XVI
La question des images. — Les métaphysiciens du style. — La théorie et la pratique — Reproches immérités. — Enseigne-t-on à créer les images ? — La preuve par les écrivains.
Les images ont une grande importance dans l’art d’écrire. Elles sont le lustre du style.
On conçoit donc que nous ayons insisté sur leur emploi, leur qualité et leur formation ; mais là encore on a essayé de travestir notre pensée. On nous accuse, entre autres reproches, de vouloir enseigner de toutes pièces à créer les images. M. Philéas Lebesgue est un de ceux qui se sont le plus indignés de cette prétention, et son animosité s’explique lorsqu’on connaît ses idées littéraires. Disciple zélé de M. de Gourmont, M. Lebesgue a, comme lui, sur le style, des théories scientifico-philosophiques.
« Le style, dit-il, c’est la partie vivante de nous-mêmes qui consent à former la chair impalpable des idées ; suivant la qualité de cette atmosphère de notre âme, à quoi s’emprunte le mystère de l’expression par la parole, varie la qualité de cette expression même. C’est affaire de tempérament. Selon notre virtualité jaillit de nous le style : il est notre conscience projetée au dehors de nous dans le miroir sonore des mots. Il est le symbole de l’individu, comme la langue est le symbole de la nation qui la parle, et nulle image n’est plus fidèle. Quand une langue s’arrête de vivre, quand son pouvoir d’assimilation diminue et qu’elle se laisse envahir par les broussailles étrangères du pédantisme et du cosmopolitisme, c’est que la force d’expansion de la race a baissé dans la même proportion. L’idée même de patrie peut se lire, plus ou moins vive et volontaire, en la physionomie du langage : c’est là que toute maladresse ethnique se trahit, à fleur de peau — marbrures50 ! »
Buffon avait dit avec plus de simplicité : « Le style, c’est l’homme. »
« Il est donc superflu, conclut M. Lebesgue, de prétendre enseigner le style : le sens de la Beauté ne se démontre pas, et nulle analyse ne saurait, ni en vingt leçons, ni en cent, le disséquer. Tout au plus serait-il susceptible d’être éveillé, aiguisé. Et encore ! Créateur d’instinct, il est rebelle implacablement aux règles livresques. »
C’est toujours la même question. Il y a évidemment deux façons d’étudier le style ; l’une technique, par les procédés et le métier ; l’autre philosophique, par les idées et les principes. C’est cette seconde manière, renforcée de métaphysique et de science, que choisissent M. Lebesgue et ses amis. Il est clair qu’en se cantonnant dans l’abstraction, en surélevant le point de vue, en méprisant les contingences d’exécution et les difficultés de détails, on peut un instant dominer le débat, passer pour avoir raison et présenter le problème comme résolu ou, plus exactement, comme inutile à résoudre. On n’a pas besoin de preuves et l’on brave la contradiction quand on affirme à priori : « On n’apprend pas à écrire ; le style est un don ; on a du talent ou on n’en a pas ; la vocation est tout, etc. » Au premier abord, rien n’est plus vrai. Voyez un paysage du haut d’une montagne : tout se nivelle, plus de relief, la plaine est égale ; mais descendons, s’il vous plaît : voici des vallées, des monticules, des rocs, mille accidents de terrain. Là où vous voliez du regard, il vous faudra marcher péniblement, et la route sera longue. Nous avons eu le tort ou plutôt nous avons eu le courage de quitter les hauteurs philosophiques où se placent nos adversaires ; nous sommes descendus dans les fondrières ; nous avons voulu débroussailler le chemin, nous frayer un passage dans l’encombrement des méthodes et le désarroi des contradictions. De là notre désaccord avec les purs théoriciens qui voudraient rendre l’art d’écrire inaccessible et indémontrable. Certes, oui, en principe, il faut avoir le don, il faut avoir le talent, et ni le don ni le talent ne se créent. Cela reste vrai même avec notre enseignement, même pour travailler, même pour raturer, même pour s’assimiler et se former. Nous avons dit tout cela dans nos livres ; on fait semblant de l’ignorer ; il faut donc le répéter sans cesse et jamais avec plus d’utilité qu’à propos de la création des images.
« Remontons à la source, dit M. Lebesgue. Si l’auteur de l’Art d’écrire (cet art de s’aimer soi-même) avait eu quelque souci de logique vraie dans la disposition des parties de son livre, à coup sûr il eût commencé par l’un des derniers chapitres, celui qu’il intitule : « Comment on crée les images ».
Là repose toute la science du Verbe ; mais je ne suis guère disposé à croire avec lui que l’on puisse apprendre à créer des images ; à les recomposer, à les arranger, je ne dis pas. Certes, on doit chercher toujours à préciser sa vision, à la détailler nettement ; mais avant tout, faut-il posséder la primordiale faculté de voir. »
C’est bien notre avis. Aussi avons-nous insisté sur la nécessité de voir et sur les moyens à employer pour apprendre à voir. Mais M. Lebesgue exige des conditions compliquées :
« Cela, d’ailleurs, ne suffit pas absolument à former l’écrivain ; il faut également savoir écouter, car c’est par l’harmonie, qualité rare, que les images s’évoquent, intégrales, dans le trame des phrases. Ainsi, pour répudier totalement, non seulement en paroles, mais en fait, les vieilles classifications de rhétorique, le traité de M. Albalat aurait dû s’appuyer sur une base absolument psychologique pour ensuite tenter de nous montrer comment les sensations arrivent à s’incarner, visuelles quand même, à travers les sons du Verbe humain, groupés en tous sens au hasard des mots et des comparaisons.
Nous eussions aimé voir de ces petites âmes, qui vivent de notre âme au contact des choses, évoluer dans le langage, etc. »
Le singulier livre que j’aurais écrit, si j’eusse suivi le conseil de ces messieurs ! Un traité philosophique du style n’est pas, au demeurant, une chose bien difficile. Mais mon but était plus pratique. Je n’ai jamais aimé l’idéologie et, lorsqu’il s’agit d’enseignement, je trouve que la meilleure méthode est de démontrer, non de philosopher. Je ne puis donc admettre la sévérité qu’on témoigne à ma théorie de la création des images.
« M. Albalat, dit injustement M. Lebesgue, tient avant tout à nous donner des formules, à nous enseigner des procédés. Comment on invente : « C’est par le travail, la sensibilité et l’imagination qu’on entretient et fortifie la faculté d’invention, dit-il (page 163) », comme si on acquérait de l’imagination, comme si invention et imagination n’étaient pas presque des synonymes. — Comment on obtient le relief : « Il faut exaspérer son style, le chauffer, l’enfiévrer », comme si cela ne dérivait pas directement de la qualité sensuelle de l’écrivain. — Comment refaire le mauvais style : c’est pourquoi l’auteur corrige Lamartine. Tout cela, néanmoins, serait excellent, si l’art d’écrire pouvait s’assimiler à la serrurerie ou au charronnage. Dans ce cas, le livre de M. Albalat pourrait avantageusement prendre place dans la collection des Manuels Roret
Malheureusement, de même que le fond ne saurait être distrait de la forme, (démonstration qui constitue l’un des meilleurs chapitres de l’ouvrage), de même on ne saurait faire agir le cerveau en vue d’écrire, s’il n’est d’avance sollicité par l’éveil de quelque passion, au sens pur du mot. »
Voilà bien des railleries inutiles ! Le chapitre qui a si fort irrité ce jeune critique se réduit à une modeste démonstration que je crois très acceptable. Le lecteur en jugera : J’ai dit, page 287 de l’Art d’écrire, que « pour trouver des images ou les rendre saillantes quand elles ne le sont pas, le travail et la refonte sont les deux grands moyens après le génie naturel ». Cette opinion ne me paraît pas si scandaleuse. Cela signifie, en propres termes, qu’on trouve d’abord des images quand on a du talent ou du génie, ce qui est, je crois, faire la part assez belle à la spontanéité et à l’inspiration. « On les découvre, déclarons-nous ensuite, par inspiration ou à tête reposée », autrement dit par l’effort, la réflexion et le travail ajoutés au talent naturel. Cela non plus ne me semble point tout à fait absurde. Nous constatons, en outre, « qu’il y a des images d’une qualité qu’on sent difficile à trouver soi-même, qui révèle le génie et dont on ne peut fournir le métier ». Comment nous reproche-t-on après cela de méconnaître l’originalité personnelle, la valeur du premier jet, le mérite de l’invention ?
Ceci posé, mon livre s’adressant aux débutants et aux élèves, c’est-à-dire à ceux qui commencent à exercer leur faculté d’invention, j’ai prévenu, en effets ces apprentis écrivains « qu’il y avait des images qu’on peut découvrir plus facilement que d’autres, par l’application de l’esprit et l’effort du travail », à condition toujours d’avoir « du talent et des dispositions imaginatives ». Cela encore ne m’a pas du tout l’air d’un paradoxe. Il est vrai que j’ai conseillé, pour créer les images, de les « renouveler », de « pousser l’idée », de « l’exagérer exprès » et, par exemple, au lieu de : Ils criaient leur pénitence, d’écrire comme Bossuet : Ils rugissaient leur pénitence. Ces deux ou trois conseils ont peut-être un peu l’air empirique au premier abord. Ce sont pourtant des leçons logiquement déduites de certains exemples de corrections manuscrites de Victor Hugo, Chateaubriand, Flaubert ou Bossuet. Quand on voit ces grands artistes, entre trois ou quatre expressions, se décider presque toujours pour la plus forte, n’a-t-on pas le droit de traduire ce fait en formule et de tirer un conseil de ce procédé ?
C’est ainsi qu’aucune de nos théories n’a été imaginée. Toutes traduisent les procédés de travail employés par les meilleurs écrivains, et c’est ce qui rendra toujours notre enseignement difficile à réfuter.
Quand, enfin, j’aurai rappelé que je conseille « de songer aux divers rapports que peuvent présenter les objets, aux idées à côté qu’ils évoquent, aux ressemblances, aux contrastes, aux antithèses, en recommandant d’étudier les métaphores des auteurs », je crois que j’aurai à peu près énuméré tous mes crimes.
Cette doctrine mérite-t-elle tant de colère ? Est-on si sûr que ces conseils soient sans profit ? Est-ce vraiment là de la serrurerie, du charronnage, du Manuel Rorel ; et peut-on dire, comme ajoute M. Lebesgue, « que j’apprends à voler avec des ailes de papier mâché » ?
J’ai voulu tout simplement aviver, développer le talent, et plus j’y songe, plus je trouve que le paradoxe et l’erreur sont du côté de mes adversaires.