(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le voltairianisme contemporain »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le voltairianisme contemporain »

Le voltairianisme contemporain

I

L’ancien journal d’Arsène Houssaye annonce que le Roi Voltaire 15 est déjà à sa seconde édition, et quoiqu’il faille se défier de l’annonce, cette menteuse musette, cependant un tel phénomène pourrait être une vérité. Voltaire est bien homme à emporter, sur la croupe de sa gloire et dans le bruit éternel de son nom, un livre mal fait, frivole ou ennuyeux. Il est capable de tout, ce diable d’homme, qui l’aurait été de tant de bien, s’il l’avait voulu ! Seulement ce n’est pas du mérite intrinsèque du livre de Houssaye que nous voulons parler. Il a été discuté par d’autres avec une impartialité trop sereine pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. On ne retrouve pas les bulles de savon quand elles sont crevées ! Or, celle d’Arsène Houssaye l’a été par le bec d’une plume qui n’a pas eu pour cela besoin d’appuyer.

Mais si nous ne revenons pas sur le mérite, historique ou littéraire, d’un livre qui ne peut plus être loué que par Janin, — et dans l’Artiste, encore ! — nous voulons, du moins, parler de son succès, s’il en a un, comme dit la musette, et l’expliquer par Voltaire lui-même, qui suffit tout seul pour l’expliquer.

Il

Voltaire, en effet, suffit seul, — et ceci, entendez-le bien ! n’est un éloge pour personne, ni pour ceux qui le vantent et marquent de son nom des livres que sans son nom on ne lirait pas, ni pour Voltaire lui-même, qu’on n’appelle que Roi aujourd’hui, et qu’on appellerait Dieu si l’on avait du cœur ! Voltaire étant donné, avec tout ce qu’il est et tout ce que nous sommes, Voltaire, résumant à lui seul tant de choses vivantes qu’il a créées, que nous n’avons pas eu la force d’arracher de nous et de faire mourir, explique profondément les admirations qu’il excite, — ou plutôt il ne les explique pas. Nous y avons bien réfléchi, et cette réflexion nous effraye. Ce n’est pas, croyez-le ! quand on sait embrasser d’un trait Voltaire et le xixe  siècle, que la grandeur de son succès étonne ! mais, le croira-t-on ? malgré les livres idolâtres, les livres écrits d’à genoux, la tête dans la poussière, ou dans la position d’Alberoni devant Vendôme, c’est la petitesse de ce succès !

Nous allons donc donner une leçon d’admiration à Arsène Houssaye. Il n’a pas assez loué son héros. Il n’a pas compris que son livre, qu’il croyait être une justice, une reconnaissance et à la fois tous les sentiments prosternés, n’était pas en proportion réelle avec cet homme d’ubiquité, cet homme qu’on retrouve partout et qui s’appelle Voltaire. Il n’a pas compris qu’à part même le talent de l’exécution il ratait une apothéose. Il croyait avoir beaucoup fait — lui, le pipeau du xviiie  siècle, — en s’improvisant une gravité inaccoutumée et en sacrant, sans rire, le roi Voltaire avec un vieux pot de pommade de la marquise de Pompadour. Eh bien, ce n’était point assez ! Comme tous les écrivains actuels qui ont parlé avec enthousiasme de Voltaire (et ils sont nombreux), Houssaye n’a pas dit le mot suprême, l’éloge suprême, auquel strictement, pour ceux qui l’aiment, Voltaire a droit.

Qu’on le sache bien ! Il n’y a que deux manières de parler de Voltaire. Ou l’on est son ennemi, ou on ne l’est pas ; et quand on ne l’est pas on est à lui sans réserve, sans honte et sans tiédeur ; car cet homme, qui a tant de complices dans nos cœurs et dans nos esprits, ne nous les prend pas à moitié. Positivement, il les possède. Or, s’il les possède, ce n’est plus Roi qu’il faut l’appeler : qui dit Roi des Esprits dit Dieu même ; et alors on peut demander pourquoi donc ce Dieu des Esprits souille encore de ses restes une église chrétienne, et pourquoi ses adeptes et ses disciples, en cotisant leurs admirations et leurs œuvres, ne lui élèvent pas un monument ?

III

C’est que ses disciples lui ressemblent, à ce poltron hardi ; c’est que, s’ils osent beaucoup, ils n’osent pas tout encore ; c’est que, s’il s’agissait par trop de lui, il s’agirait d’eux ! Successeurs de cet Alexandre spirituel du xviiie  siècle, ils ne se sont guères partagé que sa perruque, entre tous, mais ils ont tous, sans l’avoir partagé, son genre de courage. Ne nous y trompons pas ! les admirateurs de Voltaire ne sont, après tout, rien de plus que les exécuteurs de son testament de putréfaction, et c’est ce qu’il ne faut pas oublier quand ils parlent si haut de leurs admirations littéraires. Tartufes attendris, qui se contiennent encore au moment où ils se fâchent le plus, ils font des concessions moins à la pudeur qu’à la prudence, dans l’intérêt de leurs idées bien plus que dans celui de leur idole.

Pour eux, le voltairianisme, qu’il faut conserver et faire fleurir, importe bien plus que Voltaire ! Sans le voltairianisme et la libre pensée, peut-être même les plus badauds parmi les admirateurs à fond de train du Roi Voltaire ne s’abuseraient pas complètement sur le compte de ce caméléon moral, âme desséchée, jalouse de gloire, qui cracha sur la figure de quiconque le suivit ou le précéda, et qui se serait pris en exécration s’il se fût rencontré sur son propre chemin lui-même ; lâche pour tout braver, brave au milieu des lâches, grand dans les petites questions, petit dans les grandes ; qui réduisit tout à rien pour être quelque chose, et qui grimpa, comme un écureuil, jusqu’à la gloire, en passant par tous les degrés du mépris !

IV

Car tel il fut, Voltaire, cet homme qu’on nous vante, et, comme l’a prouvé un des critiques du livre de Houssaye, qu’on ne lit déjà plus, même pour le vanter. On n’en a pas besoin, du reste. Il est dans l’air, il est dans le sang de la génération actuelle. Nous l’avons respiré, on ne sait à quelle heure de notre vie tant cette impression est profonde et vit profondément en nous. Lui, qu’il serait infâme de mettre aux mains de l’enfance, que toute femme laissera tomber des siennes, et dont le vieillard à cheveux blancs rougira d’avoir eu le goût… autrefois, n’en a pas moins mis sur l’esprit du temps qui a suivi le sien une empreinte qu’une moitié de siècle, avec deux Bonaparte et un Joseph de Maistre, n’a pas pu encore effacer ! Nous sommes tous plus ou moins marqués quelque part de son V honteux. Aujourd’hui plus que jamais, cet homme, dont on n’oserait peut-être pas dresser et signer le symbole, on lui refait une domination par une admiration rampante et rusée.

Voltaire revient, dit-on ; il sort de son tombeau ! Le mot est inexact : Voltaire n’était pas mort ; il n’a jamais été parti. Certes ! il y a de bonnes raisons pour qu’il soit longtemps populaire. N’a-t-il pas rassemblé, ce Protée de l’Enfer, sous sa houlette diabolique, toute cette race de béliers à qui l’admiration de l’esprit fort sert d’esprit ?… S’il ne plaisait qu’aux spirituels ! Mais ce grand seigneur de l’intelligence exerce, sur ceux qui n’en ont pas, la fascination qu’ont pour les révolutionnaires les grands seigneurs qui ont trahi leur cause et qui se sont donnés à la Révolution. Voltaire est particulièrement le séducteur des imbéciles, l’empoisonneur des gens malsains, et l’Esprit Saint de la canaille. Si les coquins ont un parti, il doit jurer par ce grand homme !

Et d’ailleurs soyons juste ! il a créé la libre pensée, et voilà encore un troupeau. Ce joujou bruyant et dont on ne fait rien qu’un indécent usage, la libre pensée, qu’on nous donne pour une philosophie et qui n’est le plus souvent qu’une lassitude anticipée d’une réflexion éteinte, la libre pensée, cette ennemie de la pensée vraie, qu’elle repousse parce que la pensée vraie oblige, comme la noblesse, et dont elle se débarrasse dans le sérail des sept péchés capitaux, voilà surtout l’œuvre de Voltaire : Hæc facit otia Voltarius ! On a beaucoup parlé, sur ce vieux thème que n’ont pas chanté les phraseurs, de l’activité imprimée par la philosophie à l’esprit humain ; mais le caractère particulier de l’action et de l’influence de Voltaire, c’est précisément d’avoir, avec de la légèreté et de l’ironie, dispensé à tout jamais l’esprit humain d’activité et de recherche.

Vous rappelez-vous le signor Pococurante, dans l’affreux roman de Candide ?… Eh bien, Voltaire a inventé aussi le pococurantisme philosophique, et il l’a nommé la sagesse ! Véritable machine pneumatique, qui a fait le vide dans le cerveau de l’homme. Avant lui, on se moquait du scepticisme. Hume était presque ridicule. Après lui, le scepticisme fut respecté. La plaisanterie, la commode plaisanterie, qui ne répond à rien et qui rit, domina l’univers. Il n’y eut plus de questions dans ce monde ; il les avait supprimées pour se dispenser de les résoudre. Quel bon débarras pour les sots !

V

Et les sots ont été bien reconnaissants ! Ils ont été fidèles à la gloire de Voltaire. Ils ne l’ont pas faite, mais ils l’ont soutenue. Ils ont le dos bon ; ils l’ont portée. Il y a bien dans l’arche de cette gloire, çà et là, quelques hommes d’esprit, pour les orner, aux encoignures, mais ceux qui en soutiennent le lourd entablement, ce sont vraiment les sots ! les sots, aux têtes dures et pressées ! et c’est la meilleure raison de croire à la puissance actuelle et future de Voltaire. Il a les sots ! Avec les corrompus de l’esprit, il a les innocents de la bêtise, — s’il y a, dans le monde de la chute, des imbéciles qui puissent se croire, en sûreté de conscience, parfaitement innocents !

Et c’est pour cela que sur cette question de Voltaire posée hier, posée aujourd’hui, et que, n’en doutez pas ! on posera encore d’ici longtemps, les gens d’esprit, qui voient de plus haut que leur esprit même, doivent se montrer implacables, inexorables, inflexibles. Hélas ! nous l’avons dit déjà : ils portent la flèche barbelée de cet homme au milieu du cœur, cette flèche dont on aime la blessure.

Eh bien, ils doivent se l’arracher !

Qu’on nous permette un dernier mot. Depuis quelque temps il est une tendance déplorable qui se précise parmi nous et qui prouve à quel point l’homme est lâche pour ce qui lui plaît. Les hommes qui sentent le mieux le mal, l’inépuisable mal que fait Voltaire, répugnent à le traiter comme il le mérite, ce roi des élégances empestées. Le cœur, non, mais l’esprit — l’esprit qui fait de si mauvaises choses quand il est seul ! — leur défaille contre ce monstre de fausse lumière, à qui rien n’a défailli contre Dieu, et qui fit oublier une fois dans toute sa vie au grand de Maistre, monté ce jour-là à la hauteur d’un courroux de prophète, que le mépris est la colère du gentilhomme.