Monsieur de Bonald
(Article Bonald, dans Les Prophètes du passé,
par M. Barbey d’Aurevilly, 1851.)
Tout le monde, ou du moins une grande moitié du monde, dit tous les jours que la société est au bord de l’abîme, qu’elle s’en va périr avec la propriété, avec la famille, avec toutes ses institutions angulaires et fondamentales ; qu’on est en face de la barbarie pure. Ce cri d’alarme, qui échappe aujourd’hui aux modérés même et aux satisfaits d’hier, reporte naturellement le souvenir vers les hommes qui ont poussé ce même cri il y a cinquante ans, qui n’ont cessé de le proférer jusqu’à leur dernier soupir, et qui, dans notre jeunesse, nous semblaient des vieillards augustes et moroses, de lamentables augures. Avaient-ils donc raison contre toutes nos hardies idées d’alors, contre nos jeunes espérances ? et leur donnerons-nous raison à notre tour ? Ce n’est point la question que je vais traiter ; assez d’autres la traitent sans moi. Mais je profiterai d’une publication récente, où un écrivain d’une plume brillante et vaillante, M. Barbey d’Aurevilly, prend hautement le parti de ceux qu’il appelle les Prophètes du passé, et nous retrace, à côté de la grande figure de Joseph de Maistre, la figure ingénieuse et forte de Bonald, pour dire mon mot sur ce dernier, et pour assigner les principaux traits de sa manière.
C’est de ce même M. de Bonald que M. de Lamartine, après l’avoir chanté en poète dans sa jeunesse, vient de donner un portrait tout aimable et adouci à la fin du second tome de son Histoire de la Restauration. Voilà, ce me semble, des occasions et des appuis pour qui veut aborder l’étude d’un caractère. Qu’on veuille être tranquille d’ailleurs▶ : je n’ajouterai pas un mot à ce que je crois vrai sur ce penseur supérieur et respectable.
Le vicomte de Bonald, que nous avons vu mourir le 23 novembre 1840, âgé de quatre-vingt-six ans accomplis, était né le 2 octobre 1754 à Millau, dans le Rouergue. Il sortait d’une de ces vieilles familles provinciales qui avaient servi à la fois avec honneur dans les parlements et dans les armées. Il vint faire ses études dans une pension à Paris, puis à Juilly chez les Oratoriens. Il ne prit de cette éducation que la partie fructueuse et solide, et ce qui s’y mêlait déjà de philosophique et de libre ne l’atteignit pas. Il sortit de là pour être mousquetaire, assista aux derniers moments de Louis XV, reçut un jour, au passage, un regard charmant de la jeune et nouvelle reine Marie-Antoinette : il paraît que ce furent là les plus vifs souvenirs de ce jeune mousquetaire au cœur simple, à la figure noble et pleine de candeur. M. de Bonald échappa entièrement par ses mœurs à la corruption du xviiie siècle : il échappa non pas seulement à ce qui corrompt, mais aussi peut-être à ce qui adoucit. Rentré dans ses foyers à vingt-deux ans, lors de la suppression du corps des mousquetaires (1776), il se maria et vécut de la vie de ses pères. Il fut maire de Millau, sa ville natale, depuis le 6 juin 1783 jusqu’au 23 juillet 1790, date à laquelle il fut nommé à Rodez membre de l’assemblée de département. Mais il donna bientôt sa démission de cette dernière place, et il crut de son honneur d’émigrer. Toutes ces circonstances de la vie de M. de Bonald sont racontées avec simplicité, et avec un sentiment très vif de religion domestique, dans une Notice écrite par l’un de ses fils, M. Henri de Bonald.
M. de Bonald avait donc bien près de quarante ans, et il n’avait pas songé à
écrire ni à devenir auteur. Les grands événements dont il était témoin et en
partie victime dégagèrent en lui la pensée forte et un peu difficile, et ce fut
aux coups redoublés de l’orage qu’il sentit qu’il avait des vérités à exprimer.
Après le licenciement de l’armée des princes, redevenant homme de famille, il
vint se fixer à Heidelberg et se consacra à l’éducation de ses deux fils aînés,
qu’il avait emmenés avec lui. Au milieu de ces soins tout paternels, il composa
son premier écrit, qui contient déjà tous les autres, et qu’il fit imprimer à
Constance par des prêtres émigrés qui y avaient établi une imprimerie
française : Théorie du pouvoir politique et religieux dans la
société civile, démontrée par le raisonnement et par
l’histoire, par M. de B…, gentilhomme français, 1796. C’est le titre
exact. M. de Bonald avait pris pour épigraphe cette phrase de Rousseau dans le
Contrat social : « Si le Législateur, se trompant
dans son objet, établit un principe différent de celui qui naît de la nature
des choses, l’État ne cessera d’être agité jusqu’à ce que ce principe soit
détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris
son empire. »
— M. de Bonald se réservait de prouver qu’ici la nature n’était autre chose que la société même la plus
étroitement liée et la plus forte, la religion et la monarchie.
Ce livre de Bonald appartenait à cette littérature française du temps du Directoire et extérieure à la France, qui se signala par de mémorables écrits et des protestations élevées contre les productions du dedans : cette littérature extérieure produisait de son côté, à Neuchâtel en Suisse, les Considérations de Joseph de Maistre sur la Révolution française, 1796 ; à Constance, le livre de Bonald ; à Hambourg, la Correspondance politique de Mallet du Pan en cette même année 1796, et Le Spectateur du Nord, brillamment rédigé par Rivarol, l’abbé de Pradt, l’abbé Louis, etc. ; à Londres, l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand, 1797. On voit que la pensée plus ou moins restauratrice, refoulée par le triomphe de l’idée philosophique et révolutionnaire, réagissait à son tour et faisait chaîne autour de la France.
Le livre de Bonald, introduit en France et expédié de Constance à Paris, fut en grande partie saisi et mis au pilon par ordre du gouvernement : il n’eut donc pas d’effet et fut alors comme non avenu53. Mis même en circulation et livré à la publicité, il n’aurait pu avoir ◀d’ailleurs aucune influence à cause de sa forme obscure, difficile et dogmatique. Ce sont de ces ouvrages qui ne sont faits que pour être médités et extraits par quelques-uns54.
M. de Bonald, qui est le premier dans sa préface à reconnaître les défauts de sa
manière, pense pourtant que les livres sont faits pour exercer de l’influence,
et c’est pour cela qu’il écrit. « Depuis l’Évangile jusqu’au Contrat social, dit-il et répétera-t-il depuis en maint endroit,
ce sont les livres qui ont fait les révolutions. »
Les révolutions,
qui ont changé en bien ou en mal l’état de la société, n’ont eu d’autre cause
que la manifestation des vérités ou la propagation des erreurs. Pour lui, il
croit que, depuis plusieurs siècles, c’est l’erreur qui se propage et il veut
rappeler les lois fondamentales et la vérité. Cette vérité, c’est qu’il n’y a
qu’une, une seule constitution (entendez-vous bien ?) de
société politique, et une, une seule constitution de société
religieuse, la réunion et l’accord de l’une et de l’autre composant la vraie
société civile. Cette unique constitution de société politique est la
constitution royale pure ; cette unique constitution de société religieuse est
la religion catholique : hors de là, point de salut, même ici-bas,
et nulle stabilité. C’est sur cette doctrine, chez lui
fondamentale, et qui est le résultat du raisonnement comme la donnée de la foi,
qu’il va discourir jusqu’au dernier jour, dire, redire sans cesse et répéter
(car s’il est l’homme qui varie le moins, il est celui qui se répète le plus),
et enchaîner toutes sortes de pensées élevées, fines ou fortes, souvent
malsonnantes et tout à fait fausses, mais le plus souvent vraies encore d’une
vérité historique relative au passé. M. de Bonald est le publiciste de la
famille, de la royauté patriarcale, de l’autorité antique et immuable, de la
stabilité sacrée.
On ne le comprend bien que quand on se le représente à sa date de 1796, en situation historique pour ainsi dire, en face des adversaires dont il est le contradicteur le plus absolu et le plus étonnant, non pas avec des éclairs et des saillies de verve et de génie comme de Maistre, mais un contradicteur froid, rigoureux, fin, ingénieux et roide. Jamais les Condorcet en politique, les Saint-Lambert en morale, les Condillac en analyse philosophique, n’ont rencontré un jouteur plus serré et plus démontant ; car notez que, pour les réfuter, il ne dédaigne pas de prendre un peu de leur méthode ; il mêle un peu d’algèbre à son raisonnement, il a des formules pour revenir au ciel, et il se sert des mots exacts avant tout, il les presse et les exprime pour leur faire rendre tout l’esprit qu’ils recèlent et toute la pensée. Enfin il prend une partie de leurs armes à ses adversaires et les retourne contre eux, en remontant pied à pied.
Je ne citerai de sa Théorie du pouvoir que deux ou trois
endroits remarquables, et qui peuvent s’entendre sans recourir à la formule.
Développant pour la première fois cette pensée qu’il a depuis résumée ainsi et
qui fait loi : « La littérature est l’expression de la société »
,
M. de Bonald examine dans leurs rapports la décadence
des arts et celle des mœurs : « Ce serait, ce me semble, nous dit-il,
le sujet d’un ouvrage de littérature politique bien intéressant, que le
rapprochement de l’état des arts chez les divers peuples avec la nature de
leurs institutions. »
Et il en donne à sa manière un aperçu,
indiquant que la plus grande perfection des arts et des lettres, comme il les
conçoit, répond généralement à l’état le plus parfait des institutions sociales,
c’est-à-dire à la monarchie. Dans un chapitre intitulé « Des gens de lettres »,
il saisit très finement les qualités distinctives de cette nouvelle espèce, née ou développée seulement au xviiie
siècle ; il dénonce les inconvénients d’un pareil corps
vaguement introduit dans l’État et y devenant une puissance ; il essaie de la
restreindre et d’assigner les termes dans lesquels il conviendrait, selon lui,
de renfermer toute discussion littéraire, soit par rapport à la religion, soit
par rapport aux mœurs. Rien n’est curieux comme cette sorte de charte, ou plutôt
de loi spartiate et hébraïque, que M. de Bonald méditait d’imposer aux
écrivains, et cela pendant les plus grandes saturnales de la presse, en plein
Directoire. Il n’entendait pas restreindre moins rigoureusement les arts du
dessin ; il était sans pitié pour les statues : « Gouvernements,
s’écriait-il, voulez-vous accroître la force de l’homme ? gênez son cœur,
contrariez ses sens. Semblable à une eau qui se perd dans le sable si elle
n’est arrêtée par une digue, l’homme n’est fort qu’autant qu’il est
retenu. »
Se croyant déjà revenu à Lycurgue ou à Moïse, il proposait
sérieusement à l’administration de faire faire des éditions châtiées et
exemplaires des auteurs célèbres : on extrairait de chaque auteur ce qui est
grave, sérieux, élevé, noblement touchant, et on supprimerait le reste :
« Tout ce qui serait de l’écrivain social serait
conservé, tout ce qui serait de l’homme serait
supprimé ; et si je ne pouvais faire le triage, dit-il,
je n’hésiterais pas à tout sacrifier. »
Telle est la pensée que M. de Bonald énonçait en 1796, qu’il continuera d’énoncer et d’exprimer pendant toute la Restauration, et qu’il voudra réaliser tant bien que mal en 1827, comme président du dernier Comité de censure : peut-on s’étonner de la suite d’après le début ? Qu’un tel régime de littérature spartiate ou romaine, comme le pourrait régler un Caton l’Ancien, soit souhaitable ou regrettable, je n’examine pas cette question, qui n’est autre que l’éternelle querelle entre les vieilles mœurs et le génie des arts ou de la pensée ; mais est-ce possible dans l’état actuel et prochain de la société, et sur les pentes nouvelles où se précipite le monde ? M. de Bonald n’en doutait pas. Là est le rêve.
Sa prévention était telle, qu’à peine si lui et les siens passaient l’esprit
proprement dit à leur parti et pour la défense de leur cause. Un jour (le fait
est de toute vérité), M. de Marcellus était allé voir M. Michaud dans les beaux
jours de La Quotidienne : « Eh bien ! lui dit
M. Michaud, vous devez être content, il y a de l’esprit dans notre
journal. » — « Oui, répondit l’ami de M. de Bonald, et c’est précisément ce
que je n’y aime pas : il y a toujours quelque chose de satanique dans
l’esprit. »
On croit entendre M. de Bonald lui-même.
En tout M. de Bonald, par la forme et la direction de son esprit, est hébraïque,
romain, patricien à l’antique, et l’ennemi des Grecs. Jamais il ne parle des
Grecs qu’avec mépris et dédain comme d’une
nation de femmes
et d’enfants
, ne songeant qu’au plaisir, et qui, dans leurs
arts, « ôtèrent la pudeur même à la chasteté »
55 :
ou encore comme d’une « nation d’athlètes »
devenue bien
vite un peuple de rhéteurs et de sophistes, et qui,
en philosophie, « ne cherchèrent jamais la sagesse que hors des voies de
la raison »
. Il ne fait guère d’exception favorable parmi eux que
pour les Spartiates et les Macédoniens, peuples plus forts et plus durs : mais
les Athéniens, il les rudoie, il les ignore, il les supprimerait s’il le
pouvait. C’est que lui-même, avec de la force et de l’ingéniosité, il a l’âpreté
de son Rouergue et de ses montagnes ; c’est le moins Athénien des esprits.
« Il n’aimait pas les Grecs, a dit quelqu’un, et les Grecs le lui ont
bien rendu : il manque d’atticisme. »
Il manque de grâce, de
délicatesse et de charme.
Je vais droit au défaut capital et radical du talent élevé de M. de Bonald, et que, même dans les hautes et sévères doctrines qu’il professait, il aurait certes pu éviter. M. de Maistre a des ailes, M. de Bonald n’en a jamais. Pour revenir au monde des idées et au ciel métaphysique de Malebranche, M. de Bonald nous fait repasser par la filière des mots et par la mécanique du langage de Condillac. J’ai voulu faire une expérience qui n’a rien de bien pénible. À côté des pages denses et serrées de M. de Bonald, j’ai lu quelques pages de Bossuet, dans le même ordre d’idées absolues : La Politique tirée de l’Écriture. Quand on lit ce bel ouvrage de Bossuet, on est à l’instant comme un voyageur qui se sent porté sur un grand fleuve aux ondes pleines, majestueuses et sonores sous le soleil. Avec Bonald, au contraire, on est comme si l’on s’embarquait d’abord sur un fleuve assez peu navigable ; puis le patron vous fait entrer dans un canal, et vous met à bord d’un bateau exactement fermé, où l’on descend et où l’on est sans plus voir la lumière ni le ciel, et l’on ne peut sortir la tête et regarder sur le pont que par intervalles, pour apercevoir en effet d’assez hautes et grandes perspectives, mais en regrettant de les perdre de vue si souvent. Tel est véritablement l’effet que produit la méthode à demi scolastique de Bonald, mise en regard de la marche naturelle et large de Bossuet dans les mêmes matières.
Bonald ne s’inquiète pas d’émouvoir, et il ne sait pas persuader. Cette abeille
qui, non loin de lui, visita l’austère de Maistre lui-même dans ses rochers de
Savoie, qui caressa et nourrit si longtemps Chateaubriand enfant sur ses grèves,
il ne la connaît pas. Il a, même dans les choses vraies qu’il énonce, de ces
expressions et de ces manières de dire qui sont le contraire de l’insinuant. Ce
n’est pas de lui que le poète aurait dit jamais que « la déesse de
laPersuasion résidait sur ses lèvres »
. Pour montrer le degré de
rigueur et d’absolu de la vérité qui se mesure à l’étendue même des lumières et
de la certitude, il a pu écrire : « L’homme le plus éclairé sera l’homme
le moins indifférent ou le moins tolérant ; et l’Être
souverainement intelligent doit être, par une nécessité de sa nature,
souverainement intolérant des opinions
56. »
Voilà Dieu compromis, dans la bouche d’un
homme pieux, par une expression malheureuse. C’est ainsi qu’un autre jour, dans
un discours à la Chambre des pairs, il dira, en parlant de la peine de mort, que
punir un coupable du dernier supplice,
c’est le renvoyer
devant son juge naturel
. L’expression est exacte sans doute
pour un croyant, mais ce sont là de
ces exactitudes
qu’évitent les charitables et à la fois les habiles, ceux qui veulent gagner et
amener l’esprit des hommes, et qui savent les endroits sensibles de leur cœur.
De toutes les façons, c’est la plus opposée à l’appel attrayant de Fénelon.
« On ne persuade pas aux hommes d’être justes, pensait M. de Bonald, on
les y contraint. La justice est un combat. »
Mais souvent, tout en
contraignant les hommes, il est bon de leur laisser croire qu’on les a
persuadés.
Un des chapitres les plus cités de ce premier écrit (La Théorie du
pouvoir) est celui qui a pour titre : « Jésus-Christ ». Il y a de la
force, de la dignité, un sentiment profond, à la fois historique et religieux ;
mais ce chapitre me paraît gâté encore et interrompu dans ce qu’il a de simple
et de grave par des raisonnements de théoricien et d’homme de parti. Considérant
la personne de l’Homme-Dieu dans tous ses états et toutes ses conditions,
M. de Bonald dira : « Dans la famille, il est fils, il est parent, il est
ami ; dans la société politique, il est sujet et même il
est pouvoir ; dans la société religieuse, il est pouvoir et même il est sujet. »
Cette antithèse de pouvoir et de sujet tient
à la formule fondamentale de l’auteur ; mais comment ne pas l’oublier ici ?
comment songer à poursuivre sa démonstration didactique en un tel exemple ?
C’est ainsi encore que, plus de trente ans après, dans son dernier ouvrage (car,
chez M. de Bonald, le dernier ouvrage ressemble au premier), dans sa Démonstration philosophique du principe constitutif de la
société, il déduira d’une construction philosophique et presque
grammaticale la nécessité de l’Homme-Dieu. M. de Bonald ne sent pas que cela
choque et refroidit celui qui le lit. Homme de foi, il manque de cette effusion
qui soulève et qui entraîne. Il n’a pas, en parlant
de Jésus-Christ, cette naïveté et cette tendresse que Pascal avait eue et
avait notée comme les signes distinctifs de l’esprit chrétien : il n’a pas les
raisons du cœur, celles que le raisonnement ne sait pas.
Ce que je dis là du premier écrit de M. de Bonald se peut dire de tous les écrits qu’il a publiés depuis. Rentré en France sous le Directoire, il fut de ceux qui, sous le Consulat, travaillèrent à relever les ruines morales de la société, et il publia en 1802 son traité Du divorce et sa Législation primitive.
Son traité Du divorce fut une noble et bonne action, et dont le
fruit subsiste encore. Homme de famille, M. de Bonald, en s’occupant d’un tel
sujet, était sur le fond et sur le roc même de sa conviction. Il sentait plus
que personne la portée politique et publique d’une question où quelques-uns ne
voyaient qu’un règlement de l’ordre privé et qu’une facilité domestique. Il y
avait longtemps qu’il s’était dit : « C’est par l’état social des femmes qu’on
peut toujours déterminer la nature des institutions politiques d’une société. »
On peut regretter seulement que, là comme ailleurs, il ait compliqué les
excellentes raisons de tout genre qu’il produisait, par d’autres trop absolues,
trop abstruses et trop particulières. On dirait par moments qu’il obscurcit ses
propres clartés à plaisir. Pour prouver la religion des premières familles et le
sacerdoce des premiers patriarches, qu’avait-il besoin de passer par des espèces
d’équations et de proportions où il fait entrer ses termes favoris, cause, moyen, effet, qui répondent ici à père, mère,
enfant, et tout ce qui s’ensuit ? Mais, à côté de ces travers tout à
fait désagréables du dialecticien, on aime à dégager de belles et justes pensées
comme celle-ci, qu’il ne faut pas que la loi conspire avec
les passions de l’homme contre sa raison
: « Ainsi,
du côté que l’homme
penche, la loi le redresse,
et elle doit interdire aujourd’hui la dissolution à des hommes dissolus,
comme elle interdit, il y a quelques siècles, la vengeance privée à des
hommes féroces et vindicatifs. »
La conclusion de ce traité Du divorce, adressée sous forme d’allocution aux législateurs
du Code civil, est d’une grave et réelle éloquence ; l’âme de l’homme de bien et
du bon citoyen s’y fait jour par des accents qui ne se laissent pas
méconnaître ; on y entend ce cri vertueux et ce vœu de réparation qui s’élève de
la société après chaque grand désordre, et qui ne demande qu’à être
régulièrement dirigé :
Commandez-nous d’être bons, et nous le serons. Faites oublier à l’Europe nos désordres à force de sagesse, comme vous avez effacé notre honte à force de succès. Vous avez fait de la France la grande nation par ses exploits, faites-en la bonne nation par ses mœurs et par ses lois. C’est assez de gloire, c’est trop de plaisirs ; il est temps de nous donner des vertus.
La Législation primitive qui paraissait tout à côté du Génie du christianisme, et dans le même sens réparateur, était d’un genre bien différent :
La vérité dans les ouvrages de raisonnement, disait M. de Bonald, est un roi à la tête de son armée au jour du combat : dans l’ouvrage de M. de Chateaubriand, elle est comme une reine au jour de son couronnement, au milieu de la pompe des fêtes, de l’éclat de sa cour, des acclamations des peuples, des décorations et des parfums.
Dans la Législation primitive, le corps du livre, qui ne se compose que d’une suite de propositions et d’axiomes souvent très contestables, rangés et numérotés comme les pierres d’un édifice non construit, ou comme une table de matières, a paru et paraîtra toujours d’une lecture difficile et ingrate. D’autres parties subséquentes s’y joignent, qui n’y tiennent que par voie de digression ; je ne sais pas d’ouvrage si étroitement raisonné et si mal composé57. Mais ce qui est à lire, c’est le Discours préliminaire, où tout M. de Bonald se trouve avec son système.
Ce système, que je ne puis qu’indiquer brièvement, est celui-ci : M. de Bonald,
homme de foi, d’une religion profonde, orthodoxe, et qui chez lui n’a jamais été
ébranlée, croit fermement à la parole des Livres saints et à la création de
l’homme telle qu’elle est consignée dans le récit de Moïse. Il croit donc que
Dieu a fait l’homme à son image, et M. de Bonald a une manière
de presser le sens des mots qui le mène à en tirer de longues et précises
conséquences. De cette ressemblance et de cette similitude de
l’homme avec Dieu, il résulte qu’il y a société, au pied de la lettre, entre
Dieu et l’homme, et que celui-ci a reçu de Dieu la loi, la pensée et la parole,
sans laquelle la pensée humaine n’est pas. Et ce que Dieu
a fait pour le premier homme, l’homme à son tour le fera pour ceux qui naîtront
de lui : il leur enseignera la parole, et par elle la vérité,
ce fonds commun et ce patrimoine de la famille, et de la société qui n’est que
la réunion des familles. Ce n’est donc que hors de lui et par la société que
l’homme s’instruit et s’élève ; il importe donc que ce fonds premier de vérité
sociale ne soit point altéré, ou, s’il l’a été, qu’il soit réintégré et rétabli
dans sa pureté primitive, comme il le fut, et même à un plus haut degré de
perfection, lors
de la venue de Jésus-Christ. Depuis
lors les altérations ne sauraient plus être que passagères. C’est là l’espoir de
Bonald, et, malgré les apparences contraires qui sont faites pour troubler les
faibles, c’est là sa foi. Car il lui paraîtrait absurde et sacrilège de penser
que Dieu a laissé un seul moyen de connaissance et de vérité aux hommes, et que
ce moyen est à jamais détourné ou intercepté. Il croit donc en définitive au
triomphe de la religion chrétienne catholique sur toutes les religions, et de la
constitution monarchique pure sur tous les gouvernements, comme il croit à une
vérité géométrique, comme il est « convaincu de l’égalité des diamètres
d’un même cercle »
: c’est la comparaison qu’il emploie quelque
part.
Ainsi, dans la société, M. de Bonald croit à un ordre particulier, aussi naturel
et aussi nécessaire que l’ordre général de l’univers : il marche donc dans sa
voie, tranquillement, fermement, sous l’œil de Dieu et de ceux qu’il a préposés,
comme au temps de Moïse et du Décalogue, comme au temps de Grégoire VII et III,
comme au temps de saint Louis. Que lui importe le xviiie
siècle et que Voltaire soit venu ? Voltaire ne lui paraît
que
le plus grand des beaux esprits
. L’Esprit des lois de Montesquieu ne lui semble écrit bien
souvent qu’avec la même légèreté qui a dicté les Lettres
persanes. Quand M. de Bonald parle de Bossuet, il se sent presque son
contemporain, il l’appelle habituellement M. Bossuet :
« Mais saint Augustin, saint Léon, M. Bossuet, l’Évangile même,
dit-il, n’ont sur les chrétiens que l’autorité que leur donne
l’Église. »
Par condescendance pourtant, et afin de montrer que la
vérité accepta toutes les armes, M. de Bonald prend des mains du xviiie
siècle les divers problèmes, tels que ce siècle
les a posés. Comme dans un siège méthodique, il chasse
et repousse l’ennemi le long des tranchées mêmes que celui-ci a pratiquées, et
c’est ainsi qu’il revient par une voie étroite à une philosophie élevée.
Ce mélange de moyens étroits, de croyances bornées et de hautes vues, est
perpétuel chez lui. Son raisonnement est serré et dense, et si subtil, qu’une
fois qu’on est au-dedans, on ne voit presque plus le jour, ni ce ciel qu’il veut
précisément nous montrer58. Le plus sûr et le plus commode pour juger des belles parties
de Bonald, c’est de briser, de secouer en quelque sorte son réseau, et de ne
voir que les pensées mêmes qui s’en détachent. Alors, quantité de définitions et
de sentences d’or apparaissent : par exemple, cette définition de l’homme, que
d’autres avant lui avaient trouvée, mais qu’il a réinventée et mise en honneur
de nouveau : « L’homme est une intelligence servie par des
organes. »
Voici quelques-unes encore de ces belles pensées, et qui
sentent le moderne Pythagore :
En morale, toute doctrine moderne, et qui n’est pas aussi ancienne que l’homme, est une erreur.
Le but de la philosophie morale est moins d’apprendre aux hommes ce qu’ils ignorent, que de les faire convenir de ce qu’ils savent, et surtout de le leur faire pratiquer.
Ce sont moins les connaissances qui nous manquent, que le courage d’en faire usage.
La Révolution a commencé par la Déclaration des droits de l’homme, et elle ne finira que par la Déclaration des droits de Dieu.
M. de Bonald est un des écrivains dont il y aurait ainsi le plus de grandes ou spirituelles pensées à extraire ; on ferait un petit livre qu’on pourrait intituler Esprit ou même Génie de M. de Bonald, et qui serait très substantiel et très original. Lui-même il a publié en 1817 un volume de Pensées, mais dans lequel, comme tous les auteurs en ce genre, il en a laissé passer un trop grand nombre. Je n’en ferai remarquer que quelques-unes qui me semblent des plus justes, des plus modérées, et tout à fait incontestables :
Le bon sens, dans le gouvernement de la société, doit remplir les longs interrègnes du génie.
L’irréligion sied mal aux femmes ; il y a trop d’orgueil pour leur faiblesse.
N’en croyez pas les romans : il faut être épouse pour être mère.
À un homme d’esprit il ne faut qu’une femme de sens : c’est trop de deux esprits dans une maison.
On sent dans ces dernières pensées l’homme de la famille, l’époux au cœur antique, l’homme simple et qui retrouvait dans le cercle domestique la bonhomie et l’aménité. Et ceci encore :
Des sentiments élevés, des affections vives, des goûts simples, font un homme.
Homme public, il avait sur le rôle de la France et sur sa magistrature en Europe des idées qui ont été souvent redites par d’autres et exagérées depuis ; mais il n’exagérait rien, quand il disait énergiquement :
Un ouvrage dangereux écrit en français est une déclaration de guerre à toute l’Europe.
Il a, sur la corruption du goût et sur les rapports du talent et des mœurs, des conseils sobres et sains, qui rappellent Vauvenargues :
Le beau en tout est toujours sévère.
Une conduite déréglée aiguise l’esprit et fausse le jugement.
L’auteur d’un ouvrage sérieux a complètement échoué si on ne loue que son esprit.
« Les grandes pensées viennent du cœur », a dit Vauvenargues. Cette maxime est incomplète, et il aurait dû ajouter : « Les grandes et légitimes affections viennent de la raison. »
M. de Bonald, dans ses écrits, à travers leur forme grave et tendue, avait une ironie fine et souvent piquante ; cela se dégage mieux dans ses Pensées :
Des sottises, dit-il, faites par des gens habiles ; des extravagances dites par des gens d’esprit ; des crimes commis par d’honnêtes gens, — voilà les révolutions.
C’est joli, c’est juste, et ce n’est pas trop dur.
Il se demandait encore, et c’est surtout aujourd’hui le cas de nous demander tous avec lui :
Que s’est-il donc passé dans la société, qu’on ne puisse plus faire aller qu’à force de bras une machine démontée, qui allait toute seule, sans bruit et sans effort59 ?
Sous la Restauration, M. de Bonald ne fit qu’appliquer aux choses
publiques, et aux discussions politiques dans lesquelles il fut mêlé, son
invariable doctrine de tous les temps. Logique, conséquent et sincère, il
l’appliquait dans les plus grandes comme dans les moindres choses. De même qu’à
la Chambre des députés et ensuite à celle des pairs il prenait parti pour toutes
les propositions et les mesures rétrogradantes, membre du
conseil général de son département, il s’opposait le
plus qu’il pouvait à une grande route, qui même lui aurait été utile pour sa
terre, persuadé que « rapprocher les hommes, comme il le dit, n’est pas
le plus sûr moyen de les réunir »
. Opposé en tout à la tendance de
la société moderne, à tout ce qui centralise et mobilise, il comprenait dans un
même anathème les grandes capitales, le télégraphe, le crédit et tous ses
moyens ; il aurait voulu en revenir à la monnaie de fer de Sparte. Nul n’a mieux
su que lui tout ce dont il ne voulait pas. Il avait pour principe qu’en tout
état de cause il est bon de résister à la nouveauté, fût-elle une vérité : cela
lui fait faire quarantaine. Tel qu’il était, il mérita une double réputation
durant tout ce temps des quinze années, la réputation d’oracle et d’homme de
génie dans son parti, parmi le petit nombre des esprits opiniâtres et immuables,
et même, jusqu’à un certain point, dans tous les rangs des royalistes
intelligents : auprès des autres, des libéraux, il passait pour un gentillâtre
spirituel, entêté, peut-être un peu cruel, et il jouissait de la plus magnifique
impopularité. Tout cela doit s’apaiser et se tempérer aujourd’hui.
Dans le commerce habituel, « il était indulgent et doux, nous dit
M. de Lamartine, comme les hommes qui se croient possesseurs certains et
infaillibles de leur vérité »
. Ses lettres à Joseph de Maistre,
récemment publiées, nous le montrent simple en effet, suivant de tout point ses
idées et les pratiquant, très occupé des détails, et revenant souvent d’une
manière naturelle, mais cependant marquée, à ses soucis de famille et d’intérêts
domestiques. Homme privé, il avait de la bonhomie, de la finesse, mais sans
brillant et sans grandeur.
Publiciste, malgré ses hautes parties, je ne lui trouve pas les vrais signes du génie, qui sont l’ouverture d’instinct, le renouvellement de vue, la prescience et la découverte de vérités nouvelles : il n’a fait que rédiger et reconstruire, sous forme originale, idéale, et parfois bizarre, les doctrines du passé, sans admettre ni concevoir aucune des transactions et des transformations par où elles pouvaient se lier à l’avenir. Philosophiquement (si j’ose avoir un avis), il me paraît bien supérieur à ce qu’il est comme politique. Dans ses deux volumes de Recherches sur les premiers objets des connaissances morales, il a défendu la philosophie spiritualiste par les armes les plus aiguisées et les plus habiles qu’elle ait maniées de nos jours. Les physiologistes de l’école de Lucrèce et de Lamarck qui pourront et oseront lui répondre (car la querelle à mort est entre eux et lui) sont encore à naître60·
Ses relations avec de Maistre et avec Chateaubriand achèvent de le définir : un écrivain, selon moi, n’est bien défini que quand on a nommé et distingué à côté de lui et ses proches et ses contraires. À l’égard de Joseph de Maistre, Bonald, à un an près du même âge, n’est ni un disciple ni un précurseur :
Je n’ai été ni son disciple ni son maître, dit-il quelque part. Nous ne nous sommes jamais vus ; mais je le regarde comme un de nos plus beaux génies, et m’honore de l’amitié qu’il m’accordait, et de la conformité de nos opinions. Il m’écrivait, peu avant sa mort : « Je n’ai rien pensé que vous ne l’ayez écrit ; je n’ai rien écrit que vous ne l’ayez pensé ». L’assertion, si flatteuse pour moi, souffre cependant, de part et d’autre, quelques exceptions.
Elle en souffre surtout quant au mode de talent et de nature. En disant les mêmes choses que Bonald, Joseph de Maistre est hardi, impétueux, varié ; il semble presque un génie libéral par la verve et la couleur de l’expression ; il a des poussées et des sorties qui déjouent le système ; tandis que l’autre, vigoureux, subtil, profond, roide et strict, s’y renferme invariablement61.
Quant à Chateaubriand, il était de quatorze à quinze ans plus jeune que Bonald, c’est-à-dire d’une autre génération. Unis en 1802, compagnons d’armes dans le même combat, dans la même cause de la renaissance littéraire et religieuse, Chateaubriand salua du premier jour la Législation primitive dans deux articles de haute critique insérés au Mercure ; et on a vu comment Bonald, à cette époque, comparait la vérité glorifiée par Chateaubriand à une reine. Peu à peu les antipathies d’esprit et de nature pourtant se déclarèrent ; et la politique les fit éclater après 1815. Ils paraissaient plus unis que jamais pour la défense des mêmes principes, dans Le Conservateur, mais les vues et les arrière-pensées différaient. Bonald restait ce qu’il avait été dès l’abord, l’homme de la tour et du clocher antique et gothique, tandis que Chateaubriand, livré à ses brillants instincts, se faisait déjà l’homme du torrent :
C’est le grand champion du système constitutionnel, écrivait Bonald à Joseph de Maistre en 1821 ; il va le prêcher en Prusse, et n’y dira pas de bien de moi, qu’il regarde comme un homme suranné qui rêve des choses de l’autre siècle… C’est un très grand coloriste, et surtout un très habile homme pour soigner ses succès.
Bientôt, et après le passage de Chateaubriand au ministère, dans les luttes de 1826-1827, les discussions sur la liberté de la presse amenèrent entre lui et Bonald une rupture ouverte, dans laquelle le vieil athlète porta au brillant transfuge des coups acérés, directs, et qui auraient paru des blessures profondes si on y avait pris garde : mais dès lors le bruit et le triomphe de l’opinion couvraient tout.
L’avenir, je le crois, réservera à M. de Bonald une assez haute place : à mesure que les âges s’éloignent et que les institutions s’évanouissent, on sent le besoin d’en résumer de loin l’esprit dans quelques figures et dans quelques noms. Le nom et le personnage de M. de Bonald sont une de ces représentations les plus justes et les plus fidèles qu’on puisse trouver de l’ordre monarchique et religieux pris au sens le plus absolu ; il a été l’un des derniers sur la brèche et n’a pas cédé une ligne de terrain en théorie. Je ne pense point, malgré l’adhésion si distinguée de M. Barbey d’Aurevilly, que M. de Bonald soit à la veille de trouver beaucoup de disciples ; mais les adversaires, ceux qui pousseront le plus par leurs systèmes vers les formes encore mal définies de la société nouvelle, croiront s’honorer eux-mêmes en le respectant, et en saluant en lui un champion du moins qui a eu jusqu’au bout l’intrépidité de sa croyance et qui n’a jamais fléchi.