Chapitre II.
« Faire de la littérature »
On sait comment se recrute en France la confrérie des hommes de lettres. Le programme du baccalauréat ès lettres comprend une composition française sur un sujet de critique, de morale ou d’histoire. Les professeurs de seconde et de rhétorique préparent leurs élèves à affronter cette épreuve en leur faisant développer chaque semaine une matière en quatre paragraphes. Quand l’adolescent a fini un nombre suffisant de phrases commencées par son maître, quand il les a ornées d’adjectifs modérés, quand il a, en temps convenable, emmailloté des idées qu’il n’avait point conçues, le grade de bachelier ès lettres vient témoigner qu’il a appris par là à se rendre maître de ses propres pensées.
En notre temps notoirement pratique, où, si peu de chose se créent, du moins aucune ne se perd, le jeune homme qui sait tourner avec une égale aisance, et au gré du jury, une « lettre de Varius à Virgile pour lui faire compliment des Géorgiques », ou un « billet de Maucroix à La Fontaine pour le féliciter de ses Fables », le jeune bachelier songe à ne pas laisser inexploité l’heureux produit d’un naturel de choix et d’une éducation de luxe.
Aussi, quand les amis de la famille lui font compliment de la précocité de ses talents littéraires, répond-il d’un air modeste : « Bah, chacun sa partie ! » ou encore : « Dame ! j’en vends. » Cela signifie qu’il a décidé « d’écrire ». Il ne sait pas encore ce qu’il écrira, mais il écrira. Déjà, peut-être, il glisse à d’hospitalières revues de jeunes quelque nouvelle brutale, quelque poème en prose ; il songe à un petit acte « pour Lugné », et à un bouquin contre la critique.
Pour un demi-louis, le Tout-Paris publie son nom, son adresse et son titre : homme de lettres.
Si sa mère objecte que la littérature est « mal vue », et constituera peut-être à son « établissement » futur un empêchement rédhibitoire, le père réplique qu’il faut savoir vivre avec son siècle, que la plume est un riche instrument quand on est malin comme le petit, que les histoires de littérateurs de brasserie sont des contes à dormir debout, que la Société des Gens de lettres est le plus beau des syndicats « parce qu’il est intellectuel », et que son garçon, doué certes du talent de M. Thomas Grimm (au moins), saura se créer une aussi belle situation que ce distingué polygraphe. — D’ailleurs, c’est bien le moins que le français rembourse au fils ce que, en dix ans de répétitions, le latin fit débourser au père.
Cette genèse banale du jeune écrivain, je ne la conclurai pas par les exhortations d’usage, par le prenez-garde traditionnel et indiscret : je ne pourrais que répéter, avec moins de grâce, les pages exquises sur l’Homme de lettres publiées par Édouard Thierry dans un numéro perdu d’une pauvre revue, La Mosaïque. Je suis, au reste, moins vigilant pour autrui que notre vieil et tendre maître. La déconvenue de quelques scribes ratés me laisserait tout à fait calme. Aussi bien n’y a-t-il pas plus de peine à réussir là qu’ailleurs. Faire éditer un roman est difficile ; mais placer de la vaseline est ardu ; et, métier pour métier, celui-là ne serait ni plus malaisé, ni moins lucratif qu’un autre. Mais ce qui me semble admirable est qu’on classe la littérature, sans hésitation, parmi les arts et métiers. Si l’embryogénique histoire du fœtus de lettres, que j’esquissai tout à l’heure, vous a frappés par son air vieux jeu et déjà connu, elle n’atteste que mieux la désinvolture avec laquelle, depuis longtemps, on tient la besogne littéraire pour un travail normal, régulier, quotidien, ayant ses charges professionnelles, ses profits, ses déboires, ses privilèges, sa chambre syndicale, son autonomie.
Ce qu’à la vérité il conviendrait de répondre aux aspirants littérateurs qui sollicitent
les conseils, pour obtenir les protections, ce n’est pas que la littérature est le plus
difficile des métiers ou le plus ingrat des arts, c’est qu’elle n’est ni l’un ni l’autre.
J’aimerais qu’à ces éphèbes on répondit en toute sincérité, et avec la seule ironie
socratique,
par cette interrogation : « Mais qu’entendez-vous par
littérature ? » Ils n’en savent rien, nous non plus. Une définition nominale est simple,
presque inutile, mais une définition réelle n’est pas possible, parce que la chose
n’existe pas. Mme de Staël risque celle-ci : « Tout ce qui
concerne l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques
exceptées »
; et Schlegel : « Tous les arts et toutes les sciences, ainsi
que toutes les créations et toutes les productions qui ont pour objet la vie et l’homme
lui-même, mais qui, sans avoir aucun acte extérieur pour but, n’agissent que par la
pensée et le langage et ne se manifestent qu’à l’aide de la parole et de
l’écriture. »
Cette définition encyclopédique est peut-être juste, mais, si elle
définit quelque chose, elle exprime que la littérature embrasse tout ce qui s’écrit, car
où serait la démarcation ?
L’étymologie du mot, littérature, confirme qu’il signifie, au juste, un moyen tout extérieur d’expression ou plutôt de publicité. Or une étiquette qui convient en droit strict à l’Iliade et à un monologue est, à tout le moins, superflue. Les cerveaux impatients de logique verbale, amateurs de catalogues, qui veulent tout inscrire en accolade de catégories et rubriques intellectuelles, pourront distribuer en d’autres cadres ce qu’on juxtaposait dans cette enveloppe flasque. Ils reconnaîtront que le roman est un art, que le poème est un art, que le théâtre est un art, — se formulant, le premier, en une légende réaliste ou symbolique ; le deuxième, en un thème, des rythmes ; le troisième, en des mouvements et des déclamations. On constaterait, en, second lieu, que, au même titre que l’économie politique ou la psychologie, l’histoire et la critique sont des sciences, posant les faits et cherchant les lois des manifestations réelles ou fictives de l’activité des hommes. On discernerait enfin que des labeurs vulgarisateurs et commerciaux, étrangers à l’art et à la science, relèvent de l’Industrie : le journal, le roman populaire, le théâtre en gros, les manuels, les prospectus.
Je ne prétends pas inclure dans les catégories précitées tout ce qu’on insère sous l’élastique avachi de la littérature. Je constate seulement ceci. L’homme qui rédige sa pensée, qui use du moyen de publicité dit écriture, ne peut avoir pour but que : 1º le beau : il cherche à faire œuvre d’artiste ; 2º le vrai : il cherche à faire œuvre de savant ; 3º l’agréable (et l’utile, qui est l’agréable en expectative), et il fait œuvre d’industriel. On voit que d’un premier ordre de producteurs seraient un dramaturge comme Eschyle, un poète comme Baudelaire, un romancier comme Stendhal ; du second, un historien comme Droysen, un esthète comme Guyau ; du troisième, M. Louis Figuier, le docteur Tissot, Bœdecker, Jules Claretie, et quelques autres. É— Qu’il y ait intérêt à couvrir d’un même pavillon les marchandises de ces artisans très divers est ce qui m’a semblé discutable.
Seulement, l’illusoire concept est protégé contre la désuétude par de très solides institutions, masquant de l’unité de leurs titres la diversité de leurs objets. J’ai dit la Société des Gens de lettres. Il y a aussi les facultés des lettres, où l’on professe la géographie et la paléographie. Il y a l’Académie française, où tout ce qui touche à la littérature est représenté : calcul des probabilités, présidence du Conseil, opérette, percement d’isthmes (ou prolifisme). Il y a, jusque sur les livres de la collection à cinq sous, la vieille trilogie : Sciences — Lettres — Arts, où l’on ne voit pas que le terme moyen, réductible aux extrêmes, est de toute inutilité.
On trouverait d’autres substantifs encombrants dans notre vocabulaire, par ailleurs assez pauvre, et ce n’est pas contre un mot de trop qu’il siérait noircir tant de lignes. Mais la nullité n’assure pas l’innocuité. Il est des gens bêtes, mais méchants, — des mots inutiles et en même temps dangereux. C’est ainsi que l’assemblage, dans le prétendu domaine commun de la littérature, d’objets artistiques, scientifiques, industriels, est fâcheux. Ces derniers étant les plus nombreux communiquent aux deux autres leurs vulgaires propriétés, suivant une loi dynamique vraie pour toute association. Des esprits nés sans doute pour créer de belles œuvres sont incités par contagion à produire ces articles méprisables, mais d’une bonne vente courante. Même les esprits les plus droits, les plus inaltérables aux vils contacts, furent les dupes involontaires d’un mot, décidément insupportable. Sous prétexte de littérature indépendante et de dédain des genres tout classés, on composera les mixtures troubles, roman scientifique, drame philosophique, critique anecdotique, histoire artistique. On oublia que le poème ne gagne pas plus à la valeur sociale des idées qu’il exprime, que l’opéra de Wagner ne perd à l’inauthenticité des légendes germaniques évoquées. On négligea que l’histoire ne se compose point comme un roman, qu’elle n’a le droit de synthétiser le passé sous la forme d’un récit suivi qu’une fois en possession de documents complets et que jusque-là elle ne peut légitimement dresser qu’un inventaire des pièces en portefeuille. On méconnut que le critique doit faire effort et œuvre de science, sous peine de rester un amuseur plus ou moins spirituel. Mais le critique est trompé, lui aussi, par l’épithète littéraire ; pourvu qu’il sache écrire, et qu’il abonde en aperçus ingénieux, il se juge mieux que suffisant. — Il n’est pas jusqu’à la philosophie qui ne souffre d’être rapprochée des lettres. À une soutenance de doctorat en philosophie, n’entendions-nous pas un professeur de Sorbonne tancer le candidat d’avoir présenté une thèse scientifique à la faculté des lettres ?
La promiscuité littéraire a faussé l’esprit des œuvres ; elle a abaissé l’esprit des auteurs. La liberté d’écrire, la multiplication des lecteurs, les progrès de la librairie, l’envahissement du journalisme ont donné à l’homme de lettres un semblant de raison sociale, à son travail cette autonomie que vous jugerez, je pense, illogique et pernicieuse. Autres temps… Bossuet était évêque, La Bruyère précepteur, Vauvenargues officier, Voltaire brasseur d’affaires et rentier. Et pour ceux qui n’avaient pas de ressources, qui acceptaient la pension d’un grand seigneur, ils ne rougissaient pas « d’appartenir à M. *** », se préféraient clients d’un généreux dilettante que pourvoyeurs d’un public médiocre. Le « gensdelettres » est né de nos jours. En ce siècle d’excessive division du travail, il y a des êtres dont la fonction est d’écrire pour les autres. Ils s’entreposent chez les éditeurs. Ils mettent leur pensée en régie.
Cette prostitution intellectuelle est inélégante.
Quelques libres esprits se refusent à un tel abandon. Ils ne croient pas que, propres à un ouvrage littéraire, ils seront bons à un autre. Artistes ou savants, ils ne se savent jamais sûrs de parfaire l’harmonie ou de réussir l’expérience après laquelle seulement l’œuvre sera ; ils ne considèrent pas comme un gagne-pain l’aléatoire profit de leur vie intérieure ; ils en cherchent un autre. Au besoin ils poliraient des verres de lunettes, comme Baruch Spinoza ; il est vrai qu’ils aiment mieux être bibliothécaires ; mais ils copieraient de la musique, plutôt que d’interdire à leur esprit, par un renoncement une fois consenti, de se développer librement, de toucher à la physiologie après le roman, et à la géométrie après la physiologie, si les déplacements successifs de leur point de vue les y poussaient… Mais ces intelligences sont rares parmi la jeunesse lettrée. La plupart entendent marcher à la suite des camarades arrivés ; ils feront de la littérature, et, ce faisant, croiront faire quelque chose.