(1907) L’évolution créatrice « Introduction »
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(1907) L’évolution créatrice « Introduction »

Introduction

L’histoire de l’évolution de la vie, si incomplète qu’elle soit encore, nous laisse déjà entrevoir comment l’intelligence s’est constituée par un progrès ininterrompu, le long d’une ligne qui monte, à travers la série des Vertébrés, jusqu’à l’homme. Elle nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la faculté d’agir, une adaptation de plus en plus précise, de plus en plus complexe et souple, de la conscience des êtres vivants aux conditions d’existence qui leur sont faites. De là devrait résulter cette conséquence que notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l’insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. Telle sera, en effet, une des conclusions du présent essai. Nous verrons que l’intelligence humaine se sent chez elle tant qu’on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d’appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l’image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l’intelligence n’a qu’à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l’expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l’expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison.

Mais de là devrait résulter aussi que notre pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif. Créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur des choses déterminées, comment embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une émanation ou un aspect ? Déposée, en cours de route, par le mouvement évolutif, comment s’appliquerait-elle le long du mouvement évolutif lui-même ? Autant vaudrait prétendre que la partie égale le tout, que l’effet peut résorber en lui sa cause, ou que le galet laissé sur la plage dessine la forme de la vague qui l’apporta. De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et on finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d’ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain. On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé.

Pourtant, la philosophie évolutionniste étend sans hésitation aux choses de la vie les procédés d’explication qui ont réussi pour la matière brute. Elle avait commencé par nous montrer dans l’intelligence un effet local de l’évolution, une lueur, peut-être accidentelle, qui éclaire le va-et-vient des êtres vivants dans l’étroit passage ouvert à leur action : et voici que tout à coup, oubliant ce qu’elle vient de nous dire, elle fait de cette lanterne manœuvrée au fond d’un souterrain un Soleil qui illuminerait le monde. Hardiment, elle procède avec les seules forces de la pensée conceptuelle à la reconstruction idéale de toutes choses, même de la vie. Il est vrai qu’elle se heurte en route à de si formidables difficultés, elle voit sa logique aboutir ici à de si étranges contradictions, que bien vite elle renonce à son ambition première. Ce n’est plus la réalité même, dit-elle, qu’elle recomposera, mais seulement une imitation du réel, ou plutôt une image symbolique ; l’essence des choses nous, échappe et nous échappera toujours, nous nous mouvons parmi des relations, l’absolu n’est pas de notre ressort, arrêtons-nous devant l’Inconnaissable. Mais c’est vraiment, après beaucoup d’orgueil pour l’intelligence humaine, un excès d’humilité. Si la forme intellectuelle de l’être vivant s’est modelée peu à peu sur les actions et réactions réciproques de certains corps et de leur entourage matériel, comment ne nous livrerait-elle pas quelque chose de l’essence même dont les corps sont faits ? L’action ne saurait se mouvoir dans l’irréel. D’un esprit né pour spéculer ou pour rêver je pourrais admettre qu’il reste extérieur à la réalité, qu’il la déforme et qu’il la transforme, peut-être même qu’il la crée, comme nous créons les figures d’hommes et d’animaux que notre imagination découpe dans le nuage qui passe. Mais une intelligence tendue vers l’action qui s’accomplira et vers la réaction qui s’ensuivra, palpant son objet pour en recevoir à chaque instant l’impression mobile, est une intelligence qui touche quelque chose de l’absolu. L’idée nous serait-elle jamais venue de mettre en doute cette valeur absolue de notre connaissance, si la philosophie ne nous avait montré à quelles contradictions notre spéculation se heurte, à quelles impasses elle aboutit ? Mais ces difficultés, ces contradictions naissent de ce que nous appliquons les formes habituelles de notre pensée à des objets sur lesquels notre industrie n’a pas à s’exercer et pour lesquels, par conséquent, nos cadres ne sont pas faits. La connaissance intellectuelle, en tant qu’elle se rapporte à un certain aspect de la matière inerte, doit au contraire nous en présenter l’empreinte fidèle, ayant été clichée sur cet objet particulier. Elle ne devient relative que si elle prétend, telle qu’elle est, nous représenter la vie, c’est-à-dire le clicheur qui a pris l’empreinte.

Faut-il donc renoncer à approfondir la nature de la vie ? Faut-il s’en tenir à la représentation mécanistique que l’entendement nous en donnera toujours, représentation nécessairement artificielle et symbolique, puisqu’elle rétrécit l’activité totale de la vie à la forme d’une certaine activité humaine, laquelle n’est qu’une manifestation partielle et locale de la vie, un effet ou un résidu de l’opération vitale ?

Il le faudrait, si la vie avait employé tout ce qu’elle renferme de virtualités psychiques à faire de purs entendements, c’est-à-dire à préparer des géomètres. Mais la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme n’est pas la seule. Sur d’autres voies, divergentes, se sont développées d’autres formes de la conscience, qui n’ont pas su se libérer des contraintes extérieures ni se reconquérir sur elles-mêmes, comme l’a fait l’intelligence humaine, mais qui n’en expriment pas moins, elles aussi, quelque chose d’immanent et d’essentiel au mouvement évolutif. En les rapprochant les unes des autres, en les faisant ensuite fusionner avec l’intelligence, n’obtiendrait-on pas cette fois une conscience coextensive à la vie et capable, en se retournant brusquement contre la poussée vitale qu’elle sent derrière elle, d’en obtenir une vision intégrale, quoique sans doute évanouissante ?

On dira que, même ainsi, nous ne dépassons pas notre intelligence, puisque c’est avec notre intelligence, à travers notre intelligence, que nous regardons encore les autres formes de la conscience. Et l’on aurait raison de le dire, si nous étions de pures intelligences, s’il n’était pas resté, autour de notre pensée conceptuelle et logique, une nébulosité vague, faite de la substance même aux dépens de laquelle s’est formé le noyau lumineux que nous appelons intelligence. Là résident certaines puissances complémentaires de l’entendement, puissances dont nous n’avons qu’un sentiment confus quand nous restons enfermés en nous, mais qui s’éclairciront et se distingueront quand elles s’apercevront elles-mêmes à l’œuvre, pour ainsi dire, dans l’évolution de la nature. Elles apprendront ainsi quel effort elles ont à faire pour s’intensifier, et pour se dilater dans le sens même de la vie.

C’est dire que la théorie de la connaissance et la théorie de la vie nous paraissent inséparables l’une de l’autre. Une théorie de la vie qui ne s’accompagne pas d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs. Elle obtient ainsi un symbolisme commode, nécessaire même peut-être à la science positive, mais non pas une vision directe de son objet. D’autre part, une théorie de la connaissance, qui ne replace pas l’intelligence dans l’évolution générale de la vie, ne nous apprendra ni comment les cadres de la connaissance se sont constitués, ni comment nous pouvons les élargir ou les dépasser. Il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment.

A elles deux, elles pourront résoudre par une méthode plus sûre, plus rapprochée de l’expérience, les grands problèmes que la philosophie pose. Car, si elles réussissaient dans leur entreprise commune, elles nous feraient assister à la formation de l’intelligence et, par là, à la genèse de cette matière dont notre intelligence dessine la configuration générale. Elles creuseraient jusqu’à la racine même de la nature et de l’esprit. Elles substitueraient au faux évolutionnisme de Spencer, — qui consiste à découper la réalité actuelle, déjà évoluée, en petits morceaux non moins évolués, puis à la recomposer avec ces fragments, et à se donner ainsi, par avance, tout ce qu’il s’agit d’expliquer, un évolutionnisme vrai, où la réalité serait suivie dans sa génération et sa croissance.

Mais une philosophie de ce genre ne se fera pas en un jour. A la différence des systèmes proprement dits, dont chacun fut l’œuvre d’un homme de génie et se présenta comme un bloc, à prendre ou à laisser, elle ne pourra se constituer que par l’effort collectif et progressif de bien des penseurs, de bien des observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. Aussi le présent essai ne vise-t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il voudrait simplement définir la méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer.

Le plan en était tracé par le sujet lui-même. Dans un premier chapitre, nous essayons au progrès évolutif les deux vêtements de confection dont notre entendement dispose, mécanisme et finalité 1 ; nous montrons qu’ils ne vont ni l’un ni l’autre, mais que l’un des deux pourrait être recoupé, recousu, et, sous cette nouvelle forme, aller moins mal que l’autre. Pour dépasser le point de vue de l’entendement, nous tâchons de reconstituer, dans notre second chapitre, les grandes lignes d’évolution que la vie a parcourues à côté de celle qui menait à l’intelligence humaine. L’intelligence se trouve ainsi replacée dans sa cause génératrice, qu’il s’agirait alors de saisir en elle-même et de suivre dans son mouvement. C’est un effort de ce genre que nous tentons, — bien incomplètement, — dans notre troisième chapitre. Une quatrième et dernière partie est destinée à montrer comment notre entendement lui-même, en se soumettant à une certaine discipline, pourrait préparer une philosophie qui le dépasse. Pour cela, un coup d’œil sur l’histoire des systèmes devenait nécessaire, en même temps qu’une analyse des deux grandes illusions auxquelles s’expose, dès qu’il spécule sur la réalité en général, l’entendement humain.