(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758). » pp. 23-43
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758). » pp. 23-43

De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758).

Je demande ici à faire un court chapitre épisodique, à remettre à la prochaine fois ce que je devais dire aujourd’hui de Bernis comme cardinal et ambassadeur à Rome, et à profiter d’un document imprévu dont je dois la communication à la bienveillance de M. le duc Pasquier, ancien chancelier de France. Ce document, qui paraît provenir originairement du cardinal Loménie de Brienne, consiste en un recueil manuscrit des lettres particulières de Bernis écrites par lui durant son ministère à M. de Choiseul, alors ambassadeur à Vienne, et qui devait être son successeur aux Affaires étrangères : quelques autres lettres de Bernis à la marquise de Pompadour et au roi, écrites sur la fin de son ministère et dans les premiers moments de sa disgrâce, expliquent les causes de sa retraite et de sa chute plus exactement qu’on ne les savait. Le tout permet de prononcer avec exactitude sur son degré d’insuffisance à la tête des affaires, et sur les motifs d’excuse qui sont à sa décharge. Au reste, dans ce que nous aurons à dire cette fois, nous prendrons Bernis bien moins comme ministre que comme témoin et rapporteur de la situation déplorable qu’il a contribué à créer, et à laquelle il assiste sans avoir force ni crédit pour y porter remède. Le spectacle, que nous ne laisserons qu’entrevoir d’après lui sans l’étaler tout entier, est affligeant ; mais il renferme quelques leçons sévères que l’histoire a déjà tirées ; il fait pénétrer dans les causes profondes de ruine de l’ancienne monarchie ; il fait sentir à quel point les plus nobles nations, et la nôtre en particulier, dépendent, dans l’esprit qui les anime et jusque dans leur ressort intérieur, des gouvernements qui les régissent et des hommes qui sont à leur tête.

La disposition de l’opinion publique en France, au commencement de cette guerre de Sept Ans si légèrement entreprise, n’était pas ce qu’elle devint un an après : la nouvelle alliance avec l’Autriche, conçue au mépris des anciennes maximes, occupait tous les esprits et flattait vivement les espérances. L’impératrice Marie Thérèse, dans sa lutte passionnée et courageuse contre les agrandissements de la Prusse, avait mis à gagner la France une coquetterie particulière ; elle n’avait pas dédaigné de se faire une amie de Mme de Pompadour, et le parti fut pris à Versailles d’être pour l’Autriche, absolument comme on se déclare pour ses amis envers et contre tous dans une querelle de société et de coterie. Bernis, revenu de Venise et qui était dans la main de Mme de Pompadour, fut chargé de rédiger l’œuvre et de concerter le traité d’alliance : malgré ses premières objections d’homme sensé, il ne résista pas longtemps au mouvement général qui entraînait tout le monde autour de lui ; il fut ébloui et crut contribuer à la plus grande opération politique qu’on eût tentée depuis Richelieu. Tout d’abord sembla réussir à souhait, et la nouvelle alliance si préconisée en cour fut très bien prise encore par le public jusqu’à ce qu’arrivassent les nouvelles des premiers désastres. On avait commencé par des succès : la prise de Mahon, la victoire d’Hastenbeck, les premiers avantages du duc de Richelieu dans le Hanovre semblaient promettre un gain de cause facile à la nouveauté de la combinaison diplomatique. Bernis, ministre des Affaires étrangères depuis juin 1757, conserva toutes ses espérances jusqu’au moment où le duc de Richelieu conclut avec le duc de Cumberland la convention de Klosterzeven (8 septembre 1757), qui laissait subsister l’armée ennemie et qui ne devait pas être ratifiée. C’est ici que la correspondance de Bernis avec M. de Choiseul (alors le comte de Stainville) nous livre la suite régulière de ses pensées et de ses inquiétudes :

M. de Richelieu, mon cher comte, lui écrit-il (20 septembre 1757), a un peu brusqué l’affaire de la convention. Jamais acte n’a été ni moins réfléchi, ni contracté avec moins de formes. M. le duc de Mecklembourg et les Suédois n’en seront pas fort aises, et je crains bien qu’il n’en arrive des inconvénients qui balanceront les avantages. Il est certain que cet événement est glorieux en apparence, et qu’il donne à M. de Richelieu la facilité de se porter en avant ; mais gare les suites !

À partir de ce moment, les chances de la guerre tournent et deviennent défavorables. Deux lettres de Bernis, écrites sur la nouvelle de la défaite de Rossbach, ne sont pas de celles que nous extrairons ; ce n’est pas la défaite, ce sont certains détails de la défaite qui sont à ensevelir. Croirait-on qu’en apprenant ce malheur, on n’ait pensé à Versailles qu’à ce pauvre général qui s’était laissé battre : « On n’a vu à la Cour dans la bataille perdue que M. de Soubise, et point l’État. Notre amie 5 lui a donné les plus fortes preuves d’amitié, et le roi aussi. » Ce qui passe la condoléance, c’est qu’on ne songe qu’à lui procurer une revanche, et Bernis lui-même, puisqu’il le faut, s’y prêtera :

Le roi aime M. de Soubise, écrira-t-il le printemps prochain à Duverney ; il voudrait le mettre à portée d’avoir sa revanche du 5 novembre (journée de Rossbach) ; voilà la vérité. Il faut ne pas contrarier son maître, et le servir dans son goût, surtout lorsque les circonstances rendent tout autre parti impossible ou dangereux.

On a quelque peine à se faire au style de Bernis dans cette correspondance toute politique ; plus tard, en écrivant de Rome, il aura bien des familiarités encore ; mais la politesse du langage sera continuelle chez lui, et la décence de la pourpre romaine s’étendra graduellement sur les sujets qu’il aura à traiter. Ici, dans ses confidences politiques de chaque jour, il s’abandonne, il parle non seulement sa langue, mais celle qui se parle autour de lui, et, au milieu de ces révélations trop vraies et dont les tristes parties appelleraient le burin d’un Tacite, il a de ces mots qui trahissent le jargon des boudoirs de Bellevue ou de Babiole6, écaniller, trigauder, brûler la chandelle par les deux bouts, etc. On publie en ce moment le recueil des dépêches et des lettres d’État du cardinal de Richelieu. Ô contraste ! Pour le ton, même dans les endroits de mauvais goût, elles sont de l’époque de Corneille.

Ce que paraît bien réellement Bernis d’un bout à l’autre dans ces lettres à Choiseul, c’est un honnête homme qui est au-dessous de la situation, qui est l’auteur désigné et responsable d’une alliance devenue funeste, qui se sent engagé, et qui n’a pas le pouvoir de tenir ni de réparer :

On ne meurt pas de douleur, écrit-il à Choiseul (13 décembre 1757), puisque je ne suis pas mort depuis le 8 septembre (époque de la convention étourdie de Klosterzeven). Les fautes, depuis cette époque, ont été entassées de façon qu’on ne pourrait guère les expliquer qu’en supposant de mauvaises intentions. J’ai parlé avec la plus grande force à Dieu et à ses saints. J’excite un peu d’élévation dans le pouls, et puis la léthargie recommence ; on ouvre de grands yeux tristes, et tout est dit.

Il trouve donc qu’il n’y a ni roi, ni généraux, ni ministres ; et cette expression lui paraît si bonne et si juste qu’il consent qu’on le comprenne lui-même dans la catégorie de ceux qui n’existent pas :

Il me semble être le ministre des Affaires étrangères des Limbes. Voyez, mon cher comte, si vous pouvez plus que moi exciter le principe de vie qui s’éteint chez nous : pour moi, j’ai rué tous mes grands coups, et je vais prendre le parti d’être en apoplexie comme les autres sur le sentiment, sans cesser de faire mon devoir en bon citoyen et en honnête homme.

Il n’y a en France, à cette date, de direction ni dans les armées ni dans le cabinet. Les affaires de la guerre se trouvent encore, par les subalternes, sous l’influence des Ormes, c’est-à-dire du comte d’Argenson qui est en exil à sa terre des Ormes, et qui a quitté le ministère depuis les premiers mois de 1757. L’insubordination et l’indiscipline sont partout ; personne n’est craint ni obéi ; la rivalité et la désunion du duc de Richelieu et du prince de Soubise ont amené les désastres de la fin de la campagne ; on demande au maréchal de Belle-Isle et à Duverney pour la campagne prochaine des mémoires et des plans qui ne seront pas suivis. Au milieu de ces revers, qui affectent si profondément l’honneur militaire et l’avenir de la monarchie, l’apathie de Louis XV est complète ; « Il n’y a pas d’exemple qu’on joue si gros jeu avec la même indifférence qu’on jouerait une partie de quadrille. » Le seul honneur de Bernis chargé de la partie politique, mais naturellement exclu des questions militaires, et qui n’a qu’un peu plus de faveur que les autres sans avoir plus d’autorité et d’influence aux heures décisives, est de comprendre le mal et d’en souffrir : « Sensible et, si j’ose le dire, sensé comme je suis, je meurs sur la roue, et mon martyre est inutile à l’État. » Il demande un gouvernement à tout prix, du nerf, de la suite, de la prévoyance : « Dieu veuille nous envoyer une volonté quelconque, ou quelqu’un qui en ait pour nous ! Je serai son valet de chambre, si l’on veut, et de bien bon cœur. »

Bernis n’avait rien qui imposât au roi ni à Mme de Pompadour : celle-ci l’avait vu exactement dans la pauvreté ; elle l’en avait tiré ; elle le goûtait pour la douceur de son commerce et l’agrément de sa société, mais elle le considérait en tout temps comme sa créature ; le ministre était toujours pour elle ce petit abbé riant et fleuri qui venait à son lever le dimanche, et à qui elle tapait familièrement sur la joue en lui disant : « Bonjour, l’abbé ! » On raconte qu’un jour, dans les altercations de la fin, elle lui reprocha aigrement de l’avoir tiré de la poussière, et qu’il répondit avec dignité en faisant allusion à sa naissance : « Madame, on ne tire jamais un comte de Lyon de la poussière. » Quoi qu’il en soit, Bernis n’avait aucun ascendant ni sur le roi ni sur Mme de Pompadour. Ce fut M. de Choiseul qui, sans être peut-être au-dessus de lui par la naissance, mais en y joignant de tout temps les façons et l’état d’un grand seigneur, sut gagner cette influence nécessaire, et la justifia en définitive par sa capacité.

Pendant toute la dernière année de son ministère, Bernis ne fait en quelque sorte qu’invoquer et appeler à son secours M. de Choiseul. Il semble de bonne heure se l’être choisi et promis pour successeur, dès qu’il aura pourvu aux difficultés les plus pressantes. Son plan, après les victoires remportées par le roi de Prusse à Rossbach et à Lissa, c’est de faire la paix. Mais quelle paix ? demandera-t-on. Quoi ! France et Autriche, traiter le lendemain et sous le coup d’une double défaite ! Il y a là un sentiment de dignité avant tout et de haute convenance nationale, d’honneur de couronne, comme on disait alors, lequel sentiment est au cœur de Marie-Thérèse et que Bernis n’a pas : il raisonne dans toutes ses lettres à peu près comme Mme de Maintenon dans celles qu’elle écrivait à la princesse des Ursins, et où le mot de paix revient à chaque page. Il s’en explique nettement dans une lettre à Choiseul du 6 janvier 1758, et lui découvre sa pensée avant même de s’en être ouvert au roi :

Mon avis serait, dit-il, de faire la paix et de commencer par une trêve sur terre et sur mer. Quand je saurai ce que le roi pense de cette idée, que je n’ai pas trouvée dans ma façon de penser, mais que le bon sens, la raison et la nécessité me présentent, je vous la détaillerai. En attendant, tâchez de faire sentir à M. de Kaunitz deux choses également vraies : c’est que le roi n’abandonnera jamais l’impératrice, mais qu’il ne faut pas que le roi se perde avec elle. Nos fautes respectives ont fait d’un grand projet qui, les premiers jours de septembre, était infaillible, un casse-cou et une ruine assurée. C’est un beau rêve qu’il serait dangereux de continuer, mais qu’il sera peut-être possible de reprendre un jour avec de meilleurs acteurs et des plans militaires mieux combinés… Plus j’ai été chargé immédiatement de cette grande alliance, plus on doit m’en croire quand je conseille la paix.

Ce qui manque évidemment à Bernis dans toute cette carrière purement politique, c’est le caractère et la trempe d’un homme d’État supérieur ; n’en ayant ni le fond ni l’apparence, il ne sut point conquérir sur ses alentours cet ascendant qui ne s’accorde jamais à ceux à qui on peut le refuser. Appréciant d’ailleurs en homme de sens toutes les difficultés et les causes de ruine, il ne voit d’autre remède que de renoncer promptement à ce qui a été entrepris si à la légère. Choiseul pourtant résiste au conseil ; il croit y voir honte et danger ; il fait des objections et amène Bernis à s’expliquer sur cette paix qui est de nature à rompre l’alliance. Bernis alors indique son plan, qui, du reste, ne fut jamais qu’à l’état d’ébauche : il ne s’agit pas, selon lui, de traiter séparément avec le roi de Prusse ; mais « la meilleure façon de mettre ce roi à la raison, c’est de faire la paix avec l’Angleterre ; et c’est à quoi, dit-il, je songe nuit et jour » (25 janvier 1758). Cette idée d’une paix particulière avec les Anglais, pour laquelle il avait commencé, dit-il, de jeter « quelques petits fondements », devint à peu près impossible depuis la convention signée à Londres le 11 avril entre le roi d’Angleterre et celui de Prusse, et la cour de Versailles, d’ailleurs, n’y entra jamais.

Le point précis que Bernis avait cru pouvoir saisir pour rentrer dans la voie des négociations pacifiques, avant de plus grands revers qu’il prévoyait, était donc vers janvier et février 1758 ; il avait cru trouver je ne sais quel instant unique « que la sagesse lui montrait du bout du doigt », et qui fut manqué, il commençait cette année 1758 avec les plus noires prévisions, trop tôt justifiées :

Nous allons jouer le plus gros jeu du monde. Des 70 millions que nous venons d’avoir, il y a plus de 20 millions qui sont déjà dépensés. La Marine en a coûté 60 cette année sans payer un sou des dettes anciennes, ni la plus grande partie du courant. Où trouverons-nous de nouvelles ressources pécuniaires ? Nous allons soudoyer dix mille Suédois et plus de dix mille Saxons ; quelle dépense ajoutée à une dépense déjà énorme ! Si nous avions des Colbert, des Desmarets, ou des fous ingénieux comme Law, nous pourrions trouver bien des expédients. Le public n’a point de confiance, tout est tourné en fronde et en plaintes…

Un Colbert à l’intérieur, un Louvois à la guerre, ou du moins l’âme d’un Louis XIV sur le trône ! c’est là sans doute ce qui manque. Bernis a le mérite de sentir un peu tard tous ces néants et ces vides profonds ; mais, en les déplorant, il n’a rien à mettre pour les remplir ; il n’est pas de ceux à qui on reconnaît le droit de dire : C’est moi ! La nature ne l’a point marqué au front du sceau du commandement et de l’autorité. Il s’apitoie continuellement et s’abandonne.

Dans cette suite de confidences lamentables, un trait de ces lettres me fait sourire ; j’y vois comme le cachet et la couleur de l’époque, et aussi un reste de cette frivolité qui, chez Bernis, continuait encore de s’attacher même à l’homme public. En février 1758, au milieu des plus graves circonstances, il s’était chargé d’une commission élégante auprès de M. de Choiseul : « N’oubliez pas, je vous prie, ma commission pour un grand habit de femme fond bleu brodé en soie blanche sur une étoffe de printemps. » Léger accident ! M. de Choiseul se trompe ; le grand habit arrive avec les dépêches fin de mars : « Il est fond blanc et les fleurs bleues ; on me le demandait fond bleu avec les fleurs blanches, mais on l’aimera autant tel qu’il est. » Et plus loin : « On a trouvé le grand habit fort joli. » L’abbé-ministre n’était pas entièrement brouillé, on l’entrevoit, avec les chiffonneries galantes.

La situation cependant, du côté de la France, empirait de jour en jour. Dans cette absence d’ordre et de direction supérieure, le duc de Richelieu avait voulu revenir à Paris comme s’il n’y avait eu rien à faire en Hanovre (janvier 1758) ; tous les généraux demandaient à revenir de même : « Ce sont les Petites-Maisons ouvertes. » Le comte de Clermont, prince du sang, envoyé pour commander en chef, fit faute sur faute ; il commença par une retraite précipitée, d’une longueur exagérée, et semblable à une déroute. Il semblait que ce descendant du Grand Condé n’eût rien eu de plus pressé que de mettre la panique à l’ordre du jour. Bernis trouve ici quelque accent généreux : « Pour moi, j’aurais mieux aimé détruire notre armée par un combat que par une retraite. Je crois même sur cela que mon calcul aurait été à l’avantage de la conservation des hommes… J’ai pensé en mourir de honte et de douleur. » Et à un autre endroit il ajoute :

J’ai fait la lettre que le roi a écrite au comte de Clermont pour l’empêcher de quitter le Rhin où, chose incroyable ! il ne se trouvait pas en sûreté (avril 1758). Cette lettre est ferme et décidée. Mais il ne s’agit pas d’être fort un moment, il faut l’être de suite et dans tous les points. Comment faire pour y parvenir ? Ma seule espérance, qui n’est qu’un sentiment de femme ou d’enfant, c’est que puisque je ne suis pas mort de notre honte, il est possible que je sois réservé pour la réparer. Je voudrais que cela fût, et mourir subitement après.

Tenons-lui compte de ces paroles, où il n’a que le tort de parler un peu trop souvent de mourir, et voilons tout à côté l’exposé hideux et trop circonstancié qu’il trace de l’abaissement général d’alors, abaissement qui avait envahi même les camps, ce dernier refuge de l’honneur. Il n’est pas possible, même après un siècle, de lire une certaine lettre de Bernis à Choiseul du 31 mars sans rougeur. Jamais la décadence de la monarchie de Louis XV n’a été démasquée plus à nu : on sent, au caractère du mal, qu’on est très proche de la dissolution des choses. Quelques traits pourtant, dans ce décourageant tableau, sont à excepter : les soldats exténués de fatigue ont gardé leur bonne volonté et valent mieux que ceux qui les commandent. Et puis Bernis conclut par quelques mots, ou du moins il rend justice au génie, si plein de ressort, de la race française : « Il faudrait changer nos mœurs, s’écrie-t-il, et cet ouvrage, qui demande des siècles dans un autre pays, serait fait en un an dans celui-ci, s’il y avait des faiseurs. » Cette remarque est profondément vraie, en l’appliquant je ne dis pas aux mœurs, mais aux sentiments et à l’esprit de notre nation, qu’on a vue plus d’une fois se retourner tout d’un coup et en un instant sous une main puissante.

C’est ici que l’insuffisance de Bernis et en même temps son honnêteté se manifestent : il commence à être malade moralement et physiquement. Ses nerfs s’affectent ; en butte à l’attaque universelle de l’opinion qui, à cette heure, est toute déclarée en faveur du roi de Prusse, sans moyens directs de remédier aux maux et aux désastres de chaque jour, obligé de pourvoir aux subsides des alliés, sensible à l’idée de manquer à ses engagements si l’argent lui fait défaut (et l’argent très souvent est en retard), il pousse des cris de détresse et n’hésite pas à entrer en désaccord avec Mme de Pompadour. Elle peut tout se permettre avec lui ; il lui doit tout, il ne se brouillera jamais avec elle ; mais il ne lui dissimule plus ce qu’il croit l’entière vérité sur la situation, et elle ne lui en sait aucun gré. Les finances, nominalement dirigées par M. de Boullongne, sont épuisées ; toutes les ressources dépendent du financier Montmartel, frère de Duverney ; c’est lui qui fournit les fonds, et le contrôleur général n’est en quelque sorte que son commis :

Montmartel est malade depuis un mois (7 avril 1758) : Boullongne ne fait que l’état de dépense et de recette. Montmartel craint de risquer sa fortune ; sa femme l’obsède et le noircit, et moi je suis obligé d’aller lui remettre la tête et de perdre vingt-quatre heures par semaine pour l’amadouer (quel style, trop d’accord avec la situation !) et lui demander, comme pour l’amour de Dieu, l’argent du roi. Il faut jouer le même rôle vis-à-vis de son frère, sans quoi tout est perdu ; on veut s’en aller et mettre tout en confusion. Le roi sait cela ; j’ai usé toute ma rhétorique. On ne veut point s’inquiéter ni du présent ni de l’avenir ; il faut que je meure chaque jour de l’indifférence des autres. Je passe des nuits affreuses et des jours tristes.

Et quinze jours après :

Nous sommes dépendants de Montmartel, au point qu’il nous forcera toujours la main. J’ai satisfait sa vanité, je le cultive, je l’encourage, et je mène à cet égard une vie qui ne peut être justifiée que par le service du roi et le bien de l’alliance. Malgré cela, je n’ai jamais pu être assuré de mes subsides.

On est sur le point de faire banqueroute, en ce mois d’avril, pour 12 millions de lettres de change de la Marine « qui ont pensé être protestées ».

Ici Bernis va se montrer de nouveau sujet à quelque illusion. Pénétré de l’idée qu’il faut une unité de direction, un premier mobile, un Premier ministre de fait, au titre près, il s’abuse jusqu’à croire un moment que ce pourra être lui, et que Mme de Pompadour n’a rien de mieux à désirer, sinon que ce soit un ami à elle qui gouverne. Il présente au Conseil un mémoire en ce sens, pour prouver la nécessité d’une seule et principale direction. Rendons-lui toutefois la justice qu’il ne paraît pas s’être arrêté longtemps sur cette idée qu’il serait lui-même Premier ministre. Il incline à proposer le maréchal de Belle-Isle, qui exercerait réellement l’autorité : « Il a de la confiance en moi ; je pourrais lui être utile et le conseiller sur bien des choses ; je connais ses défauts, mais il a des qualités et un acquis qui fait beaucoup. Un dictateur est nécessaire quand la république est en danger. » Et plus loin, tournant toujours dans le même cercle, il redit la même chose, un peu moins à la romaine : « Il faudrait un débrouilleur général. Je me suis proposé moi-même avec courage jusqu’à la paix, mais la proposition n’a pas pris ; on veut être comme on est. Dieu seul peut y mettre ordre. »

À Paris, l’exaspération du public était arrivée à son comble dans cet été de 1758, et ce déchaînement dura jusqu’à ce que quelques succès de M. de Broglie, l’année suivante, vinssent rompre l’uniformité des revers :

On me menace par des lettres anonymes, écrivait Bernis, d’être bientôt déchiré par le peuple, et, quoique je ne craigne guère de pareilles menaces, il est certain que les malheurs prochains qu’on peut prévoir pourraient aisément les réaliser. Notre amie court pour le moins autant de risques. J’ai vu tout cela, mon cher comte, dès le mois de novembre.

Il eût suffi d’une seconde défaite de M. de Soubise pour faire lapider à Paris Mme de Pompadour.

En ce moment, Bernis en était venu lui-même à un état tout à fait maladif, à une exaltation nerveuse réelle, infiniment honorable dans son principe, mais qui devait le rendre médiocrement propre au rôle qu’au fond il n’ambitionne même plus : « Ne parlez plus de moi pour la première influence, écrit-il d’un ton sincère à Choiseul ; vous me faites tort ; j’ai l’air de vous pousser et de n’être qu’un ambitieux, lorsque je ne suis que citoyen et homme de bon sens. » Dès août 1758, il s’ouvre nettement à Choiseul pour lui offrir sa succession :

Réfléchissez mûrement sur une idée que j’ai depuis longtemps : je crois que vous seriez plus propre que moi aux Affaires étrangères en les considérant sous le point de vue de l’alliance. Vous auriez plus de moyens que moi pour faire frapper de grands coups par notre amie. D’un autre côté, unis comme nous sommes, nous deviendrions les plus forts, et mon chapeau rouge (il allait l’avoir deux mois après), séparé du département, ne ferait peur à personne. Faites-y vos réflexions pour le bien de la chose et pour vous.

Cette ouverture n’était pas un leurre, et Bernis pensait ce qu’il disait. Son illusion était de croire qu’après avoir été ministre influent et en première ligne, il pourrait se replier à volonté, s’associer un collègue et non un rival, se fondre intimement avec lui, et, sous cette forme agréable qu’il définit lui-même familièrement de deux têtes dans un bonnet, faire le bien de l’État, sans plus porter seul tout l’odieux et en décomposant le fardeau :

Je vous parle comme je pense, écrivait-il à Choiseul ; répondez-moi de même et franchement. Vous avez du nerf, et vous en donnerez plus que moi, parce que vous ne ferez peur qu’au bout d’un certain temps ; car vous méritez bien d’en faire autant qu’un autre ; mais du moins vous n’en ferez pas à vos amis, et je pense que notre union à tous trois n’en sera que plus forte, plus douce et plus solide.

J’ai dit deux têtes dans un bonnet, on voit que c’est trois qu’il faut dire.

Choiseul est fait duc (août 1758) ; Bernis va être cardinal : c’est à ce moment que l’accord ministériel médité par ce dernier, et sur lequel il compte, doit se sceller et s’accomplir. La pensée de Bernis incline toujours vers la paix ; le retour de Choiseul en France et son entrée au cabinet doivent être marqués ou pour conclure cette paix, si on en trouve le moyen, ou pour soutenir plus énergiquement la guerre, si cette seule voie est ouverte. Choiseul, qui est militaire, aura droit d’avoir un avis sur les opérations de campagne :

Vous avez du courage, lui écrit Bernis en le proclamant le meilleur de ses amis et le serviteur qui peut être le plus utile au roi (26 août), et les événements ne vous font pas tant d’impression qu’à moi. Votre sort est assuré ; qu’avez-vous à craindre que le malheur de l’État, et à désirer que sa conservation et celle de vos amis ? Les affaires de Rome seront encore très bien entre vos mains. Nous agirons dans le plus grand concert et, Dieu merci, sans jalousie de métier ; nous assurerons le sort de notre amie. Son bonheur et sa sûreté dépendent de l’état des affaires ; je ne vous en dirai pas davantage.

Il revient en plus d’un endroit sur les dangers auxquels peut donner lieu l’irritation populaire :

Le salut de l’État demande que vous soyez ici pour gouverner notre amie, pour la sauver de la rage de Paris, pour rétablir nos affaires sur un ton et un pied que je n’ai pu réussir à faire établir par les ombrages que d’un côté ma franchise, et la malice de l’autre, ont trouvé le moyen d’élever. (16 septembre.)

Il est un point sur lequel Bernis ne s’exagère pas l’utilité dont il peut être, c’est dans les querelles, alors si envenimées, entre le clergé et le Parlement. Il a la confiance de cette dernière compagnie, et son système est d’empêcher le choc des deux corps. Ici il a moins à agir en ministre ; les qualités du négociateur sont plutôt de mise ; il y a lieu à la persuasion et à un maniement insensible des personnes et des esprits. Il y parvint heureusement en plus d’une occasion, et il continua de rendre des services de ce genre jusque dans les derniers jours et comme à l’extrémité de son ministère.

Mais ce n’était pas tout de convier Choiseul et de le convaincre qu’il devait être ministre ; il fallait persuader Mme de Pompadour et le roi. La proposition ne leur en fut pas d’abord très agréable. Bernis avait dressé un mémoire pour le roi tout en faveur de Choiseul, et que Mme de Pompadour devait remettre. Celle-ci y répugnait et résistait à l’idée d’un changement. On n’aurait pas la clef de cette révolution ministérielle et le secret qui, dès le principe, est dans l’état moral de Bernis, si on ne lisait les lettres véritablement désespérées qu’il adressait coup sur coup à Mme de Pompadour pour qu’on lui donnât le successeur et le collaborateur désiré : en voici quelques passages :

Je vous avertis, madame, et je vous prie d’avertir le roi que je ne puis plus lui répondre de mon travail. J’ai la tête perpétuellement ébranlée ou obscurcie. Il y a un an que je souffre le martyre. Si le roi veut me conserver, il faut qu’il me soulage.

Je n’ai point fait le mémoire que vous m’aviez demandé sur M. de Stainville (c’est le mémoire au roi qu’il fit trois semaines après, et qu’il appelle son Testament), je ne veux pas proposer une chose qui ne vous plaît pas. Je vous défie cependant de faire occuper ma place, dans les circonstances où nous sommes, par un autre que par lui. Il est le seul instruit de la totalité du système, et il a la confiance de la cour de Vienne. Cette cour-là et celle de Rome sont les seules aujourd’hui où nous ayons des affaires épineuses. Ainsi supposez que je sois mort, et il ne s’en faut guère, je vous défie de me trouver un autre successeur que M. de Stainville tant que la paix ne sera pas faite. Voilà mon sentiment : si ce n’est pas celui du roi, il faut chercher promptement un autre sujet avec qui je puisse me concerter. Si je puis respirer quelque temps, ma santé se rétablira, mais elle est affreuse aujourd’hui. J’ai passé la nuit à me trouver mal. Je ne dors plus. J’ai l’esprit trop juste, madame, et j’ai l’âme trop sensible pour résister à l’idée de notre situation présente et à venir, il est vrai que l’état de mes nerfs ajoute beaucoup à ma sensibilité naturelle. En un mot, je ne réponds plus de mon travail si le roi n’a la bonté de me promettre de me soulager promptement. Je ne veux pas attendre à l’extrémité pour avertir de l’état où je suis.

Ce n’est plus un ministre ni un homme d’État, c’est un malade qui écrit et qui nous énumère les symptômes dont il est atteint : coliques d’estomac qui durent dix heures, étourdissements fréquents et qui augmentent, insomnies opiniâtres : « Mon visage est quelquefois comme celui d’un lépreux, parce que la bile arrêtée s’est portée à la peau. » Son cri perpétuel est qu’il n’en peut plus, et que son moral même est ébranlé :

Je vous en avertis, ma tête est malade (septembre 1758) : avec du repos et l’espérance de ne me pas déshonorer, je me rétablirai ; sans cela, je tomberai dans un état où il ne me sera plus possible de faire aucun travail… Mais qu’on me sauve du déshonneur si on veut conserver ma tête et ma vie !

Une idée politique se mêlait aux inquiétudes et aux angoisses croissantes de Bernis : M. de Choiseul n’était point engagé aussi directement que lui dans la politique de l’alliance, et, à son entrée, on était libre de rompre ou de modifier ce qui avait été réglé par d’autres. « Il n’y a qu’un ministre nouveau qui puisse prendre de nouveaux engagements. — Le duc de Choiseul est le seul qui puisse soutenir le système du roi ou le dénouer. » Telle est l’idée juste de Bernis ; mais, en tant qu’il se l’appliquait personnellement et qu’il la retournait contre lui-même, cette idée lui devenait un remords poignant et insupportable, et c’est ce qui explique ce mot de déshonneur qui revient si souvent sous sa plume :

Souvenez-vous, écrit-il à Mme de Pompadour (dans la soirée du 26 septembre), qu’il est impossible que ce soit moi qui sois chargé de rompre les traités que j’ai faits. Ainsi préparez-vous d’avance à choisir quelqu’un qui puisse dissoudre des engagements que nous ne pouvons plus remplir. Je l’aiderai de tous mes moyens, et j’aurai la tête plus libre dès que je cesserai de manquer à ma parole. Ce sont ces manquements qui me déchirent l’âme. On ne peut avoir de l’honneur et jouer le rôle que je joue tous les mardis vis-à-vis les ministres étrangers. L’affaire du Danemark est affreuse. Je voudrais bien savoir si jamais ministre des Affaires étrangères s’est trouvé dans la situation où je me trouve.

Ce n’est pas nous qui ferons un reproche à Bernis d’une si honorable susceptibilité : mais il est évident que son moral était plus affecté qu’il ne convient à un homme chargé de conduire de grandes affaires, et que la responsabilité ministérielle était désormais trop forte pour lui. Il fit son mémoire au roi ; il y développa assez énergiquement ses motifs et y produisit un exposé sans fard de la situation. Avec cela, il continua d’y mêler sa chimère, laquelle consistait à rester dans le Conseil après avoir résigné son portefeuille à M. de Choiseul, à chercher à compléter le nouveau ministre et à se laisser compléter par lui : « Il peut se concerter avec moi, j’ai des choses qu’il n’a pas, il en a qui me manquent : tout cela ensemble ne peut produire qu’un bon effet. » Louis XV mécontent ne répondit pas sur cet article : il consentit à la démission de Bernis en faveur de M. de Choiseul par une lettre datée de Versailles (9 octobre 1758), qui commence ainsi : « Je suis fâché, monsieur l’abbé-comte, que les affaires dont je vous charge affectent votre santé au point de ne pouvoir plus soutenir le poids du travail… » Il y marquait nettement son système personnel en ces mots : « Je consens à regret que vous remettiez les Affaires étrangères entre les mains du duc de Choiseul, que je pense être le seul en ce moment qui y soit propre, ne voulant absolument pas changer le système que j’ai adopté, ni même qu’on m’en parle. »

Choiseul n’avait plus qu’à arriver de Vienne. Cependant le roi et Mme de Pompadour restaient mécontents de Bernis ; il recevait précisément dans le moment même le chapeau de cardinal ; il avait été comblé de faveurs et de grâces depuis deux ans ; nommé successivement abbé de Saint-Médard, abbé de Trois-Fontaines7, commandeur du Saint-Esprit, on pouvait s’étonner qu’il se lassât de servir justement à l’heure où il lui était difficile de rien obtenir de plus pour sa fortune. Les malins propos circulaient dans les salons de Paris et de Versailles ; on lui prêtait des paroles qu’il désavouait : on lui faisait dire « qu’il se retirait parce qu’il voulait la paix, et parce que Mme de Pompadour ne la voulait pas ». On se répétait à l’oreille « que le roi lui savait mauvais gré d’avoir quitté les Affaires étrangères ». Dans ces dernières semaines, Bernis était à chaque minute sur l’apologie ; la position, en se prolongeant, devenait insoutenable. L’arrivée de M. de Choiseul, à la fin du mois de novembre, ne fit que la compliquer : car, quelque loyaux et sincères que fussent le successeur et le devancier, il était impossible que les bons amis de Cour ne fissent pas tout pour les brouiller et les mettre aux prises. L’illusion, et, si je puis dire, la bonhomie de Bernis en cette circonstance, et connaissant le terrain de la Cour comme il le faisait, fut de ne pas s’être rendu compte à l’avance de ces incompatibilités tout à fait inévitables, et qui ressortaient de la nature des choses : il avait conçu et combiné une révolution de ministère comme on concerterait à huis-clos un arrangement de la vie privée. Louis XV coupa court à la difficulté par un ordre que Bernis reçut le 13 décembre et qui l’exilait dans son abbaye près de Soissons : une lettre de lui au roi écrite au reçu de l’ordre, et une autre lettre écrite dans la soirée de la même journée à Mme de Pompadour, n’expriment que des sentiments de soumission parfaite et de reconnaissance infinie pour le passé, sans un seul mouvement de plainte.

Quatre jours après, le 17 décembre 1758, de son château de Vic-sur-Aisne, près de Soissons, où il devait passer le temps de son exil, il écrivait à M. de Choiseul pour lui témoigner qu’il ne lui imputait point sa disgrâce et pour régler leurs relations futures :

Mme de Pompadour, monsieur le duc, a dû vous dire la façon dont j’ai pensé sur votre compte au premier moment de ma disgrâce. J’aurais voulu, pour éviter les jugements téméraires, que les circonstances qui l’ont précédée eussent pu l’annoncer au public ; au reste, nous nous sommes donné réciproquement les plus grandes marques de confiance et d’amitié ; nous ne saurions donc nous soupçonner l’un l’autre sans une très grande témérité. Je ne juge pas comme le peuple, et je n’ai jamais soupçonné mes amis. Il faut que, puisqu’ils n’ont pu empêcher ma disgrâce, il ne leur ait pas été permis de s’y opposer. Les instances que j’ai faites pour vous remettre ma place m’ont perdu ; j’ai prouvé par là, d’une manière bien funeste pour moi, la confiance que j’avais en vous. Je vous remercie des nouvelles marques d’amitié et d’intérêt que vous voulez bien me donner…

Dans les lettres suivantes adressées à Choiseul, Bernis le remercie de certaines formes qu’il a apportées en annonçant sa disgrâce à la cour de Rome ; il lui parle ensuite de quelques affaires particulières qu’il a à cœur, et pour lesquelles M. de Choiseul se montre empressé à l’obliger. En homme humain et excellent, il s’inquiète avant tout de la position qu’on fera à ses secrétaires et à ceux qui l’ont servi. On aime en tout ceci à retrouver de part et d’autre les procédés et le ton des honnêtes gens.

L’ensemble de cette correspondance, dont je n’ai pu offrir qu’une idée rapide, ne grandit point certainement Bernis ; elle donne et fixe sa mesure comme principal ministre, et répond à une question que je m’étais adressée précédemment, à son sujet : il n’avait pas la trempe de l’homme d’État, et, après l’entrain des premiers succès, son organisation, mise à une trop forte épreuve, a manifestement fléchi. Réservons-le donc pour ce second rôle mieux abrité et plus pacifique où, borné à l’exécution diplomatique et à la représentation, il retrouvera l’emploi et tout le développement de ses qualités heureuses et de sa courtoisie utile. Quant à l’état de la France en ces funestes années et en ces pires instants de Louis XV, les lettres de Bernis sont une révélation bien triste, et il est honorable pour lui d’avoir du moins ressenti et exprimé tout le premier cette profonde tristesse qu’elles sont faites pour communiquer encore aujourd’hui. Et en même temps on sort de cette lecture plus disposé à rendre justice à M. de Choiseul qui, d’une situation si compromise et si perdue en réalité, sut tirer des résultats assez spécieux, assez brillants, pour jeter un voile sur la décadence et pour relever la nation à ses propres yeux, en attendant qu’elle se régénérât décidément à travers les orages et qu’elle entrât, désormais vaillante et rajeunie (mais toujours selon l’esprit des chefs qui la guident), dans l’ordre de ses destinées nouvelles.

Cette parenthèse historique fermée, je reprendrai la prochaine fois Bernis, là où je l’avais laissé à la fin de mon précédent article.