(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — CHAPITRE VII »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — CHAPITRE VII »

CHAPITRE VII

I. Paul Forestier. — II. Lions et Renards.

I. Paul Forestier

C’est une victoire saluée par des applaudissements unanimes, et d’autant plus éclatante que la bataille était dangereuse. Le poète avait, comme à plaisir, accumulé les obstacles sur son champ de combat : situations scabreuses, scandales à tourner, justes scrupules à vaincre, objections toutes prêtes à surprendre. Entrons sans préambule dans son drame ; il est de ceux qu’on discute en les racontant.

La toile se lève sur l’atelier de Paul Forestier, un jeune peintre, fils d’un vieux sculpteur. Le père a un maître, l’art ; le fils a une maîtresse, madame Léa de Clère, une jeune femme séparée de son mari, qu’il aime avec le feu de la jeunesse et l’emportement d’un premier amour. Un nuage vient de passer sur leur ciel, une de ces brouilles qui se fondent dans des raccommodements délicieux. Trois jours passés sans se voir ! une éternité dont l’amant compte les minutes, attendant une lettre qui n’arrive pas, croyant entendre, à chaque instant, ce frémissement d’une robe de soie qui fait sur l’escalier de la jeunesse un bruit plus doux que le battement des ailes de l’ange sur l’échelle du songe de Jacob. Au lieu de Léa, il voit entrer son père, Michel Forestier. C’est une digne et grave figure que celle de ce vieux statuaire incorruptible et fort, comme le marbre que taille sa main laborieuse. Caractère rigide, âme aimante ; la bonté tempère son austérité. Son cœur se partage entre son fils Paul et sa pupille Camille, une jeune fille qu’il lui a fiancée dans sa pensée, et dont lui-même, autrefois, a aimé la mère. Il allait l’épouser en secondes noces, mais Paul, alors enfant, est tombé malade à l’idée qu’une étrangère allait usurper, dans la maison, la place maternelle. Le père a cédé ; il s’est résigné au veuvage ; il a fait voeu de célibat entre les petites mains fiévreuses de son fils. Ce vétéran de l’art en est presque aujourd’hui le prêtre.

Une scène gravement touchante est celle où le père sermonne son fils, sans le confesser. Il ignore le nom de sa maîtresse, et une sorte de pudeur sévère l’empêche de regarder de trop près dans cette partie de sa vie. Il le prêche, en quelque sorte, à travers les rideaux tirés de son lit. Le texte de son sermon, c’est la jalousie de l’art, qui admet l’amour paisible et pur du mariage, mais qui repousse la passion coupable comme une rivalité dégradante. Et il montre à Paul, avec une mâle éloquence, la chaste Inspiration fuyant, en se voilant de ses ailes, l’atelier où règnent la femme adultère et la courtisane. Les amis de Michel Forestier le surnomment parfois gaiement Michel-Ange : il en rappelle, à ce moment, la rigueur austère. Ainsi aurait pu parler le vieux Buonarotti, accoudé sur un bloc de marbre ébauché, à quelque élève qu’il aurait surpris chez une Fornarine.

Faites attention au visiteur qui survient, M. de Beaubourg. Il va jouer dans le drame un rôle plus sérieux que ne comporte sa mine. Ce garçon, ni beau, ni laid, un peu sot, pas tout à fait bête, « signalement particulier : aucun », comme disent les passeports, annonce à son ami Paul qu’il va voyager aux pays lointains, pour y trouver les bonnes fortunes que son ingrate patrie lui refuse. Beaubourg inspire aux duchesses et n’a pu dépasser les grades inférieurs du corps de ballet. Vous vous souvenez de l’étudiant Grantaire, des Misérables, qui était laid démesurément. « La plus jolie piqueuse de bottines de ce temps-là, Irma Boissy, indignée de sa laideur, avait rendu cette sentence : Grantaire est impossible ! — Les femmes ont rendu sur le jeune Beaubourg un arrêt pareil : elles le déclarent « trop commun. » Il a la jeunesse, la gaieté, la fortune ; mais il lui manque la ligne, la race, le contour, le chic le je ne sais quoi. Ainsi marqué à l’estampille de la vulgarité, immatriculé dans le commun des martyrs, cet infortuné gentilhomme n’a plus qu’à se transplanter dans les climats étrangers. A l’état d’être exotique, il prendra peut-être une valeur. L’expatriation lui refera une distinction.

Signalons encore l’apparition de la petite Camille, qui se montre dans le rayonnement matinal du jour de sortie. Son tuteur lui parle mariage, et elle répond aussitôt par le nom de Paul. L’espoir du père est le rêve de la jeune fille ; Forestier secoue pourtant tristement la tête : il devine l’ennemie qui menace ce bonheur rêvé.

L’ennemie, la voici. Tandis que le père, resté seul, retouche un grand tableau de son Fils, une petite porte s’ouvre furtivement : il se fait une rumeur pareille à celle du feuillage froissé lorsque l’oiseau rentre au nid. C’est Léa qui vient faire sa paix, les lèvres ouvertes et les bras tendus. Mais, au lieu de son jeune amant, un vieillard étonné et triste sort, à sa voix, du paravent que forme la toile. Le père se trouve en face de la maîtresse de son fils !

C’est une surprise émouvante que cette rencontre subite, et la simple antithèse qu’elle met en scène produit l’effet d’un coup de théâtre. Léa, d’ailleurs, n’est point une étrangère pour le vieux sculpteur. Elle est la tante de Camille ; il l’a couverte de son patronage lorsqu’elle a plaidé en séparation contre son mari ; il a donc deux fois le droit de lui redemander son enfant. C’est à son cœur qu’il s’adresse en lui montrant la vie de Paul jetée en dehors des voies régulières, son avenir entravé par cette liaison sans issue. La jeune femme défend d’abord courageusement son amour ; mais le père, en lui racontant l’immolation qu’il a faite à son fils, exalte en elle l’enthousiasme du sacrifice. Sa cause est gagnée ; Léa accepte le pacte que lui propose le vieillard. Elle va partir sans revoir Paul. Si, comme elle croit, sa passion survit à l’absence, le père la rappellera près de lui : si, au contraire, Paul l’oublie, elle promet de se résigner.

On peut trouver Léa bien docile à cette sommation paternelle. Une femme qui aime comme elle dit aimer, ne partirait pas ; ou, si elle partait, elle donnerait au moins à son amant un signe d’existence ; elle l’avertirait de l’épreuve, pour qu’il pût éviter son piège. Les grandes passions n’obéissent pas, comme de petites filles, à la remontrance d’un père ou d’un oncle.

D’un acte à l’autre, cinq mois ont passé : nous retrouvons Paul Forestier crayonnant, sous le regard de son père, le portrait de Camille devenue sa femme. Il semble heureux. Camille est radieuse : la lune de miel baigne de sa clarté ce calme intérieur. Il est question de Léa, dont le mari est mort et qu’un procès urgent rappelle à Paris. Paul reçoit celle nouvelle avec indifférence, et lance à son adresse quelques épigrammes qui sentent la fumée d’un amour éteint. Pourtant, lorsque son père lui vante son bonheur, il en parle d’un ton si tranquille et si conjugal que ce bonheur prend un air inquiétant de béatitude. Il y a là une nuance finement indiquée ; ce bleu un peu fade fait pressentir l’orage. L’amour de Paul est trop lymphatique : pour qu’il vive, et pour qu’il résiste, il faut qu’il ne soit pas attaqué. On parlait de Léa ; presque en même temps elle arrive calme et pâle dans sa robe de deuil, pour causer de son procès avec M. Forestier. Elle félicite Camille de son mariage sans que sa voix tremble ; elle se montre froide et digne vis-à-vis de Paul. Mais des réticences agressives, des sous-entendus irrités se glissent sous les mots polis qu’ils échangent. L’ironie voltige entre eux, comme une guêpe invisible. Cependant le jeune homme paraît sorti, sain et sauf, de ce premier choc, lorsqu’on annonce M. de Beaubourg, revenu de ses caravanes. Aux innocents les mains pleines. La Fatalité plaisante quelquefois, et choisit, pour ses plus violentes catastrophes, les plus comiques messagers.

C’est un service que cet aspirant gentleman vient demander à son camarade. Mais en récit lui est nécessaire, et il se lance intrépidement dans cette narration pavée de charbons ardents. Sachez donc que M. de Beaubourg a rencontré, au Prater de Vienne, une dame qu’il avait autrefois courtisée à Paris, avec le fiasco le plus humiliant. L’air sentimental de l’Allemagne avait, sans doute, radouci l’inhumaine ; tant il y a qu’elle réclame elle-même sa visite et lui donne ses entrées dans sa petite cour. Or, un beau soir, la dame était à l’orage, un vent de fièvre avait passé sur ses nerfs : elle riait, elle étincelait, elle passait d’une gaieté convulsive à une stupeur morne. Le patito, resté le dernier, lui vocalisait son amour. Minuit sonne : elle tombe dans ses bras… Il avait vaincu sans combattre.

Le réveil fut orageux comme le rêve. La femme tombée se redressa courroucée, les yeux éclatants de larmes et de larmes. Elle mit son vainqueur à la porte. Il en sortit comme par un arc de triomphe, fou d’amour, enivré d’orgueil, n’attribuant ce changement à vue qu’aux remords d’une grande passion combattue… Le lendemain il est consigné ; ses lettres lui sont renvoyées intactes. Quelques jours après, sa maîtresse d’un jour disparaît. Mais il a suivi sa trace ; il l’a relancée jusqu’à Paris, où il apprend qu’elle est devenue veuve ; et maintenant il prie son ami Paul, qui est connu d’elle, d’aller, de sa part, lui offrir solennellement son nom et sa main.

C’était une redoute à emporter que ce récit périlleux. Un mot de trop ou un mot de moins, et la chute de son héroïne pouvait entraîner celle du poète. M. Émile Augier l’a enlevé avec autant d’habileté que d’audace. La foi du narrateur sauve l’incongruité de sa relation ; sa candeur déteint sur cette scène d’alcôve. Ce petit Beaubourg est tellement convaincu de la vertu de sa dame, qu’il donne à son esclandre un air d’innocence.

Cependant Paul Forestier a deviné Léa dans la maîtresse improvisée de cet imbécile. Il lui fait dire son nom, et une colère de fâcheux augure s’empare de lui subitement. C’est avec une mauvaise humeur presque haineuse qu’il refuse son entremise à Beaubourg ; c’est avec des sourires méprisants qu’il conte l’équipée de son ancienne maîtresse à son père. Mais à une oreille plus fine, ce rire, âcre comme un sanglot, sonnerait le réveil du premier amour. Le voilà déjà dur et brusque envers la jeune femme. Elle allait sortir à son bras ; il prétexte une migraine pour rester dans son atelier. Camille insiste, il se fiche et devient amer. C’en est fait ; le voilà remordu au cœur, et la morsure est empoisonnée. L’amour, plus fort que lu mort, est aussi plus fort que le mépris. Quelquefois c’est du mépris même qu’il renaît. Le phénix consumé ressuscite de la boue mêlée à ses cendres. Qu’on se récrie tant qu’on voudra contre ce phénomène humiliant ; puisqu’il existe dans la nature humaine, le droit du poète est de le montrer.

A partir du troisième acte, qui nous conduit chez Léa, le drame entre dans la région des tempêtes. La passion tonne et fait rage : pluie de larmes sillonnée d’éclairs. C’est d’abord la belle et cruelle scène où Léa, visitée par Camille, l’interroge, les mains sur ses mains, les yeux dans ses yeux, comme elle lui donnerait la question. Elle veut savoir si son mari l’aime ; elle fouille, pour ainsi dire, dans son cœur, espérant y tâter une blessure secrète et trouver une vengeance exquise à la faire saigner goutte à goutte. Mais, lorsque Camille lui répond naïvement qu’elle est adorée de Paul, elle se lève irritée et presque insultante. Ensuite, la retournant sur le gril, puisque le feu n’a pas pris de ce côté-là, elle lui parle des amours que son mari a traversées avant le mariage. Elle lui demande si elle croit être la première qui ait possédé et rempli son cœur. L’insinuation glisse encore sans avoir pu darder sa piqûre : la jeune femme écrase ce serpent, et ne l’a pas même aperçu. Elle répond qu’elle sait bien que les jeunes gens passent par des caprices avant de se reposer dans l’amour, mais que les maîtresses ne font pas tort à l’épouse :

L’auberge porte-t-elle ombrage à la maison ?

Cette fois, c’en est trop. Léa se redresse, avec un orgueil impudique, comme ferait une bacchante raillée par une vierge. C’est l’Adultère se jetant sur ses armes et en menaçant l’Innocence. Elle lève et elle agite le drapeau de l’amour coupable ; elle oppose ses voluptés enflammées au bonheur monotone du toit domestique. Son éloquence égarée effraye Camille, qui comprend à peine : l’ange recule devant les transports du démon.

Après Camille, c’est M. de Beaubourg qui a le front de se présenter chez Léa. Avec quel dégoût indigné elle repousse ce complice d’une soirée de honte ! Imaginez une tzarine, chassant à coups de fouet un moujik sur qui son caprice serait descendu. Elle lui montre la porte, elle va lui montrer la fenêtre, lorsque ce bon jeune homme lui demande humblement sa main. Tant d’ingénuité la désarme. La voilà surprise et presque touchée. Et puis l’idée lui vient que ce mariage irritera peut-être l’amant infidèle. Elle ajourne au lendemain sa réponse, et le renvoie avec cet espoir.

C’est le tour de Paul, maintenant. Il arrive, bouillant de colère, sous prétexte de remplir le mandat qu’il refusait, la veille, à Beaubourg. Mais cette feinte est vite écartée ; l’entrevue, au premier choc, se change en combat. Vous croiriez voir deux adversaires jetant bas leurs masques, tirant leurs stylets, qui se précipitent furieusement l’un sur l’autre. Leurs récriminations se croisent comme des coups de poignard. Paul reproche à sa maîtresse la fuite inexplicable et muette, qui lui a fait croire qu’elle s’évadait de son amour comme d’une prison. Léa se justifie par le serment que lui a arraché son père. Alors il en vient à la nuit infâme où elle s’est livrée au premier venu. Cette idée exaspère sa haine ; il flagelle de mépris sanglants la femme accablée, qui se courbe et qui sanglote à ses pieds. » A genoux courtisane ! » La courtisane s’agenouille, mais elle relève vers Paul son visage en pleurs, et lui répond par cette simple date : « Le 3 septembre ! » Le 3 septembre, c’était le jour du mariage de Paul. Une ivresse de douleur et de colère lui a monté au cerveau ; elle a voulu mériter la trahison de son amant par une souillure volontaire ; elle s’est fait une joie poignante de profaner sa nuit nuptiale.

Certes, la confidence est étrange ; elle scandalise à première vue, comme une nudité. Mais, de quelque façon qu’on la juge, il va quelque chose de terriblement féminin dans cette prostitution vengeresse, dans ce talion impur de la maîtresse délaissée. C’est là un sentiment tiré du fond même de la « caverne », comme un philosophe a appelé l’âme humaine. Il est horrible, sans doute, mais il n’est point vil. Imaginez une condamnée se précipitant d’elle-même aux lieux infâmes, pour y accomplir une mystérieuse expiation.

Ce qui me gâte cet acte, si passionnément dramatique, c’est l’appétit brutal qui s’empare de l’amour de Paul, exalté par la confession de Léa. Il veut reprendre immédiatement possession de cette femme, qui refuse de lui rendre son corps déshonoré ; il la poursuit par la chambre, à la façon d’un animal fondant sur sa proie. Elle n’a que le temps d’agiter sa sonnette et d’appeler au secours. « Reconduisez monsieur ! » dit-elle au valet qui se présente à la porte. La chute est mesquine pour une situation de cette force. Ce coup de sonnette banal, qui a tinté dans tant de vaudevilles et de mélodrames, termine par un lieu commun une scène enflammée. Que diriez-vous d’un timbre de salon sonnant au milieu d’un grand incendie ?

Le poète est entré dans le paroxysme ; il y reste et s’y maintient jusqu’au bout. Au dernier acte, nous revenons dans l’atelier de Paul, qui boucle sa malle. Il sait que Léa part, cette nuit même, pour Venise. Son parti est pris : il va la suivre aveuglément et éperdument. Son père, qui arrive, a bientôt surpris le secret de cette évasion ; il l’adjure et il le supplie ; mais c’est parler à un fou ravagé par une idée fixe. Le remords, le devoir, l’idée du serinent qu’il va trahir, du cœur qu’il va briser, tout le sel et tout le levain moral de son être ont fondu, à la chaleur de la flamme mortelle qui le brûle. Aux reproches accablants de son père, le fils répond par des récriminations injurieuses ; il l’accuse de l’avoir arraché à Léa et marié à sa pupille, pour satisfaire un intérêt égoïste. Il lui dit de ces mots qui auraient tiré d’un père d’autrefois une malédiction tranchante comme un glaive.

Défends-toi, mon enfant, il fuit avec Léa !

crie le vieillard à la jeune femme, survenue au bruit de cette lutte impie. Mais ses gémissements de colombe n’attendrissent pas ce cœur calciné. La passion de Paul a le vertige d’une possession : c’est à faire venir l’exorciste. Pour qu’il se repente, pour qu’il demande grâce, il faut que Léa noblement affligée du mal qu’elle a fait, vienne promettre à Camille un éloignement éternel ; il faut encore qu’il lise une lettre où la pauvre enfant, se sentant de trop, lui annonçait qu’elle allait mourir, puisque sa mort le rendrait heureux.

Ce sacrifice romanesque est peu vraisemblable. Il y a même quelque chose de choquant dans l’idée sinistre du suicide conçu par une âme presque virginale. Mais, au point où le poète a poussé la frénésie de son démoniaque, on comprend qu’il ne lui ait fallu rien de moins que l’évocation d’un cadavre, rien de moins que l’image de cette petite morte retirée de l’eau pour lui faire recouvrer la raison et le sens moral.

C’est trop, beaucoup trop, et la mesure est forcée. Certes, la passion est une terrible sorcière ; elle a des philtres qui rendent fous et des enchantements qui dépravent ; mais l’ensorcellement de Paul Forestier semble excéder sa puissance. Quoi ! ce jeune artiste si affectueux pour son père, si tendre à sa jeune femme qu’il lui adressait, tout à l’heure des litanies, comme à une sainte Vierge, le voilà qui, d’un jour à l’autre, se transforme en fils dénaturé, en mari sans cœur ! Pas une trace ne lui reste de son premier caractère, pas un vestige de bons sentiments ! Il parle à son vieux père comme s’il le frappait ; il insulte et il méprise la femme qu’il chérissait la veille. Pour expliquer une métamorphose si monstrueuse, il ne faudrait guère moins que cette baguette de la fée antique, qui changeait en bêtes féroces ses amants.

Ces excès de langage ont aussi le tort de rendre le dénouement impossible. Le père et Camille ont beau pardonner, Paul aura beau se repentir, toute intimité est entre eux à jamais détruite. Il y a des raca inexpiables ; il y a des paroles extrêmes qui sont des faits accomplis. Ni oubli ni rédemption pour elles, pas plus après les avoir dites qu’après les avoir entendues. On les rétracte et on les retire ; mais la flèche était empoisonnée, et son venin reste dans le sang. Où ai-je lu qu’un homme vint un jour proposer une mnémonique au grand Thémistocle ? Il répondit amèrement : « Donne-moi donc plutôt un art d’oublier ! »

Cela dit, le talent l’emporte : ce n’est pas l’intérêt de l’action, souvent fausse ou vide, qu’il faut chercher dans le drame de M. Augier, c’est l’ardeur du coeur et des sens, l’analyse profonde de la passion poussée jusqu’au vice, l’art de marcher sur la corruption sans s’y enfoncer, et des éclats presque tragiques de sentiments comprimés. Le troisième acte est, d’un bout à l’autre, une magnifique explosion. Pour le style, jamais M. Augier n’a parlé, au théâtre, une voix si souple et si ferme ; son vers a l’étincelle et il a la flamme, il lance la saillie et il grave en traits saillants la sentence. Dans la bouche du père, cette poésie domestique prend parfois une gravité imposante. Michel Forestier parle, aux bons endroits, comme un pater familias romain de Corneille.

II. Lions et Renards

Lions et Renards a subi un échec retentissant : nous regrettons de dire qu’il est mérité. C’est moins l’analyse que l’enquête de la comédie que nous allons faire. Les griefs s’y accumulent, les contradictions y abondent.

C’est autour d’une dot de neuf millions que se battent ces lions sans grilles et ces renards édentés. Mademoiselle Catherine de Birague est une jeune fille, noble comme une infante, à qui sa famille n’a légué qu’un écusson dédoré. Elle a passé dans la pauvreté les premières années de sa jeunesse, obscure et dédaignée, comme une Cendrillon. Mais une fortune imprévue, léguée par un oncle, l’a transformée, d’un jour à l’autre, comme par une machine de féerie, en riche héritière. Aussitôt les prétendants affluent autour d’elle, et lui font une cour enflammée. La fière jeune fille perce à jour ces froides convoitises déguisées en passions brûlantes. Elle ne croit plus à l’amour, qui fuyait sa pauvreté et qui flagorne sa richesse. Il n’est plus pour elle qu’un coureur de dots et qu’un quêteur d’héritages. Catherine de Birague coiffera, comme elle le dit, sa patronne : elle a fait vœu de misanthropie.

Deux prétendants s’obstinent pourtant à la conquête de cette dot imprenable, M. de Sainte-Agathe et le baron d’Estrigaud, les deux renards de la comédie. M. de Sainte-Agathe opère, non pas pour son propre compte, mais pour celui du baron Adhémar de Valtravers, cousin de Catherine, un bon jeune homme formé, discipliné, éduqué — il le croit du moins — ad majorem gloriam de sa compagnie. Ce M. de Sainte-Agathe vous représente, à première vue, un personnage qui n’est ni chair ni poisson, moitié ecclésiastique et moitié laïque, clerc de robe courte, marguillier en activité. Au fond, c’est le Jésuite que M. Augier a voulu mettre et a mis en scène : la tonsure réparait sous la calotte de ses cheveux gris ; la soutane perce sous la longueur de sa redingote. Rodin revient en lui sur la scène, mais un Rodin écourté, rogné, amoindri, lissant, d’un air machiavélique, des toiles d’araignée cousues de fils blancs. Nous le retrouverons tout à l’heure à l’œuvre, et à cette œuvre on jugera l’ouvrier.

Sou rival, qui deviendra son compère, est ce baron d’Estrigaud qui remplissait la Contagion de ses stratagèmes et de ses intrigues. On peut s’étonner que M. Emile Augier ait pris pour un type viable ce caractère avorté, et ressuscité, dans une seconde pièce, un personnage mort, dans la première, de l’impossibilité d’exister. D’Estrigaud, dans la Contagion, prétendait personnifier le Roué moderne. Ce prince des habiles et ce roi des forts ne savait même pas le métier des petits faiseurs : il entassait les bévues sur les maladresses ; toutes ses manœuvres tournaient à sa honte. Il donnait, tête baissée, dans les panneaux de la courtisane associée à ses turpitudes ; et, eu se couchant, au dénouement, après un duel simulé, dans le faux cercueil du Sca-pin de Molière, il s’enterrait sous le ridicule.

D’Estrigaud ne s’en relève que pour reprendre les mêmes fourberies ; son répertoire n’a pas varié d’une rubrique ; il n’a rien appris et rien oublié : c’est le voltigeur de l’intrigue. Mademoiselle de Birague, que ses assiduités importunent, lui tend un piège à déclaration, pour avoir le droit de le congédier tout à fait. Il y tombe à deux genoux, et ne s’en relève que par un esclandre de fat malappris. Interrompu aux premiers mots de sa tirade amoureuse, il déclare à la jeune fille qu’il ne prétendait pas la demander en mariage, mais qu’il venait simplement lui proposer un embarquement à Cythère. Si Catherine avait un père ou un frère, ce n’est point par la porte que le baron ferait sa sortie. Elle ne peut que le souffleter de son froid mépris. Mais, ce qui nous passe, c’est l’air de triomphe que prend d’Estrigaud, après avoir lâché cette sottise. Il s’est aliéné à jamais, par une basse insulte, l’héritière dont il convoite la fortune ; l’antipathie qu’elle avait pour lui s’est changée en haine, et l’on dirait qu’il vient d’accomplir un chef-d’œuvre de ruse et de séduction ! C’est là, du reste, la spécialité de cet aigrefin : il chante victoire à toutes ses défaites ; il prend des poses triomphantes sous tous les camouflets qu’il reçoit. Chaque fois qu’il tombe à plat dans le fiasco d’un faux pas, il croit s’en tirer par une pirouette qu’on dirait exécutée sur un talon rouge. « Saute, baron ! »

Le petit Valtravers nous repose un peu de telle odieuse figure de dandy taré. C’est le seul personnage vraiment sympathique de la comédie que celui de ce jouvenceau spirituel et franc, généreux et gai, qui s’échappe, par de joyeuses écoles buissonnières, des voies tortueuses où son précepteur veut le faire entrer. Tant que M. de Sainte-Agathe est là, il garde l’air confit, la bouche en ogive, le jargon béat d’un séraphin de parloir. L’homme noir parti, l’enfant de chœur jette par-dessus les moulins sa calotte d’emprunt et redevient un vif et charmant jeune homme, rempli d’honneur et d’ardeur, échappé de son château de province comme d’un collège, et qui ne demande qu’à passer gaiement ses vacances. Valtravers ne prétend nullement à la main de sa belle cousine. Ce mariage d’argent, machiné comme un complot, lui répugne. Ce n’est pas un faux amour décommandé, c’est une amitié désintéressée et loyale qu’il offre à mademoiselle de Birague. Il ne lui demande que de traîner en longueur un semblant de cour qu’il est censé lui faire pour qu’il ait le temps de s’amuser à Paris. Si elle l’évinçait par un refus net, le pauvre garçon serait réexpédié à Uzès par le train express. Destin lamentable : Ce projet de mariage n’est, pour lui, qu’une question de congé. La scène est charmante, elle brille d’esprit et de belle humeur. Au lieu du vilain oiseau que présageait le nid d’où il sort, on est ravi de voir un aimable et franc étourneau s’élancer de l’aire du chat-huant qui l’avait couvé. Le premier acte, à peine compromis par l’échauffourée du baron, se relevait vivement sur ce gai final. On pouvait croire à l’ouverture d’un succès.

Au second acte, nous sommes chez le tuteur de mademoiselle de Birague, le comte de Prévenquières, un bonhomme affolé de géographie, qui vit retiré dans l’intérieur d’un globe terrestre, tandis que sa femme, veuve d’un agent de change, fille avec d’Estrigaud le dernier nœud d’une liaison flottante. A ce propos, nous n’avons pas compris pourquoi madame de Prévenquières s’intéresse et travaille avec tant de zèle à marier le baron avec mademoiselle de Birague. Une ancienne maîtresse peut se résigner à voir son amant lui échapper par la tangente d’un mariage, mais on ne se la figure guère poussant à la noce qui doit l’évincer. La pièce est remplie de ces questions sans réponses : passons donc et n’insistons pas.

Quoi qu’il en soit, M. de Prévenquières donne ce soir même, une grande soirée de géographie. On y attend M. Pierre Champlion, un voyageur de la trempe des Backer et des Livingstone, un Christophe Colomb de trente ans, qui a découvert des mines d’or dans l’intérieur de l’Afrique et qui en revient sain et sauf, après des traversées et des aventures à remplir tout un roman de long cours. Il arrive enfin, ce héros errant : tout à l’heure il faisait une conférence à la Société de géographie ; il la refait dans le salon de M. de Prévenquières, et raconte son odyssée dans le pays Noir. Tel que vous le voyez, il a combattu des peuplades, tué des tigres, étranglé des nègres de ses propres mains. A peine sorti de la gueule du sphinx africain, il n’aspire qu’à s’y replonger. Les frais de la seconde expédition qu’il veut entreprendre, à la tête d’une petite armée, s’élèvent à quatre cent mille francs, qui rapporteront des millions, et il compte sur une souscription nationale pour les lui fournir. Mais ce n’est pas la soif de l’or qui le rappelle au désert. Il y a laissé son ami Jacques, son compagnon, son frère d’armes, prisonnier d’un de ces sultans qui marchent tout nus sous un tricorne d’arracheur de dents et qui ont pour premier ministre un serpent sacré. Délivrer Jacques, le tirer des griffes de ce gorille galonné, c’est la seule ambition de Pierre. Au besoin, il partira seul, avec cent francs dans sa poche et son fusil sur l’épaule, si son appel n’est pas entendu.

Certes, voilà, à première vue, un personnage sympathique et sa croisade semble faite pour soulever l’enthousiasme. Le récit de Pierre Champlion laisse pourtant froid l’auditoire ; les applaudissements n’ont pas souscrit à son entreprise. C’est que les expéditions lointaines ne réussissent guère plus, au théâtre, qu’en politique. Le public n’aime pas à être brusquement dépaysé au milieu d’une pièce ; son attention se fatigue dès qu’il perd de vue le clocher du lieu où l’action se passe. Il ne peut s’intéresser à ce Jacques qu’il n’a jamais vu et qu’il ne verra pas ; Jacques est, pour lui, le mandarin dont parle Rousseau : on ne voudrait pas le tuer, cela va sans dire ; mais les dangers qu’il peut courir dans les pays extravagants où il s’est fourré ne vous touchent guère plus que ceux du Sindbad des Mille et une Nuits. La présence réelle est une des lois de l’intérêt, au théâtre ; là surtout les absents ont tort.

L’emploi de ces ressorts techniques appliqués à la scène est, du reste, particulier à M. Augier. Dans Un beau Mariage, il s’agissait d’une expérience de chimie à faire sauter un quartier. Dans Maître Guérin, c’était l’invention d’un pédagogue à projets, qui avait trouvé le moyen d’apprendre à lire aux petits enfants en huit jours. La Contagion nous montrait un ingénieur civil rêvant un canal, qui, creusé de Cadix à l’embouchure du Guadiaro, devait destituer Gibraltar de sa tyrannie maritime. Tous ces plans grandioses, toutes ces découvertes merveilleuses, qui enthousiasmeraient peut-être des actionnaires, ennuient les spectateurs à coup sûr. Le théâtre n’est pas un laboratoire : le fracas d’un isthme percé, d’un tunnel creusant l’Océan, d’un aérostat fendant l’air, y produirait moins d’effet que le simple battement d’un cœur amoureux.

Et puis, s’il faut le dire, Pierre Champlion, malgré sa modestie apparente, semble poser un peu dans son rôle de voyageur héroïque. Sa narration est composée de telle sorte qu’elle le fait admirer de face, de profil, de trois quarts, sous tous les aspects. On lui dirait volontiers, comme la Suzanne de Beaumarchais à Chérubin, avec une variante : « Voulez-vous bien ne pas être sublime comme cela ! »

Quoi qu’il en soit, mademoiselle de Birague, présente à la conférence, s’éprend d’amour pour Pierre Champlion au récit de ses voyages, comme Desdémone à celui des aventures d’Othello. Elle se lève, et lui offre de couvrir, à elle seule, en cas d’insuccès les quatre cent mille francs de sa souscription. Ce généreux élan réchauffe, comme un jet de flamme, cet acte un peu froid. Jusqu’ici encore, la pièce semblait, sans y courir, marcher au succès.

C’est au troisième acte que la comédie commence à craquer sous le poids des invraisemblances et des fautes. Catherine de Birague est donc amoureuse ; l’Africain l’a enflammée d’une passion subite ; elle est dégelée. Il arrive pour la remercier de son offrande magnifique, qui lui sera du reste inutile ; car, depuis la veille, sa souscription est presque couverte. Il pleut de l’or dans la valise de voyage qu’il tend au public. Vous vous étonnez peut-être de ce succès si rapide. Sachez donc que M. de Sainte-Agathe, qui assistait à la soirée du géographe, a surpris de son œil oblique l’impression produite sur l’héritière par le voyageur, et que, pour écarter ce dangereux rival, il n’a rien trouvé de mieux que de le renvoyer au plus vite au fond du Soudan. Sur son mot d’ordre, tout le monde des congrégations et des petites chapelles souscrit en masse à l’expédition de Champlion, avec autant d’ardeur qu’au denier de Saint-Pierre. Que dites-vous de ce jésuite d’Uzès, débarqué d’hier, et n’ayant qu’à frapper du pied le pavé de Paris pour en faire sortir quatre cent mille francs ? Mais le spectre noir a le don de troubler la vue, ordinairement nette et lucide, de M. Augier : son Escobar en chambre nous réserve encore bien d’autres surprises.

Voici le baron d’Estrigaud, qui, averti par la comtesse, se hâte de venir combattre son nouveau rival. Décidément ce Satan moderne est un pauvre diable ; il rabâche et il se répète ; ses fourberies montrent la corde et ses trucs ont déjà servi. Vous vous rappelez peut-être cette scène de la Contagion où d’Estrigaud, se trouvant en tête-à-tête avec une marquise millionnaire, apprenait qu’un mouvement de Bourse venait de le ruiner subitement. D’un coup d’œil, il mesurait l’abîme et il apercevait la branche de salut. Il s’y raccrochait en tombant, sans crier gare, aux genoux de la marquise et en lui adressant une déclaration passionnée. La jeune femme, effrayée, ne comprenait rien à la rage d’amour de ce gentleman si correct et si réservé tout à l’heure. Eille se défendait, criait au secours. Le secours arrivait avec Navarette, la courtisane dont il était le complice. Le baron la prenait à témoin de l’abîme aussi postiche qu’une trappe de théâtre, où il prétendait avoir fait tomber sa victime, et de l’offre qu’il lui faisait de sa main pour l’en retirer. L’actrice l’en retirait plus sûrement en lui jurant le silence, et la marquise sortait intacte et indignée de ce guet-apens. Eh bien, c’est ce tour manqué, auquel une Agnès refuserait de se laisser prendre, qu’il recommence avec mademoiselle de Birague. Il se pose en désespéré d’amour devant Pierre Champlion ; il lui demande, comme une grâce, de l’enrôler dans son armée africaine, la mort ou l’exil pouvant seuls guérir la profonde blessure de son cœur. Puis, lorsque le jeune homme s’apitoie naïvement sur cette passion rebutée, et lui dit que celle qui en est l’objet s’attendrirait si elle savait ses souffrances, — « Eh bien, dites-le-lui donc ! » s’écrie-t-il, en lui montrant Catherine. Mademoiselle de Birague hausse les épaules : elle s’éloigne, en démasquant d’un mot ce vil comédien, et sa farce est sifflée pour la seconde fois.

En vérité, l’impudence de ce d’Estrigaud passe toute mesure, et l’ineptie de ses procédés refuse absolument d’entrer dans l’esprit. Si Catherine avait quelque tendance à l’aimer, on concevrait qu’il lui jouât celle scène de haute bouffonnerie : l’amour voit trouble et ne raisonne pas. Mais la jeune fille le déteste de toute l’énergie vertueuse de son coeur : il ne lui est pas seulement indifférent, il lui est odieux. Ses chances sont donc nulles, ou plutôt absurdes. Il joue une partie perdue d’avance, a vec des cartes dont on voit le dessous pipé. On peut supposer encore qu’il a risqué cet esclandre pour s’attirer — comme il arrive en effet, — une provocation de Champlion, et se débarrasser de lui par le coup d’épée d’une rencontre. Alors ce n’est plus de l’ineptie, c’est de la démence ! Il faut qu’il soit fou à lier pour imaginer qu’une femme qui le hait lui donnera sa main lorsqu’il se représentera devant elle couvert du sang du seul homme qu’elle aime et qu’elle ait aimé.

Le quatrième acte appartient à M. de Sainte-Agathe. C’est le jésuite exhibé dans sa cellule, comme l’hyène dans sa cage, laid, contrefait, clandestin, obscur, mais personnifiant, sous son froc râpé, une puissance redoutable. L’homme noir ne veut pas d’un duel qui ferait un éclat nuisible, et il attend d’Estrigaud pour comploter avec lui un plus sur moyen de perdre Champlion. Dispensez-moi de vous dévider l’inextricable écheveau par lequel il tient le baron. Huit cent mille francs de billets fictifs, souscrits par lui à une marquise dont il a été l’amant appointé, et qui redeviennent réels et valables lorsque la dame, devenue dévote, les lègue, avec sa fortune, à la Compagnie. Cela tient du salmigondis et du logogriphe ; autant vaudrait suivre sous terre le travail des taupes. Tant il y a que le jésuite tient l’escroc de bonne compagnie, qu’il en fait son complice et son âme damnée, et le force de s’allier à lui pour marier l’héritière à son élève Adhémar. Leurs scélératesses collaborent, leurs perfidies se cotisent. Que va-t-il sortir de cet accouplement incestueux du machiavélisme et du jésuitisme ? Tu complot monstrueux, une machination infernale, une pieuvre gigantesque déployant ses mille tentacules, sur une vaste proie. Ce qu’il on sort ? — Ridiculus mus ! Deux nouvelles à la main insérées dans le Moustique !… l’une portant que Catherine a payé les dettes de son cousin Adhémar, ce qui l’obligera à l’épouser par la contrainte du scandale ; l’autre accusant Pierre Champlion d’avoir donné à mademoiselle Rosa, une sauteuse de féeries, le cheval blanc qui la trimbale au Bois, dans son coupé d’occasion. Et notez que le jésuite pousse des cris de montagne en travail pour accoucher de ce moucheron de la petite presse, et qu’il refait les tirades du Rodin d’Eugène Sue, lorsque, mordant de sa dent jaune dans son radis noir, il piétinait la carte du monde aplatie sous ses gros souliers. Certes, le Rodin du Juif errant est une laide et grossière figure, taillée en épouvantail et coloriée des tons crus dont les peintres des enseignes foraines se servent pour enluminer leurs serpents de mer. Mais, du moins, l’auteur, en créant ce monstre, l’a-t-il placé dans un milieu fantastique, en harmonie avec sa noirceur. Il allonge ses bras jusqu’au bout du monde ; il lui prête la puissance et l’ubiquité d’un Vieux de la Montagne monastique. C’est un trésor fabuleux, cent cinquante millions entassés, que ramassera, d’un seul coup, l’immense filet de sa sombre intrigue. Ici, Rodin travaille au rabais ; il frappe à coups d’épingle, il ajuste des manigances, il barbote platement en eau trouble. Tout cela pour y pêcher neuf petits millions qui lui échapperont forcément aussitôt qu’il les aura pris.

Nous touchons ici au vice organique de la comédie de M. Augier. Son jésuite s’agite dans le vide ; il poursuit une proie illusoire, qui, s’il l’atteignait, fondrait sous ses mains. Son élève est un viveur de bon appétit, bien plus enclin à manger son argent avec les petites dames qu’à le dépenser dans les œuvres pies. Ce qui viendrait de l’église retournerait au boudoir. Catherine de Birague, telle qu’elle paraît dans la pièce, est une maîtresse femme, défiante, ombrageuse, inaccessible, par la fierté de son caractère, aux captations de l’intrigue dévote. Il est évident que les tartufes d’Uzès ou d’ailleurs n’auront pas leurs entrées dans cette maison-là. Alors à quoi bon ce siège gratuit, ces mines inutiles, pour s’emparer d’une fortune qui mettra son assaillant à la porte aussitôt qu’il y aura installé le prétendant pour lequel il lutte ? Métier de dupe, travail de Raton. On a tout dit des jésuites, excepté qu’ils étaient des sots. M. Emile Augier a beau faire, il ne nous fera pas croire de leur part à cet excès de naïveté.

Au cinquième acte, la comédie perd la tête et cherche son dénouement sans y voir, en se heurtant à toute sorte d’incidents choquants et de péripéties impossibles. Le Moustique devient la mouche du coche de son action embourbée ; il l’étourdit, il l’aveugle ; ses lions en deviennent « presque fous », comme celui de la fable. Mademoiselle de Birague va fuir en Amérique pour échapper à son bourdonnement ; Pierre Champlion se croit accusé d’avoir fait manger la grenouille de sa souscription au cheval blanc de mademoiselle Rosa, et il songe déjà au suicide. A en croire la pièce, il n’aurait pas tort ; car un tribunal d’honneur, convoqué par d’Estrigaud, vient de décider qu’on ne peut se battre avec un voyageur en commandite qui part pour l’Afrique par le petit coupé d’une danseuse. Voyez-vous d’ici ces gentlemen se rassemblant, dans leur club, pour juger la moralité du cheval offert à mademoiselle Rosa ! C’est à n’y pas croire !

Mais ce qui est plus incroyable encore, c’est l’importance fabuleuse que l’auteur prête à son Moustique. M. Emile Augier, qui a montré tant de fois un sens si net et si clair de la vie moderne, devient légendaire dès qu’il met le journal en scène. Il croit à son influence connue à une sorcellerie malfaisante. Il lui fait faire des miracles de diffamation et de perdition. Déjà, dans les Effrontés, il nous montrait un entrefilet de la Conscience publique chassant du monde une grande dame calomniée. Cette fois, c’est un racontar du Moustique qui déshonore par tout Paris une noble jeune fille et un honnête homme. Ô grande puissance de l’orviétan ! tout ce bruit pour un commérage anonyme faufilé dans une feuille de chou ! C’est étrangement surfaire l’industrie de ces paperasses que de leur prêter une pareille influence. Aussi bien le jeune Adhémar arrive à point pour écraser le Moustique. Il se déclare solennellement, à son club, le chevalier du cheval blanc de mademoiselle Rosa : le tribunal d’honneur a révoque sa sentence : Catherine épousera Pierre Champlion.

Quant à d’Estrigaud, il se fait jésuite, il entre dans la maison d’Uzès, et M. de Sainte-Agathe, qui va l’y conduire, lui montre en perspective le chapeau de général de l’Ordre planant sur sa tête. Voilà donc ce coquin marqué, cet escroc véreux, ce déclassé de la pire espèce, ce baron de Wormspire en gants jaunes, reçu avec transport, au moment où il est expulsé du monde, dans le giron de la Compagnie ! Le voilà désigné comme successeur des Ignace, des Lainez, des

Aquaviva, des Oliva, des Ricci, dans la royauté mystérieuse et presque papale du Gesù !…     C’est le trait final de la comédie : il se retourne contre elle et la frappe en la résumant.

J’ai tout dit, car on doit la vérité à un homme du talent de M. Augier. Son mâle esprit est fait pour l’entendre, et il ne m’était pas permis d’être moins sévère. Sa pièce, mal conçue et mal faite, dénouée au hasard, violente au fond, faible à la surface, manque surtout de la gravité impartiale qui sied à la polémique religieuse. Ses coups d’épée dans l’eau bénite effleurent à peine la question qu’elle veut soulever. Le jésuite qu’il nous montre est tout de fantaisie et de convention. On ne le sent pas peint d’après nature, mais fabriqué, de pièces et de morceaux, d’après des pamphlets surannés. Il a l’air de sortir d’une tabatière Touquet, à la façon d’un diable à surprise. Ce n’est pas le jésuite cruellement mais sérieusement combattu par Quinet et par Michelet ; c’est celui que les journalistes prêtrophobes de la Restauration servaient, chaque matin, au gros appétit des abonnés de l’ancien Constitutionnel. Encore l’accommodaient-ils à des sauces plus noires, sinon plus piquantes. Car, ce qui caractérise Sainte-Agathe, c’est un contraste comique entre la puissance malfaisante qu’il lui attribue et les complots puérils qu’il lui prête. Cet homme terrible monte et machine des mélodrames enfantins ; ce Conseiller des Dix de l’Église occulte met à ses calomnies les mots de la fin des échos du jour. Il remplace la gueule de bronze que l’Inquisition ouvrait aux lettres des délateurs par la boîte à cancans d’un petit journal.