(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »
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(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

Ivan Tourguénef6

I

À la première lecture d’un des romans de M. Tourguénef (j’excepte les Nouvelles traduites par Mérimée, où le style précis de ce lettré altère l’original), l’on est tenté de nier qu’il y ait là de l’art, mot qui, chez nous, touche aux idées d’artifice et de raffinement. L’on ne retrouve chez l’auteur russe ni les façons de dire nettes, ni les conversations alertes, achevées, décisives, ni les descriptions en couplets poétiques, ni les personnages habituels de nos livres moyens. M. Tourguénef a même fort peu des mérites externes de nos livres supérieurs. Il lui manque, — autant que l’on peut décider sur des traductions qui, révisées par l’auteur, doivent être tenues pour exactes, — le style coloré, la nervosité de notre français moderne, la manie du mot nouveau et des copulations significatives de vocables, nos recherches de sonorités et de cadences, tout l’art précis et défini de nos maîtres prosateurs modernes.

Les phrases sont lâches, souvent inachevées, comme balbutiantes ou traînées. Elles ont l’air toutes banales, semblent ne rien dire, et en effet elles disent beaucoup moins qu’elles n’insinuent, ne suggèrent, ne donnent à penser, à entrevoir, à deviner. Elles ont comme une efficacité secrète, à faire sentir plutôt qu’à décrire les mille nuances d’un état d’âme ou d’un paysage, eu quelques mots sans analyse ni description. Tourguénef en dit le moins possible ; il compte sur ce qu’ajouteront d’attentives intelligences aux brèves indications qu’il donne, et il a raison et le lecteur lui sait gré de tout ce qu’il lui laisse à préciser de tentant et de vague.

À travers le déroulement d’une composition lâche, interrompue à chaque instant par l’histoire antérieure des personnages, sous la banalité des incidents, le train des passions ordinaires et des humbles destinées, M. Tourguénef parvient d’une façon merveilleuse à nous persuader de la vie de ses créatures. Dans ses huit volumes de romans, où figurent tous les exemplaires de la race humaine, du paysan au prince, de la petite fille aux vieilles moribondes, chaque acteur agit, existe et souffre, avec toute l’intensité d’un être en chair, avec des gestes particuliers, une physionomie minutieusement évoquée, des façons individuelles de se tenir, de s’exprimer, de se comporter, d’aimer ou de mourir, qui suscitent peu à peu chez le lecteur des images nettes et comme familières. Que M. Tourguénef nous emmène à Bade, dans les salons de l’aristocratie russe, ou qu’il nous fasse entendre les paroles mystiques du nain Caciane, au fond d’une forêt du gouvernement de Kalouga, ou que ce soit la vie infiniment triste et monotone d’un propriétaire végétant seul au milieu des boues de son bien qu’il nous montre, immédiatement, de plain-pied, nous pénétrons dans le cercle de ces existences lointaines ; comme séduits par une incantation, nous prenons notre part à d’autres souffrances et à d’autres passions que les nôtres, jusqu’à ce que le rayon de nos émotions et de notre expérience comprenne toute une époque et toute une terre, où nous emporte une illusion aussi complète et aussi impérieuse qu’un rêve. Tout l’art de M. Tourguénef est dans le succès de cette surprenante évocation. Par des artifices simples, servant un génie psychologique singulièrement subtil, il dessine sur ses pages des individus aussi complètement organisés que les êtres réels dont les images se gravent dans notre cerveau ; la vraisemblance atteinte est telle, que ces fantômes d’un livre muet contraignent notre croyance, et finissent par produire en nous une illusion plus idéale mais aussi forte que celle qui enchaîne notre intérêt aux passions fictives d’un personnage scénique.

Tantôt M. Tourguénef arrive à cette hallucination par le fini de ses portraits. Il énumère tel assemblage fortuit de traits, telles voix, telles mains, tel port, tel regard, tel tic personnel ; sans essayer de rendre logique ou d’expliquer ce signalement : il place son personnage dans un milieu décrit, le lance dans une aventure quelconque et ses particularités morales viennent accentuer peu à peu sa délinéation physique.

« Je vais sur l’Oka, je trouve sa maison, c’est-à-dire ce n’était pas une maison, une hutte. Je vois un homme en veste bleue rapiécée, casquette déchirée, qui me tournait le dos, tout occupé à bêcher des choux. Je m’avance et je lui dis : Est-ce vous qui êtes un tel ? Il se retourne, et je vous jure ma parole que de ma vie je n’ai vu d’yeux si perçants. D’ailleurs une figure grosse comme le poing ; une barbe de bouc, pas de dents. C’était un vieux. »

L’on pourrait citer de ces portraits par dizaines. La touche est toujours infaillible. En deux phrases comme en une page, sans que le vocabulaire se colore ou que la période se déhanche, M. Tourguénef pose ses créatures, les façonne en un coup de main, nous explique leurs mobiles, leur caractère, et nous voilà entraînés à suivre l’existence d’un étranger, dont le visage nous est devenu familier et dont l’âme va nous être révélée jusque dans son essence.

Tantôt M. Tourguénef néglige même cette introduction. Par un art fantasque, par des réticences, des demi-indications, des dialogues notés dans leurs temps, leurs arrêts, leurs inflexions, il esquisse peu à peu, comme un peintre dont on suivrait le travail, quelque physionomie plus complexe, qui ressort par brusques lumières sur un fond vague et brouillé. Qu’on se rappelle la façon surprenante dont s’accuse sans une indication précise le type de Machourina dans Terres Vierges, l’étudiante masculine ridiculement atteinte d’un amour sans espoir, ou celui d’Evlampia, la fille redoutable du Roi Lear. Il semble que M. Tourguénef affectionne cette façon légère de travailler, capricieuse, ayant la séduction de l’inachevé et de l’énigme. Cet art de clair-obscuriste, où des touches de lumière, placées, comme il semble, au hasard, font conjecturer des perspectives infinies, — une série de conversations, de petits faits insignifiants, des traits de caractère sans conclusion, un chuchotement, un serrement de mains, un coup d’œil, suffisent à M. Tourguénef pour mettre sur pied ses créatures les plus retorses. Ses femmes, ses merveilleuses femmes russes, mélange infiniment instable d’égoïsme, d’enthousiasme, de dissimulation, de frivolité, sont peintes ainsi, la froide Mme Odintsof de Pères et Enfants et surtout la comtesse Irène, l’héroïne de Fumée, qui faillit par un retour et un conflit de passions si profondément humaines briser à deux reprises la carrière de son amant. Par cet art souple et sûr M. Tourguénef a fixé dans ses livres quelques-unes des âmes les plus complexes et les plus vraies qu’un romancier ait déchiffrées, des caractères à contradictions subites, à retraites dissimulées, des natures variables et à peine intelligibles des individus, et non plus quelques généralisations correctes, plus ou moins particularisées, d’un type habituel, d’un vice ou d’une vertu. M. Tourguénef est parmi les très rares et éminents artistes qui aient su connaître « un homme en particulier et non pas l’homme en général ».

Ce procédé fragmentaire et réticent est celui de M. Tourguénef ; il le porte jusque dans ses histoires fantastiques, où tout le merveilleux consiste en quelques indications jetées au hasard, en quelques traces fugitives d’une apparition ou d’un mystère. Ses descriptions d’objets inanimés sont presque toutes dans cette manière du clair-obscur. Il affectionne les taudis enfumés des paysans, à peine percés de fenêtres, avec près du poêle quelque malade geignant ; les intérieurs ternes où l’ombre de quelque humble infortune semble accroître le froid des pièces ; les petites maisons louches de la banlieue, repaires de filous et de recéleurs ; ces châteaux désolés et sales où la vie s’écoule si morne, jour après jour, entre les boues du dehors, et le confort assoupissant des vieilles salles. M. Tourguénef excelle à rendre les aspects voilés de la campagne, la terre suante en plein midi, estompant de sa vapeur grise les teintes vives et les arêtes des formes, les après-dîners dans l’ombre vague des bois, la tristesse bleutée des printemps et des automnes, surtout le « je ne sais quoi d’un azur vaporeux et mollement argentin » des belles et calmes nuits d’été. Que l’on relise la merveilleuse scène des Mémoires d’un seigneur russe, où le chasseur parvenu le soir à un taboun de bêtes, couché à quelque distance du feu, voit les flammes illuminer, au hasard de leur danse, le groupe de pâtres, les chevaux qui s’ébrouent, les chiens, les hautes herbes, tandis que le ciel déploie au-dessus sa voussure piquée d’étoiles, et que le murmure des légendes chuchotées vaguement lui parvient par lambeaux ; l’on aura là une représentation achevée de l’art de M. Tourguénef, de son procédé par lumières subites, de sa maîtrise à faire saillir d’un fond d’ombre le caractère individuel de l’objet ou de l’être qu’il reproduit, du mystère enveloppant de son style, de cette poésie de demi-jour qui rend ses livres doux et comme parfumés.

II

Avec cette délicatesse de vision intellectuelle, cet art minutieux, puis fuyant et teinté d’une poésie indécise, M. Tourguénef a entrepris d’exposer dans ses livres l’intime d’un groupe d’âmes le plus finement nuancées que l’on puisse connaître. Chacune de ses créatures éclairée de mille lueurs diverses, reprise de tous côtés en ces mêmes manifestations, reste par la complexité même et le minutieux de l’analyse qui la montre, une créature individuelle et rare, qui, mérite extrêmement peu fréquent, est un être particulier, non un type, une généralisation.

Quoique M. Tourguénef ait fait tout un livre de scènes rustiques, il est impossible d’en extraire une somme d’idées générales concordantes sur le paysan russe ; et quoique ses romans se jouent d’ordinaire entre des nobles de haute ou de petite fortune, quelque chose qui ressemble au type du gentilhomme russe ne s’y trouve pas. Ses femmes passent par toutes les dégradations variables de leur nature, et chacune, de la jeune fille à l’aïeule, possède quelque particularité originale et illogique, quelque trait réellement vivant, qu’aucune classification ne peut saisir, M. Tourguénef a tout dépeint avec ce même souci des distinctions et cette même indépendance. Quand il a touché aux grands mouvements d’opinion qui ont agité la Russie contemporaine, sa franchise a blessé de tous côtés. La façon calme dont il a décrit le servage des paysans lui a valu les attaques des nobles et celles des démagogues. Dans son Pères et Enfants, la jeunesse russe et la vieille aristocratie se sont reconnues et se sont irritées du portrait. Le nihilisme dans Terres vierges est traité en phénomène social, sans plaidoyers et sans polémique, et ainsi, étant véritablement un romancier réaliste que ne trouble dans ses observations aucune thèse, qui ne s’applique qu’à recréer dans ses livres des hommes aussi vivants, individualises, différenciés que dans la vie réelle, Tourguénef formule dans ses livres de véritables observations psychologiques, étudie de véritables cas, avec une impartialité et une profondeur qui surprennent. Il n’y a pas d’analyste plus profond des ravages et des périls de l’amour que l’auteur de Fumée et Eaux printanières ; il n’y eu a pas qui sache mieux toutes les nuances de dégradation par où passent les âmes faibles, intelligentes et lasses de ces infamies de la vie spirituelle, les ratés ; ses âmes féminines, avec leurs bontés d’enfants et leurs vues de captives, leurs variations, leurs perfidies, leurs candeurs et leurs infinies douleurs, sont pénétrées et décrites par Tourguénef avec un charme, une intimité qu’on ne se lasse ni de goûter ni d’admirer. Mais on sa science des nuances morales, son habileté à minutieusement analyser la dépendance et le jeu des départements spirituels, atteint encore au plus liant, c’est dans le débat d’un des problèmes psychologiques les plus considérables de notre époque, celui dont la solution importe le plus à nos races débilitées par une culture intellectuelle trop rapide : l’atrophie graduelle de la volonté par le développement excessif de l’intelligence. M. Tourguénef est revenu trois fois sur ce point morbide de notre organisation morale. Il a esquissé le mal dans Pères et Enfants, comme nu état mental à peine caractérisé et sans grandes conséquences ; il l’avait décrit auparavant à un stage plus avancé, dans Dmitri Roudine, et ici c’est toute l’existence morale du sujet qui est altérée et ruinée. Enfin il l’a magistralement repris dans Terres vierges, sans un oubli de détail, avec une pénétration psychologique, une maturité d’art, qui mettent ce livre du petit nombre des romans supérieurs du siècle ; l’atrophie éclate avec tous ses symptômes définis ; elle mine peu à peu les conditions premières de la vie et finit par détruire fatalement l’organisme, qu’elle ravage.

Bazarof, le personnage principal de Pères et Enfants, est le moins atteint. C’est un étudiant en sciences naturelles et en médecine de Saint-Pétesbourg, fils d’un roturier, ex-chirurgien militaire. Ce garçon solide et peu sentimental a de bons muscles, un profil grossier « museau de cochon », rien ne lui répugne, ni les cruautés minutieuses de la vivisection, ni l’anatomie d’un cadavre à moitié décomposé de typique. S’il tombe amoureux, c’est en luttant violemment pour cette intégrité de son caractère qui se trouve entamée par l’adoration et la dépendance d’autrui. Il sait du reste cautériser son cœur à temps par un départ brusque et non sans dignité. Tout cela forme en apparence un jeune homme entier, volontaire, dur, bien équilibré, assagi par la pratique de tout l’appareil bien coordonné des sciences, sachant diriger sa vie, se contenir ou agir d’une façon décidée. Cependant cette belle organisation porte un germe morbide : Bazarof réfléchit trop constamment ; ce travail d’introspection psychologique le conduit à des idées dangereuses, telles, que si son âme s’en laissait pénétrer, l’action et la vie lui deviendraient impossibles. Il a rompu avec une inclination douloureuse, sans espoir, énervante par ces incertitudes. Au lieu de courir la campagne, de se médicamenter l’esprit par un exercice violent et calmant, le grand air, une tâche quotidienne simple, il reste de longues après-midi d’été couché dans les foins à rêvasser périlleusement :

« Et moi je me dis : Voici que je suis couché près de cette meule. L’emplacement que j’occupe est si infiniment petit en comparaison du reste de l’espace où je ne suis pas et où l’on a que faire de moi ; et la durée du temps que je pourrais vivre est si peu de chose à côté de l’éternité où je n’ai pas existé et où je n’existerai pas… ; et pourtant dans cet atome, dans ce point mathématique, le sang circule, le cerveau travaille et voudrait aussi quelque chose Quel non-sens, quelle misère ! Mes parents s’occupent et ne songent pas à leur néant, il ne les dégoûte pas, il ne leur pue pas au nez : tandis que moi je ne puis ressentir que de la haine. »

Quand un homme s’abandonne à ces pensées, destructives de toute activité, il n’est plus guère bon à devenir un médecin de campagne, à peiner tranquillement dans un coin de la terre, à édifier quelque belle existence utile. Il incline vers les destinées de Hamlet et de Werther, des grands irrésolus, dont toute la sève se dépense à agiter des idées fatalement impuissantes, des êtres oscillants, ballottés entre tous les mobiles, n’en concevant plus d’assez passionnel et d’assez impératif pour se résoudre à agir en un sens unique et constant. Il est bon qu’une piqûre anatomique détruise cette existence, menacée dans sa force vive.

Dmitri Roudine est plus mortellement atteint encore. C’est un homme entre deux âges, éloquent, avec un tour d’esprit noble et poétique. Dans un salon de province, il défend brillamment toutes les belles idées générales qui rendent la vie séduisante ; le progrès, l’immortalité de l’âme, la noblesse de la femme. Connaissant en substance les travaux de la métaphysique hégélienne, il enthousiasme par l’ardeur généreuse avec laquelle il en prêche les côtés vulgaires. Quoiqu’il soit fort pauvre, ses déclamations d’idéaliste lui attirent l’amour d’une jeune fille noble, d’esprit résolu, prête à risquer avec lui un enlèvement. Ici l’abondance de ses points de vue le perd ; la désarticulation que son intelligence a subie dans son commerce avec la dialectique allemande, a débilité toute la charpente de son être. Entre les partis de repousser l’affection qui se donne à lui, ou d’agir et de séduire son amante, comme elle le veut, il se trouve incapable de se déterminer. Il parle intarissablement d’amour à la jeune fille, accepte ses demi-rendez-vous, puis se lie avec le fiancé qu’elle méprise, et quand enfin elle l’attend en pleine campagne, décidée à briser avec sa vie, à le suivre une fois pour toutes, pour la bonne ou la mauvaise fortune, il lui persuade, dans un pitoyable écroulement de tout son être, la soumission aux fatalités de la destinée, et la renvoie à son château, avec des déclamations creuses sur l’amertume de la vie. Et cet homme connaît son mal. !

« La nature m’a beaucoup donné, écrit-il, mais je mourrai sans avoir rien fait. Devant le premier obstacle je tomberai en poussière. La domination sur les intelligences vides est aussi peu durable qu’inutile. »« Il n’est ni habile, ni fripon », dit de lui plus loin un personnage du roman ; il ne fera jamais rien parce qu’il n’y a rien en lui, ni un sang énergique, ni une volonté puissante. Ce n’est pas un hypocrite ou une âme vile. Il fait parfois de noble choses. Il est capable de perdre son pain quotidien en abandonnant par dégoût l’homme dont il s’est fait le parasite, de dépenser son dernier argent dans une entreprise chimériquement humanitaire. Mais toute sa vie, quand la vieillesse arrive, se résume en ce zéro : « Des paroles, toujours des paroles, jamais d’actions. » Roulant ainsi d’entreprise en entreprise, de place en place, d’un pays à un autre, il finit par se faire obscurément et inutilement fusiller sur une barricade, à l’étranger, sans armes, et lorsque l’émeute est déjà réprimée.

La maladie morale est ici la même que chez Bazarof, mais plus aiguë et mieux caractérisée. Ce qui agite et accable Roudine, c’est cette atrophie particulière de la volonté, qui provient d’une intelligence trop exclusivement développée, trop nourrie d’idées purement abstraites et par là incapables de se transformer en mobiles d’action. Il a le cerveau rompu par une métaphysique vertigineuse qui diversifie la pensée, la jette dans des conflits interminables, et équilibrant tous les contraires, accoutume si bien l’esprit à la joie de vivre au-delà de la réalité, dans la sphère des entités logiques, qu’aucune impulsion motrice ne l’affecte plus ; l’habitude excessive de la ratiocination annule et absorbe toute l’activité volontaire. De plus, les conceptions intellectuelles qui ont envahi ce cerveau, sont étrangères, assimilées, factices : elles ont fait de Roudine un homme expulsé de toutes les traditions nationales, mis à part de sa race. Dans cette invasion d’idées adventices, il a perdu la condition première de toute vie sociale, l’aptitude à se tenir dans les rangs de ses compatriotes, l’instinct par lequel chaque individu se concerte avec d’autres pour un avantage dont une part lui reviendra. La même fièvre qui le rend éloquent, riche en idées, habile à apercevoir les mille faces d’une théorie, tue sa personnalité, le fait échouer dans toutes ses tentatives, modifier à chaque instant sa route, et rouler d’avortement en avortement, sollicité par toutes les déterminations possibles, incapable de se cantonner en aucune.

Enfin, la même maladie morale se manifeste avec ses derniers symptômes dans Nejdanoff, le nihiliste de Terres vierges. Il est étudiant en lettres à Saint-Pétersbourg, car tous ces êtres débilités appartiennent à l’élite intellectuelle ; il est également de l’élite morale. Dans la vie basse et grise d’un jeune homme pauvre, il a conservé une sensibilité délicate pour toute injustice ; les vexations dont on poursuit les libéraux l’ont jeté dans leur camp. Devenu précepteur chez un fonctionnaire, il y défend avec rudesse ses amis politiques calomniés par un gentillâtre de campagne. Il s’éprend dans cette maison d’une jeune fille malheureuse et tendre aux persécutés comme lui-même ; il l’enlève, et les voilà se jetant tous deux dans la propagande révolutionnaire, « allant au peuple », sachant qu’ils hasardent leur vie dans une mission écœurante et obscure.

Toutes ces agitations et ces passions ne parviennent pas à le distraire de la torpeur qu’il sent glacer sa force morale, lise contraint longuement, à force de monologues, en essayant de s’exagérer à lui-même la beauté de son but. Il ne peut ni vouloir, ni agir. Il s’est jeté dans l’œuvre nihiliste, et sans cesse il débat mentalement l’utilité de ce sacrifice. Il ferme violemment ses yeux, il impose silence à sa contradiction interne, et se lance en avant. Il s’est affublé d’une défroque ridicule ; il va chercher le peuple dans ses tavernes, mais il ne sait ni lui parler, ni l’aimer. Parmi jour important de demi-émeute, il se laisse enivrer dans un cabaret ; on l’emporte sans connaissance et malade. Il revient de cette tentative, l’âme meurtrie, et raffermi dans ses doutes de soi. Il a pour son malheur « des idées esthétiques », c’est-à-dire qu’il aime à faire des vers mélancoliques et sceptiques, à rêver vaguement à la suite de son imagination, que ses sens délicats apprécient le luxe, une nourriture saine, la beauté féminine. La rudesse de son œuvre, cette tension continuelle de son énergie vacillante, lui donne des étourdissements, et finit par l’alanguir. Mais son intelligence lui démontre sans cesse la beauté du parti qu’il a pris. Il ne peut se résigner à se croiser tranquillement les bras, à terminer ses études philologiques, et à vivre dans la peau d’un humaniste obséquieux. Le voilà poursuivi par le harcèlement des hésitations renaissantes. En lui, deux âmes se battent :

« En réalité, écrit-il, quand je suis avec les gens du peuple, je ne suis bon qu’à tendre l’oreille et à observer. Mais si je veux essayer de parler, ça ne va plus du tout. Je sens moi-même que je ne suis bon à rien. Je me fais l’effet d’un mauvais acteur, jouant un rôle qui n’est pas dans ses moyens. Un sentiment de bonne foi consciencieuse vient me prendre fort mal à propos, et puis le doute, et même un misérable instinct d’humour que je tourne contre moi. La foi, la foi, où la prendre ? »

Par une dernière infortune, il s’est épris d’une jeune fille loyale, ferme, qui croit de toutes ses forces aux idées révolutionnaires et se prépare sans hésiter à évangéliser le peuple ; son amour pour Nejdanof est né en dernière analyse, du rôle d’agitateur que celui-ci a prétendu jouer. En sorte que ses fluctuations de caractère le perdent du même coup à ses yeux et dans l’esprit de sa fiancée. Celle-ci passe de l’admiration que lui inspirait cette attitude d’homme en lutte avec la société, à une commisération maternelle et un peu méprisante. Elle plaint la faiblesse de cet être nerveux, partagé entre un monde de scrupules, jusque dans son affection pour elle. Car ici encore, Nejdanof porte l’incessante et douloureuse angoisse qui l’arrête à tout acte de la vie. Marianne ne se donnera à lui que s’il éprouve pour elle « un amour qui lie pour la vie ». Or, ces mots, il n’ose pas les prononcer. Il se torture d’arguties, recommence sans cesse son infructueux examen de conscience, et se butte toujours à l’impossibilité d’éprouver une sensation forte et décisive, qui est le symptôme dernier de sa ruine morale :

« Elle m’aime, écrit-il à un ami, et elle m’a dit qu’elle serait à moi, si je me reconnaissais le droit de, l’exiger. Je ne me reconnais pas ce droit. Elle croit en moi, à mon honnêteté, et je ne la tromperai pas. Je vois que jamais je n’ai aimé et que jamais je n’aimerai personne plus qu’elle. Mais c’est, égal, comment pourrais-je unir ma destinée à la sienne ? Lier un être vivant à un cadavre ou tout au moins à un corps à demi-mort ! Que dirait ma conscience ? Tu me répondras que si ma passion était plus forte, ma conscience se tairait. Mais justement, je ne suis qu’un cadavre. »

Parvenu à ce demi-renoncement, il n’ose s’y tenir. L’énervante histoire de son amour hésitant, angoissé continue. C’est un épiement des moindres incidents, commentés et interrogés pour en tirer une certitude ; un interminable débat intérieur, des accès subits de désespoir qui le prosternent à genoux et pleurant devant sa fiancée ; puis de mornes et lasses tentatives d’échapper à cette obsédante indécision, avec la science certaine de leur inutilité ; enfin le pressentiment du suicide, la perception que la vie se retire peu à peu de lui, comme la chaleur abandonne un cadavre. Fourvoyé dans l’impasse, acculé à une occasion où les événements le forcent à se résoudre, Nejdanoff se soustrait aux tortures de son âme malade par l’échappatoire suprême.

« Sans rencontrer personne, il se glissa dans le petit enclos. Le jour était gris, le ciel pendait bas ; près de terre, un petit vent humide agitait les pointes des brins d’herbe et balançait les feuilles des arbres. La fabrique faisait moins de bruit qu’à l’habitude ; une odeur de charbon de terre, de goudron et de suif venait de la cour. Nejdanoff jeta autour de lui un regard scrutateur et méfiant, puis il marcha droit à un vieux pommier…

Le tronc de ce pommier était couvert de mousse desséchée ; ses branches rugueuses et dénudées, avec quelques petites feuilles vertes et rouges accrochées çà et là, s’élevaient tordues vers le ciel, semblables à des bras de vieillard suppliant, les coudes repliés. Nejdanoff se plaça de pied ferme, sur la terre noire qui entourait le pied du pommier et tira de sa poche le petit objet qu’il avait pris dans le tiroir de sa table, puis il regarda attentivement les fenêtres de la maisonnette. Si quelqu’un me voit en ce moment, pensait-il, je remettrai…

Mais nulle part ne se montra un visage humain. Tout semblait mort, tout se détournait de lui, s’éloignait pour toujours, le laissant seul à la merci du destin. Seule la fabrique lui envoyait sa puanteur et son vacarme stupide ; et une petite pluie fine commençait à tomber en gouttelettes fines et très aiguës. Alors Nejdanoff, à travers les branches tordues de l’arbre, regarda le ciel gris très bas, mouillé, indifférent, aveugle ; il bâilla, s’étira, se dit : “Après tout, il n’y a que cela à faire ; je ne puis retourner à Pétersbourg, à la prison.” Il jeta loin de lui sa casquette, et, ayant ressenti d’avance dans tout son corps comme une tension forte, angoissante et douceâtre, il mit la bouche de son revolver contre sa poitrine et pressa la gâchette. Il éprouva un choc pas très fort et le voilà déjà couché sur le dos… Un tourbillon de fumée verdâtre passe dans ses yeux, sur son visage, sur son front, dans son cerveau, et un poids horrible l’aplatit pour toujours contre terre. »

Ce cas navrant est extrêmement significatif. Il présente tous les enseignements d’une analyse de pathologie psychologique bien faite. L’atrophie fonctionnelle de la volonté nous est présentée avec tous ses symptômes habituels, la surabondance d’idées et de sentiments abstraits, la disposition que donne cette perpétuelle agitation à l’analyse intérieure et à l’ironie envers soi-même, l’incapacité finale de formuler un jugement arrêté ou de ressentir une émotion entraînante et la scission de l’âme en deux courants d’idées contraires, cette division intestine conduisant à la perception de deux moi irréconciliables, puis causant la mort de l’organisme qu’elle affecte.

Que l’on considère que ces études de pathologie mentale sont écrites par un auteur qui s’entend merveilleusement à décomposer les mouvements d’âme, à manier les sentiments, à percevoir la forme particulière qu’ils revêtent dans l’individu qu’il analyse, à faire entrevoir par le clair-obscur d’un style réticent, par l’indécis des incidents contradictoires, tout le complexe de l’être qu’ils affectent, qui connaît les infinies sinuosités, les étranges mélanges de clarté et d’ombre que présente tout esprit humain, on mesurera ce que les romans de Tourguénef ont de concluant et de propre. Ils pénètrent de sympathie et de compréhension pour les personnages qu’ils montrent plus complets, plus divers que d’autres livres. Ils sont de véritables recueils de vies humaines, ne défendent guère de thèse, ne généralisent ni ne déforment en vue de quelque effet esthétique supérieur, et à part le choix qu’ils font dans notre espèce, d’êtres particulièrement retors, compliqués et nuancés, n’ont d’autre but et d’intérêt que de donner à deviner quelqu’une de ces variables créatures aussi complètement et aussi artistement que cela se peut. De là le charme étrange de ces contes et de ces romans. Ce ne sont pas positivement des analyses qui élucident, ni des drames qui simplifient, grandissent ni carrent l’homme en une seule passion dominante, ni des récits d’aventures qui surprennent sur le merveilleux et le hardi des péripéties. Ce sont des études esquissées-d’une singulière délicatesse de traits menus, diffus cependant et noyés d’ombre, qui tentent cette curiosité de connaître, que suscite tout mystère, qui la récompensent de son effort, par l’intéressante complexité de la physionomie qui surgit peu à peu de l’ombre, par la sympathie émue qu’elle inspire, comme elle se révèle véridique, portrait et non académie, être tout semblable à son spectateur et mirant dans ses yeux le charme et la tristesse qu’il a connus et subis.

III

Ce don d’intime et délicate pénétration qui a peut-être écarté Tourguénef des émotions littéraires tragiques ou violentes, lui a assuré, eu retour, de comprendre les âmes qu’il analyse, c’est-à-dire de les aimer.

Ses livres ont la qualité, absente aujourd’hui de presque toutes nos œuvres supérieures, de ne point être durs à l’homme. Ils sont pénétrés d’une douceur bienveillante et ne mettent pas d’exaltation à décrire notre misère. Ils délassent de la rudesse de nos grands romanciers, par un esprit plus large et plus libre, par une sympathie miséricordieuse pour les souffreteux, les meurtris de la vie, les êtres incomplets, racornis et humbles ; leur air d’excuse pour les faiblesses et les lares de la nature humaine a quelque chose de la belle tendresse cordiale avec laquelle Rembrandt a peint les pauvres et les simples d’esprit. Tourguénef semble bien connaître autrement notre race que par les vagues abstractions qu’en conçoivent la plupart des cerveaux, ces catégories grossières où les bonnes gens sont à droite et les vicieux à gauche. Il sait les hommes particuliers, chaque homme parmi ceux qu’il a notés, et à force d’observations individuelles, faites sans préjugés, il est parvenu à voir le microcosme de demi-vertus et de fractions de défauts, de petitesses, de médiocrités, les transfigurations momentanées, les rechutes, les abandons et les élans qui font de toute âme un alliage bizarre et unique.

Par ce commerce avec la nature humaine profonde, infiniment fugace et variable, il est resté plein de compassion, s’abstenant également des conclusions optimistes et de la misanthropie, dans une humeur large et patiente, propice à lui laisser découvrir en tout acte et en tout caractère une part de fatalité, quelque chose d’inévitable méritant l’excuse.

Dans toutes ses investigations, Tourguénef porte une mansuétude sage, une vertu d’observateur triste, des qualités de pénétration et de sympathie. S’il connaît l’avortement habituel de nos tentatives, l’inutilité de la bonne volonté, la part indestructible d’égoïsme et de mal dans les plus beaux actes, il perçoit les causes infiniment secondes de toutes ces dissonances et n’ignore pas la goutte de bien qui s’insinue sans cesse dans les choses les plus laides. Ses créatures haïssables ont des éclaircies de bonté par où elles rentrent dans notre sympathie. Sipiaguine, le fonctionnaire pseudo-libéral de Terres vierges, a parfois avec sa femme des sentiments honnêtes et bons. On se tromperait en prenant pour un être purement pervers la comtesse Irène de Fumée, qui se livre, dans un accès de contrition, à son ancien et dédaigné amant, puis se reprend, quand celui-ci a presque brisé sa vie. L’art du romancier russe dépeint des créatures plus contrastées et plus troublantes qu’une femme simplement hypocrite, et quant aux pauvres hères entraînés hors de la voie droite par les perspectives infinies de félicité qu’ouvre quelque amour naissant, il sait combien ils sont infortunés et dignes de pitié.

« Mais peut-on échapper à des mains quelconques ? L’homme est faible, la femme est tenace, le hasard est tout-puissant ; se résigner à une vie décolorée est difficile, s’y résigner complètement est impossible…, et ici il y a beauté et sympathie, chaleur et lumière, comment s’y dérober ? On s’élance comme un enfant vers sa bonne. Ensuite viennent sans doute, comme à l’ordinaire, le froid, les ténèbres, le vide et puis on se déshabitue de tout, on ne comprend plus rien. D’abord on ne comprend pas qu’on puisse aimer, puis on ne comprend même pas comment on peut vivre. »

Le pessimisme calme de cette conclusion assombrit tous les livres de Tourguénef. En lui l’observateur est indulgent parce qu’il comprend, mais il est triste aussi parce qu’il comprend. Si son intelligence lui dit les causes nécessaires de tout le mal, elle instruit sa sensibilité à n’en pas souffrir. Et celle-ci est rêveuse, troublée, par tout ce que l’esprit lui apprend des hommes et du monde. Tourguénef ne se fait pas d’illusions généreuses et banales sur la misère humaine, sur la fatigue et l’inanité de l’effort, sur le déchet des plus belles entreprises, sur cette part d’imperfection infinitésimale ou infinie toujours présente, qui corrompt ce que l’homme touche. Il connaît tout le ridicule des plans forgés d’avance et sans cesse déroulés, toute la futilité des passions crues éternelles, la vanité des spéculations philosophiques, les vacillations des plus belles volontés. Ses recherches sur l’une des plus effrayantes impuissances morales de l’homme moderne, la sympathie même qui l’ai tire vers les misérables et les imparfaits, tout le spectacle attristant de l’humanité vue de près, l’ont irrémédiablement contristé, et de même qu’un aliéniste, à force de voir la fêlure légère ou béante des cerveaux qu’il examine, doute qu’il y ait des âmes normales, Tourguénef tient en suspicion la force de l’homme et la joie de la vie. Quand Litvinoff quitte, le cœur meurtri, la ville où son ancien amour renaquit et s’évanouit une seconde fois, c’est la philosophie même du romancier qu’il formule :

« Fumée, fumée, répéta-t-il, et subitement tout lui sembla fumée, sa vie, la vie russe, tout ce qui est humain et principalement ce qui est russe. Tout n’est que fumée et vapeur, pensait-il, tout paraît perpétuellement changer, une image remplace l’autre, les phénomènes, succèdent aux phénomènes mais en réalité tout reste la même chose ; tout se précipite tout se dépêche d’aller on ne sait où, et tout s’évanouit sans laisser de trace, sans avoir rien atteint ; le vent a soufflé d’ailleurs, tout se jette du côté opposé, et là recommence sans relâche le même jeu fiévreux et stérile. »

Ailleurs ces passages attristés ne manquent pas, et même dans les pages les plus souriantes, on voit que la plume est tenue par un homme qui connaît la vanité d’énormément de choses, qui s’en afflige, qui s’en persuade et ne peut cependant se résigner à la vanité de son propre être. Ce désenchanté de la vie a la plus vive horreur de la mort et de la vieillesse : « … Puis tout à coup, comme de la neige qui nous tombe sur la tête, voir arriver la vieillesse et avec elle sa compagne, la crainte de la mort, cette crainte qui nous mine et nous ronge sans cesse, puis enfin le plongeon dans l’abîme. La vie ne lui apparaissait pas comme cette mer aux vagues tumultueuses que décrivent les poètes ; il se la représentait unie comme une glace, immobile, transparente jusque dans ses plus obscures profondeurs ; lui-même, assis dans un petit esquif chancelant, et en bas, au fond de l’abîme sombre et limoneux, il entrevoyait vaguement, semblables à d’énormes poissons, des formes monstrueuses : toutes les misères de la vie, maladies, chagrins, démence, cécité, pauvreté. Et voilà que, sous son regard, un de ces monstres émerge des ténèbres, monte, monte encore, devient de plus en plus visible, de plus en plus horriblement distinct. Encore un instant, et soulevé par le dos du monstre, la barque va chavirer. Mais de nouveau la forme semble devenir plus vague, le monstre descend, regagne le fond et s’y recouche, agitant à peine sa sombre nageoire. Pourtant, le jour fatal doit venir où la barque sera renversée. »

L’anéantissement de l’être, ce problème dernier, qui nous intéresse si cruellement, M. Tourguénef semble en ressentir toute l’amertume. L’existence et la disparition de l’individu lui paraissent également lamentables. Après Shakespeare, après les Pensées, il ne peut échapper à la contradiction profondément humaine de redouter la mort et de médire de la vie. Son système psychologique, son empirisme et son individualisme l’y contraignent. À force de contempler les petites actions d’une multitude de créatures, de suivre leur vie par le menu, d’assister à la dépense sans grand résultat du trésor de leurs forces morales, du remuement stérile dans sa discontinuité des passions et des espoirs, à ce volettement de but en but pour aboutir « au cinquième acte toujours sanglant », on ressent une sorte d’effroi et de triomphe amer.

Il paraît certain, à qui considère les individus seulement, que toute cette agitation de condamnés marchant à l’échafaud, est profondément vaine et que son dénouement est d’une insupportable tristesse. Tourguénef, par la constitution même de son esprit, par son aptitude à l’observation minutieuse, sa répugnance à généraliser, s’est exclu de la seule solution de ce dilemme que l’on puisse opposer avec quelque chance au pessimisme, en dehors de toute théologie. La sérénité de Goethe, la paix des systèmes spinosistes, le calme bien ordonne et la belle stabilité des écrits de M. Herbert Spencer, en général, le détachement de tous les livres de haute science, procèdent de vues générales qui dépassent et expliquent le spectacle contradictoire des cas particuliers. Les généralisateurs, se haussant à la notion de race et de substance, dépassant l’individuel et l’actuel, aperçoivent dans l’écoulement infini des phénomènes, dans l’incessante suite des avortements et des échecs, la parcelle de succès, qui, positif et acquis, grossit la somme des biens. L’obscur passé leur est l’origine des maux qui, ayant commencé peuvent cesser d’être, et quant à la mort même, elle leur apparaît comme la condition essentielle de la durée prospère de l’espèce, qui ne saurait subsister utilement que par la destruction de ses représentants momentanés, comme le corps ne vit que par l’usure de ses cellules.

Mais Tourguénef était empêché par toute son organisation mentale de connaître ces consolations intellectuelles. Il eut essentiellement une âme minutieuse particulariste, si l’on peut dire, qui percevait merveilleusement ce que chaque objet a d’individuel, de propre, d’unique, et qui pourtant, par une sorte de paresse native, n’allait pas à s’en former une image précise, mais la concevait diffuse, vague, toute brouillée d’ombre. Si les paysages et les hommes furent connus de Tourguénef, en ce qu’ils ont d’essentiel et d’intime, ce fut par hasard, pardon, car il sentait plus qu’il ne ressentait, se détournait de n’en évoquer nettement dans son esprit ou dans son écriture, sachant les choses de bien, s’arrêtant volontiers au mystérieux et à l’inconnu, à l’attrait des êtres complexes, obscurs et divisés. Son esprit était fort peu synthétique, se déliait de ses forces, craignait les visions définies, s’attachait distinctement à ne point empêcher par des faits trop précis de s’épanouir sa sensibilité qui était extrêmement vive, douce et tendre. Ce que sa notion des hommes et des choses avait de menu, de nuancé, d’épais, de peu concluant, de peu poussé, le laissait comme en une sorte d’admiration rêveuse pour un spectacle qui lui apparaissait étrangement varié, singulier, multiple surtout et compliqué ; une douce sympathie lui venait pour les êtres qu’il avait connus intimement et confusément comme penché sur eux de trop près, l’intelligence de leurs erreurs, la tristesse de leurs fautes, l’étonnement navré de les apercevoir eux si intensément vivants et complexes, bornés, faibles, isolés, perdus et passagers en ce vaste monde dont le romancier ne parvenait à comprendre ni l’arrangement ni le but, ni l’infinie petitesse. Son intelligence savait qu’il y a un problème de l’existence, pénétrait même par ouï-dire les idées générales qui pouvaient aider à le résoudre. Mais elles ne naissaient pas en lui et il n’en eut pas l’amour. Si ses dons de styliste gracieux ne pouvaient lui en suggérer de par le pouvoir des mots ; le trop de minutie diffuse de ses observations ne les rendait pas propres non plus à cette systématisation ; les pensées dernières lui répugnaient comme les visions lucides. Avec une intelligence très belle, une âme très noble, des sens non pas acérés, mais déliés et attentifs, ce géant débonnaire et lent qu’était Tourguénef, eut le défaut et l’infortune de manquer d’une vue arrêtée sur le futur, d’ignorer en l’homme ce qu’il y a de générique, de gros et de fort, de ne ressentir ni haines ni enthousiasmes violents, de vivre en dépaysé et en dilettante. Il fut l’artiste de ses perceptions délicates et de ses sentiments compatissants, l’élégiaque du réalisme. Il connut du monde tout ce que peuvent y voir des yeux très myopes et très doux, il en ignora ce qu’en déduisent les esprits purs, froids, lointains et volontaires.