Chapitre VI. Conclusions
Avant de conclure, nous ne croyons pouvoir mieux faire que citer les principaux passages de la préface dont Alfred de Musset fit précéder la première édition de ses comédies et qu’il supprima dans les autres :
« Goethe dit quelque part, dans son roman de Wilhelm Meister, « qu’un ouvrage d’imagination doit être parfait, ou ne pas exister ». Si cette maxime sévère était suivie, combien peu d’ouvrages existeraient, à commencer par Wilhelm Meister lui-même !
« Cependant, en dépit de cet arrêt qu’il avait prononcé, le patriarche allemand fut le premier à donner, dans les arts, l’exemple d’une tolérance vraiment admirable. Non-seulement il s’étudiait à inspirer à ses amis un respect profond pour les œuvres des grands hommes, mais il voulait toujours qu’au lieu de se rebuter des défauts d’une production médiocre, on cherchât dans un livre, dans une gravure, dans le plus faible et le plus pâle essai, une étincelle de vie….
« Bien que, dans notre siècle, les livres ne soient guère que des objets de distraction, de pures superfluités, où l’agréable, ce bouffon suranné, oublie innocemment son confrère l’utile, il me semble que si je me trouvais chargé, pour une production quelconque, du difficile métier de critique, au moment où je poserais le livre pour prendre la plume, la figure vénérable de Goethe m’apparaîtrait avec sa dignité homérique et son antique bonhomie. En effet, tout homme qui écrit un livre est mû par trois raisons : premièrement, l’amour-propre, autrement dit, le désir de la gloire ; secondement, le besoin de s’occuper, et, en troisième lieu, l’intérêt pécuniaire. Selon l’âge et les circonstances, ces trois mobiles varient et prennent dans l’esprit de l’auteur la première ou la dernière place ; mais ils n’en subsistent pas moins.
« Si le désir de la gloire est le premier mobile d’un artiste, c’est un noble désir, qui ne trouve place que dans une noble organisation.
« Quelque mépris, quelque disgrâce qu’il puisse encourir, il n’en est pas moins vrai que l’artiste pauvre et ignoré vaut souvent mieux que les conquérants du monde, et qu’il y a de plus nobles cœurs sous les mansardes où l’on ne trouve que trois chaises, un lit, une table et une grisette, que dans les gémonies dorées et les abreuvoirs de l’ambition domestique.
« Si le besoin d’argent fait travailler pour vivre, il me semble que le triste spectacle du talent aux prises avec la faim doit tirer des larmes des yeux les plus secs.
« Si enfin un artiste obéit au mobile qu’on peut appeler le besoin naturel du travail, peut-être mérite-t-il plus que jamais l’indulgence : il n’obéit alors ni à l’ambition ni à la misère, mais il obéit à son cœur ; on pourrait croire qu’il obéit à Dieu…
« Bien que j’aie médit de la critique, je suis loin de lui contester ses droits, qu’elle a raison de maintenir, et qu’elle a même solidement établis. Tout le monde sent qu’il y aurait un parfait ridicule à venir dire aux gens : Voilà un livre que je vous offre : vous pouvez le lire et non le juger. La seule chose qu’on puisse raisonnablement demander au public, c’est de juger avec indulgence.
« On m’a reproché, par exemple, d’imiter et de m’inspirer de certains hommes et de certaines œuvres. Je réponds franchement qu’au lieu de me le reprocher on aurait dû m’en louer. Il n’en a pas été de tous les temps comme il en est du nôtre, où le plus obscur écolier jette une main de papier à la tête du lecteur, en ayant soin de l’avertir que c’est tout simplement un chef-d’œuvre. Autrefois il y avait des maîtres dans les arts, et on ne pensait pas se faire tort, quand on avait vingt-deux ans, en imitant et en étudiant les maîtres. Il y avait alors, parmi les jeunes artistes, d’immenses et respectables familles, et des milliers de mains travaillaient sans relâche à suivre les mouvements de la main d’un seul homme. Voler une pensée, un mot, doit être regardé comme un crime en littérature. En dépit de toutes les subtilités du monde et du bien qu’on prend où on le trouve, un plagiat n’en est pas moins un plagiat, comme un chat est un chat. Mais s’inspirer d’un maître est une action non seulement permise, mais louable, et je ne suis pas de ceux qui font un reproche à notre grand peintre Ingres de penser à Raphaël, comme Raphaël pensait à la Vierge. Oter aux jeunes gens la permission de s’inspirer, c’est refuser au génie la plus belle feuille de sa couronne, l’enthousiasme ; c’est ôter à la chanson du pâtre des montagnes le plus doux charme de son refrain, l’écho de la vallée…
« Il m’a toujours semblé qu’il y avait autant de noblesse à encourager un jeune homme, qu’il y a quelquefois de lâcheté et de bassesse à étouffer l’herbe qui pousse, surtout quand les attaques partent de gens à qui la conscience de leur talent devrait, du moins, inspirer quelque dignité et le mépris de la jalousie. »
Nous avons tenu à donner ces fragments dont la finesse et la vérité sont aujourd’hui
trop oubliés des critiques et des auteurs. A. de Musset a raison entièrement et par ce
qui touche à l’imagination, il pourrait voir qu’on n’a jamais plus imité qu’aujourd’hui
et que ce temps passionné pour la recherche fiévreuse du nouveau n’a trouvé vraiment que
cela, « l’imitation de seconde main »
. — On copie ce qui n’était déjà
qu’une imitation ! Châteaubriand disait :
« … Dans ce siècle de lumières, l’ignorance est grande. On commence par écrire sans avoir rien lu, et l’on continue ainsi toute sa vie. Les véritables gens de lettres gémissent envoyant cette nuée de jeunes auteurs qui auraient peut-être du talent s’ils avaient quelques études. Il faudrait se souvenir que Boileau lisait toujours dans l’original et que Racine savait par cœur le Sophocle et l’Euripide grecs. Dieu nous ramène au siècle des pédants ! Trente Vadius ne feront jamais autant de mal aux lettres qu’un écolier en bonnet de docteur… » (Itinéraire de Paris à Jérusalem).
Que dirait-il aujourd’hui où le succès de quelques médiocres sans culture encourage les jeunes écrivains à mépriser la lecture ! Nous avons même eu cet exemple d’un écrivain qui se vantait de ne pas lire67 !…
À ce manque de culture générale on devra tout d’abord attribuer la confusion dont on se plaint, unanimement. En ce sens, les groupements eurent leur utilité. Les symbolistes entre autres se distinguaient par une culture sérieuse, des connaissances littéraires supérieures à celles des écrivains qui les raillaient. Nous ne voulons nommer personne, mais nous conseillons à un lecteur oisif d’établir une petite statistique, après enquête, des auteurs lettrés et de ceux qui croient découvrir le monde, avant de savoir marcher. Les plus froides compositions, les plus artificielles compilations des lettrés sans âme, n’avaient jamais atteint la médiocrité de certains vagissements d’âmes sans lettres, que nous avons vu acclamer récemment !…
Louis Blanc voulait voir dans la Révolution et depuis lors dans la Société française, deux mouvements : l’un dérivant de Voltaire, l’autre dérivant de Rousseau. Cette théorie, quoique légèrement factice, aurait en littérature la qualité de tout éclaircir. Si l’on personnifie, en Voltaire, la Raison critique, indépendante, saine, la logique et l’ironie, l’esprit de réforme contenu dans le culte du goût, de tradition légitime et de nécessité, le respect de la langue, il deviendra facile d’identifier Rousseau à cet esprit de révolte, d’instinct brutal, de mépris pour la forme, de lyrisme hors de propos, d’orgueil maladroit qui semble nous dominer aujourd’hui. Le Romantisme est né de Rousseau, la Renaissance classique peut se réclamer de Voltaire. Ajoutez au lyrisme de Rousseau, tout le génie de Châteaubriand qui, lui, a fait le xixe siècle littéraire. Faites aboutir Voltaire à Mérimée, vous aurez le dessin général de ces deux tendances — s’il se peut dire.
Malheureusement pour le génie français, la victoire est trop souvent restée au Genevois. On essaie de réagir. Pour dominer et réduire l’instinct, c’est-à-dire la Révolution, il fallait revenir à l’école du passé. Depuis qu’il est à nouveau question de Renaissance Latine ou Grecque, on a oublié ceux qui les premiers l’avaient préconisée comme le remède sauveur, la panacée infaillible des lettres françaises. Qu’on y songe cependant, ce n’est point seulement un programme littéraire, c’est encore une politique et une sociologie. Castelar, aux Cortès, le lendemain de l’incident des Carolines et dans sa célèbre prosopopée à Rome en développe les moyens et le but. Pour la France, M. de Tourtoulon, Maffre de Baugé et d’autres que nous avons nommés déjà dans une autre partie de cet ouvrage précisèrent la doctrine fédéraliste qui devait présider à l’avènement de la raison latine, victorieuse de l’instinct Révolutionnaire : M. Jean Carrère s’écrie :
« Peut-être que demain l’âme hellène, venue à nous par les flots qui baignent Marseille, réveillant au passage les mânes assoupis des vieux consuls d’Arles, et définitivement épanouie dans la maison blanche de Maillane, aux pieds du Parnasse resplendissant des Alpilles, va remplir de nouveau l’Europe rajeunie pour la plus grande joie du monde et le relèvement des nobles esprits » (Revue Encyclopédique, 31 juillet 1897).
Cette première renaissance latine se voulait essentiellement méridionale, ne l’oublions point. Celle de M. Louis Bertrand est plus générale :
« Cependant nous devons tenir compte de ce qui est. Nous ne pouvons, du jour au lendemain, faire table rase du présent, où d’ailleurs le bon grain foisonne à côté de l’ivraie. Nous ne renierons donc aucun des excellents ouvriers qui nous ont précédés. Bien plus, nous ne lancerons l’anathème contre personne, pas même contre ceux qui nous ont le plus égarés, sachant, hélas ! combien l’erreur est séduisante et facile. Nous ne rejetterons rien des vraies richesses, ni des conquêtes définitives de nos devanciers. Seulement nous prétendons mettre leurs fautes à profit. Nous nous défierons de leur exotisme autant que de leur cosmopolitisme, pour en avoir été empoisonnés jusqu’aux moelles. Nous repousserons les philtres de la sirène étrangère, et nous n’imiterons pas l’imprudent Ulysse, qui but dans la coupe de l’enchanteresse l’oubli de la patrie et du foyer domestique… Nous prendrons pour modèle l’humble effort de l’arbre qui, tout entier concentré dans l’élaboration des sèves, envoie ses racines les plus profondes comme ses branches les plus hautes à la poursuite de toutes les nourritures qui fructifieront sous son écorce. Et ainsi, attentifs à ne rien mutiler de ce qui vit autour de nous et qui peut servir à notre vie propre, nous pourrons atteindre à une compréhension plus large et plus personnelle des choses, comme à un art plus plastique, plus directement modelé sur la nature vivante ; et après tant de courses vagabondes hors des frontières, tant d’excursions dans tous les domaines défendus, y compris ceux de la chimère et de la folie, nous pourrons enfin nous rasseoir chez nous et inaugurer un mouvement qui sera vraiment un retour à la tradition française comme à la réalité humaine. »
C’est sur ces mots que nous voudrions finir. Ils sont assez nobles pour satisfaire tous les esprits libres. Ce faisant, nous n’aurions point conclu cependant.
En présentant ici l’effort de la jeune littérature au cours de ces dix dernières années, nous avons voulu éviter surtout, avant tout, de faire œuvre de polémistes. Les tendances générales nous semblent être : Le retour à la simplicité, à la tradition française qui compte autant avec l’avenir qu’avec le passé, au respect des formes syntaxiques ; l’abandon presque complet du vers-libre qui a pourtant donné de beaux poèmes ; le dédain des émotions factices ; le souci du fait social sans toutefois lui laisser la prédominance ; la Renaissance de la critique. De tous les genres, le théâtre nous paraît celui qui s’est le plus abaissé parce qu’il est celui que l’argent a le plus rapidement vaincu.
Nous avons essayé d’être aussi concis et aussi complets que possible. Nous avons voulu faire de ce livre surtout un document. Certes nous n’ignorons pas qu’il comporte des lacunes involontaires. Nous les comblerons. Mais, si tel qu’il est, il parvient à révéler des noms nouveaux à nos lecteurs, à piquer la curiosité du public, à l’inciter à connaître mieux cette Nouvelle littérature dont on lui parle tant et qu’il ignore, nous serons largement payés de nos peines.