qui on avait fait une gloire dépravante : car, il ne faut pas s’y méprendre, dans un moment donné ceux qui l’admirent s’efforceraient de l’imiter.
Du reste, ce qui manque principalement à tous ces chefs de la Révolution française, à des degrés différents, il est vrai, mais ce qui manque profondément à tous, c’est le meilleur de la personnalité humaine : c’est le génie, c’est la foi, c’est le caractère. Nul parmi eux ne possède une seule de ces trois choses qui doivent entrer comme éléments indispensables dans la fabrication de toute grandeur. Il n’est pas un seul de ces imposteurs de vertu et de conviction républicaine, qui ont volé la gloire comme ils ont volé l’État, dont l’auteur de l’Histoire des Causes ne nous découvre le néant de génie, de probité et de croyance. Il n’est pas un seul de ces hommes, dont Cassagnac fait une hécatombe expiatoire à la vérité et à la dignité de l’Histoire outragée, qui n’atteste, par l’abaissement de ses facultés, la terrible puissance du mal, que possèdent, à l’égal des hommes de génie, les êtres médiocres et même les natures ineptes. Effroyable égalité des êtres libres ! Il ne faut rien de plus que la main d’un enfant idiot ou pervers pour mettre le feu à une ville, rien de plus que la pensée d’un sophiste pour mettre le feu à une société. Seulement, le sophiste et l’enfant sont-ils plus grands parce qu’on les voit à la lueur de la flamme qu’ils ont allumée ? Cassagnac n’a pas voulu que l’immensité des fléaux qu’ils ont déchaînés sur la France grandît les incendiaires de la Révolution, et après l’histoire qu’il a publiée je tiens cela pour impossible. Si j’avais à caractériser d’un seul trait l’Histoire des Causes, je dirais qu’elle est la preuve magnifique et détaillée du mot du grand de Maistre sur Thermidor, mot que Tacite aurait écrit s’il avait été de ce temps funeste :
Quelques scélérats égorgèrent d’autres scélérats
; — et de cet autre, tout aussi vrai, d’un homme qui avait de profonds instincts politiques :
Les hommes de la Révolution française, dans des temps réguliers et calmes, nous n’en aurions pas voulu pour nos sous-préfets.
Telle est, en résumé, cette mise à nu de la Révolution française, tel est le livre vigoureux, savant et pensé, que Cassagnac a posé, comme une négation qui sera entendue de l’avenir, à l’encontre des publications historiques sur le même sujet. Presque toutes, depuis février 1848, ont exagéré davantage encore les proportions si exagérées déjà de la Révolution de 1789. Ainsi on a lu avec éblouissement l’Histoire des Girondins, ces poésies trompeuses d’un grand poète qui se trompe lui-même, et avec les horreurs du dégoût sinon avec les frénésies d’un désir partagé, cette Histoire de Michelet, qui, je le dis avec tristesse, est un grand crime, si elle n’est pas une honteuse folie.
Après Février et l’élan démocratique donné aux esprits par l’établissement d’une république, Cassagnac est un des premiers qui aient retrouvé la véritable intelligence de l’Histoire sur une époque formidable qui n’a pas encore jeté son arrière-faix d’erreurs et de crimes sur le monde. Désormais, je ne crains point de l’affirmer, tout écrivain qui se respecte — quelles que soient ses opinions, ◀d’ailleurs, et l’idée fixe de son point de vue, — sera obligé de compter avec la vaste critique de son livre. Il faudra traverser ce fleuve, ou y rester et y périr.
À mes yeux, l’éternel honneur de l’écrivain dont il est ici question sera d’avoir éclairé une période d’histoire d’une lumière qu’on ne pourra plus altérer. Et, je l’ai dit ailleurs, à côté de l’intérêt de la vérité en elle-même, il en est un autre dû aux circonstances et qui donne au livre de Cassagnac une importance d’opportunité qui tient réellement de l’événement politique.
Quand la moitié du monde connu croit à la nécessité et à la justice de la Révolution française, avoir prouvé qu’elle n’est, comme l’arianisme, comme le manichéisme, et tant d’autres erreurs qui ont eu leur jour et leur règne, qu’une erreur, qui doit peut-être, comme le disait Mirabeau dans l’ivresse de son orgueilleuse parole, faire le tour du globe, mais pour passer et non pour s’établir ; avoir montré, de plus, après le vice radical du principe, les vices radicaux de ses apôtres : erreur partout, excès et crimes inutiles, — car les crimes et les excès sont toujours inutiles, et Machiavel n’est qu’un menteur ; — c’est avoir commencé à tracer la ligne que d’autres esprits creusent, à l’exemple de l’auteur de l’Histoire des Causes, et devant laquelle le génie révolutionnaire de l’avenir doit nécessairement reculer.
Et voilà ce que j’aurais voulu signaler à l’Europe si ma voix avait porté loin. Maniée par un homme comme Cassagnac, la liberté de la presse répond aux abus de la liberté de la presse. Or, les écrivains sont les premiers soldats des gouvernements.
Après cela, après une appréciation si politique de l’Histoire des Causes, agiterai-je la question littéraire ? Dirai-je que l’auteur — l’un des premiers journalistes de ce temps — est un de ces écrivains de grande venue qui touche enfin à la maturité de ses facultés ? Pour qui ne voit que l’art seul, l’art divin d’écrire, il y a dans son livre de ces passages qui ressemblent, pour la profondeur et la netteté pure de l’empreinte, aux plus magnifiques intailles de la glyptique moderne. Par exemple, l’admirable portrait biographique de madame Roland. Ce n’est plus là du pinceau, c’est du burin, et du burin sur rubis, à la manière de Benvenuto Cellini.
Non ! je ne veux point parler de l’Histoire des Causes en critique littéraire. Les dangers menaçants des temps actuels rendent grossier et brutal aux choses délicates du génie. Il me suffit que la Révolution soit blessée par ce livre et qu’elle ne puisse s’en relever… Est-ce que l’éclat de la sandale d’or de l’Archange ajoutait à la force du pied terrible qui l’appuyait sur le dos de l’Immense Rebelle terrassé ?