II
Marolles débuta dans sa carrière littéraire active en corrigeant sa traduction de Lucain, qu’il avait publiée plus de vingt ans auparavant et dont il donna une seconde édition en 1647. Il entreprit tout aussitôt après la traduction de Virgile, et ce fut par une sorte de gageure. S’étant trouvé un jour chez le célèbre coadjuteur de Paris, le futur cardinal de Retz, comme on vint à parler des traductions des poètes et que ce prélat eut avancé qu’il ne croyait pas qu’on en pût faire une de Virgile, à la fois agréable et juste, Marolles répliqua qu’avant de déclarer la chose impossible il faudrait essayer, et il se mit à l’œuvre incontinent : il a bien soin de nous avertir dans sa préface qu’il n’y employa que peu de mois. Lorsqu’on a sous les yeux la magnifique édition in-folio de ce Virgile traduit, qui parut en 1649 entre les deux Frondes, avec figures, tables, remarques et commentaires, le portrait du traducteur en tête de la main de Mellan, on se prend à regretter que tant de dépense ait été en pure perte, et l’on voudrait se persuader que ce travail de Marolles et les autres travaux de lui qui succédèrent n’ont pas été inutiles à leur moment. Voltaire, dans sa liste des écrivains français du siècle de Louis XIV, lui accorde du moins ce genre de mérite : « Michel, abbé de Villeloin, composa soixante-neuf ouvrages, dont plusieurs étaient des traductions très utiles dans leur temps. » Un écrivain de ce temps-là même, Sorel, dans sa Bibliothèque française, semble mettre ce fait d’utilité hors de doute, lorsque dans une page laudative, et que Marolles n’eût pas écrite autrement si on la lui eût demandée, il disait :
Entre tous les auteurs qui se sont occupés à traduire dans ce siècle-ci, on n’en saurait nommer un qui ait travaillé à plus d’ouvrages et avec une assiduité plus grande qu’a fait M. de Marolles, abbé de Villeloin. Il a témoigné sa piété et la force de son génie dans la traduction du Nouveau Testament, dans celle du bréviaire romain et de quelques autres pièces saintes, dont il a fait sa principale occupation. Comme il est capable de tout ce qu’il veut entreprendre, il est extrêmement louable d’avoir employé quelques heures de son loisir à la traduction des anciens poètes latins, qui contiennent tant de belles et rares choses où les curieux et les savants trouvent leur satisfaction. Il ne faut point prendre garde si tous ces anciens auteurs sont appelés profanes, et si quelques-uns ont quelques termes libres et impurs : le soleil jette ses rayons sur la boue, de même que sur les choses précieuses, sans être endommagé ; cet astre apporte du changement aux substances qu’il éclaire, et le sage en fait de même de tout ce qui est soumis à ses ordres. M. de Marolles a traduit les poètes romains en notre langue française, avec une naïve expression, rendant pensée pour pensée autant qu’il l’a pu faire pour ce qui est de ceux qui ont gardé étroitement les lois de la pudeur ; et pour les autres il a touché si adroitement aux endroits périlleux qu’on peut dire qu’il les a purifiés. Il a traduit les œuvres de Virgile, de Lucain, de Lucrèce, d’Horace, de Juvénal, de Perse, de Catulle, de Tibulle, de Properce, de Martial, de Plaute, de Térence, de Sénèque le tragique, de Stace, avec les Fastes d’Ovide, et plusieurs autres livres du même poète. La plupart de ces livres n’ayant jamais été traduits auparavant, on est fort obligé à un auteur qui a pris la peine de les mettre en notre langue. Cela est très nécessaire pour la satisfaction de ceux qui ne savent pas la langue latine, et cela donne même du soulagement à ceux qui la savent, ne trouvant pas toujours les explications si prêtes. Au reste, tout cela est imprimé avec un soin très exact et très utile, le latin étant d’un côté et le français de l’autre, avec des chiffres et des tables qui en font connaître le rapport, et il y a de doctes remarques qui sont à la fin, de la composition du traducteur. Cependant tout ce travail s’est fait avec une telle diligence, qu’un ouvrage n’a pas été sitôt achevé qu’un autre a été commencé. On peut tenir pour une merveille qu’un seul auteur ait produit tant de choses.
Ainsi parlait un ami et un camarade dans son style de réclame et de prospectus, comme nous dirions aujourd’hui. Même en rabattant beaucoup de ces pompeux éloges, on a peine à se figurer d’abord qu’ils portent tout à fait à faux ; lorsqu’on jette un coup d’œil rapide sur les traductions en prose de Marolles, comme elles ne paraissent pas plus mauvaises absolument que d’autres de la même date, on se dit qu’elles ont pu être utiles en effet aux gens du monde, aux dames, et que Marolles a continué en cela de remplir sa fonction de latiniste de société. Tel à peu près, sous le Directoire et lors de la renaissance des études au sortir de la Révolution, l’abbé Coupé, dans ses Soirées littéraires, a donné quantité de traductions plus ou moins exactes, mais courantes et faciles, des meilleurs morceaux de l’Antiquité. Eh bien ! après y avoir un peu regardé, je crois qu’on se tromperait en raisonnant ainsi, et que le malencontreux traducteur Marolles n’a pas eu cette satisfaction de se sentir utile un seul jour, par la raison toute simple qu’il n’a jamais été lu, et que ses livres n’ont pu obtenir aucun crédit, aucun débit. C’était peut-être une injustice pour quelques-unes de ces versions qui pouvaient donner une certaine idée de l’auteur latin, en attendant mieux ; et, comme il le disait naïvement en une de ses préfaces : « Si je n’ai pas rendu en cela un grand service au public, je crois facilement aussi que je ne lui ai pas fait beaucoup de mal. » Il écrivait ces paroles d’innocence dans la préface de son Tibulle, en 1653, et s’y plaignait dès lors du peu de cas qu’on faisait de son travail, du malheur de n’avoir point pour amis « ceux qu’on tenait pour arbitres de la réputation des livres », et du silence barbare qu’affectaient de garder au sujet de ses productions quelques personnes sur l’amitié desquelles il avait cru pouvoir compter. C’est son refrain perpétuel dans ses préfaces qui, à mesure qu’il avance en âge, ne sont plus qu’une longue lamentation : « Il ne suffit pas toujours, disait-il, de faire un bel ouvrage pour en acquérir de la réputation à son auteur, il lui faut encore des amis affectionnés et puissants en crédit pour l’établir dans l’opinion du monde : le peuple n’est pas capable de lui-même d’en connaître le mérite. » Marolles s’estime ainsi victime du mauvais vouloir ou de l’indifférence, à son égard, des principaux oracles de l’opinion ; il croit volontiers à la conspiration du silence. Si on le connaissait, on le goûterait, cette seule idée le console. Son amour-propre avait grand besoin d’être consolé. On a peine, en effet, à s’expliquer ce décri soudain et absolu qui pesa sur lui, sans appel, dès le premier jour ; de plus indignes, assurément, ont eu moins de guignon. Son Virgile même, dans cette magnifique édition de 1649, si flatteuse à l’œil, et dans la Préface duquel il célébrait « les doctes discours qui découlent comme des fleuves d’or de la bouche de Μ. l’archevêque de Corinthe » (Retz), et faisait des avances louangeuses à tous les grands auteurs du temps, ce Virgile n’eut pas meilleure chance. Il nous explique cela bien doucement quelques années après, à l’occasion de manuscrits considérables qu’il se voit obligé de retenir en portefeuille, « parce que, dit-il ingénument, les libraires qui regardent leur profit s’en sont un peu défiés pour le débit, ne l’ayant eu que fort médiocre pour mes autres ouvrages et même pour ma traduction de Virgile, qui est la plus juste, la plus belle et la plus élégante de toutes celles que j’ai faites, lesquelles néanmoins25 vont fort lentement en comparaison de beaucoup d’autres qui se débitent en foule… »
Personne plus que lui ne donne de curieux détails sur son propre discrédit et sur sa baisse de plus en plus profonde. On voit par sa préface d’Ammien Marcellin (1672) qu’on lui avait d’abord demandé cette traduction ; puis une fois faite et achevée dès 1664, on n’en avait plus voulu. Après qu’elle eut dormi des années dans le tiroir, un libraire inespéré se décida enfin, par grâce et par raccroc, à la lui prendre. En tête de son Histoire des rois de France (1678), il déclare avoir hésité quelque temps et délibéré s’il mettrait une préface, « dans la crainte que j’ai eue, dit-il, d’avoir été cause en partie de ce qu’on les a blâmées par écrit et de vive voix, sans en excepter aucune ». Il suffisait que Marolles fît une chose pour qu’elle cessât bientôt d’être considérée. Le duc de Montausier, qui eut toujours des bontés pour lui, avait obtenu pour sa traduction d’Athénée le privilège nécessaire, mais ce privilège accordé et la traduction faite, pas un libraire ne s’en voulut charger :
Enfin, s’écrie Marolles qui se décide à l’imprimer à ses frais (1680), enfin, pour ne pas frustrer la grâce du privilège obtenu par le généreux seigneur à qui cet ouvrage est dédié, j’ai osé entreprendre de faire cette édition pour vingt-cinq exemplaires seulement, laissant toutefois à l’imprimeur la liberté d’en prendre tel nombre qu’il voudra de copies pour lui, afin au moins que peu de personnes connaissent après moi que ce travail n’était peut-être pas si méchant qu’il dût demeurer éternellement enseveli dans les ténèbres de l’oubli.
Telles sont ses douleurs et humiliations, dont il ne ressent pas autant d’irritation qu’on le croirait : c’est un enfant qui se plaint, encore plus qu’un auteur piqué. Il nous raconte quelque temps après (dans sa préface des Histoires des anciens comtes d’Anjou, 1681), qu’un ami à qui il avait fait cadeau d’un de ces rares exemplaires de son Athénée ne put se résoudre à lui en faire compliment à cause des vers qu’il y avait entremêlés, et que ce même ami à qui il donna à lire quelques jours après sa version en vers du prophète Daniel s’excusa de lui en dire un seul mot, prétextant que sa vue était très affaiblie. Pour échapper à une lecture de Marolles, on en était réduit à simuler des infirmités. C’était une calamité nouvelle que chacun de ses cadeaux. L’avocat protestant Jean Rou, à qui Marolles envoya sa traduction en vers de l’Apocalypse (1677), ne savait comment se tirer de ce mauvais pas ; l’étant allé voir quelques jours après, il se borna à un compliment succinct, et engagea aussitôt la conversation sur d’autres matières. Mais ce n’était pas le compte de Marolles qui, le voyant levé et prêt à partir, le ramena au fait et lui dit d’un air tout chagrin qu’il était surpris de son silence et qu’il aurait voulu connaître son sentiment sur ce dernier ouvrage. Rou se confondit alors en respects et en humilités, se déclarant un trop petit écolier pour prétendre juger des œuvres d’un tel maître. — « Oh ! monsieur, à d’autres, s’écria Marolles qui ne put se retenir ; je ne serai pas dupe de votre ingénieuse défaite ; je vous entends sans doute beaucoup plus que vous ne voudriez, et je vois fort bien que ce que je vous ai envoyé ne vous a pas plu ; c’est à moi à profiter de votre correction muette. » On ne savait pas encore bien mentir dans ce grand siècle. Pourquoi Marolles n’a-t-il pas vécu de nos jours ? il aurait envoyé son livre à nos illustres, dont plus d’un lui eût répondu : « Je n’en ferais pas autant, mon cher, et vous n’avez rien écrit de mieux. »
Pauvre vieillard mortifié ! il ne garde pas même rancune, et ses doléances pitoyables n’ont rien d’amer. Il n’en est pas moins heureux et amusé le reste du temps. S’il regrette que le public « ou ceux qui le gouvernent sous une autorité suprême », les grands critiques d’alors, ne traitent pas plus favorablement ce qu’il n’a cessé de leur offrir, il se dit qu’il y a des destinées contre lesquelles on ne se défend pas : « Tant il est aisé de voir, conclut-il avec un accent de componction, que, par une certaine fatalité inviolable, les uns sont choisis et les autres sont délaissés ! ce qui est même un secret de la Providence, dans laquelle nul de nous ne saurait pénétrer. » Et il en appelle, tout en s’humiliant, à cette justice tardive et à cette immortalité qui s’assied sur la tombe : Cineri gloria sera venit. C’est à croire que le bonhomme nous prévoyait de si loin, nous et ses autres réhabilitateurs, s’il en vient. On serait tenté de lui dire comme à un pauvre : « Je voudrais faire plus pour vous. » Mais, en conscience, on ne le peut.
Je n’ai pas assez indiqué que, dans le cours de son déclin, il lui était survenu une grave complication, et qu’il avait été pris d’une métromanie subite et intarissable vers l’âge de soixante-cinq ans. Il s’était borné jusque-là à traduire en prose les poètes, lorsque tout à coup la tarentule le piqua, et il se remit, en tout ou partie, à traduire en vers (et quels vers !) les mêmes poètes qu’il avait déjà exécutés sous une forme plus simple, Lucrèce, Stace, Lucain, etc. On ne saurait se figurer ce que sont les vers de Marolles, « ces fruits tardifs d’une muse naissante dans un âge avancé » ; car c’est ainsi qu’il les appelle, et il les aime et les chérit par-dessus tout, en cette qualité de derniers nés. J’en veux citer deux seulement, qui serviront d’échantillon. On connaît la jolie idylle d’Ausone, Les Roses : le poète se promène un matin de printemps dans un jardin, et il y voit les roses briller humides de rosée, les unes s’entrouvrir, les autres se déployer et s’épanouir, d’autres enfin pâlir et s’effeuiller déjà au moment où il parle :
Ecce et defluxit rutili coma punica florisDum loquor, et tellus tecta rubore micat.
Ce que Marolles traduit en ces termes :
Au moment que j’en parle, on voit que sa perruque (la perruque de la rose)Tombe en s’élargissant, qu’elle devient caduque.
Cela s’imprimait en 1675 sous le règne de l’Art poétique de Boileau. Quand on en est là, on n’a plus qu’un pas à faire pour être logé aux Petites-Maisons. Marolles, appliquant à toute espèce de sujets le nouveau talent qu’il s’était découvert, lâcha donc les rimes par milliers, et de plus il en savait exactement le chiffre : il calculait que, d’une part, l’ensemble de ses traductions en vers des poètes profanes (sans parler d’une géographie sacrée, d’une description de Paris, etc., etc.) formait un total de 133124 vers, et que, d’autre part, ses traductions poétiques des livres sacrés, des grands et des petits prophètes, etc., etc., allaient à plus de 40000 vers : « Si quelqu’un sans besoin (c’est-à-dire apparemment, sans y être forcé) en peut mettre autant en ligne de compte, je serais bien trompé », ajoutait-il ; et il nous assure qu’il s’y est agréablement diverti. Mais cela ne divertissait pas les autres, et l’on conçoit maintenant qu’à la tête d’une telle multitude de vers, Marolles ait mis en fuite son monde. L’honnête personnage se doutait bien que depuis qu’il s’était fait poète, il s’était passé quelque chose de nouveau, et il sentait que le vide avait redoublé autour de lui. Il trouve des expressions significatives pour rendre l’espèce de répulsion et de frayeur qu’il avait produite : « Un silence profond de ceux qui étaient auparavant mes amis dans les lettres, et qui m’ont abandonné depuis, comme si je les avais offensés de leur avoir donné de mes livres, m’a fait assez apercevoir du sentiment public sur ce sujet26. »
Je ne sais si l’on trouverait un autre exemple, un autre cas aussi caractérisé de discrédit que celui de Marolles ; c’est un phénomène à étudier dans son genre. Il s’y mêle du burlesque et du folâtre à cause de la naïveté des aveux. Marolles est un des comiques, sans le vouloir, de notre littérature. Il a beau se plaindre et gémir, regardez ses portraits, toujours un sourire de satisfaction flotte et surnage et repousse tout soupçon d’amertume : cet homme, quoi qu’il fasse et quoi qu’on fasse, est content de lui, il a bonne opinion de lui, et il augure bien du succès définitif de ses vers, et par une très bonne raison qu’il va nous dire : « Parce que je les aime, et que je suis persuadé de n’avoir jamais rien fait de mieux. »
Marolles eut pour adversaire en son temps, et pour juge inexorable un homme auquel il fait allusion fréquemment comme étant alors l’arbitre des réputations et le dispensateur suprême des louanges, Chapelain, si déchu et si rabaissé aujourd’hui. Chapelain était fort savant, d’une science solide, et il se montra judicieux, bien qu’avec pesanteur, tant qu’il n’eut affaire qu’à des auteurs et à des ouvrages qui se rapportaient aux habitudes de toute sa vie et qui dépendaient de l’école littéraire où avait été nourrie sa jeunesse. Ayant à faire la part de Marolles dans le mémoire sur les gens de lettres dressé en 1662 par ordre de M. Colbert, il le définissait très bien en peu de mots :
C’est un écrivain rapide, dont le style est ce qu’il a de moins mauvais ; il n’est pas sans savoir, mais il est sans aucun jugement, traduit mal, ne fait rien raisonnablement que les généalogies.
Ce n’est là qu’une note officielle et mesurée : pour avoir le fond du cœur de Chapelain sur Marolles, il faut lire ses lettres. Chaque fois qu’il y est question de lui, elles sont animées de passion, de mépris, de colère : Chapelain y a même ce qu’on appelle de l’esprit. On y trouve l’explication en grande partie et la clef de la destinée de Marolles ; car l’autorité de Chapelain, avant l’avènement de Racine et de Boileau, faisait loi, et Marolles avait eu la maladresse d’offenser mortellement ce lourd régent du goût public, sans être en mesure de soutenir la lutte. Chapelain donc, écrivant au docte Nicolas Heinsius, « secrétaire latin de messieurs des États à la Haye », portait ce jugement péremptoire qui embrassait et sapait l’entreprise du fécond traducteur dans les douze premières années, qui sont encore les moins mauvaises de toutes (2 janvier 1659) :
Cette traduction française de Stace par l’abbé de Marolles est un de ces maux dont notre langue est affligée. Ce personnage a fait vœu de traduire tous les vers latins anciens, et a presque déjà accompli son vœu, n’ayant pardonné ni à Plaute, ni à Lucrèce, ni à Catulle, Tibulle, Properce, ni à Horace, ni à Virgile, ni à Lucain, ni à Perse, ni à Juvénal, ni à Martial, ni à Stace même, comme vous avez vu. Votre Ovide s’en est défendu avec Sénèque le tragique, Térence, Valerius Flaccus, Silius Italicus, et Claudian ; mais je ne les en tiens pas pour sauvés, et toute la grâce qu’ils en peuvent prétendre, c’est celle du cyclope d’Ulysse, c’est d’être assassinés des derniers. C’est le compagnon de Ménardière et le chef de la conspiration contre La Pucelle. Dieu nous garde de plus mauvais garçons et d’ennemis plus redoutables ! Je ne m’en suis vengé que par le mépris, suivant votre conseil salutaire…
Ces dernières paroles nous expliquent la vivacité qu’y mettait Chapelain : il y avait guerre entre eux. Ils avaient d’abord été en bons termes ; mais Marolles, lui ayant demandé des avis sur sa traduction de Virgile, s’était choqué de ceux qu’il avait reçus, et, comme il ne pouvait se retenir sur tout ce qu’il avait dans l’esprit et que sa tête fuyait en quelque sorte, il s’était mis à harceler Chapelain de sa plume à la rencontre, à lui chercher noise sur une ancienne traduction de Guzman d’Alfarache que celui-ci avait faite dans sa jeunesse, et depuis il était entré (chose plus grave) dans la conspiration de La Ménardière et de Linières contre La Pucelle, jusqu’à être « le promoteur du libelle du premier et son correcteur d’imprimerie ». Il n’en fallait pas tant pour donner droit à Chapelain, si compétent en matière de latinité, de remettre Marolles à sa place et de l’écraser. Il ne s’y épargna en aucune occasion. Ainsi écrivant à M. Mosant de Brieux à Caen sur le sens d’un vers de Lucrèce (24 janvier 1660) :
Je n’ai pas le loisir d’examiner les explications que lui donnent Érasme, Turnèbe et Lambin, et ainsi je n’en puis parler… Mais pour celle de l’abbé de Marolles, sans examen on la peut rejeter, tant ce traducteur est antipode du bon sens, et tant il s’éloigne partout de l’intelligence des auteurs qui ont le malheur de passer par ses mains ! Gardez-vous bien, monsieur, de vous commettre avec cet homme en cette qualité ; vous vous feriez tort en lui faisant honneur. Il n’a jamais pensé qu’il y eût difficulté à rien. Il croit entendre ce qui arrête les plus habiles. Il se contente de tout ce qui se présente à son imagination, quelque absurde qu’il puisse être, et se complaît dans les chimères qu’il s’est formées comme dans les sentiments les plus réguliers. Enfin, si vous ne contestiez sur ce vers2 qu’avec lui, ce serait ne le contester avec personne. Il suffirait de dire que ce serait son avis, pour dire que ce serait le mauvais, et ceci sans hyperbole.
Et encore dans une lettre à Huet, du 18 février 1662 (car Chapelain, en leur présentant Marolles, fait le tour de tous ses amis) :
Jamais homme n’envisagea moins la vérité, n’entendit moins les auteurs, pour peu qu’ils soient difficiles, ne crut moins important de les rendre fidèlement, ni ne distingua moins les termes pour les employer…, et, ce qu’il y a de pis, jamais homme ne conçut moins la matière qu’il manie, n’eut moins de teinture des préceptes de l’éloquence et de la poésie, ni ne sut moins les principes de la philosophie. Avec tout cela aucun n’eut jamais plus cette démangeaison, ce scribendi cacoethes du satirique27, et ne pensa s’honorer davantage en se déshonorant. Tenez à bonheur de n’être pas à son goût, c’est pour vous le meilleur signe du monde28…
En est-ce assez pour ruiner et anéantir la page de Sorel, lequel, comme critique, n’a jamais compté ? Les éloges de Marolles, qu’on recueillerait dans les Lettres de Costar et qui ne sont que des politesses aigre-douces ou de simples prêtés-rendus, ne comptent pas davantage. Ceux même qui ne bougeaient de chez Marolles (c’est Chapelain encore qui nous l’apprend) le bernaient au sortir de là, et Furetière, l’un de ses familiers, était le premier à rimer contre lui des épigrammes29. Au reste, en traitant si durement Marolles traducteur, Chapelain affectait de lui rendre justice à d’autres égards, et il employait le procédé que, plus tard, Boileau lui appliquera à lui-même :
Attaquer Chapelain !…, ah ! c’est un si bon homme…
« Pour le reste, disait Chapelain, il a de la naissance et aurait les mœurs commodes, si l’amour excessif de la louange ne le perdait et ne l’étranglait. — Ce serait un bonhomme, disait-il encore, s’il n’était point si cupide de gloire et si jaloux de tous ceux qui en ont acquis par leurs ouvrages, surtout en fait de traduction. » Dans tous ces passages, et dans d’autres que je supprime, Chapelain n’a pas manqué de bien saisir et de noter cette faculté (dirai-je heureuse ?) qu’avait Marolles d’être seul de son bord et d’aller toujours, d’être le maître et l’écolier de son école unique, le licencié et le docteur de sa propre université, et de s’applaudir tout seul et souriant dans son théâtre vide : Vacuo laetus sessor plausorque theatro.
On racontait mainte histoire plaisante sur Marolles. Un gentilhomme du Midi, Gaspard de Tende, avait publié en 1660, sous le nom de sieur de L’Estang, un traité De la traduction, où il donnait les règles pour apprendre à traduire le latin en français. Il avait pris ses exemples de bonnes traductions dans les ouvrages de D’Ablancourt et de messieurs de Port-Royal, et les exemples des mauvaises dans Marolles, qu’il avait d’ailleurs▶ évité de nommer. Celui-ci avait été furieux et s’était plaint partout. Un jour de Pâques, à l’église, comme il allait se mettre à genoux pour communier, M. de Tende se présenta tout à coup devant lui en lui disant : « Monsieur, vous êtes en colère contre moi, et je crois que vous avez raison ; mais voici un temps de miséricorde, et je vous demande pardon. » — « De la manière dont vous le prenez, repartit Marolles, il n’y a pas moyen de vous refuser. Allez, monsieur, je vous pardonne. » Mais quelques jours après, rencontrant l’amnistié, il lui dit : « Monsieur, vous m’avez escroqué l’autre jour un pardon ; croyez-vous en être quitte ? » M. de Tende ne fut pas en reste, et lui rivant son clou : « Monsieur, ne faites pas tant le difficile ; quand on a besoin d’un pardon général, on peut bien en accorder un particulier. »
On a relevé une plaisante bévue de Marolles, qui a cité quelque part Politien dans sa traduction du Moschus de Théocrite, pour dire que Politien avait traduit L’Amour fugitif de Moschus. La Monnoye a cherché à expliquer comment un homme, après tout aussi instruit, avait pu commettre une telle balourdise, et comment il avait été conduit à prendre Moschus pour le titre d’une idylle dont L’Amour fugitif faisait partie. Il y a des étourderies qu’on perd sa peine à vouloir expliquer.
Dans le sacré, la réputation de Marolles n’était pas moins établie que dans le profane : Arnauld ne pensait guère de lui autrement que Chapelain. Dans la Défense qu’il présenta des versions françaises de l’Écriture sainte et des offices (1688), le savant docteur rappelle que si l’on condamnait la traduction du bréviaire romain de M. Le Tourneux, on n’avait jamais trouvé à redire à la traduction du même bréviaire faite autrefois par Marolles ; mais la raison en était simple, c’est que le travail de celui-ci n’avait pas mérité qu’on s’y arrêtât : « Car il faut l’avouer à la honte de ce siècle, disait Arnauld, quand les livres ne sont pas assez bien faits pour exciter la jalousie de certaines gens, ils sont hors d’atteinte à la censure. » De ce côté aussi, avec plus de modération dans les termes, nous rencontrons le même fonds de mésestime.
Boileau n’a jamais nommé Marolles, et il n’y a rien d’étonnant : Marolles était au-dessous de la critique de Boileau. Qu’on se représente bien la situation vraie et le lieu de chaque personnage. Marolles était déjà enterré par Chapelain. Quand Chapelain eut été à son tour enterré par Boileau, on voit d’ici ce qu’il advint de celui que Chapelain avait sous ses pieds : il se trouva tombé plus bas d’un degré encore, descendu au fond d’un second puits. Il avait, comme disent les physiciens, deux ou trois atmosphères sur la tête. Le fait est qu’il y avait beau jour qu’on ne regardait pas plus à lui, écrivain, que s’il n’existait pas.
Cependant le traducteur, chez Marolles, nous a fait trop longtemps oublier le curieux. Celui-ci, au rebours de l’autre, n’avait pas cessé de se perfectionner et de s’enrichir avec les années. Là, il était dans le sens vrai de sa vocation, de son instinct. Les deux catalogues qu’il a dressés de son trésor de gravures, et, comme il dit, de sa Bibliothèque imaginaire (j’aimerais mieux imagère), le premier en 1666 pour la collection acquise au roi par Colbert, le second en 1672 pour une nouvelle collection qu’il s’était formée depuis, mériteraient d’être appréciés par de plus connaisseurs que moi30. Je ne puis qu’admirer la patience, le soin, l’industrie, le bel ordre qu’il a mis dans le rassemblement et la distribution de ces pièces innombrables dont il discernait et goûtait les grandes et maîtresses parties, et dont il sentait aussi l’utilité continuelle pour l’éclaircissement de l’histoire. Avec une fortune modique, Marolles sut amasser deux fois des recueils dignes des cabinets royaux. Il y trouvait son bonheur et de quoi se consoler de toutes les mésaventures que lui valait son autre vocation malheureuse. Mieux partagé que bien des hommes, il avait sa mauvaise et sa bonne folie. Ici ce n’était que satisfaction et récompense ; tous les jours des désirs, et plusieurs petits plaisirs. Il faut l’entendre parler de cette source de curiosité aimable : « J’ai parfaitement aimé ces choses-là, dit-il, et je les aime encore… Ceux qui ont été une fois touchés de cette sorte d’affection ne la sauraient presque abandonner, tant elle a de charmes par son admirable variété. » Il avait la mémoire présente de tout ce qu’il possédait en ce genre : on pouvait lui montrer une pièce quelconque ou antique ou moderne, il disait à l’instant s’il l’avait ou non parmi les siennes, et, dans ce dernier cas, il indiquait l’endroit juste où elle était classée : « Ce serait peut-être malaisé à croire d’un nombre aussi prodigieux que l’est celui des estampes que j’ai assemblées, si je ne l’avais éprouvé plusieurs fois. Mais le discernement des noms, des sujets et des manières, avec un peu de mémoire locale, fait tout cela sans beaucoup de peine. » Un jour, l’avocat Jean Rou, dont on a récemment publié les Mémoires 31, lui procura une des plus vives jouissances qui puissent chatouiller l’amour-propre d’un collectionneur. Jean Rou avait pour aïeul maternel Jean Toutin, célèbre orfèvre-joaillier : celui-ci, étant allé à une de ses métairies pour une réparation, y vit deux scieurs de long à l’œuvre et, prenant plaisir à leur naturel d’attitude et de mouvement, il en fit un petit dessin qu’il s’amusa ensuite à graver à l’eau-forte. L’anecdote s’était conservée dans la famille, mais Jean Rou, qui la tenait de tradition, n’avait jamais eu occasion de voir la petite gravure très vantée, dont très peu d’épreuves avaient été tirées dans le temps. Causant donc un jour avec Marolles et dans son cabinet, il le mit sur son sujet favori, et, lui parlant de sa collection que l’heureux possesseur prétendait aussi complète que possible, il éleva un doute, et, ayant excité l’étonnement du bonhomme, il en vint par degrés à lui conter l’histoire : « Je suis bien sûr, concluait-il, que vous n’avez pas cette estampe des Scieux de long 32. » — « Je suis bien vieux, lui répondit Marolles après un court moment de réflexion, et je ne puis guère bouger de mon fauteuil ; mais soyez assez bon pour monter sur ce petit gradin et pour prendre là-haut sur cette tablette (la première ou la seconde) ce grand in-folio que voilà. » Jean Rou fit ce qu’il lui disait, et Marolles n’eut pas plutôt le volume entre les mains qu’il lui montra, à la troisième ou quatrième ouverture de feuillet, la petite estampe si mystérieuse et si désirée dont lui, le petit-fils de Toutin, avait toujours ouï parler sans la voir· — Si vous concevez chez un homme de quatre-vingts ans une plus vive et plus délicieuse satisfaction que celle que Marolles dut éprouver à ce moment, dites-le-moi.
Quelques commentateurs ont voulu voir Marolles dans l’amateur d’estampes de La Bruyère, dans ce Démocède qui vous étale ses richesses et les plus mauvaises pièces, pourvu qu’elles soient rares, encore plus complaisamment que les bonnes : « J’ai une sensible affliction, lui fait dire La Bruyère, et qui m’obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours. J’ai tout Callot, hormis une seule qui n’est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages ; au contraire, c’est un des moindres, mais qui m’achèverait Callot. Je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe et je désespère enfin d’y réussir : cela est bien rude ! » — Fi donc ! je ne saurais reconnaître Marolles dans ce collectionneur chagrin. Marolles, sachons-le bien, était aussi heureux en estampes qu’il était malheureux en traductions. Marolles n’avait pas un regret ni une lacune dans ses recueils ; il souriait et triomphait à chaque page ; il avait tout, ou du moins il était à la veille de tout avoir, et il se répétait tout le jour en feuilletant son trésor : « Cela est bien doux ! »
La vie, si longue qu’elle soit, est trop courte pour de telles natures. Le grand secret de ne pas s’ennuyer ni s’affliger en vieillissant est d’avoir des goûts à notre portée, et dont en même temps l’objet soit plus long que la vie. Un jour ce même Jean Rou, qui nous introduit si bien dans l’intimité du grand homme, comme il l’appelle rondement (on est toujours le grand homme de quelqu’un), Jean Rou passait à quatre heures du matin, au mois de mai, proche le quai des Quatre-Nations, devant la porte de Marolles33 ; il voit son domestique déjà habillé, debout, droit comme un cierge sur le seuil, et qui l’invite à monter chez son maître, lequel est, assure-t-il, encore plus matineux que lui. Il se décide à monter et trouve Marolles sur pied, tiré à quatre épingles, avec un grand volume d’estampes ouvert devant lui. — « Eh quoi ! monsieur l’abbé, déjà à l’ouvrage de si grand matin ! » — « Je fais tout ce que je peux, lui répondit Marolles, pour allonger la vie et les jours, mais j’ai beau faire, ils me paraissent s’enfuir comme une ombre. Je me lève le plus matin qu’il m’est possible, et me couche le plus tard que je puis ; cependant la journée me semble trop courte, et plus je m’occupe, plus le temps semble fuir comme un trait d’arbalète ou un vol d’oiseau. » N’est-ce pas ainsi que le vieux Venceslas disait de ses insomnies volontaires :
Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours.
Et Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, dans je ne sais quelle épître de sa vieillesse, a trouvé ce vers qu’il adressait à la nature ou à la Providence :
Laisse-moi vivre au moins par curiosité !
Ainsi Marolles ne demandait à Dieu que le temps de compléter sa collection et ses catalogues, mais il savait bien qu’une collection ne se complète jamais.
Une note de lui nous apprend que dans ses dernières années il avait donné volontairement sa démission de ses deux abbayes. Il mourut à Paris le 6 mars 1681, à l’âge de quatre-vingt-un ans ; il fut inhumé, en personnage illustre, dans l’église de Saint-Sulpice, avec une belle épitaphe très en vue, et un médaillon en marbre blanc contenant son portrait et surmonté d’un génie pleurant qui tient son flambeau renversé. L’abbé de La Chambre, son intime ami et son exécuteur testamentaire, lui procura ces derniers honneurs.
Il ne me reste plus qu’un mot à dire de Marolles, et ce mot m’embarrasse un peu. Il s’agit de propos de quartier que Jean Rou, en bon voisin, n’a pas manqué d’enregistrer avec un malin plaisir évident, qui se rattache à la différence des communions et à la question du célibat ecclésiastique. Selon cette chronique dont il se porte garant, les deux personnes qui passaient pour être filles de l’intendant et fidèle domestique de Marolles auraient tenu de plus près à ce dernier ; les gens soi-disant bien informés prétendaient qu’il était le vrai père. On ne sait comment réfuter ou même discuter de telles assertions. J’y opposerai seulement une certaine page des mémoires de Marolles où il se représente, sans y être obligé, comme singulièrement attaché à la pudeur, et n’ayant jamais manqué en rien d’essentiel aux devoirs de sa condition, et aussi cette autre page où, déplorant en 1650 la mort d’une petite fille née en son logis et sœur des deux autres personnes dont parle Jean Rou, il la regrette en des termes si touchants, si expressifs et si publics, que véritablement il ne semble pas soupçonner qu’on puisse attribuer sa douleur à un sentiment plus personnel : « Cela fait bien voir, dit-il simplement, ce que peut quelquefois la tendresse de l’innocence sur le cœur d’un philosophe quand il ne s’est pas dépouillé de toute humanité. » — Cette remarque faite pour l’acquit de ma conscience, chacun en croira pourtant ce qu’il voudra.
Au point de vue de la description des caractères et de l’observation naturelle des talents, l’étude de Marolles a sa moralité particulière : il nous apprend à ne mépriser personne. Tout homme laborieux a sa fonction et peut avoir son utilité, sa distinction propre. À côté d’une faculté qui dévie et qui divague, il peut, dans le même homme, s’en rencontrer une autre où il excelle et où il mérite d’être considéré ; et tel qui le raille aisément pour des défauts qui sautent aux yeux, aurait tout profit d’aller à son école pour la qualité qu’il a.