Jean de Meun, et les femmes de la cour de Philippe-le-Bel.
Jean de Meun, ou Clopinel, fut ainsi nommé, parce qu’il étoit boiteux, & de la petite ville de Meun sur la Loire, à quatre lieues d’Orléans. Il joignit l’érudition au bel-esprit, & fit honneur à sa patrie. De-là, ce vers de Marot, dans un enthousiasme poëtique :
De Jean de Meun s’enfle le cours de Loire.
On comparoit ce poëte au Dante. Quelques-uns même veulent qu’il l’emporte sur le poète Italien, pour le choix des sentences & la beauté de la diction. Clopinel donna différentes preuves de ses talens : mais il n’est resté de lui que la continuation du roman de la Rose. La mort avoit empêché Guillaume de Lorris d’achever ce poëme, le seul ouvrage qu’on lût & qu’on goûtât avant François premier. Aussi l’amour fut-il l’Apollon de l’auteur. L’envie de plaire à sa maîtresse l’inspira comme Ovide, & le fit chanter d’après lui. Car le roman de la Rose n’est qu’une imitation de l’art d’aimer : mais une imitation libre, & telle qu’on y trouve souvent un génie original. Tout y respire une imagination vive & riante ; tout y prend une ame, une figure, une voix. Mille traits saillans sont répandus dans cet ouvrage d’invention & de féerie.
L’idée en est singulière. L’auteur s’imagine être dans un jardin orné des plus belles fleurs. Une rose, d’une couleur ravissante, frappe ses regards. Il veut la cueillir : mais de grands obstacles s’opposent à ce qu’il desire. C’est un siège en forme qu’il est obligé de faire. Il traverse des fossés, escalade des murs, & force des châteaux. Les habitans de ce jardin enchanté sont, ou des divinités bien-faisantes, comme Amour, Bel-accueil, Pitié, Franchise ; ou des divinités malignes, telles que Faux-semblant, Danger, Male-bouche, Jalousie. Elles paroissent les unes après les autres sur la scène, y parlent leur différent langage. Aucun obstacle ne rebute l’amant de la rose. Ses feux ne font que s’accroître des difficultés. Sa constance est enfin couronnée. Il triomphe, il obtient la possession de l’objet si desiré.
Ainsi eus la rose vermeille :A tant fut jour, & je m’éveille.
C’est sur cette fiction qu’a travaillé Jean de Meun. Mais le continuateur, aussi bien que l’auteur du poème, sortent très-souvent de leur sujet. Les digressions sans nombre, quoique toujours agréables, le font perdre de vue. L’ouvrage dégénère en une satyre vive des mœurs du temps. Elles y sont représentées sans aucun voile, sans aucun ménagement pour personne. Il y dit des femmes :
Toutes êtes, serez, ou futes, &c.
Les religieux y sont aussi maltraités :
Tel a robe religieuse ;Doncques il est religieux.Cet argument est vicieux,Et ne vaut une vieille gaine ;Car l’habit ne fait pas le moine.
Lorsque ce poëme, annoncé d’abord, lu ensuite dans plusieurs sociétés, & dont on avoit tiré des copies, eut vu le jour, le scandale fut général en France : on y jetta des cris affreux contre cette plaisanterie. L’auteur n’osoit se montrer. Les moines, si puissans du temps de le Meun, cherchèrent à le perdre. Leurs prédicateurs l’anathématisoient dans toutes les chaires. Des avocats firent des sorties contre lui dans leurs plaidoyers. La manière dont nous avons vu recevoir le poëme de la Pucelle, n’est rien en comparaison de celle dont fut accueilli le roman de la Rose.
Les femmes, sur-tout, avoient à se plaindre. Celles de la cour de Philippe-le-Bel, qui se piquoient de montrer de l’esprit & des talens, prirent la défense de leur sexe. Elles publièrent conjointement son apologie. Cet ouvrage fut alors très-vanté, parce qu’il venoit de quelques femmes, & qu’une femme auteur étoit presque un phénomène littéraire. Elles imaginèrent de représenter, dans cette apologie, une dame, le chief des dames, l’advocate de toutes les loyales dames du monde ; d’abord triste, abattue, ensévelie dans une douleur profonde ; ne cherchant que la retraite & les bois ; confuse de tout le mal qu’on a dit de son sexe : mais bientôt passant de cet état d’accablement à celui de la fureur & des menaces. Elle fait instruire le procès de Jean de Meun, que Loyauté tenoit enfermé dans le chastel d’Amours, pour le soustraire à la rage de ses ennemies. On plaide cette affaire. Des avocats sont nommés. Raison est celui de le Meun, & Noble-vouloir, celui des dames. Le champion de la beauté fait d’elle un éloge qui ne finit point. Il passe en revue toutes les héroïnes de l’antiquité sacrée & profane. Raison, parlant ensuite pour le Meun, l’excuse sur ses bonnes intentions ; sur ce qu’il en veut moins aux femmes qu’il a toujours fort aimées, qu’aux maris qui plus d’une fois l’ont maltraité ; & à la jalousie, ce monstre si odieux au sexe. Le procès se termine comme on s’en doute bien. Les dames le gagnent. Justice prononce cet arret.
Au regard de Jehan Clopinel,Qui fist le rommant de la Rose,Le roy veult que de son chastelSoit banny, sans faire autre chose.Et pourtant il faut qu’il disposeDe s’en aller en aultre terre ;Car la court, ainsi que suppose,Entreprent de lui mener guerre.
Mais cet ouvrage, à la louange des femmes outragées par le Meun, leur parut
une satisfaction trop légère. D’ailleurs, cet écrivain, quoique caché,
continuoit à médire d’elles. Bientôt toutes celles de la cour de ce même roi
Philippe trament une conspiration générale. Il sembloit que Clopinel les eût
offensées personnellement ; qu’elles se reconnussent à ses peintures. De
concert avec la reine,
elles méditent une
vengeance éclatante. Elles projettent de faire expier à Clopinel, sur sa
peau, toutes les impertinences qu’il s’étoit permises. Le complot leur
réussit. Jamais aventure ne fut plus humiliante pour un auteur. Voici comme
Sorel la raconte dans sa Bibliothèque Françoise :
« Un jour la reine, par le moyen des autres dames, fit tant
qu’elle tint Jean de Meun en sa puissance ; & l’ayant tensé, injurié
& menacé, pour avoir médit du sexe féminin, commanda aux damoiselles
qu’il fut dépouillé nud, & attaché à une colomne, pour être fouetté
par elles-mêmes. Clopinel, voyant que ses excuses & raisons
n’avoient lieu contre leur rage, supplia humblement, qu’avant mettre
leur ire à exécution, il plût à la reine lui octroyer une requête ; ce
qu’il obtint avec grande difficulté. Je vous prie, dit-il, mesdames,
puisque j’ai trouvé tant de grace envers vous de m’avoir entériné ma
demande, que la plus grande p… de votre compagnie commence la première,
& me donne le premier coup. Cela
dit, se
trouvèrent toutes confuses, & le laissèrent en sa
liberté. »
Tout le monde a sçu une aventure semblable, à la conclusion près. Des actrices de l’Opéra-comique, voyant à l’amphithéatre un mauvais poëte qui les avoit chansonnées, députèrent une d’elles pour l’inviter, par des manières engageantes, à venir dans les coulisses. Il s’y rend bien vîte. Elles le saisissent, & le fustigent impitoyablement. Le malheureux, ayant à peine eu le temps, de se rajuster, se sauve au milieu des huées. Trois jours après cet avis salutaire, notre chansonnier partit pour les Isles*.
Sorel, ayant rapporté la manière dont les femmes
se vengèrent de le Meun, s’appésantit là-dessus. Tantôt il conteste le fait,
& tantôt il le commente. « Si Jean de Meun,
dit-il, demanda, par grace, que celle qui étoit la plus
lubrique d’entre elles lui donnât le premier coup,
elles pouvoient se moquer de sa prière, & le
fouetter toutes ensemble, sans distinction. Il est plus croyable que,
pour obtenir le pardon, il leur dit seulement que ce qu’il avoit écrit
n’étoit que contre les méchantes femmes perdues d’effet & de
réputation, tellement qu’il ne croyoit pas que ce fût à elles à s’en
ressentir. On peut s’imaginer, ajoute-t-il, que cela fut capable de les
adoucir. »
De quelque manière qu’on interprète la chose, il est certain que le Meun agit & fit agir tous ses amis, pour désarmer la colère des femmes. Ils écrivirent qu’elles avoient mal pris le sens de son livre ; que le roman étoit une allégorie soutenue ; que, par cette rose, l’objet des vœux de l’amant, il falloit entendre la sagesse, ou l’état de grace, ou la sainte Vierge, ou bien l’éternelle béatitude. Quelques-uns prétendirent qu’il avoit voulu parler de la pierre philosophale. La vérité est que le Meun, en composant son livre, ne pensoit à rien de tout cela ; qu’il se proposoit uniquement de faire un ouvrage de galanterie. Il s’y sert des mots de verger, de jardin, de rosier & de rose, pour exprimer, en termes honnêtes, des choses qui ne le sont pas.
Ce grand ennemi des femmes & des moines fut inhumé chez les dominicains de la rue saint Jacques. On rapporte qu’il leur fit un legs en mourant. C’étoit un coffre qu’il déclara être rempli de choses précieuses, & dont il défendit l’ouverture avant ses funérailles. Aussitôt qu’il fut temps, on visita le coffre : on n’y trouva que de vieilles ardoises, sur lesquelles le Meun avoit tracé de l’arithmétique & des figures de géométrie. A cette vue, les dominicains, qui s’attendoient à quelque présent considérable, indignés, déterrent le corps. Mais le Parlement les contraignit de lui donner une sépulture honorable dans leur cloître.