(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIe Entretien. Chateaubriand »
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(1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIe Entretien. Chateaubriand »

CLXIe Entretien.
Chateaubriand

I

Je vins passer l’hiver et le printemps à Paris en 1816 ; j’étais très-pauvre à cette époque ; mon père habitait avec ma mère et cinq filles la petite terre paternelle de Milly. Je l’avais considérablement agrandie depuis ; les désastres très-immérités de ma fortune (quoi qu’on en dise) m’ont forcé de la vendre à bas prix, six cent mille francs, pour payer mes créanciers.

Je revois avec tristesse, mais sans remords, en allant de Monceau, terre et résidence de mon grand-père, à Saint-Point, un joli sentier à travers les prés, qui circule dans l’étroite vallée, au bord d’une petite rivière, près d’un moulin, et qui grimpe ensuite une colline rocailleuse, plantée de vignes, jusqu’à la cour et au jardin de la chère maison.

Dans ce jardin et dans cette cour où mon âme est née, il y a plus de mes pensées et de mes rêves, éclos et enracinés dans le sol et dans le ciment rongé des murs, qu’il n’y a de brins de mousse sur les lattes de pierre brute qui tapissent les vieux toits. Mon père, ma mère, mes sœurs ont laissé plus de traces dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, que le vent qui court n’en laisse dans les genêts de la montagne de Milly. Oh ! quand pourrai-je les revoir ?

Et ceux et celles qui ont fleuri et séché après eux, où sont-ils, et dans quel monde nous attendent-ils ?

II

J’avais laissé ce monde obscur et enchanté de Milly au commencement de l’hiver, et j’étais parti pour rejoindre à Paris les deux personnes que j’aimais le plus au monde. L’un était un ami, le fils du célèbre comte de Virieu, de l’Assemblée constituante de 1789.

Il revenait alors du Brésil où il avait accompagné le duc de Luxembourg dans son ambassade. Il vivait à Paris en gentilhomme élégant et spirituel, dans ce temps où la noblesse et l’élégance étaient à la fois, comme la restauration elle-même, un retour vers le passé et un élan vers l’avenir. Plus grand seigneur que moi, on lui offrait tout, il dédaignait tout. Plus modeste par situation et par nécessité, je ne m’attachais qu’à une seule personne et je vivais chez Virieu dans l’isolement et dans l’obscurité.

Mon camarade et mon ami habitait alors dans l’immense cour du vaste et splendide palais de l’ancien duc de Richelieu, entre le boulevard des Italiens et la Madeleine, la petite maison du concierge de l’hôtel qui lui rappelait à la fois la grandeur et la simplicité des maisons paternelles.

Un jeune valet de chambre, qui l’avait suivi dans son voyage du Brésil, faisait tout son service.

Virieu était lié de jeunesse et de parenté avec toute la cour : les Tourzel, les Raigecourt, les Latrémoille, la princesse de Saint-Maures, qu’on appelait précédemment princesse de Tarente, femme d’esprit et de faction, qui réunissait chez elle tous les royalistes exaltés, et à laquelle on faisait la cour avec des excès de paroles.

Je la connus plus tard, sous les auspices de mon ami ; j’en fus très-favorablement reçu, comme jeune homme vierge en politique, qui faisait des vers non imprimés, mais récités, et qui rapporterait un jour quelque lointain souvenir de Racine aux descendants de Louis XIV.

Le seul défaut de Virieu, c’était de tenir un peu trop aux grands noms, qu’aimait sa mère ; et, quand il pouvait dire de ces personnages : Mon cousin ou ma cousine, pour attester la même filiation princière, il se sentait plus à leur niveau. Il était de la caste des nobles enfants de l’Œil-de-Bœuf.

À cela près, il était extrêmement distingué. Sa figure, sans être belle, était perçante ; il était impossible d’apercevoir dans un théâtre ou dans un salon cette figure de fils des preux, fière, gracieuse, accentuée, sans demander quel était ce jeune gentilhomme, et sans se souvenir de lui.

III

Il me proposa de loger chez lui, sachant que je ne venais à Paris que pour aimer et non pour briller. J’acceptai : cette proposition convenait à mes goûts de solitude et ne contrariait en rien mon dégoût du monde.

Je m’installai, avec ma malle, dans une petite chambre de son appartement, où personne ne passait, et qui communiquait avec la sienne. Je m’y enfermai avec mes pensées comme dans une cellule.

Le seul roulement des voitures pendant un carnaval bruyant faisait quelquefois tinter mes fenêtres et m’avertissait que j’étais dans une île au milieu des flots du monde, qui roulaient à mes pieds. Ce bruit ne m’inspirait aucune envie de m’y mêler. Le monde et moi nous étions deux.

C’était comme le murmure lointain du vent dans les bois, qui vous frappe l’oreille avec les bruissements des feuillages et qui vous dit : « Tu es seul, tu es mélancolique ; resserre ton cœur ; jouis de ta solitude et de ta tristesse, et laisse les autres jouir du bruit qu’ils font ; ce qui t’attend ce soir vaut mieux que ce vain tumulte. »

IV

Quand mon ami, avant d’aller dans le monde, entrait un moment dans ma chambre pour étaler son costume devant ma cheminée, je le regardais en souriant d’une certaine pitié sans envie, et je lui disais : « Va te montrer, mais voici l’heure où, quand tu seras parti, je m’isolerai dans mon manteau ; je me glisserai sans bruit le long des murailles et j’irai attendre, sur le quai du Louvre, qu’une lumière solitaire s’allume, entre deux persiennes, pour m’annoncer que le dernier visiteur est retiré du salon, et pour laisser place à l’ami inconnu qui rôde dans le voisinage, comme l’âme cherchant son corps et n’en voulant point d’autre dans la foule de ceux qui ne sont pas nés. »

V

Il sortait, et je restais seul au coin de mon feu, un livre à la main, jusqu’à ce que la cloche de Saint-Roch sonnât onze heures, et que ce même onzième coup sonnât de l’autre côté de la Seine, dans un cœur qu’il faisait transir ou frissonner.

Puis, repliant, comme un conspirateur, mon manteau sur mes yeux, je marchais rapidement vers le pavillon du milieu d’un hôtel monumental où l’on m’attendait.

Quelquefois j’arrivais un peu trop tôt, et je trouvais quelque homme ou quelque femme célèbre, achevant la conversation commencée avec la personne qui m’attirait seule, et s’étonnant de la présence de ce mélancolique jeune homme qui saluait respectueusement, mais qui mêlait rarement un mot court et convenable à l’entretien.

C’était M. Lainé, homme d’État de l’école de Cicéron ; M. de Bonald, écrivain remarqué et remarquable, plus par la raison et la piété que par l’imagination et par le cœur ; M. le baron Monnier, fils du président de l’Assemblée constituante, M. de Rayneval, son ami, les plus spirituels et les plus aimables des hommes ; leurs deux femmes, Polonaises charmantes, qu’ils avaient épousées d’amour, à Varsovie, pendant la campagne de Pologne, et qui les aimaient comme elles en étaient aimées. Quelques autres personnes du même cercle, hommes de gouvernement, adoptés d’abord par l’empire, fidèles jusqu’à la fin, respectueux toujours, laissés sur la grève bonapartiste quand l’empire leur remit, après son abdication, leur fidélité ; accueillis avec faveur par la Restauration, en 1814, et n’ayant pas cru devoir violer leurs serments parce que Bonaparte avait violé les siens en 1815.

VI

Quand ils avaient fini leur visite, ils se retiraient et je restais seul.

Quel délicieux moment ! et combien les tristesses de la longue journée étaient compensées !

Nous nous étions rencontrés non par hasard, mais par attraction, il y avait un an et demi, dans les montagnes de la Savoie, divines solitudes pour commencer ou finir la vie !

L’amitié la plus naturelle était éclose entre nous. Elle était étrangère, plus âgée que moi ; l’amour ne pouvait pas naître : mariée tard à un homme qui aurait été deux fois son père, l’amitié protectrice les unissait seule. Elle l’aimait à force de le respecter ; elle ne lui avait jamais manqué de fidélité, mais son amitié était libre ; il ne l’avait pas épousée pour la sevrer de toute douceur terrestre ; régler son cœur, ce n’était pas le supprimer ; il avait de l’affection involontaire pour moi ; moi, pour lui, par reconnaissance et par admiration. Tels étaient nos sentiments : ils n’étaient point gênés, mais ils étaient purs. (Voyez Raphaël.)

VII

Quand j’avais passé une heure auprès d’elle, je la quittais, le cœur plein de délire, l’oreille tintante du timbre mélodieux de sa voix, l’âme affamée du désir du lendemain. Je rentrais en silence dans ma cellule, Virieu ne rentrait que dans la nuit. Je n’éprouvais aucun besoin de sortir ; ma respiration était tout intérieure ; je passais le jour à attendre le soir.

Quand la distance du matin au soir me paraissait trop longue, je prenais involontairement la plume et je lui écrivais ce que je n’aurais peut-être pas pu lui dire assez librement pendant la soirée suivante, afin que rien ne fût perdu de ce que la tendresse nous suggérait.

Ainsi coulait ma vie et je ne la sentais pas couler.

Quand elle fut morte, mon ami, qui la vit au dernier moment, me remit mes lettres. Je les gardai longtemps avec les siennes comme deux reliques qui ne formaient qu’un seul être, et un jour que je me sentis près de mourir moi-même, je pris mon grand courage et je brûlai ces deux rouleaux, qui formaient deux volumes, pour que les deux cendres ne restassent pas après nous sur cette terre, mais que nous les retrouvassions au ciel où elles allaient avant nous.

Quelquefois aussi, brûlant du désir de pouvoir rester à Paris toute l’année pour la revoir tous les soirs, je songeais, non par ambition, mais par amour, à me créer quelque emploi modeste, mais suffisant pour y vivre indépendant de ma famille.

Dieu sait à quoi je n’ai pas rêvé alors pour me procurer un appointement borné dans les derniers emplois du gouvernement ! Les droits réunis, dirigés par M. de Barante ; la diplomatie inférieure, influencée par M. de Saint-Aulaire, pourraient le dire ; ma plume, dans l’ombre d’un bureau, avec mille écus de traitement m’auraient suffi. Tout eût été ennobli par le motif. J’aurais griffonné le jour, mais je l’aurais vue le soir ; le monde m’aurait dédaigné, mais mon cœur m’aurait applaudi. Je ne fus jamais ambitieux que par amour, et j’aurais bien fait ; car, de toutes les passions, une seule survit et renaît en nous jusqu’à la mort : c’est l’amour.

VIII

Je faisais donc quelquefois effort sur moi-même et trêve à ma solitude absolue pour me faire recommander tantôt à M. de Rayneval, tantôt à M. d’Hauterive, tantôt à M. de Barante, tantôt à M. de Vaublanc, et leur demander protection ; ils me recevaient bien, mais en souriant de ma jeunesse et de ma figure, et me remettaient à d’autres temps. Mais ces temps n’arrivaient jamais et je m’impatientais de mon impuissance.

IX

Cet isolement cependant, en me forçant au travail, nourrissait un peu mes goûts prématurés de littérature.

De tous les hommes célèbres alors, il n’y en avait qu’un qui fût pour moi un grand homme, c’était M. de Chateaubriand.

Je sentais d’instinct que cet homme était d’une race supérieure à la mienne, et que le génie l’avait marqué au front. Je ne le comparais à aucun autre écrivain de son temps ; c’était la nature qui l’avait fait ce qu’il était, et les misérables écrivains du métier, à l’exception d’un petit nombre qu’on appelait les écrivains ou les poëtes de l’empire, avaient beau s’insurger et bourdonner leur ironie contre lui comme des mouches malfaisantes, il ne daignait point les écraser de son courroux.

Le dieu poursuivait sa carrière.

Une seule chose m’avait offensé, car j’étais partial, mais j’étais juste ; c’était une anecdote évidemment et sciemment calomniatrice qu’il avait insérée dans son pamphlet de guerre : De Buonaparte et des Bourbons.

Lancé par lui, en 1814, pour précipiter dans la boue celui qui venait de tomber du trône, il racontait, dans cette invective, que Bonaparte était allé voir le pape à Fontainebleau, et qu’il l’avait injurié et outragé de sa bouche et de ses mains en le traînant par ses cheveux blancs sur le plancher du palais. Il est permis à la colère d’aller à tous les excès, moins le mensonge. Cela m’avait laissé une mauvaise impression du caractère de M. de Chateaubriand.

J’avais pardonné cependant, quand je me rappelai que ce même écrivain, toujours pur selon lui et ses amis, avait fait la cour à l’empereur pour obtenir la place de secrétaire d’ambassade à Rome, sous le cardinal Fesch ; qu’il avait ensuite été le favori de M. de Fontanes, favori lui-même de la princesse Élisa ; qu’il passait son temps à Morfontaine, dans l’intimité de cette famille couronnée ; qu’il avait obtenu par elle l’emploi de ministre plénipotentiaire en Valais ; qu’il avait, il est vrai, donné sa démission après le meurtre du duc d’Enghien ; mais que, dans sa harangue à l’Académie, peu de temps après, il avait proclamé Napoléon le nouveau Cyrus, en termes d’un poétique enthousiasme ; le fond de mon cœur n’était pas sans quelque scrupule sur l’immaculée pureté du bourbonisme de M. de Chateaubriand. Mais le génie a bien des excuses pour effacer ses erreurs. Je n’y pensais plus.

X

Quand parut le Génie du Christianisme, j’étais au collége chez les Jésuites. Je fus ébloui, mais non convaincu. Tout jeune que j’étais, cela me fit l’effet d’un beau thème de rhétorique.

Je me vois d’ici au bord du Rhône, dans les environs de Sion-Châtel en Bugey, assis avec quelques-uns de mes camarades, dont plusieurs vivent encore, sur un gros tronc d’arbre couché à terre par les scieurs de long, aux clartés d’un beau soleil d’automne. Un jeune homme nous lisait les plus beaux morceaux du Génie du Christianisme ; nous écoutions, ravis comme par un langage inconnu, ce merveilleux style. Il n’y a pas besoin de critique pour admirer, la nature sait tout et dit tout. Cependant je ne sais quel apprêt, tout en me charmant, me frappait.

Après un moment de silence :

— Eh bien ! nous dit le lecteur, que dites-vous de ces chefs-d’œuvre ?

— Que ce sont trop de chefs-d’œuvre, répondis-je. Ce n’est pas ainsi que la simple nature écrit et parle. Cela me fait frémir, mais cela me fait un peu souffrir ; cela est grand comme le cœur humain, mais cela est de la beauté cherchée ; cela sent la grande décadence, les magnifiques débris d’une vieille langue. Ni Cicéron ni Bossuet n’auraient trouvé ces beautés.

On commença par murmurer, on finit par être de mon avis.

Nous n’en restâmes pas moins amoureux de Chateaubriand : le beau est si beau que son imitation nous fascine.

Ce fut la première apparition de ce génie de la mélancolie à nos jeunesses. Nous brûlions de lire Atala ou René, qu’on ne nous avait pas laissés dans les mains.

XI

Qu’était-ce donc que ce génie inconnu qui se révélait tout à coup aux hommes ? Voici ce que nous entendîmes murmurer çà et là par nos maîtres, en rentrant curieux des bords escarpés du Rhône à la ville.

C’était un jeune gentilhomme qui ne sortait d’aucune école que de celle de la mer, des forêts vierges du nouveau monde. On le disait jeune comme les prodiges qui n’ont point d’ancêtres, sauvage comme les prophètes qui ne ressortent que d’eux-mêmes et de Dieu, triste comme les immensités. Il avait paru tout à coup à son siècle, un livre à la main.

Ce livre était bien plus qu’un chef-d’œuvre, c’était un mystère ; c’était bien plus encore, c’était un sentiment, une résurrection, un passé évoqué de toutes les tombes, de tous les cœurs. On ne lui demandait pas d’où il venait ; mais on pleurait en le revoyant comme en revoyant une ombre.

Quel ascendant un pareil livre ne devait-il pas prendre au premier pas sur un monde renversé, bouleversé, dépouillé, égorgé, qui ne savait plus que croire, que sentir, que dire, et qui attendait une voix d’en haut pour reprendre haleine ? Jamais une pareille réaction n’avait été mieux préparée ici-bas.

L’énigme de l’auteur se mêlait à l’énigme de l’ouvrage.

XII

Ce jeune homme, disait-on, était né sur les écueils de la Bretagne, au milieu des forêts et des lacs, dans un vieux château, demeure d’une vieille race.

Son père était sévère comme le temps ; sa mère, tendre comme la soumission ; ses sœurs, belles comme la modestie ; lui, sauvage et insoumis comme la solitude.

Ils avaient été tous persécutés, emprisonnés, exilés pendant la longue Terreur. Ils étaient parents des grands proscrits du Sylla du peuple, entre autres de M. de Malesherbes qu’il rappela trop souvent pour un bon chrétien, car Malesherbes était le Socrate des philosophes.

Avant d’émigrer, Chateaubriand avait osé faire une rapide excursion en Amérique. Son imagination précoce en avait, en peu de mois, absorbé les sites, les mœurs, les noms ; il en était revenu en 1790, comme s’il n’avait cherché qu’un prétexte d’écrire. Il avait émigré alors et quelque peu marché et guerroyé avec l’armée des princes.

Il s’était marié légèrement avec une de ses parentes, et avait oublié promptement ses nouveaux liens. Puis, il avait été chercher à Londres le licenciement et le subside des émigrés.

Il ne faut pas de longues résidences à ces hommes d’imagination. Quelques mois leur valent un siècle.

XIII

Il avait employé son temps à la fréquentation de quelques émigrés comme lui et à la rédaction d’une œuvre sérieuse inspirée par la Révolution française et intitulée Essai sur les Révolutions ; c’était un tâtonnement de son génie. Il ne savait pas bien ce qu’il voulait écrire : une théorie du scepticisme où il y a de tout ce qui fermente dans la tête d’un homme ; le dé jeté à la tête de tous les partis. Cela n’était ni chrétien ni impie. C’était souvent beau de forme et très-aventuré de fond. Cela pouvait servir de base à un écrivain, mais nullement à un philosophe.

À peine eut-il terminé ce livre, qu’il l’apporta à Paris et le communiqua à quelques amis de son premier temps, les uns mûris par les vicissitudes de la Révolution ; les autres restés jeunes parmi tant de tombeaux. Les uns et les autres lui déconseillèrent cette publication qui allait l’engager avec les morts de la Révolution. Il fallait prendre garde : c’était un de ces moments où l’on ne s’engage pas impunément.

Bonaparte venait d’apparaître et d’hériter de tout le monde. On était las d’anarchie ; il venait de rentrer d’Égypte et de tenter le 18 Brumaire à demi réussi. Son parti était composé des dégoûts de tout le monde ; de là à une puissante réaction contre tous les partis il n’y avait pas loin.

La Révolution sérieuse, dont la France était incapable, devait aboutir à la monarchie ; l’armée, enorgueillie de ses victoires et lasse d’attendre, allait transférer l’empire à un de ses chefs.

La France réunit toutes ses mains en une pour applaudir. Les courtisans, comme à l’ordinaire, donnèrent le signal.

Il fallait des doctrines au nouveau régime, ils les firent. C’est alors que la Providence, complice, fit signe à Chateaubriand. Il venait de rentrer. Un autre courtisan en fut l’interprète : c’était M. de Fontanes.

XIV

M. de Fontanes était un littérateur d’un talent réel et hardi. Il avait contesté aux révolutionnaires non-seulement leurs excès, mais leurs principes.

Émigré à Genève pendant la Terreur, il avait conservé de cette époque une antipathie qu’il ne cherchait point à déguiser. Lié avec André Chénier, la dernière victime de Robespierre, et avec quelques hommes alors modérés du parti thermidorien, il accueillit Chateaubriand comme un élève que l’Angleterre lui renvoyait pour le consoler de tant de pertes.

Les premières lectures qu’il entendit de l’auteur d’Atala lui révélèrent un monde nouveau. Il fut atterré d’enthousiasme comme Horace la première fois qu’il entendit Virgile à la table d’Auguste, après les proscriptions de Rome. Cette admiration désintéressée fait le plus grand éloge du caractère de M. de Fontanes.

Il faut être très-grand pour proclamer la grandeur d’un rival ; il reconnut tout de suite, dans l’Essai sur les Révolutions, le germe d’un talent informe, mais magistral.

— Laissez cela, dit-il à son jeune disciple, vous portez secours au vainqueur, faites le contraire pour être juste et surtout pour être applaudi. Le monde a soif de justice ; l’engouement nécessaire à toute vérité en Europe passe enfin du côté des persécutés. Allez au-devant de lui, vous serez plus vrai et surtout vous serez plus fort ; la Providence vous a doué des magnificences du talent ; consacrez-les aux larmes et aux dieux de la patrie ; soyez le grand prêtre du passé ; le monde vous attend et l’esprit nouveau se tournera vers vous comme le pieux regret qui embrasse passionnément une ombre. Vous avez ce bonheur, que les trois quarts de la France et de l’Europe vous devancent dans la voie des expiations et qu’un héros vous précède ; vous ne pouvez douter que Bonaparte ne veuille s’allier à la religion tôt ou tard, pour rendre au peuple l’obéissance et pour mettre sous la sanction du Dieu des armées l’autorité dont il s’empare. Vous lui plairez donc et, s’il n’ose encore vous le dire, il vous le prouvera par ses faveurs.

XV

Chateaubriand écoutait en silence ; il fut convaincu, il retira son Essai de chez les libraires.

Il se lia avec Fontanes, et il écrivit le Génie du Christianisme, préambule éloquent et passionné à la restauration religieuse. En l’écrivant, il savait assez que c’était la plus haute adulation qu’il pût adresser au restaurateur du vieux monde, qui pétrissait dans ses mains un monde nouveau.

Fontanes amena son jeune ami au futur empereur ; c’était lui amener, dans un même homme, l’imagination de la jeunesse et des femmes, la religion et la pitié de la France : les trois prestiges de tout pouvoir nouveau. La figure et les manières du jeune homme plurent au futur souverain de l’empire.

Chateaubriand, que je n’ai connu que vieux, était alors dans le modeste éclat de sa jeunesse. Son front était penché comme sous une pensée méditative ; ses traits étaient fins, comme ils sont restés depuis, mais nobles et francs ; son expression profonde sans double entente, son œil intelligent mais sincère. Il abordait un homme quelconque de plain-pied ; son tact merveilleux le plaçait juste dans l’attitude, ni trop haut ni trop bas ; on voyait qu’il rendait tout ce qu’il devait rendre à son puissant interlocuteur, mais qu’il se sentait devant lui digne d’être regardé et respecté à son tour. Mais il n’y avait alors aucun orgueil déplacé dans sa physionomie. Il regardait la gloire avec assurance, en homme qui en connaissait le prix et qui savait qu’on la regarderait bientôt sur son propre front.

Il était petit de taille comme le grand homme du siècle, un peu penché sur l’épaule gauche ; mais la grâce sévère du visage rachetait cette imperfection qui s’accrut avec les années.

Il parut plaire à Bonaparte, peu habitué à un coup d’œil d’égal à égal.

Telle fut sa première entrevue.

XVI

Fontanes ne s’y trompa pas.

Quels étaient les amis de France qui eurent sur lui tout d’abord une influence si directe et si heureuse ?

M. de Chateaubriand avait, nous le savons, un tendre ami, Fontanes ; cet ami était intimement lié avec M. Joubert ; M. Joubert l’était avec madame de Beaumont, cette charmante fille de M. de Montmorin, qu’il nous a si bien fait connaître. L’initiation entre eux tous fut prompte et vive, la petite société de la Rue-Neuve-du-Luxembourg naquit à l’instant dans toute sa grâce.

Il y avait à cette époque (1800-1803) divers salons renaissants, les cercles brillants du jour, ceux de madame de Staël, de madame Récamier, de madame Joseph Bonaparte, des reines du moment, non pas toutes éphémères, quelques-unes depuis immortelles ! Il y avait des cercles réguliers qui continuaient purement et simplement le dix-huitième siècle, le salon de madame Suard, le salon de madame d’Houdetot : les gens de lettres y dominaient, et les philosophes. Il allait y avoir un salon unique qui ressaisirait la fine fleur de l’ancien grand monde revenu de l’émigration, le salon de la princesse de Poix ; si aristocratique qu’il fût, c’était pourtant le plus simple, le plus naturel à beaucoup près de tous ceux que j’ai nommés : on y revenait à la simplicité de ton par l’extrême bon goût. Mais le petit salon de madame de Beaumont, à peine éclairé, nullement célèbre, fréquenté seulement de cinq ou six fidèles qui s’y réunissaient chaque soir, offrait tout alors : c’était la jeunesse, la liberté, le mouvement, l’esprit nouveau, comprenant le passé et le réconciliant avec l’avenir.

Tandis que le jeune écrivain travaillait courageusement à corriger son œuvre sous l’œil de ses amis, il débuta dans la publicité en brisant une lance, assez peu courtoise, il faut le dire, contre madame de Staël, que la célébrité lui désignait comme sa grande rivale du moment.

M. de Fontanes, dans des articles du Mercure qui avaient fait éclat, avait critiqué et raillé l’ouvrage de madame de Staël sur la Littérature. Celle-ci crut devoir, en tête de la seconde édition de son ouvrage, répondre quelques mots à cette critique légère et cavalière qui prétendait trancher toute la question de la perfectibilité par les vers du Mondain. M. de Chateaubriand s’imagina qu’il était généreux à lui de venir au secours de Fontanes, lequel n’avait guère besoin d’aide, et aurait eu besoin plutôt de modérateur : dans une Lettre écrite à son ami, mais destinée au public, et qui fut en effet imprimée dans le Mercure, il prit à partie la doctrine de la perfectibilité en se déclarant hautement l’adversaire de la philosophie. Sa Lettre était signée l’Auteur du Génie du Christianisme.

Ce dernier ouvrage, très-annoncé à l’avance, était déjà connu sous ce titre avant de paraître. J’ai regret de le dire, mais l’homme de parti se montre à chaque ligne dans cette Lettre.

Nous n’avons plus affaire à ce jeune et sincère désabusé qui a écrit l’Essai en toute rêverie et en toute indépendance, y disant des vérités à tout le monde et à lui-même, et ne se tenant inféodé à aucune cause : ici il se pose, il a un but, et le rôle est commencé.

« Néophyte à cette époque, a-t-on dit spirituellement, il avait quelques-unes des faiblesses des néophytes, et s’il existait quelque chose qu’on pût appeler la fatuité religieuse, l’idée en viendrait, je l’avoue, en lisant ces lignes de sa critique : « Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme madame de Staël la perfectibilité… Vous savez ce que les philosophes nous reprochent à nous autres gens religieux, ils disent que nous n’avons pas la tête forte… On m’appellera Capucin, mais vous savez que Diderot aimait fort les Capucins... »

Il parle à tout propos de sa solitude ; il se donne encore pour solitaire et même pour sauvage, mais on sent qu’il ne l’est plus. Il y a même des passages qu’on relit par deux fois, tant ils semblent singuliers à force de personnalité blessante et de maligne insinuation, de la part d’un chevalier, d’un preux s’adressant à une femme.

« En amour, disait-il ironiquement, madame de Staël a commenté Phèdre : ses observations sont fines, et l’on voit par la leçon du scoliaste qu’il a parfaitement entendu son texte... »

Faut-il ajouter, pour aggraver le tort, qu’à cette époque madame de Staël commençait à encourir la défaveur ou du moins le déplaisir marqué de celui qui devenait le maître ?

Fontanes, l’homme aux habiles pressentiments, pouvait deviner ces choses et n’en pas moins pousser sa pointe : il avait ses éperons à gagner, a-t-on dit, contre la nouvelle Clorinde ; et d’ailleurs, sans chercher tant d’explications, il suivait son instinct de critique en même temps que d’homme du monde, très-décidé à n’aimer les femmes que quand elles étaient moins viriles que cela. Mais il n’était pas de la générosité de M. de Chateaubriand de mettre la main en cette affaire et de se tourner du premier jour contre celle que la célébrité n’allait pas garantir de la persécution. Enfin il fut homme de parti, c’est tout dire.

Dans la Préface d’Atala qui parut peu après cette Lettre d’attaque, l’auteur consignait à la fin une sorte de rétractation, mais dont les termes mêmes laissent à désirer.

XVII

Ce fut l’époque où M. de Fontanes, ami de la princesse Élisa, l’introduisit dans la familiarité intime de toute la maison Bonaparte à la ville et à la campagne. Et il fut évidemment le commensal et l’ami de tous ces jeunes hommes et de toutes ces jeunes femmes que visitait le premier consul. Sa répugnance n’était pas née.

On y lisait les premières pages d’Atala et de René et le beau chapitre de l’Essai sur les Révolutions, intitulé : Aux Infortunés.

« Je m’imagine que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j’ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l’article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m’imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent : Vous ne nous apprenez rien ; vous ne nous donnez aucun moyen d’adoucir nos peines ; au contraire, vous prouvez trop qu’il n’en existe point. Ô mes compagnons d’infortune ! votre reproche est juste : je voudrais pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d’une main plus puissante que celle des hommes. Cependant ne vous laissez point abattre ; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu’on peut tirer de la condition la plus misérable ? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l’enflure d’un discours stoïque. »

XVIII

Ce chapitre est le plus beau du livre. Jean-Jacques Rousseau ne le dépasse pas.

Il poursuit :

« Cependant la nuit approche ; le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d’avance du plaisir qu’on s’est préparé. Un livre qu’on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu’on tire précieusement du lieu obscur où on l’avait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d’un humble feu et d’une lumière vacillante, certain de n’être point entendu, on s’attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d’illusions, il est vrai ; mais en sont-ils plus remplis que la vie ? »

Ces femmes de grande race étaient ravies. Chateaubriand était le Racine futur de leur société. L’adulation qu’il y respirait le préparait mal à la haine.

Une lettre qu’il reçut à peu près à cette époque de madame de Farcy, sa sœur, lui annonça la mort de sa mère.

Elle mourut mécontente de son fils et dans l’abandon.

La lettre était cruelle :

« Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères : je t’annonce à regret ce coup funeste… Quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le ciel touché de nos vœux permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu’on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n’en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d’être inquiets sur ton sort. »

XIX

Cette lettre l’attendrit ; il crut y entendre une voix du ciel. Par quelle bouche Dieu parlerait-il au fils si ce n’est par celle de sa mère morte ? Il revint à Dieu, et, malgré un scepticisme quelquefois renaissant, il essaya de persévérer.

C’est dans ces dispositions qu’il se résolut d’écrire et de faire paraître Atala, en attendant le Génie du Christianisme, qu’il achevait.

« Je ne sais, disait-il, si le public goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. Il n’y a point d’aventures dansAtala. C’est une sorte de poëme, moitié descriptif, moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude ; tout gît dans le tableau des troubles de l’amour au milieu du calme des déserts et du calme de la religion. J’ai donné à ce petit ouvrage les formes les plus antiques ; il est divisé en Prologue, Récit et Épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les Chasseurs, les Laboureurs, etc ; c’était ainsi que, dans les premiers siècles de la Grèce, les Rhapsodes chantaient sous divers titres les fragments de l’Iliade et del’Odyssée.

« Je dirai encore, écrivait M. de Chateaubriand dans sa Préface d’Atala, je dirai que mon but n’a pas été d’arracher beaucoup de larmes ; il me semble que c’est une dangereuse erreur avancée, comme tant d’autres, par M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudrait être l’auteur, et qui déchire le cœur bien autrement quel’Enéide. On n’est point un grand écrivain parce qu’on met l’âme à la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur. » C’est Priam disant à Achille : « Juge de l’excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mes fils. » C’est Joseph s’écriant : « Je suis Joseph votre frère que vous avez vendu pour l’Égypte. » Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre et en attendrir les sons. Les Muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces ; quand elles pleurent, c’est avec un secret dessein de s’embellir. »

XX

Silent terræ, le monde se tut d’étonnement et d’admiration en lisant.

Un seul homme était capable de comprendre et de sentir : il avait fait mieux ; c’était un vieillard, Bernardin de Saint-Pierre !

Chactas commence son récit : Il est bien vieux, il a soixante-treize ans :

« À la prochaine lune des fleurs, il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde sur les bords du Meschacebé. »

Il raconte à René la grande aventure de sa jeunesse, quand il ne comptait encore que dix-sept chutes de feuilles. Son père, le guerrier Outalissi, de la nation des Natchez alliée aux Espagnols, l’a emmené à la guerre contre les Muscogulges, autre nation puissante des Florides. Son père a succombé dans le combat, et lui, resté sans protecteur à la ville de Saint-Augustin, il courait risque d’être enlevé pour les mines de Mexico, lorsqu’un vieil Espagnol, Lopez, s’intéresse à lui, l’adopte et essaye de l’apprivoiser à la vie civilisée. Mais après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, Chactas fut saisi du dégoût de la vie des cités :

« Je dépérissais à vue d’œil : tantôt je demeurais immobile pendant des heures à contempler la cime des lointaines forêts ; tantôt on me trouvait assis au bord d’un fleuve que je regardais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude. »

Un matin, il revêt ses habits de sauvage et va se présenter à Lopez, l’arc et les flèches à la main, en déclarant qu’il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part, s’égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles ; il confesse hardiment, et avec la bravade propre aux Sauvages, son origine et sa nation :

« Je m’appelle Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges. »

Le chef ennemi Simaghan lui dit :

« Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi ; tu seras brûlé au grand village. »

« Tout prisonnier que j’étais, je ne pouvais, durant les premiers jours, m’empêcher d’admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié le Siminole, respire la gaieté, l’amour, le contentement. Sa démarche est légère, son abord ouvert et serein, il parle beaucoup et avec volubilité ; son langage est harmonieux et facile. L’âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse : comme les vieux oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.

« Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une piété tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie ; elles voulaient savoir si l’on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m’y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C’étaient ensuite mille autres questions sur l’état de mon cœur : elles me demandaient si j’avais vu une biche blanche dans mes songes, et si les arbres de la vallée secrète m’avaient conseillé d’aimer. »

Cependant Atala apparaît pour la première fois à Chactas :

« Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné dont l’attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres ; une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards.... »

XXI

On arrive au grand village d’Atala, la veille de la mort du prisonnier. Les deux amants errent ensemble dans la forêt vierge. Ils ont le pressentiment de l’amour et du bonheur.

Chactas s’extasie :

« Pompe nuptiale, digne de nos malheurs et de la grandeur de nos amours : superbes Forêts qui agitiez vos lianes et vos dômes comme les rideaux et le ciel de notre couche ; Pins embrasés qui formiez les flambeaux de notre hymen ; Fleuve débordé ; Montagnes mugissantes, affreuse et sublime Nature, n’étiez-vous donc qu’un appareil préparé pour nous tromper, et ne pûtes-vous cacher un moment dans vos mystérieuses horreurs la félicité d’un homme ! »

Mais Atala est secrètement chrétienne et vierge sur un vœu de sa mère. Elle s’empoisonne de peur de faillir.

« Le cœur, ô Chactas ! est comme ces sortes d’arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes, que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes. »

Et encore, pour exprimer qu’il n’est point de cœur mortel qui n’ait au fond sa plaie cachée :

« Le cœur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la surface en paraît calme et pure ; mais, quand vous regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans ses eaux. »

Les funérailles d’Atala sont d’une rare beauté et d’une expression idéale.

XXII

L’épilogue couronne dignement le poëme : c’est l’auteur lui-même, Chateaubriand, qui reprend la parole et qui raconte la suite de la destinée des personnages survivants (le père Aubry, Chactas), telle qu’il l’a apprise dans ses voyages aux terres lointaines. Il y a bien encore quelque trace de manière :

« Quand un Siminole me raconta cette histoire (transmise de Chactas à René, et des pères aux enfants), je la trouvai fort instructive et parfaitement belle, parce qu’il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d’avoir conservée. »

Ce ton-ci, en effet, est bien moins de la simplicité que de la simplesse. Mais à côté se trouve le touchant tableau de la jeune mère indienne ensevelissant et berçant son enfant mort parmi les branches d’un érable.

Le discours du père Aubry à Atala et à Chactas est célèbre. Combien de fois quelques-unes de ces paroles ont été répétées depuis sans qu’on se rappelât bien d’où elles étaient tirées !

« L’habitant de la cabane et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois ! »

« Est-ce votre amour que vous regrettez ? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le cœur de l’homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête. »

M. Joubert, un de ses amis de ce temps, écrivait confidentiellement à madame de Beaumont, son idole :

« Il y a un charme, un talisman que tient un doigt de l’ouvrier. Il l’aura mis partout, parce qu’il a tout manié. »

C’était vrai : l’amour avait tout consacré dans ce premier livre de Chateaubriand. Il éclata comme la foudre du désert ; il ne dura pas autant que Paul et Virginie, qui dure encore et qui durera toujours. Ce n’était que le chef-d’œuvre de l’art, Virginie était le chef-d’œuvre de la nature. Cependant, c’est encore avec René, la plus belle apparition du génie après la Révolution.

XXIII

Les critiques sont comme les mouches qui s’attachent sur les raisins cueillis dans le panier de la vendange, parce qu’ils sont parfumés et sucrés. Ils se jetèrent sur Atala.

On ne les écouta pas.

Les artistes furent plus désintéressés :

Girodet peignit son immortel tableau, les Funérailles d’Atala, multiplié par la gravure.

Atala, inerte et la tête appuyée sur quelques fleurs, est portée dans la grotte qui va lui servir de tombeau. Le vieux prêtre, le père Aubry, marche comme un vieillard expérimenté de la mort. L’amant les accompagne, stupéfié par la douleur. Il partira après la sépulture. Il laisse son âme dans le suaire d’Atala.

XXIV

M. de Sainte-Beuve parle avec un juste dédain de ces critiques de l’abbé Morellet et de Marie-Joseph Chénier.

« La même rencontre, dit-il, la même méprise se reproduit presque toutes les fois qu’un homme de génie apparaît en littérature. Il se trouve toujours sur son chemin, à son entrée, quelques hommes de bon esprit d’ailleurs et de sens, mais d’un esprit difficile, négatif, qui le prennent par ses défauts, qui essayent de se mesurer avec lui avec toutes sortes de raisons dont quelques unes peuvent être fort bonnes et même solides. Et pourtant ils sont battus, ils sont jetés de côté et à la renverse : d’où vient cela ? c’est qu’ils ont affaire à un Génie.

« Ils ne s’en doutaient pas, et c’est par là qu’ils sont battus. La première supériorité du critique est de reconnaître l’avénement d’une puissance, la venue d’un Génie.

« Jeffrey n’a pas compris Byron. Fontanes a compris Chateaubriand, et n’a pas compris Lamartine. »

Je dirais bien pourquoi M. de Fontanes me fut contraire :

Premièrement il écrivait en vers, et moi aussi, de là une involontaire rivalité.

Secondement, il avait été lié avant moi avec la personne que j’idolâtrais. Il dut le savoir et en conserva quelque amertume. Je ne le connus jamais. Cependant j’obtins un jour un billet de faveur pour une séance de l’Institut, où il devait réciter des vers en l’honneur de Chateaubriand.