(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

De la langue Latine.

On combattit avec beaucoup de vivacité, au seizième siècle, pour & contre le stile Cicéronien. Les sçavans d’audelà des monts, idolâtres de ce stile, prétendirent que, pour être bon Latiniste, il ne falloit écrire que dans le stile de Cicéron, & que tous les autres étoient barbares. Ils donnèrent l’exclusion à celui de tant de beaux génies qui firent dans leur temps l’admiration de Rome, & qui sont encore les délices des amateurs de la Latinité. Plaute, Térence, Salluste, Tite-Live, César, tous ces écrivains immortels, à qui la langue Latine est si redevable, qui l’ont enrichie de tant de beautés, ne furent pas jugés dignes d’être des modèles. Ces sçavans conclurent que Cicéron fût, à l’avenir, le seul sur lequel se formassent tous les orateurs Latins. Ils anathématisèrent quiconque ne l’adopteroit pas.

Une prévention aussi déraisonnable révolta presque tout le reste de l’Europe sçavante. On appréhenda les suites d’un pareil jugement. Il vint des plaintes de tous côtés. Les Latinistes d’Angleterre, d’Allemagne & de France, se liguèrent contre ceux d’Italie. On proscrivit Cicéron & son stile : on nia que ce fut être barbare que d’écrire dans un autre.

A la tête des confédérés étoit le fameux Erasme, le plus bel-esprit de son siècle, un des restaurateurs des lettres, l’ennemi irréconciliable de l’absurde jargon de l’école, & le père de la vraie philosophie. Quoique bon ami, bon citoyen, il eut beaucoup d’ennemis, parce qu’il fit toute sa vie la guerre aux sots ; modéré d’ailleurs, & incapable de donner dans aucun fanatisme de religion, d’ambition & de fortune. Il refusa le chapeau de cardinal que le pape, Paul III, lui offrit, ainsi que le grand Léon X avoit voulu le donner à Raphaël. Dès sa tendre enfance, Erasme s’étoit familiarisé avec tous les bons écrivains du siècle d’Auguste ; il avoit appris par cœur Térence & Horace. A force de s’appliquer à retenir les fleurs de la plus exquise latinité, il parvint à se faire un stile clair, élégant, agréable, sur-tout dans ses Colloques & dans son Eloge de la folie. Aussi écrivit-il avec force, pour justifier les stiles différens de celui de l’orateur Romain.

L’ouvrage que lui dicta son zèle, étoit fait avec d’autant plus de soin, qu’il y alloit de sa gloire. Il l’intitula : Cicéronien, ou du meilleur genre d’élocution *. Les raisons qu’il apporte pour faire admettre la pluralité des stiles, sont invincibles. Il est, en effet, aussi ridicule de borner les écrivains à un seul stile, qu’il le seroit de réduire tous les peintres à n’avoir qu’une manière, tous les hommes à n’avoir qu’une façon de s’habiller. On peut parler différemment, & parler également bien. Chacun a son ton, son caractère : le génie offre tant de faces différentes. Pourquoi, disoit Erasme, adorer tout dans Cicéron, jusqu’à ses défauts, ses longueurs, longueurs, ses digressions & ses répétitions sans nombre ; ses phrases emphatiques & compassées ; ses déclamations sublimes & ennuyeusement belles ; son égoïsme éternel ; cette abondance & cette stérilité de génie tout à la fois, qui lui fait confondre tous les genres dans lesquels il écrit ? Il traite tout avec le même enthousiasme ; il est toujours dans la tribune aux harangues, toujours orateur, lors même qu’il ne devroit être que philosophe, qu’écrivain didactique, comme dans ses ouvrages sur la Morale, sur la Nature des dieux, sur les Préceptes de l’éloquence.

Quelque critique sévère que le censeur de Cicéron fit de ses ouvrages, il sentoit, & faisoit appercevoir, mieux que personne, les beautés dont ils sont remplis. Mais il ne vouloit pas qu’elles fissent illusion, & qu’on ne distinguât point les défauts dont elles sont accompagnées, ni qu’elles préjudiciassent à tous les bons écrivains Latins.

Son livre, néanmoins, parut un attentat contre les idées reçues en Italie. La secte Cicéronienne en fut allarmée. Elle chercha quelqu’un qui pût la venger d’un tel outrage, & qui fit rendre à l’objet de son admiration la justice qu’elle croyoit lui être due.

César Scaliger (ou de l’Escalle) se présenta & offrit de faire répentir Erasme des vérités qu’il avoit osé dire. Personne n’étoit plus propre que Scaliger à tirer la vengeance qu’on méditoit. Cet auteur avoit la réputation de surpasser les sçavans, ses confrères, beaucoup moins en Grec & en Latin, quoiqu’il possédât supérieurement ces langues, qu’en grossièretés, en ridicule amour-propre, en prétentions de toutes les espèces, en esprit d’envie & de tracasserie, en penchant pour la calomnie, la satyre & les libèles. Sa passion dominante étoit de donner des loix à la république des lettres. Il prenoit un air important & le ton décidé. En faisant l’éloge du père de l’éloquence Latine, dans un discours composé exprès pour la défense de Cicéron, il se répandit en invectives épouvantables contre son adversaire. « Scaliger, dit Baile, jetta toutes sortes d’ordures sur la tête d’Erasme : il l’appella cent fois ivrogne. Il soutint qu’Erasme, gagnant sa vie chez Alde-Manuce, au métier de correcteur d’imprimerie, laissoit beaucoup de fautes que l’ivresse l’empêchoit de remarquer. En un mot, ses exclamations & ses invectives ne furent pas moindres que celles dont Cicéron se servit à la vue d’une horrible conspiration contre l’état. »

Ce discours parut en 1531 ; il fut bientôt suivi d’un autre dans le même goût. Erasme y est appellé fils de prêtre & de femme débauchée. L’homme de son siècle qui écrivoit le mieux en Latin est accusé de ne se pas connoître en stile. Erasme méprisa d’abord, comme il le devoit, ces deux libèles ; mais il y fut depuis sensible à l’excès. En vain remontra-t-on à ce beau génie que Scaliger cherchoit moins à l’abbaisser, qu’à faire vivre, à la faveur de ses satyres grossières, sa femme & ses enfans. Cette excuse révoltoit surtout Erasme. « Qu’il mendie, répondoit-il à ses amis, ou bien qu’il prostitue sa femme. Encore ce crime est-il moins énorme que celui de déchirer son prochain. »

Erasme mourut de chagrin à Basle, le 12 juillet 1536. Il étoit né à Rotterdam, l’an 1467. Sa naissance passa toujours pour suspecte, & fit tenir à ses ennemis beaucoup de propos ridicules. On voit encore, à Basle, dans un cabinet qui excite la curiosité des étrangers, son anneau, son cacher, son épée, son couteau, son poinçon, son testament écrit de sa propre main, son portrait par le célèbre Holben, avec une épigramme de Théodore de Beze. La pointe de cette épigramme tombe sur ce que le peintre n’a représenté Erasme qu’à demi corps* :

Vois la moitié d’Erasme, en tous lieux si connu.
Pourquoi pas tout entier ? Me le demandes-tu !
Plus il est grand, & plus il faut qu’on le resserre.
Il s’étend au-delà des bornes de la terre.

Jules Scaliger, en se glorifiant de montrer comment il sçavoit tirer raison de ses ennemis, crut que la mort d’un homme, tel qu’Erasme, lui donneroit une nouvelle considération. Il avoit déjà fait périr de même, par le glaive de la satyre, Jérôme Cardan. Il s’étoit néanmoins donné les airs de le pleurer, & il pleura encore Erasme. Il feignit de regretter la perte que faisoit en lui la littérature.

Cependant, les principaux soutiens de la secte Cicéronienne triomphoient. Le chef du parti contraire étoit abbatu. Leur opinion commença à prévaloir dans les esprits. Après avoir été long-temps réleguée en Italie, elle gagna plusieurs états, & principalement la France. Les Muret, les Longueil, les Cossart, les Jouvenci ont adopté le stile périodique & nombreux de Cicéron. On voit, par les ouvrages des plus grands Latinistes du siècle passé, que ce stile a toujours été le plus en recommandation. On accusoit même de précieux & d’afféterie ridicule tout ce qui n’étoit pas écrit de cette grande manière.

C’eût été fait de la secte anti-Cicéronienne, s’il ne se fût pas formé un homme qui l’a relevée, & qui lui a donné même un éclat inconnu jusqu’alors, un homme qui joignoit à la piété la plus tendre le mérité du véritable bel-esprit ; qui n’avoit plus, je l’avoue, la pureté ni l’élégance de nos meilleurs orateurs Latins, mais qui s’étoit fait un stile plus vif, plus ingénieux, & que lui eussent envié Sénéque & Pline qu’il n’estimoit pas. Ayant commencé, un jour, de lire le panégyrique de Trajan, il ne l’acheva point, & le jetta par terre de dépit. C’est un fait qu’on tient d’un des amis du père Porée. Cet orateur célèbre avoit pris, par raison, le genre d’éloquence qui le distingue. Il le croyoit plus du ressort des discours académiques, plus fait pour éguiser l’esprit des jeunes gens, pour exercer leur imagination, & leur apprendre à construire leurs phrases avec art, & à symmétriser leurs expressions. Il craignoit qu’en voulant former ses élèves au stile nombreux & véhément, ils ne devînssent diffus & déclamateurs, défauts dans lesquels dégénère le plus souvent le stile des Cicéroniens. Une autre raison qu’il donnoit pour excuse des gallicismes dont ses harangues sont pleines, c’est la nécessité d’être clair & de plaire à bien des auditeurs François, pour qui, sans ce secours, des paroles Latines n’auroient été que des sons importuns.

Il faut convenir pourtant que, si le stile grave, périodique & soutenu, a ses défauts, le stile contraire, fleuri, coupé, brillanté, épigrammatique, en a de plus grands encore. L’un nous mène à un pompeux verbiage ; & l’autre, aux froides antithèses, aux métaphores basses, aux tours précieux, à l’affectation, & à la mignardise. Un jour le P. Porée fut interrompu, au milieu d’une de ses harangues, par un homme qui se leva brusquement, & qui s’écria, dans un transport d’indignation : la latinité est perdue en France.

Malgré les critiques terribles qui se sont toujours élevées contre le stile décousu & manièré, il n’est point encore passé de mode. La fureur de montrer de l’esprit, & de jouer sur les mots, a gagné nos latinistes, autant que les écrivains François. Ils se sont ressentis de la dépravation du goût moderne. M. le Beau lui-même n’en est pas exempt. Quelle perfection n’eut il pas mis à ses ouvrages, s’il eut été jaloux de joindre la force & la pureté de Cicéron au choix heureux de ses pensées, à la délicatesse & aux agrémens de sa brillante latinité ? De peur de gâter la leur, les cardinaux Bembe & Sadolet obtinrent du pape une permission de dire leur bréviaire en grec.

Enfin, cette contestation du stile Cicéronien & anti-Cicéronien, qui avoit pris naissance en Italie, y a trouvé son tombeau. On y a couvert tout récemment les deux partis de ridicule dans un ouvrage imprimé à Venise en 1740, in-8°., sous ce titre* : Observations critiques concernant la langue latine, moderne, par le seigneur Paul Zambaldi, gentilhomme de la ville de Feltre. L’auteur se propose d’y montrer le ridicule qu’il y a de prétendre bien écrire en latin, bien parler & bien entendre cette langue. Il dit franchement, dans son livre, à un jeune homme qui s’est longtemps tourmenté pour réussir dans ces trois choses : Vous avez donné sept ans à l’étude de Cicéron ; hé bien ! voilà sept ans perdus, & vous perdrez encore tout autant d’années que vous en mettrez pour cela, parce qu’il n’est pas possible qu’un moderne soit jamais au fait d’une langue morte, qu’il connoisse parfaitement la propriété des termes, l’harmonie & la grace du discours.

La plus grande difficulté qu’il y a, selon ce même écrivain, à posséder une langue morte, vient sur-tout de la propriété des termes. Combien les modernes ont-ils d’idées inconnues aux anciens ? Comment exprimer en latin les changemens arrivés par rapport à la religion, à la morale, aux coutumes, aux habillemens, aux commodités & aux besoins de la vie, aux sciences & aux arts ? Dans celui de la guerre, on a fait de nouveaux noms : dans le barreau, on a créé des charges & des dignités qui n’ont aucun rapport à celles d’autrefois. Outre cette signification propre des termes, il y avoit une signification accessoire & dépendante de l’arrangement des mots & des phrases, & du ton de celui qui parloit. L’un & l’autre n’ont souvent rien de commun avec les idées que les mots représentent littéralement.

La conclusion du signor Zambaldi est que chacun doit s’attacher uniquement à bien écrire en sa propre langue, sans prétendre enrichir de ses ouvrages celle des Romains, quelque diction qu’on imite, Cicéronienne ou anti-Cicéronienne : en user autrement, c’est apporter du métal vil dans une mine d’or.

Nous n’entrerons point dans les autres disputes sur les auteurs Latins. Le stile d’Ovide & celui de Phèdre a été attaqué très-vivement, ainsi que celui de Plutarque chez les Grecs.