(1930) Le roman français pp. 1-197
/ 2642
(1930) Le roman français pp. 1-197

[Avant-propos]

Si je n’avais eu la satisfaction de lire The English Novel de M. Ford Maddox Ford, il est presque certain que je n’aurais jamais eu l’idée d’écrire à mon tour ce petit livre. C’est dire combien l’essai de mon confrère anglais m’a intéressé, combien parfois approuvant celui-ci, parfois pensant, sentant, jugeant autrement, il a suggéré en moi de réactions intellectuelles.

Je me suis décidé, comme mon modèle — ou plutôt comme mon inspirateur, car le plan de ce modeste ouvrage sera entièrement différent de celui qu’il a offert au public — à être bref. Et même, étant bref, à rester nécessairement incomplet. Qu’on ne s’attende à trouver dans ce qui va suivre aucune érudition. Pas même une date, à moins que cela ne me paraisse, à l’occasion, absolument indispensable. Pas même de « critique littéraire » au sens propre du mot. Des époques glorieuses, des noms illustres, une foule d’autres très méritants seront passés sous silence, d’autres ne bénéficieront que d’une mention d’une ligne, d’une demi-ligne même, insuffisante, indigne d’eux. Aussi le véritable titre à placer en tête de ces quelques pages devrait-il être : « Divagations sur le Roman français. » Je crois honnête d’en avertir le lecteur. J’aurais pu aussi les intituler « Ce qu’a été le Roman français, ce qu’il est, où il va ». Outre que c’eût été beaucoup trop long, c’eût été, de surcroît, infiniment prétentieux, ambitieux, exagéré. Je crois savoir, comme beaucoup de gens avant moi, ce qu’a été le roman français. Mais au milieu du formidable encombrement de la production contemporaine, il m’est déjà — comme à beaucoup d’autres personnes — extrêmement difficile de distinguer ce qu’il est. Et quant à vaticiner sur ce qu’il va devenir, cela me paraît aussi inutilement oiseux que de disserter sur le péril jaune, ou les chances qu’a la race noire de créer une civilisation originale… Dans une courte mais excellente biographie bibliographique que M. Pierre Abraham a récemment publiée sur Balzac, je viens de lire ceci : « Belle année, que cette année 1831, et comme il s’en rencontre peu dans l’histoire des lettres… George Sand et Sandeau publient Rose et Blanche ; George corrige les épreuves d’Indiana… Victor Hugo, un an après Hernani, fait paraître les Feuilles d’automne et Notre-Dame de Paris. Vigny donne La Maréchale d’Ancre. Stendhal publie une œuvre qui sombre dans l’indifférence et qui s’appelle Le Rouge et le Noir. »

Aujourd’hui on ignore universellement — excepté M. Pierre Abraham, dont c’est le métier de s’en souvenir — la Rose et Blanche de George Sand et Sandeau. L’Indiana de la même George Sand nous paraît difficilement lisible : elle est passée du domaine de la littérature dans celui de l’histoire littéraire, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Je n’ai pas lu La Maréchale d’Ancre de Vigny. J’ai peut-être tort, mais c’est un tort que bien d’autres partagent. Et je lis tous les deux ans, depuis trente ans, Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme. Je ne puis me lasser de les relire, avec la même joie, la même curiosité, le même enthousiasme…

Comment, après de tels précédents, oser décider de l’avenir de tel ou tel roman contemporain, du jugement que portera sur lui la postérité ? Et davantage, allant plus loin dans la témérité, suggérer que notre littérature de fiction prendra telle ou telle direction, assumera tel ou tel caractère nouveau ? Tout au plus peut-on y démêler certaines tendances, signaler — avec timidité — en s’aidant de certains exemples, quelques modifications sinon dans le fond, du moins dans l’aspect extérieur, la physionomie, la manière.

Que cet aspect extérieur, cette physionomie, cette manière, soient plus ou moins influencés par un nouvel aspect matériel — et matérialiste — de la civilisation des races blanches, par l’automobile, l’avion, le cinéma, les sports ; que la nouvelle rapidité avec laquelle nous avons appris à accomplir non seulement tous les actes de la vie, mais tous ses gestes, nous aient enseigné à comprendre plus vite, à voir plus de choses à la fois, et que nous exigions alors de ceux qui nous content « des histoires », une plus grande rapidité dans la façon de les conter, moins de cohésion peut-être, mais une plus grande multiplicité de détails — fût-ce aux dépens de la composition — ou bien au contraire une vision plus brutale et synthétique des choses, comparable à l’impression que nous gardons d’une course en auto à 80 à l’heure — rien de plus exact. On vit plus vite, donc on sent plus vite. Et l’on ne voit et ne sent pas les mêmes choses quand on voyage à pied, à cheval, en chemin de fer, en auto, en avion.

Mais cela ne signifie pas du tout qu’on sente plus fortement. Au contraire même. L’âme ne se concentre plus, elle n’a plus le temps. Et qui donc a senti plus fortement que le moine qui écrivit l’Imitation de Jésus-Christ sans sortir de sa cellule ?… Tandis que le titre même — si intelligemment significatif — d’un livre de Paul Morand, Rien que la Terre, nous montre qu’à aller vite, vite, trop vite peut-être, tout, se présentant sur le même plan, ne fait qu’effleurer insuffisamment la sensibilité, il ne reste que l’intelligence, qui essaie de se débrouiller là-dedans comme elle peut, ou bien inversement, chez certains autres, un instinct vital élémentaire par quoi ils arrivent à cette espèce de lyrisme, également élémentaire, qu’on est convenu d’appeler le « surréalisme ».

Ce qu’on peut distinguer de plus clair dans tout cela c’est la disparition inévitable du style oratoire des romantiques, à quoi je me résignerais assez aisément, tandis que — ce qui est regrettable — la belle manière analytique du xviiie  siècle à laquelle Stendhal et Balzac, bien qu’ils ne fussent pas de grands artistes du style, sont demeurés attachés, sortira de l’aventure passablement ébréchée : celle-ci ne va pas encore assez vite.

Mais tout cela est superficiel. On a dit, à propos de la dernière guerre, que si les tactiques pouvaient changer, les principes de la stratégie demeuraient et demeureront toujours identiques. De même ici pour le fond. Le fond du roman, ce sera toujours des hommes, des femmes, de l’amour par conséquent, et une société. Depuis le commencement du monde jusqu’à la fin des siècles un bon roman, un grand roman, a été et sera toujours celui où un homme ou une femme — préférablement un homme et une femme — apparaissent ou apparaîtront comme des types définitifs. Des types plus vrais que la réalité. Et il faut de plus que ces hommes et ces femmes évoluent dans une société, que l’on voie cette société, ou bien que le roman, par son influence, ou renouvelle ou crée une société. Cela fait deux catégories de grands romans.

Les origines du roman.

On peut soutenir que le genre « roman » est aussi vieux que la littérature elle-même. Après tout, l’Iliade et l’Odyssée sont des romans. Peu importe qu’on les appelle « épopées » ce qui d’ailleurs revient presque absolument au même. L’Iliade est un roman d’aventures guerrières, l’Odyssée un roman d’aventures maritimes. Peu importe également que ces romans épiques soient en vers. On n’a guère commencé d’écrire en prose, pour le public, qu’à partir de l’époque où s’est généralisé l’usage de l’écriture, et surtout de l’imprimerie, qui ont permis de s’adresser à un seul lecteur en particulier. Avant ces découvertes, il n’y avait d’autre moyen efficace de s’adresser à ce public que la récitation et même la récitation appuyée sur le chant, ou du moins la mélopée. Donc, au début, le vers, procédé mnémonique, tout simplement. On se rappelle beaucoup plus aisément une strophe en vers — et chantée — qu’un morceau de prose. On objectera les historiens, Hérodote, Thucydide, Tite-Live, Tacite, et les moines chroniqueurs du moyen âge. On faisait des « lectures » de ces œuvres en prose — du moins pour les œuvres des historiens — mais il est infiniment probable que ces lectures s’adressaient à un bien moins grand nombre d’auditeurs, qu’elles avaient une clientèle moins étendue — comme d’ailleurs les œuvres des historiens de notre temps — que les épopées classiques ou plus tard la Chanson de Roland et toutes les chansons de gestes, qui ne tardèrent pas du reste à s’appeler des romans : romans de chevalerie, mais romans tout de même et c’est même d’eux que le nom de roman est venu.

Toutefois, il est honnête d’ajouter que le véritable roman, le roman en prose fit assez vite son apparition. Daphnis et Chloé est en prose, et L’Âne d’or. Pareillement Théagène et Chariclée, que Racine avait fini par savoir par cœur. Et il n’y eut pas que ceux-ci, que je cite parce que tout le monde les connaît, au moins de nom ; des centaines d’autres dont un assez grand nombre se peuvent lire encore, écrits primitivement en grec, mais qui ne nous sont parvenus qu’à travers des traductions latines, d’un latin de basse époque, d’époque chrétienne et même chrétienne du moyen âge, ce qui prouve la durée de l’intérêt qu’on leur a longtemps porté. J’en ai lu quelques-uns. Ils sont assez amusants pour que j’aie regretté parfois qu’on ne choisît pas l’un des meilleurs — en l’expurgeant ad usum puerorum, bien entendu — pour le mettre entre les mains des écoliers qui commencent l’étude du latin, en même temps que le De viris ou les Selecta. Ce sont presque toujours des romans d’aventures : naufrages, magie, pirates, sorcières, infortunes et fortunes incroyables de jeunes personnes bien nées. Il est amusant de voir comme parfois ces vierges, qui bientôt d’ailleurs ne le sont plus, évoquent le souvenir de la Cunégonde de Candide, mais d’un Candide écrit sans talent et pris au sérieux. Pris au sérieux ? Il m’est parfois venu à l’esprit, au cours de ma lecture, que ce n’avait pas toujours dû être le cas, et que l’ironie de l’auteur grec était seulement dissimulée par la maladresse du traducteur latin, qui ne l’avait pas comprise : ce sont des choses qui arrivent, même de nos jours. J’ajoute que le théâtre de ces aventures couvre tout le pourtour de la Méditerranée, ce qui nous montre bien l’importance de l’aire d’expansion, aux premiers siècles après Jésus-Christ, de la civilisation gréco-latine : tout le monde avait entendu parler, même en Gaule ou en Espagne, depuis des siècles, de la Cyrénaïque, de la Cappadoce, de l’Égypte, de l’Asie Mineure. Les gens de Gaule et d’Espagne n’avaient jamais vu de leurs yeux ces pays-là, mais ils n’ignoraient point qu’ils existassent, et que les choses s’y passaient à peu près comme chez eux, avec de petites différences qui excitaient la curiosité sans causer d’incompréhension totale : ainsi, de nos jours, un roman de Paul Morand ou de Luc Durtain, dont la scène est dans le Pacifique, au Siam, à New-York ou à Hollywood.

Et nous-mêmes avons eu, toujours en prose, au moyen âge, Le Petit Jehan de Saintré, roman d’amour, d’innombrables romans de chevalerie, et des contes ! Le conte, genre populaire, translation écrite, tout bonnement, d’une histoire « contée », comme son nom l’indique, de vive voix. Il ne sera pas parlé du conte dans ce court essai. Du roman seulement : il faut savoir se borner. Toutefois je le regrette : le conte est essentiellement français. Et quel dommage alors de ne pouvoir citer qu’incidemment Maupassant, qui fut surtout un conteur ; et de la meilleure, de la plus pure veine, la plus ancienne et traditionnelle. Quel dommage aussi de ne pouvoir signaler qu’en quelques mots ce qui pourtant saute aux yeux : qu’Anatole France lui-même fut avant tout et essentiellement un conteur, que ses chefs-d’œuvre sont de toute évidence, non pas même Le Lys rouge, non pas même Les Dieux ont soif, — pourtant si intelligent et profond — mais des nouvelles très brèves qu’il pouvait alors ciseler comme des joyaux, telles que Le Procurateur de Judée, ou l’admirable Saint-Satyre dans L’Étui de nacre. Et enfin que Thaïs n’était primitivement qu’une nouvelle de quarante pages à peine.

Ceci est une parenthèse dont il convient de s’excuser. On vient de parler du Petit Jehan de Saintré, roman d’amour. Il y en eut bien d’autres au moyen âge ; car cette époque fut celle qui vit apparaître dans le roman et dans les mœurs l’amour, tel que nous le connaissons. On s’est beaucoup gaussé de l’historien Seignobos pour avoir dit, dans une de ces formules ramassées, d’aspect paradoxal, dont il est coutumier : « L’amour est une invention du xiie  siècle… » M. Gustave Téry a même, reproduisant ce mot, imprimé « du xiiie  siècle » ce qui est une erreur. C’est bien du xiie qu’il s’agit, et M. Seignobos — qui ne faisait d’ailleurs que résumer des thèses présentées par des confrères fort sérieux, et Gaston Paris même — a raison, parfaitement raison ! Jusqu’au moyen âge l’amour n’a été qu’Éros, c’est-à-dire le désir sexuel chez l’homme et la femme, avec la conviction chez cet homme de sa supériorité sur la femme, et, chez la femme le désir également, joint à la conviction intime de son infériorité, à l’idée, fortement enracinée, de son devoir de soumission à l’égard de l’homme. Il en va encore ainsi de nos jours, en Orient et en Extrême-Orient. C’est la féodalité qui est venue bouleverser cette conviction : phénomène dont les résultats furent immenses.

Car c’est seulement à partir de l’institution du régime féodal que le maître, le seigneur, et son épouse, « la dame », la maîtresse, furent servis, non plus par des esclaves, mais par des hommes de leur caste, de sang également « noble », toutefois unis à eux par le lien de vassalité. Il ne fut plus déshonorant de servir, et en fait tous servaient. On commençait comme page, on devenait écuyer, puis chevalier.

De même qu’on servait le seigneur, aussi bien, et en même temps, on servait la dame, « la maîtresse ». C’est par là que le mot s’est introduit dans notre langue, et dans presque toutes les langues d’Occident, pour signifier la femme qui n’est pas votre épouse, toutefois à qui l’on se donne, et qui se donne. Ce don étant libre, de sa part, sa situation sociale demeurant théoriquement supérieure, elle restait, du moins théoriquement, supérieure à son amant. L’égalité n’était rétablie — et encore pas tout à fait — que par l’amour, un amour égal de part et d’autre, il était admis en principe que cet amour demeurait pur, platonique. C’était parfois le cas. Il arrivait aussi qu’il n’en fût rien. Il était admis de plus que cet amour était le seul véritable amour : d’où vint cette décision d’une Cour d’Amour — car il était naturel, il était inévitable qu’il s’instituât des sortes de tribunaux pour assurer, maintenir, régler les rites et les lois de cette nouvelle sorte d’amour — que l’amour était incompatible avec le mariage, car, dans le mariage, l’époux continue d’être le maître de la femme, ce qui ne pouvait s’accorder avec cette nouvelle façon d’envisager cette passion.

Conception tout aristocratique, conception qui ne régissait que les mœurs, les usages d’une société d’abord étroitement aristocratique, fermée, mais qui peu à peu a gagné toutes les classes. Et ainsi il est bien évident que le régime féodal a contribué puissamment à établir entre les deux sexes une égalité, du moins en ce qui concerne l’amour, qui auparavant n’existait pas. Il est bien évident qu’il a fait pénétrer chez l’homme, à l’égard de la femme aimée, « maîtresse », des sentiments de tendresse, de dévouement, de respect, qui auparavant n’existaient pas non plus. Il est encore fort probable que cette idée nouvelle de la vénération due à la femme, dame et maîtresse, a fortement aidé à consolider, sinon à établir le culte de la Vierge Marie : Vierge, mais « dame » aussi ; ce n’est guère qu’à partir de cette époque que vous la verrez appeler domina.

Et enfin, il est bien évident, par surcroît, que c’est de ce système féodal qu’est né le roman tel que nous le connaissons encore, tel que nous voulons qu’il soit ; le roman où il y a des hommes et des femmes ayant de part et d’autre leur autonomie, leur volonté ; le roman où il y a de l’adultère — trop d’adultère — mais enfin le roman d’amour, le roman des heurts qui motivent les conflits, les « cas » d’amour. Dès le milieu du moyen âge, le roman, qui reste aristocratique et chevaleresque, — chevaleresque, c’est-à-dire d’aventures, avec des coups d’épée, de grands exploits, des voyages dans des pays souvent fabuleux, ce qui donne au roman d’aventures, assez décrié chez nous, une bien illustre origine — devient un roman d’amour, ce qu’il est généralement resté.

De sorte que l’histoire du roman, en France, est devenue l’histoire de l’évolution du sentiment de l’amour, en même temps que celle de l’évolution de la société. Comme d’ailleurs sans doute dans la réalité, les deux choses se mêlent de manière inextricable.

Avant et après « La Princesse de Clèves »

Rien de ce qui vient d’être dit au sujet de l’influence qu’eurent les cours d’Amour et de la nouvelle conception de l’amour, au moyen âge, n’a la prétention de signifier que le sentiment religieux n’eut aucune action sur l’évolution du roman en France. Dans The English Novel, M. Ford Maddox Ford estime que cette action du sentiment religieux se manifeste de façon notoire et vigoureuse aux origines du roman anglais, de la littérature anglaise, dans Chaucer, Bunyan, Milton, bien d’autres encore. Cela est trop apparent pour qu’on cherche à le contester. Et il est clair, aussi clair que le jour, que cette influence des préoccupations religieuses s’est exercée de deux manières : d’abord parce que les sociétés d’alors, et surtout la société anglaise, étaient profondément religieuses, et voulaient trouver dans les œuvres littéraires le reflet — mais pourtant celui-ci se manifeste bien faiblement dans Shakespeare — d’un souci brûlant et quotidien. Mais de plus par la coercition. « L’Église » — ou les Églises — marque très justement à ce sujet M. Ford, disaient aux auteurs de fictions : « Nous sommes trop affairées à nous couper réciproquement la gorge, et à inventer de nouvelles théologies, pour nous occuper de vous. Écrivez ce que vous voudrez : mais sachez bien en même temps que la potence, le fagot ou le pilori vous attendent si vous publiez quelque chose que nous n’aimons pas. » M. Ford suggère même que si Cervantès fit de son Don Quichotte un pauvre fou, c’était pour rendre adroitement innocentes certaines hardiesses de pensée. Hypothèse plausible, mais simple hypothèse… Toutefois, je suis bien tenté de supposer que, si Gargantua et Pantagruel n’avaient pas été présentés sous la forme d’une immense bouffonnerie, Rabelais eut éprouvé, de la part de l’Église, beaucoup plus de sévérités. Toutefois il s’y prit à temps pour mourir : il allait connaître les foudres.

Entre parenthèses je crois devoir indiquer ici que, à mon avis du moins, Gargantua et Pantagruel ne sont pas à proprement parler des romans, pas plus que les Voyages de Gulliver de Swift : mais, de même que l’œuvre de l’Irlandais, un énorme et puissant pamphlet. Pas d’amour, pas de femmes, ni dans les uns, ni dans l’autre : et, sans femme et sans amour, pas de roman.

Il est certain d’autre part que l’influence religieuse, l’intention de « moraliser » se fait moins sentir dans le roman français que dans le roman anglais. Les héros et les héroïnes de nos romans de chevalerie sont bons catholiques. Ils croient, elles croient à tout ce que l’Église enseigne : aux sacrements, à la résurrection, à l’enfer, au paradis. Mais cette croyance n’influe que très faiblement, ou pas du tout, sur leurs pensées et leurs actions — à moins qu’il ne s’agisse de combattre le mahométan, ou de prêter serment sur des reliques, ou de se faire absoudre d’un crime, d’entrer au couvent. Jusque-là, rien de fait. C’est qu’il n’y avait pas, à cette date, d’enseignement religieux pour les laïcs ; c’est que l’Église se contentait à leur égard de l’acceptation des dogmes que ces laïcs ne songeaient même pas, sauf exception, car il y a toujours des hérétiques, à discuter ; et d’une soumission extérieure, matérielle. Ce n’est qu’avec la réforme — et aussi, bien entendu, la contre-réforme qui fut la conséquence de celle-ci — que les laïcs commencèrent à s’intéresser aux questions théologiques. Ce n’est qu’avec la réforme et la contre-réforme que les chrétiens croyants — et tout le monde alors était croyant — durent se soucier d’introduire quotidiennement la morale dans la religion, d’adapter leur conduite morale à leur conviction religieuse.

Mais dans notre littérature il n’y paraît guère. De ces préoccupations morales et religieuses, vous ne trouverez nulle trace dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, continuateur, avec une nouvelle manière, des romans de chevalerie. Nulle trace non plus dans ceux de La Calprenède et de Mlle de Scudéry. Si jamais romans furent des romans « de société », ce furent bien ceux-là. On croit rêver, quand on se souvient que les premiers furent écrits, goûtés, lus passionnément, au milieu des atrocités des guerres de religion, les autres en pleine Fronde, ou comme on sortait à peine de cette période de guerres civiles. Réaction naturelle des esprits, désir, chez ces esprits de trouver dans la fiction quelque chose qui les consolât des réalités, qui pût les « rafraîchir » ? Il y eut de cela mais il y eut surtout ceci : avec la tradition toujours vivante de l’idéal des Cours d’Amour, la volonté chez une société restreinte, aristocratique, brutale et vigoureuse, mais vivant largement, noblement, d’atteindre à la délicatesse, et de se séparer par ses façons de vivre, de parler, d’aimer, du commun des mortels.

On sait tout cela, et bien d’autres l’ont dit. Pourtant peut-être n’était-il pas inutile de le répéter encore une fois pour bien montrer que le roman de société, sinon social, est très ancien chez nous ; que les romans de chevalerie sont déjà des romans de société en même temps que des romans d’aventures, et que ceux du début du xviie  siècle ont le même caractère.

En même temps, nous voyons très bien, historiquement, la place que les préoccupations théologiques et religieuses tenaient dans cette société. Si même l’abbé Bremond ne nous avait fait connaître, dans ses savants ouvrages, où nous rencontrons autant d’érudition que de pénétrante intelligence, l’ardeur, la profondeur du sentiment religieux en France, les seules lettres de Mme de Sévigné, les œuvres et les polémiques de Fénelon, de Bossuet, de Pascal et toute la grande bataille janséniste — qui dura jusqu’à la Révolution française, et ne fut pas sans quelque action sur quelques-uns de ses aspects — suffiraient à le montrer. Mais si l’on cherche cette trace dans notre littérature, pas plus dans le roman que dans la tragédie, on ne saurait, contrairement à ce qui eut lieu en Angleterre, discerner clairement cette influence. Encore, pour la tragédie, y a-t-il Polyeucte de Corneille, outre quelques autres drames dont le sujet est emprunté au martyrologe, et l’Esther, l’Athalie, de Racine, faites pour être jouées uniquement devant les demoiselles de Saint-Cyr : pièces de « circonstance », pour ainsi dire, et qui n’étaient pas destinées au public ; il y a, de Corneille — et il prend soin de s’en excuser — ses versions poétiques de quelques fragments lyriques de l’Ancien Testament, et de l’Imitation. Mais dans le roman, d’un auteur du moins dont le nom ait survécu, rien !

… Voici pourtant un roman illustre, le seul, ou presque le seul, qui ait trouvé des lecteurs jusqu’à nos jours, qui ait joui, de siècle en siècle, de l’honneur de nombreuses rééditions : La Princesse de Clèves. Encore une fois, c’est un roman « de société » mais de plus moral, très moral, poussant jusqu’à l’héroïsme, jusqu’au sublime, l’éloge de la fidélité conjugale.

Roman de société, sans nulle contestation possible. Il se passe à la Cour du roi Henri II, laquelle, par certains traits — et quoique la plupart des détails historiques en soient à peu près exacts — rappelle étrangement celle du roi Louis XIV. On n’y voit évoluer que les plus grands personnages. Le milieu est la « Cour », rien que la « Cour », et une Cour où chacun fait assaut de raffinement dans les habits, dans le langage, dans tout ce qui peut, tout ce qui doit « distinguer » l’homme de Cour de celui qui n’en est point. Et roman moral, très moral, qui transporte dans le domaine de la morale cette distinction aristocratique… Mlle de Chartres — grand nom et grande fortune — a épousé, sans amour, le prince de Clèves. Elle tombe éperdument éprise du duc de Nemours, qui l’adore à la folie, renonce pour elle à un projet de mariage avec Elizabeth, reine d’Angleterre. La mère de Mlle de Chartres met celle-ci en garde contre une si coupable tentation, mais elle meurt. Sa fille pourtant continue à résister à sa passion, bien que M. de Clèves, qu’elle a fini par épouser, la croie coupable, ce qui fait qu’elle n’y gagne rien. M. de Clèves meurt de douleur et toujours amoureux, ne se pouvant consoler d’être le mari d’une femme qui ne l’aime pas et l’a — croit-il — trompé. Voilà donc la princesse libre de s’abandonner à une flamme qui pourra être légitime. Loin d’elle une décision aussi vulgaire : elle restera fidèle, par-delà le tombeau, à cet homme qu’elle n’a jamais aimé ; elle se retirera dans une maison religieuse, d’où elle ne sortira qu’une partie de l’année pour administrer ses biens, « mais toujours dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ».

Ceci est la dernière phrase du roman, et la seule qui puisse faire attribuer un mobile « religieux » à la vertu de la princesse de Clèves. Jusque-là, pas un mot qui puisse y faire songer. Jamais il n’est question de « péché » ; le mot même d’adultère n’est nulle part prononcé. On ne voit même pas apparaître un personnage qu’on s’attendait bien pourtant à voir intervenir : le confesseur, le directeur de conscience. Et même à son lit de mort, dans ses adjurations à sa fille, la mère de la princesse n’invoque ni les commandements de Dieu, ni les peines de l’Enfer, ni Dieu seulement. Certes, la princesse a dû songer à tout cela ; certes une forte éducation chrétienne doit être à l’origine de sa fidélité au serment conjugal : mais il aurait été bas d’en parler. Pour dire le vrai, La Princesse de Clèves est encore une sorte de roman de chevalerie. Et, comme un chevalier, la Princesse vise à accomplir « ce qu’il y a de plus difficile » : une victoire sur elle-même, sur sa passion, au lieu, pour un chevalier, de victoires sur des monstres ou des musulmans infidèles. Il faut, dans les deux cas, savoir penser et agir grandement. Mais quelle différence, ici, dans la conception, avec Tristan et Yseult, où la passion est maîtresse, où l’époux même finit par se résigner, par « comprendre » les droits de la passion — écho de cette morale des Cours d’Amour, qui déclarait l’amour incompatible avec le mariage. Au xviie  siècle, Mme de Lafayette montre au contraire à ses sœurs, comme l’idéal de l’héroïsme féminin, du beau, du grand, le devoir de lutter contre sa passion et d’en triompher — jusqu’à l’excès, jusqu’à ce que le sens commun appellerait folie… Qu’on se rappelle ce mot si raisonnable et si français d’un personnage du roman de Tristan : « Démesure n’est pas prouesse. » Ici, il y a visiblement démesure, mais c’est justement ce qui touchait alors le lecteur, et surtout la lectrice.

Ce roman n’avait de la sorte, il faut le dire, aucun rapport avec la réalité des mœurs. On peut voir ce qu’elles étaient dans les Historiettes de Tallemant des Réaux, — pourtant protestant — dans les Archives de la Bastille colligées par François Ravaisson, en tout ce qui concerne l’Affaire des Poisons ; dans les Souvenirs laissés par un curé de Versailles sur la fin du règne de Louis XIV. D’ailleurs, l’exemple de l’adultère venait de haut : du roi lui-même, et l’on acceptait sans trop protester qu’il légitimât ses bâtards. Ce même curé de Versailles ne dissimule pas grand-chose du « corydonisme » d’une partie de la Cour, à commencer par Monsieur, frère du Roi, ce que, du reste, nous savions déjà : mais ce vénérable ecclésiastique nous révèle que ce prince avait beaucoup d’imitateurs. Enfin les rapports de police, dans les Archives de la Bastille, auxquels je faisais allusion tout à l’heure, nous font voir que trop souvent la première accusation que se jetaient à la tête les hommes de lettres, dans leurs querelles intestines, même les abbés, était de pratiquer le socratisme : car on a dit « socratisme » avant d’écrire « corydonisme ».

Tout cela, d’ailleurs, ne prouve rien, sinon que les hommes, à toutes les époques et dans toutes les sociétés, ont toujours possédé la même somme à peu près d’instincts bons ou mauvais ; mais cela ne doit pas faire oublier que — c’est incontestable — le xviie  siècle a été traversé par un vigoureux et fertile courant de rénovation religieuse, aussi bien en France que dans les pays protestants. Il y a eu, chez nous, l’action, par des moyens différents, des jésuites et des jansénistes, de sociétés plus ou moins secrètes, telles que les Confréries du Saint-Sacrement. Il y a eu aussi celle de la Congrégation des Frères de la Doctrine Chrétienne, qui offraient pour objet à leurs efforts l’enseignement élémentaire, aussi bien laïque que religieux et moral, des classes pauvres, tandis que les Jésuites visaient surtout à s’emparer de l’éducation de la haute société et de la bourgeoisie. Il y eut la Trappe de Rancé, qui a renouvelé et glorifié l’ascétisme. Il y a eu, et datant aussi de la même époque, la fondation de la Congrégation de Saint-Sulpice, dont le but était de former un clergé instruit des dogmes de la théologie, de principes moraux, alors que, jusque-là les prêtres des campagnes et des petites villes de province demeuraient aussi ignorants et aussi peu respectés que les popes de la Russie contemporaine. Et Saint-Sulpice réussit ! Il n’en faut pour preuve que, sous la Révolution, la faillite de la Constitution civile du Clergé, qui tendait à créer en France une église nationale, assez semblable à celle d’Angleterre, Pour des raisons de discipline religieuse, parce que cette Constitution ne tenait pas compte de l’obédience nécessaire à Rome, ce petit clergé refusa de l’accepter, et les fidèles firent comme lui : ce qui prouve qu’en un siècle, par la dignité de sa vie, par la solidité de sa direction sur les âmes, il avait acquis l’autorité qui, auparavant, lui manquait. Ce petit clergé, qu’on connaissait si mal, fut donc pour quelque chose dans le maintien du sentiment religieux en France à travers la tempête révolutionnaire ; et, de la sorte, pour quelque chose aussi dans l’apparition, au xixe  siècle, du catholicisme littéraire. Il y a ainsi, en littérature, beaucoup de phénomènes — et importants — qui ne s’expliquent point par la connaissance de la littérature, mais par l’histoire, l’histoire seule des États et des sociétés, que le regretté Paul Souday faisait profession de négliger volontiers : ce qui est une des rares erreurs de ce grand critique intellectualiste.

Qu’on veuille bien excuser cette diversion un peu longue. Mais n’était-elle pas nécessaire pour éclairer certaines parties du sujet ? Et, pour revenir à La Princesse de Clèves, voici le phénomène : un roman d’amour où la résistance victorieuse de l’héroïne à une passion partagée ne semble guère pouvoir s’expliquer que par une adhésion totale aux exigences de la morale chrétienne, aux inhibitions provenant de cette morale. Toutefois, pas un mot évoquant l’idée de christianisme — jusqu’à la dernière phrase, la conclusion où cette idée apparaît, éclate : la femme qui a aimé, et repoussé l’amour qui s’offrait, terminant sa vie « qui fut assez courte » — quelle façon discrète de dire qu’elle mourut de ce renoncement ! — « dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères, laissant des exemples de vertu inimitable ».

Souci d’abord, je l’ai dit, souci et ambition d’écrire un roman proche des romans de chevalerie et de société, pensé, écrit par une femme, et où une femme accomplit, dans le domaine féminin, un exploit aussi noble, grand, difficile, qu’un guerrier, qu’un chevalier, dans l’ordre masculin. Mais il y a aussi probablement autre chose : le classicisme français, d’où est sortie la conception de la division des genres, telle qu’on l’a pratiquée jusqu’au romantisme, et telle, je crois bien, qu’on le pratique encore, sous une autre forme, de nos jours. Au xviie  siècle, la doctrine est pure, absolument pure. Non seulement le drame ne doit pas contenir d’éléments comiques, ni la comédie d’éléments tragiques, mais il y a des genres « nobles », qui sont les vrais, et des genres « vulgaires », qui ne sont pas de la littérature. Les genres nobles sont ceux qu’ont illustré les anciens : la tragédie, l’épopée, l’histoire envisagée d’une certaine manière, avec « portraits » et discours… C’est peut-être même parce que les portraits existent dans les historiens antiques et dans Plutarque, qu’on en fit tant au cours du xvie et du xviie  siècle, et que nos historiens académiques en font encore. Mais la vie de société y a introduit la psychologie, et ainsi a renouvelé le genre — comme d’ailleurs cette psychologie a renouvelé la tragédie, en a fait quelque chose de tout différent des chefs-d’œuvre grecs. C’est parce que les anciens avaient écrit des « Caractères » que ceux de La Bruyère ont été tenus pour littéraires. Enfin, pour qu’une œuvre fût considérée comme littéraire, il fallait qu’elle eût un modèle, qu’elle trouvât un précédent aux époques classiques des deux littératures anciennes.

Or, dans l’antiquité, le roman n’occupe qu’une place inférieure. C’est une amusette, ingénieuse parfois sous la plume de rhéteurs comme Lucien et Apulée, mais une amusette. Premier point : aucun des grands écrivains du xviie  siècle n’écrira des romans. Je songe parfois que Racine nous en aurait pu donner un bien beau — et Voltaire lui-même, au siècle suivant, n’écrira Candide et ses autres contes que pour divertir Mme du Châtelet, en l’éclaircissant sur « l’optimisme » ou d’autres questions philosophiques. Ce n’était pas, à ses yeux, « de la littérature ». La littérature, pour lui, demeurait toujours la tragédie, la comédie, ou l’histoire : ce sera non pas l’Essai sur les mœurs, qui nous apparaît maintenant comme un de ses plus grands titres de gloire, mais Charles XII et le siècle de Louis XIV. Le roman est abandonné à des hommes de lettres de second ordre, à un polygraphe tel que l’Abbé Prévost, qui nous livre Manon Lescaut — d’ailleurs fort médiocrement écrit — au milieu d’innombrables niaiseries oubliées ; à un rêveur chimérique tel que Bernardin de Saint-Pierre, qui ne peut faire pardonner au goût de son époque les fraîcheurs exotiques ingénues de Paul et Virginie, que par des dissertations humanitaires et philosophiques qui semblèrent alors le principal, même l’essentiel.

Mais surtout — il faut en arriver là — ce même principe de la division des genres interdit le mélange du profane et du sacré. Boileau l’édicte fortement : les mystères de la religion ne lui semblent pas matière à littérature. Soit par respect pour eux, soit, ce qui revient au même, qu’à leur égard l’artiste ne se sent pas assez libre. Toute cette société du Siècle de Louis XIV dévore les écrits des théologiens et des polémistes religieux. Elle lit avidement Arnault, Pascal, Fénelon, Mme Guyon, les œuvres apologétiques de Bossuet. Elle y prend autant d’intérêt — et davantage — que nous, du siècle actuel, à la politique et à la science. Elle pense à son salut aussi quotidiennement et avec autant de curieuse passion que nous en mettons à penser aux possibilités d’améliorer, sur le plan matériel, le sort de l’humanité ; mais il ne lui viendrait jamais à l’esprit de mêler le « divertissement » littéraire aux choses de la foi. Les domaines sont séparés… Il apparaît pourtant alors un roman moralisant et social — d’utopisme social — qui y eut un succès immense et durable, puisqu’il continue à faire partie du fonds de nos bibliothèques scolaires, Télémaque. Il fut composé pour un enfant, un dauphin de France, donc à des fins éducatives, par un prélat. Et ce prélat n’a pas pris un sujet chrétien ; toute allusion chrétienne est exclue de Télémaque. Ce n’est pas Fénelon qui eût jamais songé à composer Fabiola… Observez d’ailleurs que jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à M. Louis Bertrand et son Sanguis martyrum, tous les grands romans chrétiens, sauf Les Martyrs de Chateaubriand, sont anglais, polonais ou russes (Mérechkowsky avec son Julien l’Apostat).

Dès le début, la littérature romanesque anglaise a été pénétrée de l’esprit chrétien-protestant, de façon apparente, avouée, voulue, même quand elle en combattait certaines hypocrisies. Il n’y a que par ce combat contre l’hypocrisie religieuse, avec Tartuffe, que l’esprit chrétien se manifeste dans notre littérature du xviie  siècle : encore Tartuffe est-il plutôt une protestation des « libertins ». Une autre raison de cette différence entre la littérature anglaise et la nôtre est que, en pays catholique, le seul clergé s’attribue le monopole de la conduite morale des âmes, tandis que, en pays protestant, celle-ci devient l’affaire de tout le monde.

Mais, par contre, en pays catholique, du moins en France, l’usage de la confession, par conséquent de l’examen de conscience, pourrait bien avoir, dans une certaine mesure, contribué à développer le sens psychologique, l’intérêt porté aux mobiles psychologiques des actes ; alors que, en pays calviniste ou de sectes touchant de fort près au calvinisme, le dogme de la justification aurait dirigé la littérature, et plus particulièrement la littérature romanesque, vers une sensibilité subjective et lyrique. Pas d’intermédiaire entre l’homme — ou la femme — et Dieu. Si l’homme — ou la femme — demeurent croyants, et sujets en même temps à une grande passion, nous pouvons assister en eux à une bataille tragique. Si leur foi s’affaiblit, c’est alors la passion qui se justifie elle-même, qui devient Dieu. C’est ici une des thèses les plus chères au romantisme. Elle nous est venue — par Byron entre autres — d’Angleterre. Mais comme la bourgeoisie française du xixe  siècle, héritière de celle du xviiie , était dans sa masse assez peu croyante, alors qu’en Angleterre elle devenait de plus en plus protestante et moralisante, et comme c’est dans la bourgeoisie que se recrute l’immense majorité des écrivains, cette thèse a produit chez nous des œuvres plus nombreuses et plus caractéristiques. Celles de George Sand en sont le type le plus pur — j’emploie ce mot dans son acception étymologique « dénué de tout alliage ». Comparez avec celle des deux sœurs Brontë, par exemple. Vous verrez comme, dans celles-ci, l’élément de contrôle religieux, individuel, sans conseils, sans appui extérieur, continue d’agir avec énergie, combat celui de la justification par la passion seule.

Quant à l’influence de la confession catholique sur l’aspect psychologique de notre littérature en général, et plus strictement du roman français, il est possible qu’elle existe, ou ait existé. Mais, c’est pourtant un problème malaisé à résoudre : l’Espagne et l’Italie aussi sont catholiques, et les romans y sont d’ordinaire beaucoup moins psychologiques que chez nous. La confession ne joue pas, dans la religion orthodoxe russe, le rôle qu’elle exerce chez nous : et cependant le roman russe, bien que d’une façon très différente du nôtre, est profondément psychologique.

On serait aussi tenté de s’imaginer que, si la psychologie tient tant de place dans notre littérature, c’est que les Français sont particulièrement un peuple de « société », jouissant particulièrement des relations sociales, de la « conversation ». Et, pour converser avec les gens, il faut les connaître ; on prend le goût de les connaître de mieux en mieux, on exige des écrivains qu’ils aient l’art de nous les faire connaître. Mais y a-t-il jamais eu une « société » en Russie ? Et pourtant, le roman russe est psychologique.

J’ai donc grand-peur, au résumé, que ces conjectures ne soient du domaine de l’idéologie — voire de la ratiocination. À vouloir tout expliquer, on n’explique rien. L’honnêteté consiste, en pareille matière, à ne pas donner d’explication dont on ne soit absolument sûr, sinon à titre d’hypothèses et de suggestions.

Des influences anglaises sur le roman français

M. Ford Maddox Ford a sans doute raison de nous avertir « que l’art d’écrire est une affaire aussi internationale que les autres arts. Si, affirme-t-il, Richardson n’avait pas composé Clarisse Harlowe, Flaubert n’aurait pas écrit Madame Bovary. Et, inversement, sans le Jack de Daudet, Conrad n’eût pas créé Lord Jim ». Sous cette forme, M. Ford me paraît proférer là ce que ses compatriotes nomment a sweeping assertion, une affirmation téméraire. Il n’est nullement certain que Flaubert ait été directement influencé par Clarisse Harlowe : c’est plutôt Mme Bovary qui le fut, et elle-même n’avait sans doute jamais entendu même le nom de l’héroïne de Richardson : mais l’ambiance était telle, de son temps encore, que, sans les connaître, elle avait un peu de Clarisse et de Paméla. Ceci a bien des chances d’être la plus exacte approximation vers la vérité. Il y a ainsi des œuvres dont nous n’avons jamais lu une ligne mais dont le retentissement international fut considérable, dont nos mères et nos grand’mères étaient toutes pénétrées, dont des imitateurs conscients ou inconscients se sont inspirés, et qui, à notre insu, laissent en nous une trace d’autant plus forte que, dès lors, ce n’est plus pour nous « de la littérature ».

Et l’on ne saurait affirmer davantage que le Lord Jim de Conrad doive quelque chose au Jack de Daudet, pas plus — bien qu’on l’ait assez légitimement supposé, puis ensuite pour une question de date, contesté — qu’il n’est certain que le David Copperfield de Dickens ait inspiré ce même Jack de Daudet. Cependant, une chose est certaine : la considérable influence du roman anglais sur notre littérature, et principalement sur la romanesque.

Influence relativement ancienne ! Elle se manifeste peut-être par celle de Richardson sur le Neveu de Rameau de Diderot, comme le veut M. Ford (ici, j’avoue ne pas la distinguer très clairement) mais, de la façon la plus évidente dans Jacques le Fataliste, et là, c’est le Voyage sentimental de Sterne qui inspire très directement Diderot. Et dans Rousseau, Rousseau lui-même : Voici plus de trente ans que M. Mornet a souligné les inspirations, presque les emprunts, que celui-ci puisa dans Clarisse Harlowe… Toujours Clarisse Harlowe. Et Chateaubriand ? M. Ford cite de lui cette phrase, d’ailleurs admirable : « N’est-il pas affligeant de penser que des yeux devenus trop vieux pour voir n’ont point perdu la possibilité des pleurs ? » Eût-elle jamais été écrite, demande-t-il, si le grand magicien du style, le sublime rhéteur qui dort son dernier sommeil, orgueilleux et solitaire, sur le rocher du Grand-Bé — et chez qui Barrès, à son tour, a pris quelques leçons — n’avait été ému par Paméla ?

M. Ford ne cite pas d’autres exemples de l’influence du roman anglais sur le nôtre, mais il aurait pu les multiplier à l’infini. Cette influence ne fit que grandir à l’aurore du xixe  siècle. Que l’on songe à la quantité d’émigrés qui, depuis 1790, avaient franchi le détroit, et ne revinrent en France, les uns que sous le premier Empire, les autres seulement lors du rétablissement de l’ancienne monarchie, en 1814. Je ne dis pas qu’ils découvrirent l’Angleterre. Ce serait exagéré. D’une part, on vient de le voir, l’action de Richardson avait été profonde sur nos écrivains, nos romanciers du xviiie  siècle. On peut même, comme on l’a vu, soupçonner que Flaubert même en fut indirectement touché. D’autre part, ces émigrés vivaient entre eux, assez peu soucieux, pour la plus grande part, de la politique et des mœurs britanniques, ne les comprenant qu’à moitié, ou moins qu’à moitié — tels beaucoup de Russes contemporains qui sont venus demander asile en France, après la Révolution soviétique.

Mais ce que ces émigrés rapportèrent chez nous, ce fut la connaissance de la langue anglaise, qu’en vingt ans de séjour ils avaient bien été obligés d’apprendre ; et dans leurs malles, les romans de Walter Scott et les poèmes de Byron.

Sans Byron, sans l’espèce de révélation que furent pour nous ses poèmes, sans leur orgueil, leur désespérance, l’esprit d’insurrection morale dont ils sont pénétrés, sans Ossian aussi — allais-je oublier cette curieuse mystification de Macpherson, qu’on admira, que Napoléon lui-même admira à l’égal d’Homère, plus qu’Homère, et qui fit que même de nos jours il est encore des gens, dans notre pays, qui s’appellent Oscar ! — il est impossible de comprendre quelques aspects de notre romantisme. Si Byron n’avait pas existé, et si les Français ne l’eussent pas lu, il y aurait eu quand même, n’en doutons point, un romantisme français : mais il eût été assez différent. Veut-on une preuve de la popularité de l’œuvre de Byron chez nous ? On y pouvait trouver Manfred dans la bibliothèque à cinq sous — du temps où il y avait une bibliothèque à cinq sous.

Sans Walter Scott, il est impossible de se rendre compte de certains des aspects caractéristiques, sinon essentiels, que prit le roman français de cette période de la Restauration, et de celle qui suivit. Voilà un phénomène presque déconcertant : ces romans de Walter Scott — même les meilleurs, même L’Antiquaire, Quentin Durward, Rob Roy — nous semblent actuellement sinon toujours ennuyeux, du moins naïfs, quelque peu puérils. Il n’en fut pas de même pour nos pères. Dans les Illusions perdues de Balzac, Lucien de Rubempré arrive à Paris avec le manuscrit de L’Archer de Charles IX, pastiche de Quentin Durward. Mais ceci n’est rien. Sans Walter Scott, Mérimée aurait-il écrit la Chronique de Charles IX, Hugo Notre-Dame de Paris ? En dix, en vingt endroits, Hugo proclame son admiration pour Walter Scott ; celui-ci est un des rares dont il daigne avouer qu’il lui doit quelque chose. Et l’expression de cette même admiration, de ce même enthousiasme, se retrouve, encore plus fréquemment peut-être, sous la plume de Balzac.

Ainsi Richardson au xviiie  siècle, Walter Scott au xixe sont aux origines du roman français. Je pense qu’il est possible d’en discerner une cause : c’est en Angleterre que le roman fut admis d’abord comme « un genre », un grand genre, un genre classé. Ce fut une révélation pour les écrivains français : on pouvait dire, mieux qu’au théâtre, plus qu’au théâtre, ce qu’on avait à dire, et encore d’autres choses. Ainsi, le « genre roman » s’établit, se fixa, à peu près tel enfin que nous le connaissons aujourd’hui. On voit dans quelle mesure nous en sommes redevables aux Anglo-Saxons — bien qu’il ne faille pas oublier le Werther de Goethe. Même Stendhal, dont l’œuvre pourtant ne décèle aucune imitation, aucun souvenir de celle de Richardson et de Walter Scott, en plusieurs endroits de sa correspondance, ne cache pas l’impression que lui avait faite ces devanciers de l’autre côté de l’eau.

Mais il y eut encore, pour élever en France le roman à la hauteur d’un « grand genre », La Nouvelle Héloïse.

« La Nouvelle Héloïse »

Devant nécessairement signaler ce que le roman français doit à l’Angleterre, et qui est assez généralement ignoré, il m’a fallu « avoir l’air » d’exagérer. Mais dans une littérature aussi riche, ancienne, solide, originale que la nôtre, l’action étrangère ne peut tout au plus agir que comme élément catalytique pour cohérer, modifier l’aspect d’éléments qui déjà existaient. Que l’une des « sources » de l’inspiration de La Nouvelle Héloïse de Rousseau puisse se trouver dans Clarisse Harlowe, le fait est surabondamment démontré, il ne fait plus de doutes pour aucun des historiens critiques de notre littérature. Mais il y a eu Rousseau lui-même. Il n’est pas aventuré, il n’est pas excessif d’avancer que le roman français, tel qu’il est resté, le roman qui n’est plus de société, mais social, le roman réformateur et encore, par-dessus tout, passionnel, date de La Nouvelle Héloïse.

« Un grand livre, a dit M. Victor Giraud, une date considérable dans l’histoire de la littérature romanesque, et même de la mentalité française. » Voilà qui pour nous — j’ose écrire pour moi — est au premier abord déconcertant. Certes il y a eu, jusqu’à nos jours, des admirateurs passionnés de La Nouvelle Héloïse. On connaît le mot d’Eugène-Melchior de Vogüé, qui ne manquait ni d’intelligence ni de sensibilité, puisqu’il a révélé aux Français le roman russe : « Les années où je relis La Nouvelle Héloïse, je ne puis plus supporter de longtemps la lecture d’un autre roman. » Je confesse que j’aurais peine à être de son avis. Le roman, l’illustre roman où Julie, la divine Julie avec ses « âcres baisers », l’amant en pied Wolmar, l’insupportable et faussement vertueux Saint-Preux — du reste, ils sont tous faussement vertueux : c’est ce qui met le comble à l’agacement — échangent d’interminables bavardages, et des lettres qui ont l’évident défaut de n’avoir jamais pu être écrites, car personne n’en pût jamais écrire de semblables — on ne les lirait pas ! — me transporte aux extrêmes limites de l’ennui. « De verbeux et déraisonnables maniaques », décide M. Victor Giraud, et je ne puis que m’accorder avec lui dans ce jugement sévère.

Mais il y a pis : dissertations sur le jardinage, sur la botanique, sur l’éducation des enfants, sur l’économie politique et la conduite des États ! Au cours de six volumes, dans l’édition originale : c’est assommant !

Si je ne m’entends pas avec M. de Vogüé, je ne saurais qu’approuver Taine : « La Nouvelle Héloïse est un mauvais roman ; mais son pire défaut est l’harmonie de ses périodes… Des oppositions recherchées, des mots rejetés avec calcul, une cadence perpétuelle pour exprimer l’abandon, la violence des mouvements de l’âme… Les périodes savantes répugnent aux pensées nobles. »

Et pourtant, malgré cela, soixante-dix éditions, chiffre énorme pour l’époque, en quarante ans ! Un enthousiasme universel. Non seulement l’aristocratie et la haute bourgeoisie, mais les tout petits bourgeois, des artisans, des horlogers, des ébénistes, se mettent à écrire, à « verbiager » comme Saint-Preux, et leurs femmes, leurs filles, comme Julie. Ils sont imprégnés de La Nouvelle Héloïse, ils la rendent par tous les pores. Et même à l’heure solennelle et tragique de leur mort, les hommes de la Révolution font des phrases, des périodes comme Rousseau. Qu’est-ce que cela peut bien signifier, sinon que Rousseau avait découvert, ou redécouvert, non seulement la « sensibilité » que l’intellectualisme du xviiie  siècle avait fait disparaître, mais qu’il révélait une nouvelle conception de l’amour, des droits irrésistibles, divins, impérieux de l’amour, posé en adversaire de toute contrainte sociale, triomphant de ces contraintes ?

Les périodes, les « cadences » prétentieuses, contre nature du style de La Nouvelle Héloïse ? Qu’elles soient décourageantes, qu’elles nous paraissent de surcroît ridicules, ce n’est pas moi qui en disconviendrai. Mais pour combien ont-elles été dans les admirables, les sublimes périodes de Chateaubriand ? Et, à travers Chateaubriand, dans celles de Flaubert, plus condensées, plus vigoureuses ? Me sera-t-il permis à cet égard une observation :

Jusqu’à la fin du moyen âge, la langue de nos écrivains est purement analytique. Elle procède par petites phrases, parfois emmêlées, confuses, parce qu’ils sont maladroits, mais toujours analytiques. Avec la Renaissance et la découverte, la fréquentation assidue des auteurs grecs et latins, latins surtout, notre langue vise au synthétisme des langues antiques, de plus au style oratoire, à la période, justement, à la cadence. Quand le genre est « noble », Voltaire plus tard sacrifie encore à ces exigences. Mais pour le reste, sous la poussée de l’intellectualisme, du rationalisme philosophique, et aussi du sentiment profond du véritable génie de la langue, le xviiie  siècle fait ordinairement retour au style analytique. Rousseau rompt ce courant. Son style redevient oratoire. Celui des grands romantiques, de Hugo lui-même, le sera aussi. Pareillement celui de Flaubert. Mais enfin, à la période romantique, les deux courants coexistent : Stendhal, dans « l’écriture », demeure « dix-huitième siècle », analytique, tout en devenant, dans la pensée, dans les sujets, dans la manière de les traiter, passionnément romantique.

… Saint-Preux, c’est Rousseau lui-même, Rousseau à la fois ingénu et bas, qui dit à Mme d’Houdetot — car le personnage de Julie est une synthèse de toutes les femmes qu’il a aimées et très peu possédées, Mlle Galley, Mlle de Graffenried, Mme Bazile, Mme de Larnage, Mme de Warens, mais surtout Sophie d’Houdetot : « Je ne vous demande pas d’abandonner votre amant Saint-Lambert (Wolmar, dans le roman), loin de moi cette pensée déshonorante, contraire à la “vertu” : mais aimez-moi aussi d’une autre manière : platonique tout en ne l’étant pas, éthérée mais sensuelle. » Tout cela est en somme assez plat, assez banal, et même écœurant. L’étonnant, c’est que, lorsque le roman fut livré au public, nul ne s’en aperçut et qu’il faut que nous-même fassions un effort pour nous en apercevoir : on n’y discerna qu’un drame de la passion, où tous les protagonistes sont, beaucoup moins élégamment, des héros de vertu comme dans la Princesse de Clèves — tant il est vrai que notre littérature a eu longtemps, très longtemps, le souci de l’héroïsme, du surhumain, du difficile — mais avec un élément physiologique, charnel, une proclamation du « droit à l’amour » qui est juste à l’opposé de la morale de La Princesse de Clèves et laissa des traces profondes chez les romanciers qui suivirent.

Malgré tout cela, sur la portée générale de l’œuvre, les contemporains de Jean-Jacques ne s’étaient pas trompés. Par elle-même elle était une révolution.

« Elle instituait, dit fort exactement M. Victor Giraud, le roman en dignité, elle le rendait capable de porter la pensée, de traiter toutes les questions qui peuvent intéresser l’homme, de poser et discuter les cas de conscience… »

« On peut dire que Rousseau a créé la formule du roman moderne, si presque tous les aspects qu’a revêtus depuis près de deux siècles le genre romanesque, roman personnel, roman lyrique, roman d’analyse, roman de mœurs, roman d’idée, roman à thèse, roman piétiste ou apologétique, ont leur origine commune dans La Nouvelle Héloïse. »

… Sans les divagations horticoles, sociales, économiques de La Nouvelle Héloïse, Balzac se serait-il permis ses longues, trop longues dissertations politiques et religieuses, Hugo aurait-il inséré, non seulement dans Notre-Dame de Paris son chapitre sur l’Imprimerie : « Ceci tuera cela », mais dans Les Misérables, un interminable chapitre sur les égouts de Paris, chapitre qui en fait un des auteurs responsables de l’épandage des « eaux usées » à Gennevilliers et Achères ? Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples.

Et que de thèmes de La Nouvelle Héloïse ont été repris par les successeurs de Rousseau ! Celui du « Jeune homme pauvre », entre autres. Saint-Preux arrive comme précepteur chez sa Julie, dont il tombe amoureux. M. Victor Giraud s’efforce d’énumérer le nombre de fois où cette situation, depuis, a été exploitée. Le Roman d’un jeune homme pauvre, d’Octave Feuillet, précisément, le Comte Kostia, de Cherbuliez, Kœnigsmark, de Pierre Benoit, et jusqu’au Disciple, de M. Paul Bourget. Il oublie pourtant la plus illustre, la plus belle de ces quasi-réminiscences dans l’inspiration : le Julien Sorel de Le Rouge et le Noir de Stendhal, entrant comme précepteur chez Mme de Rênal. Si, comme il y en a des apparences, c’est à une involontaire suggestion produite par une ancienne lecture de La Nouvelle Héloïse que nous devons cette « présentation » de Julien, rien que cela nous imposerait une reconnaissance éternelle à Jean-Jacques. Et peut-être Bourget ne s’est-il pas une minute souvenu de Saint-Preux, quand il a « posé » son précepteur du Disciple. Mais de Julien Sorel ? Il aimait trop Le Rouge et le Noir, il l’avait trop lu pour ne pas se le rappeler… Ainsi, en littérature apparaissent des types dont l’aspect se transforme de génération en génération, mais dont le fond, depuis le premier grand écrivain qui les créa, reste le même.

Après Rousseau

Rousseau peut donc être tenu pour l’inventeur, en France, du genre « roman ». Depuis, ce genre a pris un immense développement. Je n’ai pas consulté les statistiques, mais il semble bien, à considérer les devantures des libraires, que la production romanesque, déjà fort abondante, a encore presque décuplé chez nous depuis la guerre. À cet égard notre époque peut se comparer à celle qui suivit la chute du premier Empire, de 1815 à 1830. Avec des proportions moindres, il y eut alors une floraison romanesque analogue à celle que nous constatons aujourd’hui. J’ai rappelé que Balzac, dans Illusions perdues, nous montre les débuts dans la vie du beau Lucien de Rubempré facilités par le succès de L’Archer de Charles IX que ce jeune homme avait apporté de province dans sa valise. Il n’a guère exagéré. Les grands imaginatifs n’exagèrent que rarement. Ils marquent seulement les faits individuels ou sociaux d’un trait si fort qu’ils en deviennent inoubliables. Et il est certain qu’il apparut, sous Louis XVIII et Charles X, en plus grand nombre qu’à d’autres moments de notre histoire, des écrivains qui avaient un réel talent, d’autres qui en avaient moins, toutefois se faisaient imprimer et lire. Nous ne nous rappelons plus guère, de cette époque de la Restauration, que les poètes et les dramaturges, parce que la renaissance littéraire s’étendit alors à tous les genres, et que le drame romantique, la poésie romantique, éclatent de mérites que n’eurent pas fréquemment sous la Restauration tant de romans déjà « romantiques », mais d’ordinaire d’une tonalité « troubadour », ou bien au contraire fort noirs — tel le Han d’Islande de Hugo, ce Han qui boit dans un crâne humain « le sang des hommes et l’eau des mers », trait qui me fait aujourd’hui pouffer de rire, malgré l’admiration que je professe pour le géant du romantisme.

À cette floraison de romans, sous la Restauration, il y eut plusieurs causes. Je n’ai pas la prétention de les démêler toutes. En voici toutefois quelques-unes qui sautent au regard le plus négligent.

La première est que, quoiqu’en aient dit les libéraux d’alors, le régime de la censure fut, sous la Restauration, beaucoup plus indulgent que sous le premier Empire — pour le roman et le théâtre, tout au moins — je dirai même pour les journalistes : car enfin, si les journalistes et les chansonniers étaient censurés et même jetés en prison, les journaux condamnés à l’amende, suspendus ou même interdits, cela n’empêchait point qu’il n’y eût des journalistes et des journaux : sous Napoléon Ier, il n’y en avait plus ! Et la liberté laissée au livre fut plus large que celle, plus ou moins restreinte, abandonnée aux journaux. Cette demi-décompression devait fatalement amener une sorte d’explosion.

Il y eut encore, je l’ai précédemment indiqué, par suite du retour des émigrés, la connaissance et l’influence de la littérature anglaise contemporaine, de Walter Scott et de Byron. Mais, de surcroît, la Révolution avait fait apparaître une nouvelle société, cependant que l’autre subsistait. Rien ne meurt jamais si vite ! Cette ancienne société était seulement dépossédée de son pouvoir politique, qui s’était exercée par « la cour », l’action presque unique sur le roi de ceux qui pouvaient l’approcher. Ce pouvoir était passé aux mains d’une grande bourgeoisie, terrienne surtout, financière ou industrielle plus rarement. Il s’imposait par l’intermédiaire d’un parlement que, en vertu de lois électorales, cette grande bourgeoisie était à peu près seule à désigner. Cependant l’ancienne société aristocratique survivait, dans ses hommes et ses mœurs, surtout en province. Et il restait encore un assez grand nombre de grands propriétaires nobles, soit de l’ancienne noblesse, soit de celle qu’avait voulu créer Napoléon, qui siégeaient dans les deux Assemblées parlementaires.

Résultat : deux phénomènes concomitants, bien qu’inverses. Ces espèces, soit de revenants, soit d’enkystés dans un monde nouveau — et souvent les deux ensemble — avaient besoin de connaître celui-ci. Et d’autre part, la jeune génération qui commençait d’écrire, ces jeunes gens grandis après la « tourmente révolutionnaire » et sous l’Empire, assistaient aux sursauts d’agonie du monde ancien, disaient ou voulaient dire quelles étaient leurs aspirations neuves, leur nouvelle conception des hommes, des femmes, des choses de l’amour. Ils attaquaient ou admiraient l’ancienne société. Ils s’en émerveillaient ; en somme, qu’ils l’attaquassent ou l’admirassent, la faisant connaître, la montrant comme une chose rare, précieuse, encore vivante, et qui peut-être ressusciterait tout à fait, appuyée sur « le trône et l’autel » malgré les efforts du « libéralisme » en France ; en tout cas paraissant victorieuse dans le reste de l’Europe — l’Europe de Metternich.

De tout cela, le romantisme qui venait sinon de naître   il était né avec Jean-Jacques, et, parvenu, avec Chateaubriand, à une magnifique adolescence, se proclamait littérairement révolutionnaire — avait la conscience très forte, quoique obscure. Comme il arrive toujours quand on est trop près des choses, quand on est « dans les choses », il ne savait pas trop bien où on allait, sentant ces choses plus qu’il ne les comprenait. Surrection depuis Chateaubriand — et d’autres : même le critique classique, antiromantique, Laharpe — d’un certain catholicisme ou christianisme littéraire singulièrement teinté, adultéré, de Rousseau. Admiration juvénile, exaltée, pour les gloires de la Révolution et du premier Empire, qu’on avait tendance à confondre. Les cinquante premières années du xixe  siècle ont discerné, bien mieux que nous ne faisons, que Napoléon fut le continuateur de la Révolution, son « arrangeur ». Fierté de pouvoir prétendre à tous les emplois. Sentiment de dédain, en même temps, de ces écrivains, de ces artistes, à l’égard du « bourgeois » dont cette Révolution avait commencé de faire une classe dominante, et qui poussait sa victoire : c’est la littérature du xixe  siècle qui a institué le mépris littéraire du bourgeois, du bourgeois « en soi », comme classe ; elle ne raillait auparavant que le parvenu, le Turcaret, comme nous, de nos jours, le nouveau riche. Sentiment que déjà l’on voit naître chez ces intellectuels artistes, d’être coincés entre cette classe bourgeoise qui monte, et les aristocrates qui veulent garder leur place. C’est pourquoi ces artistes tiennent tant à se battre en duel : le droit au duel était jadis un privilège de l’aristocrate. Ils sont fiers de se l’arroger. Et souvent ils usurpent cette noblesse qu’ils jalousent : le fils de Musset-Pathay devient Alfred de Musset ; Balzac, descendant de tout petits paysans d’Auvergne, Honoré de Balzac, et il assume les armes, le blason des de Balzac d’Entragues. Et pourtant, si les uns penchent vers le christianisme littéraire ou même politique, d’autres demeurent imbus des doctrines philosophiques du xviiie  siècle ; et, tout aussi aristocratiques de goût que leurs confrères, sont comme ces bourgeois d’alors, qu’ils abominent pourtant, « anticléricaux ». La domination du clergé, des jésuites, sous la Restauration, sur laquelle le gouvernement de Charles X cherche à s’appuyer, leur fait horreur. De même que les protagonistes de la Révolution, ils n’éprouvent de sympathie que pour les Jansénistes, à nouveau persécutés.

Les deux grands romanciers qui vont bientôt publier leurs œuvres, Balzac et Stendhal, manifesteront chacun l’une de ces tendances : Balzac, monarchiste et catholique ; Stendhal libéral et anticlérical. Après un siècle écoulé, ceci n’a plus guère, à nos yeux, d’importance. Nous ne nous soucions que de leur génie qui fut incomparable. Toutefois cela ne méritait-il pas d’être rappelé ?

Balzac

Seize ans à Waterloo. Trente et un en 1830. L’année précédente il avait déjà publié Le Dernier Chouan, qui s’appellera plus tard Les Chouans. Et, de cette date à 1847, les quatre-vingt-dix-sept volumes de la Comédie humaine. Les deux derniers, paraissant cette même et dernière année, presque en même temps que la quatrième partie de Splendeurs et misères des courtisanes, sont La Cousine Bette et Le Cousin Pons : deux chefs-d’œuvre après tant d’autres, après Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Le Lys dans la vallée, Le Cabinet des antiques, Une ténébreuse affaire, César Birotteau, Eugénie Grandet. Et l’on a retrouvé, dans ses papiers, le titre de cinquante et un autres, que la mort seule, non pas l’affaiblissement de son imagination ni de son génie, l’empêcha d’écrire.

« Un gros homme, haut en couleurs. Le cheveu noir, façon crin de cheval. De petits yeux, mais très vifs : yeux d’éléphant, ou de sanglier. Trois mentons, et, sans mentir, l’air d’un fort marchand de porcs. » Tel est le portrait qu’en fait Gozlan. Et tous les contemporains sont d’accord avec celui-ci. L’air commun, très commun, court, petit, criard, bavardant, bouffonnant, fanfaronnant. Et snob, avec cela. Aussi snob que le sera plus tard Marcel Proust. La duchesse de Castries — qui deviendra dans son œuvre la duchesse de Langeais — c’est, à lui, sa duchesse de Guermantes : mais il en sera, tout de bon, vraiment amoureux fou : car c’est un mâle, un mâle de formidables appétits, de toutes manières. La duchesse d’Abrantès, la princesse Bagration, la comtesse Merlin, enfin la comtesse Hanska, en sauront quelque chose. Voyez d’ailleurs les dédicaces de ses romans, de ses nouvelles, presque toutes adressées à des grands de la terre. Affamé de distinction, de titres nobiliaires, d’argent, de grandes spéculations, d’Académie.

Mythomane, aussi. Incapable de distinguer clairement entre la réalité et le monde, énorme, des deux mille personnages de sa fourmillante Comédie humaine. Le cheval blanc qu’il croit avoir donné à Jules Sandeau, les ananas de Ville-d’Avray, qui lui rapporteront 100 000 francs par an, sa rencontre avec Henri Monnier auquel il dit, à l’entrée de la Bourse : « Je fais une opération qui va me rapporter 14 millions », et Monnier qui répond, tendant la main : « Ça va, prêtez-moi cent sous sur l’affaire ! » nous avons tous souvenir de ces histoires-là. Mais son plus beau mot de mythomane, qu’il n’a peut-être pas prononcé, qu’on lui prête seulement, et qui le résume, est, à son lit de mort, celui-ci : « Appelez Bianchon : lui seul peut me sauver ! »

Horace Bianchon, le médecin de la Comédie humaine, qui n’a jamais existé que dans son imagination — tout en empruntant des traits à Broussais !… Remarquez en passant que c’est Balzac qui a jeté dans notre littérature le type, devenu poncif, du médecin profond et désintéressé, matérialiste et athée.

Mais quel étrange mythomane ! Nul jamais n’eut plus besoin de s’appuyer sur la réalité qu’il transmue, ou sur ce qu’il croit la réalité. Nul avant lui — et peut-être après lui — ne s’est plus soucié de s’entourer d’information, de « documentation ». C’est à croire que les Goncourt, qui passent pour avoir inventé cette école du document, se sont inspirés de lui. Et les voyages, les notes prises d’après nature, les paysages : dès Le Dernier Chouan, l’un de ses premiers ouvrages, le voici qui enquête à Fougères… J’ai refait, il y a vingt-cinq ans, le même itinéraire que Balzac : quelle exactitude, quelle lucidité dans la vision ! C’était — tous les écrivains concevront ce sentiment — à enrager : plus rien à dire, plus rien à ajouter. Non seulement pour les choses, les aspects de la nature, mais pour les gens. Relisez Lenôtre, et ce remarquable historien provincial, trop peu connu, de La Guerre des géants, Émile Gabory, dans La Révolution et la Vendée : ils ne font que confirmer Balzac. On peut soupçonner Lenôtre, qui a des lettres et de l’imagination littéraire, d’avoir été influencé par lui. Mais il apparaît qu’il n’en saurait être de même de Gabory. Balzac pourtant de tout cela a fait un roman, un roman romantique, et même à la Walter Scott. L’observation, les souvenirs, les « on-dit » des gens, forment la trame du récit. Quelle différence, à son avantage, entre son talent et celui de l’Écossais !

Ces, souvenirs, ces « on-dit » ! Parfois, comme dans La Messe de l’athée, on en retrouve la trace. On sait d’où ils viennent. Parfois, comme dans l’admirable Colonel Chabert on ne sait plus. Mais on peut être certain qu’ils ont existé. Tout cela transformé, magnifié, recréé, énorme, vivant.

Or, c’est une remarque lucide et généralement exacte de M. Pierre Abraham, dans un Balzac succinct, mais plein d’érudition et d’idées, que non seulement presque tous ces souvenirs, ces on-dit, mais la conception même que Balzac se fait de la société, de ses devoirs, de sa norme, viennent de la Restauration, de la période qui s’étend entre 1815 et 1830. De là sont issues ses convictions catholiques et monarchiques. M. Pierre Abraham appelle cela — ne le prenant pas d’ailleurs en mauvaise part — « servilité », de même qu’il qualifie sa mythomanie, tout bonnement, d’instinct du mensonge. Je ne répugne nullement à ce qu’on emploie, au lieu de vocables prétendus scientifiques, le langage de tout le monde. Il y a pourtant une nuance. Chez Balzac, le mensonge était désintéressé. Sa « servilité » également. Il s’était simplement passé ceci : de l’âge de seize à trente ans, celui où l’on sent en même temps qu’on regarde, il avait vécu sous la Restauration, il en avait accepté le principe comme un fait, le régime comme un idéal social et politique (il n’y a pas plus à le lui reprocher, du point de vue littéraire, qu’à Zola d’avoir accepté les conceptions républicaines et démocratiques). Il a donc non seulement décrit cette société de la Restauration, mais estimé qu’elle était la meilleure, prenant les choses comme elles étaient au moment où, n’écrivant pas encore, ou ne composant avec précipitation que des erreurs, il avait le temps d’observer.

Ceci pourrait peut-être expliquer pourquoi la société décrite par Balzac, et alors « imaginaire » — dans quelle proportion, on vient de le voir : « imaginaire » parce que l’auteur avait de l’imagination — ne soit guère apparue, selon la remarque de M. Paul Bourget, qu’après la mort du romancier. La vraie société balzacienne serait alors celle du second Empire. Le vrai de Marsay, ce serait le duc de Morny, le vrai Z. Marcas, Gambetta. Que l’influence de l’œuvre de Balzac ait été considérable, qu’on se soit efforcé de se calquer sur elle, cela ne se saurait contester. Pierre Louÿs est parvenu à déchiffrer des mémoires manuscrits — sur la période du second Empire, tout justement — très savamment cryptographiés, où tous les personnages s’appliquent à jouer l’un des rôles de la Comédie humaine. Mais c’est aussi, sans doute, que Balzac avait deviné ce que produirait cette société de la Restauration. Il voyait en avant.

Considérons donc cette société avec lui, et d’après ce que, par ailleurs, nous en savons. Ce qui a changé en France, depuis la Révolution jusqu’à 1830, c’est la structure politique et administrative de la France, non pas « l’économie » ni par conséquent les conditions d’existence des individus. Cette société française a conservé la même manière de vivre, exactement, qu’au xviiie  siècle. Aucune des grandes découvertes scientifiques faites alors ne s’est encore transportée dans le domaine pratique, les Français sont toujours un peuple de paysans, de petits artisans dans de petits ateliers, de commerçants. On voyage dans les mêmes diligences, on emploie le même télégraphe Chappe, on a la même façon de gagner de l’argent et de le dépenser : cet argent vient un peu du commerce, un peu de la finance, beaucoup du revenu des terres. La grande industrie, qui vient de naître de l’emploi de la vapeur et de la houille, est encore dans l’enfance. Sous le second Empire même elle n’était encore qu’à peine adolescente. Ce n’est guère qu’à partir de 1889 — la remarque est de René Boylesve — que notre société française a commencé à changer, par suite de l’augmentation du nombre des grandes fortunes issues de cette grande industrie et de la grande finance.

C’est ce qui constitue le puissant intérêt de l’œuvre de Balzac, ce qui fait qu’on a pu la lire si longtemps. Elle demeure d’actualité. Les chemins de fer furent la seule invention pratique de quelque importance, et pouvaient causer une modification des mœurs en facilitant les communications de province à province, d’État à État, en favorisant le développement de la population des grandes villes : encore y avait-il bien des régions campagnardes que les voies ferrées n’atteignaient pas, et qui demeuraient, à peu de choses près, ce qu’elles étaient auparavant. Ajoutez qu’il y avait eu renforcement des éléments de conservation par suite de l’action accrue, au point de vue éducatif, de congrégations qui furent, sous le second Empire et au début de la troisième République, plus ou moins favorisées, avant d’être plus ou moins persécutées : l’enseignement religieux contribuait à maintenir les anciennes mœurs, les anciennes conceptions sur la morale sexuelle, surtout chez les femmes, élevées presque uniquement au couvent ; et ainsi, il y a trente ans encore, Le Lys dans la vallée pouvait rester, pour les Françaises, le bréviaire de leurs aspirations, de leurs remords, de leur façon d’envisager l’amour.

Le monde français tel que l’a vu Balzac, a donc duré très longtemps. Il dure même encore, malgré le téléphone, l’auto, le cinéma, le communisme, tout le bouleversement économique qui se préparait dès avant la guerre, et que les suites de la guerre ont seulement précipité. Les Français demeurent en majorité un peuple de petits propriétaires ruraux, et, comme du temps de Balzac, ceux-ci continuent d’être en lutte avec ce qui reste de la grande propriété et avec le clergé, qui s’est, jusqu’à ces derniers jours, appuyé sur cette grande propriété, a fait cause commune avec elle. Ainsi, dans les petites villes de nos provinces et dans nos campagnes les modalités des passions n’ont pas beaucoup changé depuis un siècle. Ce n’est point parce qu’un paysan se sert d’un tracteur au lieu d’une charrue à bœufs qu’il peut se modifier dans son essence ; il est ce qu’il était, conservateur (c’est-à-dire partisan du maintien, contre les socialistes, de la propriété, la sienne, la « petite » non pas celle des « grands ») malthusien et anticlérical. Profondément individualiste, au surplus. Et, bien qu’il restreigne le nombre de ses enfants, gardant une idée très ferme, arrêtée, des antiques traditions de la famille, du devoir d’obéissance des enfants, du devoir de soumission de la femme à l’époux : c’est comme en anglais, où husband signifie à la fois « laboureur » et « mari ». Tenez en vue tous ces traits et dites maintenant si, même après la grande guerre, qui semble avoir détruit moins radicalement l’ancienne Allemagne monarchique, aristocratique, absolutiste, que ce qui subsistait chez nous de grandes propriétés rurales, un roman tel que Les Paysans n’a pas encore l’air d’avoir été écrit hier.

Mais qu’importerait ceci, cet intérêt social, sociologique, si l’on veut, pour employer un mot horrible, et qui compromet un artiste, même le déshonore — qu’importe que le milieu de haute société décrit par Balzac, en le prenant au sérieux, soit celui d’une Restauration qui, essayant de ressusciter une chose morte — et de faire, de cette chose morte, une imitation de la société aristocratique de l’Angleterre — n’avait pu produire de celle-ci qu’une caricature dont on verra les traits s’exagérer encore à l’époque vraiment balzacienne, celle du second Empire ? Il y a autre chose qui est l’essentiel : la création, la vie, une vie énorme, foisonnante, une super-réalité. Le philosophe Ravaisson a dit que la véritable œuvre d’art n’est pas une forme, mais la cause profonde d’où procèdent les formes. Sublime paradoxe platonicien — vrai d’une vérité transcendante. Il en est ainsi des types de Balzac : le baron Hulot, le cousin Pons, le père Goriot, le père Grandet, Mme Marneffe, Mme de Mortsauf, ces deux antipodes de la nature féminine. Ce sont des caractères généraux, au même titre, d’une façon aussi absolue que l’Avare de Molière ou la Phèdre de Racine. Et s’ils existent de la même manière, qui s’impose, c’est pour la même raison. Les conflits d’événements qu’ils font naître ou rencontrent permettent le développement du lieu commun le plus large possible. J’emploie ce terme « lieu commun » dans son sens originel, honorable, même hautement flatteur, et que le vulgaire a bien à tort détourné de son acception primitive. Il faut entendre par là, en littérature, des caractères, des passions, des chocs d’événements résultant de ces caractères et de ces passions, qui concentrent dans l’œuvre la plus forte somme possible d’émotion et d’intérêt que puisse éprouver le plus grand nombre de lecteurs. Ce sont ces grands lieux communs, ce sont ces caractères généraux qui font l’immortalité de l’œuvre balzacienne. Grandet, c’est l’avarice, ou plutôt la passion du gain, de l’agrandissement par l’argent ; Goriot, l’amour paternel ; Esther, la courtisane amoureuse, c’est-à-dire le grand lieu commun inventé par le romantisme ; le baron Hulot, la luxure chez le vieillard ; Mme de Mortsauf, du Lys dans la vallée, la lutte victorieuse et mortelle de la vertu — ou plutôt du devoir — contre l’amour et le désir. Observez ici que le sujet du Lys dans la vallée est exactement le même que celui de La Princesse de Clèves. Mais deux différences : d’une part, les injonctions de la morale catholique jouent ouvertement un rôle dans la décision de Mme de Mortsauf de ne pas se donner à celui qu’elle aime, tandis que, dans La Princesse de Clèves ces injonctions restent dissimulées ; d’autre part, Mme de Mortsauf meurt tout autant de jalousie contre sa rivale lady Dudley que d’amour pur. Et enfin, dans La Princesse de Clèves, tous les personnages, la femme, le mari, l’amant malheureux, sont des héros, plus héroïques que nature. Dans Le Lys la seule héroïne complète est la femme ; l’amant malheureux n’est qu’un demi-héros qui prend très humainement une maîtresse moins platonique que son Henriette adorée, et quant au mari il nous est montré — ce qui est une des conceptions du romantisme — comme franchement insupportable, et ne méritant pas le dur sacrifice qu’on fait pour lui.

Mais Goriot, Grandet, Pons, Mme Marneffe, la pauvre Henriette, Rastignac même, et Vautrin, le forçat évadé : tous des héros dans le crime, la vertu ou l’ambition — c’est-à-dire plus grands que nature, portant leurs vices, leurs vertus, leurs passions plus loin que l’ordinaire des hommes — exactement comme dans les romans de chevalerie, dans La Princesse de Clèves, dans La Nouvelle Héloïse. Vous ne trouverez pas le même trait chez les personnages du roman anglais de la même époque, ni plus tard chez les Russes. C’est une caractéristique purement française de notre roman, encore à cette date. Et ce n’est pas pour rien qu’est née cette expression « héros » ou « héroïne » de roman. Cette tendance à l’héroïsme, au « plus grand que nature » vous la retrouverez dans Les Misérables de Hugo, avec Jean Valjean et même le policier Javert, et dans les personnages de Quatre-vingt-treize. Le romantisme l’a exagéré, marqué de traits violents, mais elle existait depuis l’aurore de notre littérature — et il n’est pas difficile de la découvrir chez l’autre des grands romanciers de l’ère de 1830 : Stendhal.

Stendhal

« … Un aventurier s’était fait une espèce de réputation à force d’intrigues et d’impudences. Cet individu, qui vient d’en finir avec la vie, se nommait Beyle, sans avoir rien de commun que le nom avec le critique. Jeté sur le pavé de Paris avec un esprit fort équivoque et sans un écu en poche… il se fit le fournisseur d’anecdotes littéraires dans un journal en crédit ; et quand la récolte manquait, il inventait des nouvelles pour dîner. Il se donna un nom d’emprunt et prit celui de Stendhal, dont la tournure germanique attestait la nature de la secte littéraire qui l’avait adopté. Il finit par faire des livres. Celui qu’il intitule La Chartreuse de Parme lui fit une certaine réputation dans le monde, assez nombreux, des médiocrités de la littérature contemporaine. Il me fit l’honneur de parler de moi une fois et d’écrire que je n’avais pas assez d’intelligence pour comprendre la révolution littéraire qui se faisait autour de ma petite personne. J’en ai eu assez pour prédire qu’elle n’irait pas loin. Le Stendhal n’aura pas plus d’avenir que n’en aurait eu le nouveau Beyle, malgré l’admiration de la plèbe romantique qui est l’espèce la plus crédule et la plus bête de toutes les cliques littéraires et dramatiques. Je ne sais à quelle occasion j’en parlai un jour à M. Guizot, qui avait eu des accointances assez chaudes avec le cénacle, et qui, par conséquent, devait avoir connu ce faquin. “C’est un polisson”, me répondit-il, et je m’en suis tenu là. Une attaque d’apoplexie nous en a délivrés le 24 mars (1841). »

Ainsi s’est exprimé, dans ses Mémoires — vous pourrez retrouver l’incroyable fragment que je viens d’en citer dans le numéro du 1er juillet 1929 de la Revue des Deux Mondes — M. Viennet, membre de l’Académie française, ancien lieutenant-colonel d’artillerie, très brave soldat, ses états de service en font foi, excellent académicien, je suppose, auteur d’une tragédie d’Arbogaste que personne ne lit plus, et de Promenades au Père Lachaise également tombées dans l’oubli, malgré l’allécherie de ce titre macabre, bien étonnant sous la plume de ce furieux adversaire du romantisme. On n’est pas plus féroce ; on n’aurait pu être plus malencontreux dans la férocité… mais ici je me trompe peut-être : ce passage des Mémoires de Viennet donne sans doute au pauvre homme la seule chance qu’il puisse avoir de passer à la postérité.

J’eusse d’ailleurs souhaité vivre à cette époque — 1842 — où les haines littéraires pouvaient jeter un fort brave homme à de telles iniquités. Elles valaient peut-être mieux, après tout que l’universelle veulerie, l’universel éloge publicitaire de nos jours. Toutefois, ce passage est affreux. Il va — bien entendu — jusqu’à l’accusation d’antipatriotisme à l’égard des romantiques : si Stendhal a élu un pseudonyme germanique, on sait bien pourquoi, n’est-ce pas ? suggère Viennet. Tous ces romantiques sont des traîtres. Si Stendhal recherchait les « anecdotes », c’est que ce misérable, ce meurt-de-faim, les vendait pour avoir de quoi manger. Un faquin, un polisson. Et ce dernier trait, abominable : « Une attaque d’apoplexie nous en a délivrés. » On ne saurait pousser plus loin l’expression de la haine. Mais c’est que, en France du moins, les haines littéraires sont plus fortes encore, je crois, que les haines politiques. Et l’infortuné Viennet s’est lourdement trompé : ce Stendhal « qui devait n’avoir pas plus d’avenir que le nouveau Beyle » a grandi tous les jours, grandit encore, tandis que lui, Viennet…

L’auteur du Rouge et le Noir et de La Chartreuse n’était pas un va-nu-pieds. Cet ancien officier de Napoléon, et qui fut si fier de son uniforme de hussard, cet homme qui se faisait stoïquement la barbe pendant la campagne de Russie et à qui, le voyant, l’Empereur disait : « Vous êtes un brave » ; qui fit partie du Conseil d’État, se montra bon fonctionnaire civil à l’intendance de Sagan et dans l’entourage de Daru, fort bon consul aussi, bien qu’on en ait dit — mais un de ses successeurs à Trieste, M. Dollet, vient de détruire cette légende — celui-là n’avait rien d’un bohême de lettres, rien d’un bohême tout court — rien enfin qui pût le déclarer forclos des rangs de la bourgeoisie. C’était même — ceci est une des caractéristiques de son esprit — un bourgeois bien de son époque, détestant à la fois les petites gens et jalousant un peu les « grands » avec l’ambition de s’élever jusqu’à eux, anticlérical ou plutôt antijésuite comme un simple Béranger, enfin redoutant — peut-être avec de justes raisons — l’espionnage de la police, comme la majeure partie de nos pères jusqu’à la fin du second Empire.

Nerveux et se dominant, ou voulant se dominer. Féminin, timide tel une femme, ne songeant qu’à la volupté, mais voluptueux avec timidité. Alors tout peut se passer en imagination : véritable tempérament d’homme de lettres, de créateur ; un mythomane, comme Balzac — mais autrement — et comme tous les grands créateurs littéraires. Faisant beaucoup moins de « conquêtes » qu’il n’en rêve. L’inverse ici et en cela, de Balzac, qui fut doué, de toutes manières, d’un appétit effréné. Mais tout cela, sauf pour ce qu’on en peut tirer d’éclaircissement, n’est que de médiocre importance. L’important, c’est son talent, son génie, ce qu’il apporta de nouveau, d’immortel, et qui fait que tous les romanciers, je veux dire les meilleurs, tiendront à l’avenir quelque chose de lui. De nos jours seulement. On lui prête ce mot : « Je ne serai lu que vers 1880. » Il ne se trompait pas de beaucoup. C’est Taine et Bourget qui l’ont mis à sa place. Ici se pose cette question, qui revient périodiquement dans les débats littéraires. N’y aurait-il pas, dans l’amas d’ouvrages que nous ont légués les générations précédentes « des chefs-d’œuvre inconnus ? »… Je penche à croire, sans preuves absolument définitives, qu’il ne peut y avoir de bons ouvrages entièrement inconnus. Toujours ceux-ci furent distingués, dès leur apparition, par quelques gens de goût. Le public n’a pas « suivi » tout de suite, mais ces gens de goût ont passé la consigne aux générations nouvelles, et celles-ci alors ont compris. Toutefois il est des œuvres d’un caractère intermédiaire. Trop exceptionnelles, trop rares : l’Adolphe de Benjamin Constant, qui aura toujours, sur la psychologie romanesque, une influence immense et méritée, sans atteindre un très grand public. Plus encore l’Obermann de Sénancour, si précieux pour une forme aiguë — et psychologique encore — de la sensibilité romantique, des suprêmes, excessives et pourtant inévitables conséquences de l’influence de Rousseau. Obermann n’obtiendra jamais le nombre des lecteurs de Stendhal, ni même d’Adolphe. Il continuera seulement d’attirer la curiosité, l’intérêt de quelques-uns, de susciter peut-être des thèses en Sorbonne. Mais il ne restera pas ignoré, tout à fait plongé dans l’oubli.

La légitime admiration qu’on professe universellement aujourd’hui pour Stendhal fait qu’on a voulu le défendre même de l’accusation « d’écrire mal ». Je tiens Stendhal pour un des plus grands maîtres de notre littérature romanesque, un des points culminants de cette littérature ; mais on ne saurait se laisser aveugler jusqu’à ne pas voir ce qui est.

Stendhal a proclamé que son idéal était d’écrire comme les rédacteurs du Code civil. Ce n’est point là un si mauvais modèle, et, de surcroît signifie ceci, qui, dans toute son œuvre, est manifeste : dans son choix des sujets, l’apparence et les actes de ses personnages, la conception même qu’il se fait du roman. Stendhal est romantique, ultra-romantique. Le fielleux Viennet ne s’y est pas trompé. Mais, dans son style, comme Victor Jacquemont, comme Mérimée qui furent ses amis, il est l’héritier direct du xviiie  siècle, de même que, dans ses opinions et ce qu’on peut appeler, d’un mot brutal, son anticléricalisme, il est celui de Voltaire, bien plus que de Rousseau. Mais il n’est pas, littérairement, un bon élève. Il écrit mal, négligemment. Ce n’est pas seulement qu’il relit mal ses épreuves… Dans Le Rouge et le Noir : « Du moment que Julien se fut aperçu… » puis trois lignes plus loin : « Du moment que Julien fut détrompé… » Répétition, maladresse, insouciance. Mais il y a plus, il y a la faute de français pure et simple. Toujours dans Le Rouge et le Noir : « Un sentiment d’anti-sympathie. » Il faudrait « un sentiment d’antipathie ». Je pourrais multiplier les exemples. Souvent il touche à la cacographie.

Et le plus curieux est que cette accusation dont on veut défendre Stendhal, on la laisse porter contre Balzac qui trouve beaucoup moins d’avocats. Cela est injuste. Balzac corrigeait, raturait indéfiniment ses épreuves. Il avait le sens, et parfois le souci de la cadence. Le passage délicieux des Contes drolatiques où il nous montre Tours comme une belle fille baignant ses pieds dans la Loire, pourrait entrer dans une anthologie. Les lettres d’Esther dans À combien l’amour revient aux vieillards (qui n’est pas un de ses meilleurs romans) sont charmantes et délicatement balancées. Les fautes de français, les véritables négligences sont plus rares chez lui que chez Stendhal. Mais il ne cherchait pas le « style artiste ». Le style artiste, à cette époque, n’était pas inventé. Il date de Théophile Gautier, puis des Goncourt. Hugo seul, dans sa grandiloquence, moins supportable souvent dans sa prose que dans ses vers, demeure grammaticalement impeccable, et rythmiquement oratoire. Mais Balzac avait une conception particulière du roman. On a dit parfois, que Flaubert écrivait excellemment un paragraphe, moins bien un chapitre, mal un livre. Ceci n’est pas vrai. Si jamais un roman fut bien composé, c’est assurément Madame Bovary. Mais la définition pourrait être donnée à l’envers, et beaucoup plus justement de Balzac ; il composait d’une façon lâchée un paragraphe, beaucoup mieux un chapitre, admirablement un livre. Sachant ce qu’est le roman, l’œuvre que doit être un roman, il sacrifiait tout à l’effet d’ensemble.

Dans Stendhal, la composition est lâchée. Elle l’est dans La Chartreuse, elle l’est dans Le Rouge et le Noir. Cependant il parvient à l’effet d’ensemble, par la vie même, par l’énergie vitale dont toute son œuvre est imprégnée. C’est Barrès qui l’a dit. Vogüé regrettait que cette énergie fut employée « pour le mal ». Mais il ne la contestait pas : et du point de vue de l’art, un romancier a le droit de n’être pas un moraliste, ou d’être du moins un moraliste immoraliste. Et le fond, l’âme de l’œuvre stendhalienne, c’est le goût de l’énergie et par conséquent, encore une fois, comme chez Balzac, comme dans toute notre littérature romanesque, le culte de l’héroïsme. Il le dit même, formellement. Écoutez ce cri de Mathilde dans Le Rouge et le Noir : « Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême (souligné dans le texte) au moment où on l’accomplit ? » Ingénument héroïque, le Fabrice de La Chartreuse, cherchant toujours la grande action et l’amour difficile. Passionnément héroïque, et démesurée dans ses actes, la duchesse Sanseverina. Même le sceptique comte Mosca est un Metternich romantique, héroïque à sa manière, ou plutôt à la manière de Stendhal, qui grandit tout. Héroïque aussi, la touchante Mme de Rênal, dans un conflit où se combattent la passion et la fidélité conjugale : sœur de la Princesse de Clèves et de Mme de Mortsauf — et bien plus émouvante que l’héroïne du Lys dans la vallée, justement parce qu’elle a faibli, qu’elle n’est pas « tout d’une pièce » mais une femme, une vraie femme : l’héroïne vaincue.

Ce goût traditionnel de l’héroïsme nous explique pourquoi les écrivains de la grande époque du romantisme éprouvèrent tant d’enthousiasme pour la virtù des « monstres » de la Renaissance. Il explique aussi pourquoi leurs personnages sont « des types » : Goriot, Grandet, julien Sorel, Mathilde, Mme de Rênal. Ils sont plus grands que nature, on les voit de loin. Nous allons assister maintenant à la disparition de cet idéal d’héroïsme ; et, par voie de conséquence, à l’agonie, à la disparition progressive du « héros du roman », et par conséquent, du « type » dont on garde le nom et la physionomie dans la mémoire. Ou plutôt ce sera encore comme à la fin de la période du roman de chevalerie. L’héroïsme devient ridicule. Le Don Quichotte de nos jours s’appelle Tartarin.

Le roman naturaliste et l’écriture artiste

Cela peut sembler paradoxal : toutefois non seulement naturalisme et écriture artiste vont historiquement ensemble, mais ils sont liés. Jamais l’un sans l’autre. C’est le fait des Goncourt.

« Les romans de mon frère et de moi, écrit le survivant en 1895, ont cherché, avant tout, à tuer l’aventure dans le roman.

… « Un des caractères particuliers de nos romans ce sera d’être les plus historiques de ce temps. » (Journal, 1861)

… « Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai… l’étude qui suit est la clinique de l’amour. » (Préface de Germinie Lacerteux, 1865.)

Voici pour le naturalisme, qui s’appela d’abord réalisme. Quant à « l’écriture artiste », les deux frères sont à la recherche « d’un seul style bien personnel, bien Goncourt ». Chez eux cette écriture sera papillotante, en réaction contre le développement oratoire des écrivains antérieurs, « impressionniste » enfin, et relevée par l’emploi de mots rares, ressuscités, ou de néologismes soit créés par eux, soit empruntés à l’argot.

Théophile Gautier avait déjà en même temps qu’eux introduit l’écriture artiste dans le roman. Mais il ne lui avait pas refusé « l’aventure », ni même le fantastique, témoins Le Roman de la momie et Le Capitaine Fracasse, et même Mademoiselle de Maupin. On peut observer que c’est peut-être ce soin du style qui a empêché ces romans de Gautier d’atteindre à la popularité des Trois Mousquetaires de Dumas père, par exemple. Lorsque l’aventure, plus que la psychologie, la signification profonde des choses et des êtres fait le fond d’une œuvre, le lecteur aime à croire « que c’est arrivé » ; et il ne parvient pas à croire que c’est arrivé si l’auteur se montre, se met en avant, exécute devant lui des tours de force. Il fallait un sorcier qui crée véritablement les choses, le petit oiseau qui s’envole ou le fantôme qui apparaît : on n’a plus qu’un illusionniste, dont on dit : « Comme il est adroit. » Sentiment funeste à l’impression de crédibilité.

C’est ce qui advint aux Goncourt, plus encore qu’à Gautier lui-même. Ajoutez que ces deux parfaits gentilshommes de lettres semblent avoir été particulièrement dépourvus de véritable imagination créatrice. Et ne serait-ce pas en raison même de ce manque d’imagination qu’ils furent si chauds à proclamer que le roman pouvait, devait s’en passer ? Le fait est qu’on ne lit plus guère Charles Demailly, Sœur Philomène, Germinie Lacerteux, Madame Gervaisais ; à peine Renée Mauperin et Manette Salomon dont la lecture intéresse encore, sans passionner. Il n’en reste pas moins que la ferveur de leurs convictions, leur désintéressement, leur enthousiasme sincère — malgré de petites jalousies — pour tout ouvrage qui leur paraissait non seulement conforme à leur foi littéraire, mais beau, réellement beau, ils ont fait école. C’est comme dans la dynastie musicale des Bach : il peut arriver que l’enfant dépasse le père, et le fasse relativement oublier.

Cette école dont l’un des dogmes était l’écriture artiste, s’apparentait, au point de s’y confondre, à celle de « l’art pour l’art », de l’art sans préoccupation de morale ou de politique. Le second Empire, qui venait de naître, ne fut pas sans favoriser celle-ci de façon assez adroite, par l’intermédiaire du salon de la Princesse Mathilde, dont le milieu passait, suprême habileté, pour libéral et « d’opposition ». Qu’on se souvienne que ce fut dans ce salon qu’il fut décrété — c’est Sainte-Beuve qui se chargea de publier cette bulle d’excommunication — que le roman d’Erckmann-Chatrian sur les désastres militaires qui mirent fin au premier Empire n’était pas de la littérature. En conscience, je ne saurais être de cet avis : si La Débâcle de Zola est de la littérature, si nul n’en a douté quand ce roman fut publié, si du moins le procès à cet égard est encore en suspens de nos jours, Le Conscrit de 1813 en est aussi, car il est supérieur d’intérêt et de vérité à La Débâcle avec un « naturel » que n’a pas celui-ci. Relisez l’un après l’autre, et jugez !… Mais Erckmann et Chatrian étaient républicains, comme presque toute l’Alsace à cette époque. S’ils eussent été bonapartistes, le jugement parti du salon de la princesse Mathilde eut sans doute été tout différent. Entre parenthèses on ne saurait donc trop recommander aux dictatures actuelles d’Italie, d’Espagne, de Russie et de Pologne, de favoriser l’apparition de tels petits cénacles littéraires, prétendus antipolitiques, et même d’opposition — mais quelle agréable et bienveillante opposition ! — à la place d’une censure brutale qui étrangle au lieu de conduire. Il faut toutefois reconnaître que cette doctrine du devoir, pour les artistes, de rester indifférents en matière politique, si elle fut pratiquée par les Goncourt, ne le fut guère par leurs disciples les plus directs, ni par ceux qu’ils considéraient comme des leurs — Flaubert excepté qui demeura, bien qu’il se soit montré profondément affecté par la victoire allemande de 1870, inaccessible à tout ce qui n’était pas son art. Les écrivains sous le second Empire étaient aussi volontiers hostiles à l’absolutisme de ce gouvernement, aussi républicains, que beaucoup de ceux d’aujourd’hui manifestent d’empressement à témoigner de leur dédain et de leur méfiance à l’égard du régime de démocratie parlementaire. Ce peut être par ce simple motif que la jeunesse aime l’opposition. Il peut y avoir aussi des causes plus profondes à cette évolution. Bornons-nous à constater ce fait : il y avait alors une mystique républicaine, un « mythe » de la République, comme il y a de nos jours une mystique néo-monarchiste, un mythe de la monarchie absolue et légitime.

Pour ceux qui, au point de vue littéraire, lisent Joseph de Maistre avec autant de plaisir que Proudhon — ah ! quel peuple en vérité ataviquement artiste que le nôtre, et quelle joie de rencontrer ce Proudhon après le charabia de Karl Marx ! — pour ceux qui, au point de vue religieux trouvent autant de satisfaction aux rudes blasphèmes de Mme Ackermann qu’aux émouvantes effusions mystiques de Verlaine ; qui aiment toutes les couleurs pourvu que ces couleurs forment un beau tableau, cette évolution ne les intéresse qu’en ce qui concerne l’art. On est alors obligé de constater que les opinions républicaines, démocratiques — parlementaires, si l’on veut — d’Alphonse Daudet ont coloré son œuvre, lui ont communiqué une tonalité, un timbre particulier ; de même que l’opinion inverse communique une tonalité, un timbre particulier aux œuvres de la génération actuelle. À mes yeux, cela vaut tout autant, il n’y a, pour compter, que le résultat.

Ce n’est pas pour rien que, par foi politique, humanitaire, autant que par tempérament, bonté naturelle du cœur, Alphonse Daudet s’est penché sur les misères, sur les conditions d’existence, non pas des paysans et des ouvriers, qu’il ne connaissait que de loin, comme un fils de petit bourgeois de petite ville, mais sur celles de ces petits bourgeois : il nous en est venu — l’influence de Dickens en plus, visible non seulement dans l’expression du sentiment, mais dans des caractères de second plan, tel que celui du comédien raté Delobelle — Fromont jeune et Risler aîné.

Ce n’est pas pour rien non plus que cette même mystique humanitaire et républicaine pénétrait Zola. Quand la République — qui était si belle sous l’Empire, et ne cessa pas, à ses débuts, de le paraître à ceux qui avaient acclamé sa naissance — ferait, triomphante, régner nos justes lois, il n’y aurait plus de courtisanes comme Nana, d’affreux et vicieux bourgeois comme ceux de Pot-Bouille ; et Germinal annonçait, à travers les atrocités dont le capitalisme anonyme était responsable, des temps meilleurs pour les pauvres hommes des charbonnages. On conçoit alors fort bien que Zola se soit jeté, avec la violence et la décision que l’on sait, dans l’affaire Dreyfus. Ce n’était nullement que, comme on l’a suggéré, il cherchât la réclame. Il n’en avait pas besoin : seulement, en vertu de son tempérament, tous ses actes prenaient un air de réclame. Mais, avec sincérité, il croyait à tous les grands rêves — qu’on dise les grands poncifs, si l’on veut — de l’ère héroïque de 1848 : la justice, la vérité, tenue par lui comme pouvant toujours être prouvée matériellement, de façon « scientifique » : ingénuité qu’on retrouve dans Taine, mais que la manière et la nature d’esprit du romancier alourdissaient.

Pas de nuances, une évidente grossièreté — je ne parle pas de ses « obscénités » : on est allé si loin, on a tant raffiné, après lui, et vicieusement, en matière sexuelle, dans la littérature, que cette obscénité prend un air d’innocence. Ces obscénités sont dans les mots, non dans les choses. Je parle de sa vulgarité. Le style de Zola est vulgaire. Et pourtant, ce qui est bien caractéristique de l’influence des Goncourt, il a voulu en avoir un. Il a prétendu, lui aussi, à l’écriture artiste : espèce d’imitation, article de bazar. Et de l’emphase, de la pompe, de l’enflure oratoire. Je crois bien avoir été le premier à écrire, vers 1890, qu’il se plaçait, littérairement, au confluent de Balzac et de Hugo. La phrase a été depuis bien souvent répétée. À la réflexion, il me paraît que le courant Hugo tient plus de place, dans l’œuvre de Zola, que le courant Balzac. Chez Balzac, l’observation est directe, vivante et « recréée ». Chez Zola, elle est plaquée, insensible, elle n’est plus — défaut qu’il tient en somme des Goncourt —, que de la documentation. Et puis, un matérialisme, une philosophie matérialiste, également vulgaires, un peu teintés, dans quelques œuvres, d’un pessimisme venu de l’influence de Schopenhauer, très agissante à l’époque où il écrivait : tout cela aussi articles de bazar. Et pourtant, tout cela existe. Cela existe même « formidablement », pour se servir d’un des adverbes qu’il a le plus souvent employé. Cela existe par ce romantisme même dont un de ses personnages se plaint « que sa génération y reste trempée jusqu’au ventre, malgré ses efforts pour s’en débarbouiller ». Ne voulant voir que l’homme et la femme physiologiques, les prenant par en bas, ou par le milieu, par leur appareil sexuel, tels des animaux à peine un peu plus compliqués que les autres, « leur hérédité ayant ses lois comme la pesanteur », il les grandit, cependant. Il les grandit par l’intensité de la peinture des milieux, par le mouvement lourd, mais oratoire et lyrique à la fois de ce style fabriqué à la grosse, mais vigoureux quand même. Il est pathétique, il est sentimental, sincèrement. Voyez la mort de la petite Lalie dans L’Assommoir. Enfin, défauts et qualités, il a tout ce qu’on n’a plus de nos jours, ce qu’on évite et craint d’avoir. M. René Lalou, dans son Histoire de la littérature contemporaine, écrivait il y a quelques années : « La plupart de ses livres sont (aujourd’hui) complètement délaissés par le public. » Il n’y a pas une quinzaine, je rencontre un éditeur qui me dit : « Zola reprend. Il reprend sérieusement. » Mettons — commercialement — d’accord ces deux appréciations inverses. Allons chez les libraires-détaillants des quartiers opulents, « distingués » de Paris. L’œuvre de Zola n’y est pas en montre, à peine en magasin. Parcourons les quartiers populaires : on en voit toujours deux ou trois volumes aux devantures. C’est qu’il s’est passé ceci : Zola a peint une classe bourgeoise, et travaillé pour elle. Cette classe n’est plus. Elle s’est affinée, s’est enrichie, en somme, malgré les catastrophes individuelles causées par les suites de la guerre, elle a changé de mœurs et d’opinion. Mais les classes populaires, elles aussi, ont monté. Elles vivent comme vivait la petite bourgeoisie d’autrefois. Elles en prennent les mœurs, les aspirations, les jalousies, elles se reconnaissent — ou se cherchent — dans Zola.

Zola est un auteur de suffrage universel. C’est à la fois son mérite et son défaut. Il voulait faire grand, ou plutôt énorme. Il a fait énorme, plutôt que grand. Et, en plus de personnages épisodiques tels que la Mouquette, de Bazouge le fossoyeur, il n’a laissé qu’un « type » : Coupeau, l’alcoolique.

De même, je l’ai dit, Alphonse Daudet, pour sa part, n’en lègue qu’un à la postérité : Tartarin. Oserai-je confesser que, pour la série des Tartarin — même le premier, le vrai, le seul, le Tartarin de Tarascon — je ne partage qu’à demi l’estime générale. Le personnage est vu par l’extérieur, non par l’intérieur. C’est une caricature du Méridional, ce n’est pas un portrait. Psychologie rudimentaire, ou déficiente. La seule originalité de l’œuvre est d’avoir mêlé dans Tartarin, Don Quichotte à Sancho Pansa. Encore cela n’est-il pas assez accusé. C’est amusant, sans plus.

Mais l’homme fut charmant et l’on sent cet homme dans l’œuvre sans que cela choque. Il s’est laissé toucher par le pessimisme naturaliste. Dans Numa Roumestan, Le Nabab, Les Rois en Exil, Sapho, L’Évangéliste, ses deux meilleurs romans, il faut que « ça finisse mal », mais on sent qu’il ne sacrifie qu’à contrecœur à ce pessimisme, ainsi qu’aux « notes », au « document ». Il est gai ; il est sensible ; à fleur de peau, mais il l’est. Surtout on le découvre, malgré la doctrine de l’école, qui lui en impose, foncièrement optimiste. On a voulu — est-ce à cause de tout cela ? — qu’il fût d’origine juive : Daudet serait une contraction pour « Davidet », le petit David, le fils de David : l’optimisme est un des caractéristiques de l’esprit juif. Mais je crois que c’est là pure invention, imaginée pour agacer son fils Léon. Il y a en Provence et en Languedoc beaucoup de David, protestants ou même catholiques, dans les veines de qui n’a jamais coulé une goutte de sang hébreu. Prenons-le pour ce qu’il fut vraiment, un descendant de petits bourgeois du Midi, chez qui, depuis des générations, la vie fut modeste, mais douce, agréable, heureuse, même dans une demi-pauvreté. On n’y prend rien entièrement au sérieux, on s’attendrit aisément, on se console tout de même. Daudet a de la grâce, naturellement, de la bonhomie, plus naturellement encore. C’est un Dickens de poche, plus poète et moins vigoureux. Qu’on ne s’étonne pas de découvrir chez lui des ressemblances avec les Pickwick Papers et Copperfield. Il se retrouvait à l’aise dans l’œuvre du grand Anglais. Il était d’une province où, comme dans l’Angleterre de 1830, l’existence, surtout champêtre et commerciale, était facile, même pour les « petits ». C’est pourquoi la partie de ses ouvrages entièrement méridionale nous apparaît — dans les Lettres de mon moulin, Numa Roumestan — comme la plus vraie, la plus sentie, la plus durable.

Flaubert et Maupassant

Nul sans doute ne saurait pousser l’erreur jusqu’à croire que Flaubert fut suscité par les Goncourt. Les dates y contrediraient. La vérité est que les Goncourt le considérèrent dans leur combat pour « l’écriture artiste » comme un allié — et comme un exemple. Un exemple, sinon un modèle. Rien de commun, en effet, entre le style des Goncourt, impressionniste, visuel, fait de petites touches, de petites taches savamment juxtaposées en mosaïque, et celui de Flaubert, oratoire, cadencé, volontiers lyrique — où il y a, encore que tout y porte la marque de son tempérament, de son génie, non seulement du Chateaubriand, mais du Bossuet… Rappelez-vous, dans l’admirable fin de Madame Bovary, ce passage où celle qui vient de s’empoisonner reçoit l’Extrême-Onction : le prêtre administrant le saint onguent sacramentel sur son front, ses yeux, sa bouche, ses mains et ses pieds « qui jadis couraient si rapides à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus », et dites si vous n’y percevez pas l’écho de ces belles chutes de période des Oraisons Funèbres ? Aucun de ces mots rares, chatoyants, tire-l’œil, des Goncourt : les termes les plus courants du langage français le plus habituel, le plus contemporain — relevés tout à coup par ce terme devenu un peu antique, mais demeuré dans la phraséologie religieuse : « assouvissance » au lieu d’« assouvissement ».

Influence de Bossuet, mais aussi de Chateaubriand — le Chateaubriand d’Atala, celui, magnifique, des Mémoires d’outre-tombe — influence encore du romantisme et de la grande strophe — transposée en prose — de Hugo : grandiose, grandiloquent, même… Dans Salammbô : « As-tu vu ses grands yeux, sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des arcs de triomphe… Tous les soirs, n’est-ce pas, elle monte à la terrasse de son palais : Ah ! les pierres doivent frémir sous ses sandales, et les étoiles se pencher pour la voir ! »… Et ceci encore, toujours dans Salammbô, au moment de la mort des mercenaires condamnés à s’immoler les uns les autres : « La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des affections profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie. Vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse, et l’on s’endormait côte à côte, sous le même manteau, à la lueur des étoiles… Puis, dans ces vagabondages perpétuels, à travers tant de combats, de meurtres et d’aventures, il s’était formé d’étranges amours, unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, essuyait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture. Et l’autre, enfant ramassé au bord d’une route, et devenu un mercenaire, payait ces soins délicats par des complaisances d’épouse. Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d’oreilles, cadeaux qu’ils s’étaient faits autrefois après un grand péril, dans des heures d’ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà et là qui disait à un autre, dont la barbe était grise : “Non, non, tu es le plus fort, tu nous vengeras, tue-moi ! ” Et l’autre répondait : “J’ai moins d’années à vivre : frappe au cœur, et n’y pense plus !”… Ils retirèrent leurs cuirasses pour que la pointe des glaives s’enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups qu’ils avaient reçus dans Carthage : on aurait dit des inscriptions sur des colonnes. »

Image trop forte, excessive, invraisemblable — comme beaucoup de celles de Barbey d’Aurevilly — mais, inoubliable, immense. Et c’est la première fois, à ma connaissance que, par ces admirables strophes de prose cadencée, ce qu’on a depuis appelé « le corydonisme » est entré dans notre littérature contemporaine. Il est singulier qu’André Gide ne l’ait pas rappelé.

Donc chez Flaubert, survivance évidente des traditions romantiques. De surcroît ses origines normandes le poussent au style oratoire (procès, tribunaux, réquisitoires, plaidoiries). C’est le même phénomène qui apparaît dans Corneille, et dans les essais algériens d’un Normand oublié injustement, Masqueray. Mais influence aussi de cette école des Goncourt, avec laquelle il est en rapport, en contact, qui le tient pour un grand allié, un maître, et qu’il estime, lui, pour son mépris de l’écriture vulgaire, pour son culte de l’écriture artiste. Les deux courants se mêlent dans deux chefs-d’œuvre : Madame Bovary et L’Éducation sentimentale. Le réalisme pessimiste de l’école Goncourt règne seul dans Bouvard et Pécuchet, le romantisme, condensé, ramassé, mais d’autant plus violent dans Salammbô, les trois états successifs de La Tentation de saint Antoine et les deux premiers des Trois contes, Hérodiade, et Saint Julien l’Hospitalier. Est-il même bien sûr qu’il soit entièrement absent de Bouvard et Pécuchet ? Il y a chez Flaubert un besoin irrésistible de faire « des bonshommes énormes » plus grands que nature, même dans leur sottise. De même ce besoin éclate dans le personnage d’Emma Bovary, grandissement de la peinture du sentiment dépravé par le « sentimental » ; dans l’immortel Homais, grandissement de la bêtise pédante ; grandissement de la passion primitive, animale dans le Mathô de Salammbô, où même Hamilcar, personnage de second plan, a des attitudes héroïques, théâtrales — du théâtre de la grande époque, et même du mélodrame. Le voilà, cet Hamilcar devant le conseil de Carthage qui accuse sa fille de s’être donnée à Mâtho, et de lui avoir livré le Zaïmph : « Par les cent flambeaux de votre intelligence, par, etc. (cinq lignes de mots sonores) je jure que vous en avez menti en accusant ma fille ! » Puis d’une voix plus basse : « Et que même je ne lui en parlerai pas ! » Bouvard et Pécuchet sont héroïques à force d’ineptie, nul, dans la réalité, n’est aussi stupide. Ils sont surhumains pour être trop sous-humains. Et Homais l’est pareillement, à force d’être Homais et rien d’autre. C’est pourquoi Bouvard, Pécuchet et surtout Homais sont peut-être les derniers « types » avec Tartarin, créés par notre littérature : ridicules, je l’ai dit, comme Don Quichotte. On ne veut plus prendre la grandeur au sérieux, ou bien l’on ne grandit que les imbéciles. De plus en plus, aux générations suivantes, on remplacera la caractérisation des types généraux par l’étude de cas exceptionnels.

Mais il y a encore Emma Bovary elle-même, type éternel, puisque, très justement on a introduit dans notre langage le mot « bovarysme » pour qualifier une mentalité, une attitude sentimentale et irréelle devant la vie, assez commune chez les femmes et même certains hommes : car on peut dire, par exemple, que le général Boulanger, chef de parti, se tuant sur la tombe d’une maîtresse sans laquelle il ne pouvait vivre, au lieu de courir ses dernières chances de chef de parti, était atteint de bovarysme. Type éternel, universel de la femme amoureuse et romanesque, mêlant la banalité à un besoin d’amour attendrissant. Il est bien possible que, dans la pensée première de Flaubert, elle ait dû apparaître ridicule ; mais c’est comme pour le Don Quichotte de Cervantès, le Pickwick de Dickens, ce grotesque Pickwick qui finit, à la décision de Sam Weller, par devenir « un ange en culotte courte et souliers à boucle ». C’est qu’il est humainement impossible qu’un écrivain qui « creuse » profondément son personnage, qui lui donne profondément toutes les caractéristiques dont il est susceptible, ne finisse par l’aimer — et l’on ne saurait d’ailleurs trouver ridicule une femme qui meurt d’amour —. C’est ainsi, c’est par cette puissance de création d’un type universel, que Madame Bovary est devenue non seulement un des plus grands romans français du xixe  siècle, mais a retenti sur toute la littérature européenne, surtout sur la littérature anglaise. C’est ce que reconnaît, généreusement, et même avec plaisir, M. Ford Maddox Ford. Et j’en puis citer un exemple qu’il ne donne pas : quelqu’un achète un jour à Shanghaï un livre anglais à bon marché, qu’il croyait une œuvre nouvelle. Le titre lui en était inconnu, le nom de l’auteur également. Il l’ouvrit. C’est un piratage de Madame Bovary, sans doute destiné aux Chinois qui lisent l’anglais, mais aussi, j’imagine, à un bon nombre d’Anglais. Avant la date légale, Madame Bovary est entrée de la sorte plus que dans le domaine public : dans le domaine commun de l’humanité.

Au nom de Flaubert, des critiques associent souvent celui de Maupassant, qui n’était pourtant, encore qu’on en ait dit par erreur quelquefois, ni son neveu, ni son filleul, mais fut d’abord son disciple le plus fidèle. On a eu raison de nous en faire souvenir : Flaubert, en l’associant à ses recherches, à la documentation de Bouvart et Pécuchet, en lui imposant « d’aller regarder un arbre jusqu’à ce que celui-ci lui apparût différent des autres », a été son initiateur et son maître, il l’a débrouillé, guidé, dressé. Mais l’élève avait en propre sa personnalité d’écrivain : pas de périodes, ou très peu dans Maupassant. Pas davantage imitation des Goncourt : en 1888, quand son évolution est pleinement achevée, il s’élève contre « le vocabulaire compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste ». Un style clair, au contraire, n’employant que les mots les plus usuels, et qu’on dirait maigre, si l’on ne distinguait, à première vue, qu’il est vigoureux, musclé comme le fut ce Normand solide, un peu vulgaire d’aspect, qu’une de ses amies — elles furent nombreuses — appela « un taureau triste ».

« Très remarquable novelliere, très charmant conteur de nouvelles, a dit de lui, en 1892, Edmond de Goncourt, mais un styliste, un grand écrivain, non, non ! »

Retenant au moins la première partie de ce jugement jaloux, on veut d’ordinaire faire de Maupassant le plus grand conteur du xixe  siècle, le meilleur, le premier. On oublie qu’il y en eut un autre qui le dépasse en mérite, en signification : Anatole France. Il faudra bien revenir là-dessus pour justifier cette appréciation. Qu’on retienne, en attendant, que l’auteur de Bel-Ami, de Mont-Oriol, de Pierre et Jean, de Fort comme la mort et de Notre cœur, fut aussi un assez grand et puissant romancier. La vérité est pourtant que, si on le lit encore, c’est le conteur qu’on recherche. On a peut-être tort, il en est ainsi, cependant. Et, comme conteur, il a exercé une action si forte, si durable, qu’elle a dépassé les frontières de la littérature française, et s’est étendue en Russie, jusqu’à Tchékhof, par exemple.

Pour certaines raisons, rien de plus légitime. Taine lui reprochait discrètement, dans une lettre qu’il lui a adressée en 1882, de ne dessiner que des paysans, des petits bourgeois, des étudiants, des filles. « Vous peindrez sans doute, ajoutait-il — ce « sans doute » était de courtoisie — la classe cultivée, la haute bourgeoisie… À mon sens, la civilisation est une puissance. »

Il y a du vrai dans, la critique de Taine. Il serait difficile de le contester : le grand écrivain est celui qui vous montre, comme Balzac, une société complète, qui sait aller de bas en haut comme de haut en bas. Toutefois on devrait encore bien retenir ceci : c’est tout justement parce que Maupassant, du moins le Maupassant première manière, celui des contes, n’a peint que des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois, des filles, que cette partie de son œuvre garde encore une valeur actuelle d’intérêt chez nous, et a eu à l’étranger une telle répercussion : paysans, ouvriers, filles, petits bourgeois, c’est d’abord ce qui change le moins vite, étant le moins vite atteint par les aspects extérieurs de la civilisation ; et précisément c’est parce que c’est sur eux que cette civilisation agit le moins qu’on peut en eux découvrir —  comme chez les primitifs — les instincts et les passions de l’humanité sous leur forme élémentaire, initiale : ce qui fait qu’on peut lire La Maison Tellier, les Contes de la Bécasse, avec une compréhension presque égale à la nôtre en Russie et même en Chine, où l’on vient de les traduire. C’est d’ailleurs, sur un plan que je reconnais plus élevé, ce qui fait aussi que les Annamites se pressent aux représentations des comédies de Molière, transposées dans leur langue, alors qu’ils ne songent pas à traduire celles de Henri Bataille ; au xviie  siècle les conceptions qu’avaient les Français de la famille, des hiérarchies sociales étaient assez proches de celles que gardent ces Orientaux. Elles ont changé chez nous, non chez eux.

De plus, tout en atteignant, par leur condensation même, par la suppression du détail inutile, par leurs « simplifications » à l’art parfait, les contes de Maupassant rentraient dans la tradition si française du « fabliau », et, par là, peuvent être considérés comme de l’art populaire au meilleur sens du terme.

Mais Maupassant a évolué. Notre cœur, Pierre et Jean, Fort comme la mort, sont des romans, des romans psychologiques, et de « civilisation » comme le souhaitait la lettre de Taine. On peut soupçonner à cette évolution deux facteurs. Par son succès, même par ses succès, littéraires et féminins, les uns amenant les autres, il était entré dans « la civilisation », la société : de quoi, se vantant de connaître le Gotha par cœur, il n’était pas médiocrement fier. Puis il souffrait déjà des suites de la même maladie qui frappa Baudelaire, Nietzsche, Jack London ; chez les artistes, les hommes d’imagination, il arrive que les prodromes de ces accidents, qui doivent un jour les faire sombrer dans de tristes ténèbres, produisent d’abord une excitation singulière, heureuse. Ils voient un autre monde avec une subtile intensité. Ils deviennent autres. Ainsi, dans la nuit, l’éclatante et somptueuse lumière d’un incendie qui deviendra bientôt dévastateur, ne laissera que des ruines et des cendres. Je n’aime pas beaucoup insister sur ces réactions d’un état morbide sur le talent. Pourtant, n’est-ce pas à ceci que nous devons la pénétration déchirante — et pourtant si ferme dans l’expression — de Notre cœur de Maupassant ?

Ô Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

Tel est le cri de Baudelaire. Il semble en entendre l’écho dans les suprêmes œuvres de Maupassant. Et si cette subtilité psychologique qui tout à coup s’impose à lui, a contribué à nous donner cela, le fait serait beaucoup plus intéressant que l’influence incontestable des progrès de la maladie sur certains contes fantastiques, tels que Le Horla.

— Qui n’est qu’une parenthèse — Le roman pour « gens du monde »

… Ou plutôt une certaine partie des gens du monde : honnêtes, bien-pensants, vivant dans le respect de certaines conventions, estimant que la société, telle qu’elle existe, avantageusement pour eux, est parfaite, ou à peu près, qu’elle doit rester ce qu’elle est, telle que le xixe  siècle l’a faite. Il y a une « littérature » pour eux.

M. Ford distingue, à cet égard, the novel, qui est le vrai roman, et the nuvvel, mot qu’il crée, pour qualifier une œuvre d’imagination révérant ces conventions, flattant les privilèges de cette classe bourgeoise tendant vers l’aristocratie, volontiers réactionnaire, persuadée de la légitimité de ses droits, répugnant de toutes ses forces à ce qu’on appelle un chat un chat, et qu’on aille au fond des choses. Le genre a quelque chose de commercial parfois, toujours d’artificiel et de mondain. M. Ford en trace un schéma général, un peu méchant, assez vrai et amusant. « Vous devez fatalement rencontrer dans un tel roman, un manoir anglais, habité par ce qu’il y a de mieux : sir Thomas, aimable, mais sans éclat, lady Charlotte, bienveillante, charitable, fille d’un lord ; les misses Jeanne et Charlotte, pures comme la rosée dans le calice d’un lys ; M. Tom, qui n’est pas entièrement irréprochable, mais le deviendra. M. Édouard, qui l’est impeccablement ; des colombes, un jardin de roses, des domestiques stylés et corrects, un presbytère avec son curé anglican. Et vous verrez un pays entier, un continent entier, conduit de telle sorte que ces agréables mais peu brillants personnages y puissent mener l’existence de leur choix, presque sans cause de blâme, dans une atmosphère de courtoisie et d’élégante convention. Telle était la conception qu’une société satisfaite, à l’époque victorienne, se faisait de la bonne, de la saine littérature, et l’on pouvait trouver depuis l’Angleterre jusqu’au gouvernement de Kiew, l’État de Massachusetts et le département du Var, des maisons où l’on s’efforçait de se modeler sur elle. »

… Dans le département du Var, et dans toute la France !… Cette littérature-là a existé chez nous, y existe encore : c’est celle d’Octave Feuillet, et même jusqu’à un certain point de Cherbuliez. La Revue des Deux Mondes — qui jadis publiait les romans de George Sand — se doit à elle-même, et doit à ses lecteurs, de ne publier que de ces romans-là : respectueux de la morale, où l’officier, le prêtre, le propriétaire foncier, le grand industriel ne peuvent jouer que des rôles sympathiques. Cela n’empêchera pas qu’ils ne commettent certaines fautes, qu’il ne s’abandonnent parfois à des passions coupables, ou ne se laissent tenter par elles ; mais pas de la même manière que le commun des mortels ! Il n’y a pas si longtemps que le regretté Gaston Calmette disait à un auteur : « Donnez-moi donc un roman pour Le Figaro : un roman convenable, bien entendu… un adultère — mais un adultère mondain ! »

Même les romans de M. Paul Bourget participent de ce genre ; aussi bien que, de l’autre côté de l’eau, ceux de Dickens et de Thackeray selon M. Ford : car il n’exclut pas le talent, même le plus grand talent. On ne comprendra jamais rien à rien, surtout en France, non seulement en politique, mais en littérature, si l’on ne garde en mémoire qu’il y a la province : et que la province, ce qui d’ailleurs est un bien du point de vue de la conservation sociale, de la solidité des mœurs, tient à une certaine réserve, une certaine pudeur, une certaine hypocrisie, si l’on veut. Les passions y sont les mêmes : mais on n’en doit point parler comme à Paris, et ce n’est point la même bourgeoisie, la même aristocratie qui y ouvre les livres… Relisez donc, si vous en avez le temps, La Sybille d’Octave Feuillet ; elle est bien parente de Madame Bovary ! Mais c’est une Bovary titrée au lieu d’être fille de paysan et femme d’un officier de santé. Elle vit dans un château, au milieu d’un parc — et elle chevauche un cygne, au lieu de monter en fiacre…

Cela n’empêchera d’ailleurs nullement, dans ces provinces, les jeunes gens, les étudiants, les jeunes femmes de lire autre chose — autre chose de plus ardent, de beaucoup plus neuf, de moins conventionnel. Mais retrouvez-les mariés, « établis » : ils croiront devoir à leur situation de revenir à ce genre ; la convention littéraire deviendra pour eux la réalité… Le moment, les motifs, où la convention, où tous les nécessaires respects sociaux, deviennent véritablement la réalité pour les individus, feraient même le sujet d’un vrai, d’un beau roman : sujet digne de tenter un Julien Green, par exemple, qui vient d’apporter, dans notre littérature française un élément d’exactitude dans le détail, de férocité dans l’observation pessimiste, d’un caractère qu’on dirait anglo-saxon, s’il n’y avait eu Bouvard et Pécuchet et certains autres « réalistes » français de beaucoup moins de mérite — et de portée : car il y a dans Green je ne sais quoi de religieux, de calviniste. Notez qu’il est, je crois, d’origine catholique, mais il y a chez lui une tradition protestante, et qui pourrait s’exprimer ainsi : l’homme et la femme sont toujours sous le poids de la condamnation qui les chassa du paradis terrestre ; ils ne sont pas faits, sur cette terre, pour être heureux.

J’ai peine à condamner tout à fait sans appel, le roman mondain, pieux — d’une fausse piété parfois, mais pas toujours : ceux de M. Henry Bordeaux, qui justement sont presque toujours provincialistes — savoyards — respirent la sincérité. Non seulement comme dans le cas de M. Henry Bordeaux, dans le cas aussi, à plus forte raison, de M. Paul Bourget, ils répondent au besoin, après tout légitime, d’une assez large catégorie de lecteurs ; mais, quand ils sont réussis (ce qui n’arrive pas toujours pour des auteurs d’un moindre talent qui exploitent le genre de façon industrielle) l’exigence de ces lecteurs les oblige à y maintenir — cela est très notable dans Cherbuliez par exemple — le souci de la composition et « l’intrigue », c’est-à-dire d’un drame susceptible d’intéresser le lecteur moyen.

Toutefois, il faut reconnaître que ce genre quelque peu hybride, n’a pas pris en France l’importance qu’il a conquise dans la littérature anglo-saxonne : sans doute parce que le goût véritablement littéraire est plus vigoureux, plus répandu chez nous que chez nos voisins, que le jugement des pairs, des artistes, y a plus de valeur aux yeux du public. Par contre, il en est résulté en France, la dépréciation, aux yeux de ces artistes, de ces pairs écrivains, du « roman d’aventures ». On le tient pour non-littéraire, on professe, par exemple, le plus profond mépris pour le chef-d’œuvre du genre, Les Trois Mousquetaires, du père Dumas.

Mépris injuste et dangereux. Injuste : si l’Iliade n’est pas un roman en vers d’aventures guerrières, l’Odyssée un roman en vers d’aventures maritimes, que sont-elles ? Et l’immortel Robinson Crusoë ? Est-ce ou non une œuvre littéraire ? Et La Chartreuse de Parme n’est-elle pas pleine de conspirations, d’évasions, de forteresses de cent pieds de haut, d’où le héros s’échappe avec la complicité de la fille du geôlier ? Observez enfin que, visiblement, sans le souvenir des Trois Mousquetaires, nous n’aurions pas les Soldiers Three de Kipling. Les fils anglais sont plus grands, plus vrais, que leurs ancêtres français : encore faut-il laisser une place assez glorieuse à ces ancêtres dans notre histoire littéraire.

Enfin, ce dédain malencontreux est peut-être la cause de ce que nous n’avons pas dans notre littérature contemporaine, l’équivalent d’un Jack London ou d’un Conrad, de ce que Pierre Benoit, qui aurait pu devenir au moins un nouveau Cherbuliez — comparez Kœnigsmark au Comte Kostia — a été rejeté comme de force, dans le genre ambigu du roman quasi populaire, quoique « distingué ». Il a tenté de s’en échapper dans Mademoiselle de La Ferté, et Axelle, qui sont remarquables, dans Erromango : le public spécial qu’on lui avait pour ainsi dire imposé, ne l’a pas suivi. Ce divorce, imposé par un intellectualisme grandissant — et aussi peut-être l’observation comme religieuse d’un des dogmes de l’École Goncourt — a quelque chose de regrettable. Il arrive à condamner, non seulement l’aventure, mais l’imagination.

Loti et l’exotisme

Et pourtant il y a Loti ! Loti est simplement un miracle. Pour ceux qui n’admettent pas le miracle, essayons d’en découvrir les causes.

Il n’y a pas « d’imagination » chez Loti, pour peu qu’on prenne le mot dans son acception courante, le pouvoir d’invention, de création. Il y en a, au contraire, au suprême degré, si on lui rend sa signification originelle : la capacité de manifester, d’évoquer des images, des souvenirs d’images. Pas de fiction, de composition, d’invention non plus. Reportez-vous au plus populaire de ses romans, Mon frère Yves. Il ne s’y passe rien, absolument rien. Un marin breton navigue « à l’État ». Il a mauvaise tête et bon cœur. Il est ivrogne. Il se saoûle abominablement. Il en a des remords et il recommence. Il épouse une femme dont le caractère est à peine tracé, qu’on ne voit pas, à laquelle il n’arrive rien non plus. Pour Yves, pas d’aventures extraordinaires, pas de naufrages. Aucune action. À la fin, il ne boira plus. C’est tout. —

Le Mariage de Loti : de toutes petites notes, comme jetées au hasard, sur le Tahiti de 1872, alors que cette île cythéréenne gardait encore quelque chose de ce qu’avait vu Bougainville et que l’affreux et double contact des Chinois d’une part, des mercantis d’Europe et d’Amérique de l’autre, ne l’avait pas fait encore trop dégénérer. Pas un événement. Des baignades, des chants, des « himénés » sous les palmes, des croquis de la reine Pomaré et de sa famille ; les hommes, des géants fous et sanguinaires, les filles, de pauvres petites tuberculeuses. Une race superbe, qui se sent mourir, n’a pas peur de mourir, mais a peur des morts, et se sent attirée par eux. Une petite amie, Rarahu, qui n’est qu’une enfant, qui joue avec l’existence, et avec son amant, comme avec le chat qu’elle possède… Elle meurt, elle meurt comme Aziyadé, et c’est le seul fait notoire dans les deux romans. Même chose dans Madame Chrysanthème, dans Ramuntcho, dans Pêcheurs d’Islande.

Les femmes ? Toujours des petites filles, des jouets qui ne se plaignent point d’être prises pour tels ; soumission, désir, volupté. C’est cela que Loti admire et aime en elles.

Amours primitives, sans complications élémentaires. Aucune « psychologie ». Une vague philosophie panthéiste, pessimiste, la même que chez Leconte de Lisle, mais sur un autre ton, moins hautain et plus épouvanté. Et les faits extérieurs de la vie des personnages, pas plus que les mobiles de leurs actes, ne semblent intéresser Loti (il est ainsi aux antipodes de Proust). Impossible de concevoir un subjectivisme littéraire plus intégral que le sien. Toute la nature, d’un bout du monde à l’autre, est devant lui. Mais c’est en vérité, malgré la lucidité pure, candide, du style, à l’état de rêve : si le rêveur disparaissait, il n’y aurait plus rien, plus, d’univers. Et ce rêveur sait qu’il va disparaître. De là son angoisse devant la mort inévitable. Loti fut un égotiste bien plus complet que Barrès. Si l’on ne s’en est pas aperçu, c’est qu’il ne l’a pas dit : fait sentir seulement — et sans le vouloir.

Sans le vouloir ! C’est là un des éléments de la magie qu’il exerce. Car nul n’est plus magicien ! Rien, je viens de vous le dire, dans Mon frère Yves, Le Mariage de Loti, Madame Chrysanthème, Aziyadé, et c’est admirable, émouvant, poignant, inoubliable, magique. Le sorcier, le véritable sorcier de notre littérature. Rien du charlatan, du faiseur de tours littéraires, d’acrobaties verbales. L’homme, en chair et en os, très féminin, un peu fat, eut sans doute de petites coquetteries, de petits snobismes. Mais presque aucuns dans son œuvre. C’est un écrivain né, un artiste né : et il écrit la langue la plus unie, la plus dépouillée d’artifices. Il n’a pas cherché à écrire ainsi. Tout au plus peut-on signaler chez lui l’emploi instinctif d’un procédé qui consiste à n’employer que les épithètes les plus générales, en apparence les plus ordinaires, pour qualifier les détails les plus neufs, inouïs, caractéristiques, et à réserver les épithètes rares — en petit nombre — aux choses connues, générales. Technique inverse à celle de la plupart de nos écrivains actuels, qui appliquent à tout, indifféremment, le particulier et le général, des développements et des épithètes rares.

Je ne crois pas qu’on puisse découvrir, dans toute l’œuvre de Loti un seul mot qui ne soit de la conversation la plus usuelle, la plus ordinaire. Seulement — je vous supplie d’accorder à cela quelque attention — c’est un musicien. Aux deux sens, le propre et le figuré. Au sens propre : il n’était pas médiocrement fier de ses talents de pianiste. Au figuré : tous ses paragraphes sont des strophes parfaitement cadencées. Des strophes de très belles romances, à la manière dont on entendait la belle romance sous le second Empire et les premières années du régime actuel, époque de son enfance et de sa jeunesse si merveilleusement sensibles. Des strophes musicales comme celles du Vallon de Gounod, qui est un chef-d’œuvre dans son genre et dont les vers — de Lamartine — respirent un sentiment où se mêlent à la fois l’attente de la mort, et une espèce d’exaltation mélancolique en présence de la nature… Dès ses jeunes années, écrit Loti, il a été hanté par le désir de voir des pays lointains, ensoleillés, autres. Il contemplait de pauvres aquarelles qui les voulaient représenter. Mais quoi donc lui avait dans ces images suggéré son enchantement ?… Écoutez comme il parle dans Le Mariage de Loti : c’est lui qui est au piano, chez la reine Pomaré : « Le morceau choisi est celui où Vasco, dans L’Africaine, enivré, se promène seul dans l’île qu’il vient de découvrir — morceau où le maître a si parfaitement peint ce qu’il savait d’intuition : les splendeurs lointaines de ce pays de lumière et de verdure :

       Pays merveilleux
       Jardins fortunés
Ô paradis… sorti de l’onde !

Ainsi, pour Loti, toutes ses visions, toutes ses sensations, toute son immense et ingénue sensibilité chantaient — chantaient verbalement, musicalement — chantaient comme dans la musique de son époque, dans les romances de Gounod, la Romance de Madame de Rothschild — si près du joli accent des romances du xviiie  — ou les grandes romances, les duos, les quintettes de L’Africaine, qu’on tenait alors pour un chef-d’œuvre, et qui en redeviendra peut-être un dans un siècle ou deux — on ne sait jamais ! En tout cas, on ne saurait trop insister sur les réactions des arts entre eux. Les auteurs de nos jours, qui se plaisent aux syncopes du jazz, à la musique divisionniste, ne peuvent écrire comme ceux qui ne voyaient rien au-dessus, pour charmer leur sensibilité, de la musique « carrée » que goûtaient nos pères. Et les symbolistes furent wagnériens. Quel art prendra le pas sur les autres dans l’avenir, pour amener une évolution nouvelle ? Musique, peinture, littérature ?…

Quoi qu’il en soit du problème, le miracle est là, réalisé par Loti : l’exotisme sans l’aventure, ce qui lui épargnait les reproches que sans doute lui eussent adressés certains critiques, et les tenants du goncourtisme — et malgré ce défaut « d’aventure », par la magie d’une sensibilité qui grandit tout, d’innombrables lecteurs — la gloire.

L’aventure, l’action dans l’exotisme, la passion, l’épique même, on les retrouvera plus tard chez Claude Farrère, dans Les Civilisés, dans La Bataille, dans L’Homme qui assassina. Talent rude, énergique, tout à l’opposé, dans sa manière, à celle de Loti, que Farrère d’ailleurs vénérait. Mais peut-être est-il décidément difficile pour les Français, d’associer l’action, l’aventure, à la littérature : dans les plus récentes œuvres de l’auteur de ces Fumées d’opium dont Pierre Louÿs avait dit : « On peut tout attendre du jeune écrivain capable de composer de tels tableaux », l’aventure, la bizarrerie parfois, chez ce grand et chevaleresque écrivain, inspirées par une imagination violente, qui apparaît comme l’inverse de celle de Loti — je veux dire créant des combinaisons d’événements plus que des images sensibles suggérées par la réalité — prennent le pas.

Une caractéristique singulière unit toutefois Farrère et Loti, si divers de tempérament. Ils sont « exotiques », mais demeurent « anticoloniaux » et plus particulièrement « anticivilisés ». Farrère comme Loti réservent leur admiration, leur sympathie, aux civilisations « qui ne bougent plus » : celles de l’Islam, de la Turquie et de la Chine avant leurs dernières révolutions. Loti surtout est nettement anticolonial. Parlant de l’Indochine, il prophétise le jour, auquel il aspire, « où bientôt les pâles conquérants seront obligés de plier bagage, et de fuir ». Rien qui ne soit plus éloigné des conceptions anglo-saxonnes, de celles de Kipling, de London, de Conrad, qui non seulement prennent la colonisation par la race blanche comme un fait inéluctable, mais considèrent cette race comme supérieure et ayant « le droit de commander ». Sans doute, cette différence d’attitude devant le problème de la colonisation vient-elle de ce que chez nous, l’influence de Jean-Jacques Rousseau, la conviction, par conséquent, « que c’est le sauvage qui a raison », subsiste encore de nos jours. Il s’y ajoute celle du principe révolutionnaire proclamant « tous les hommes égaux ».

On n’y pense jamais, semble-t-il, jamais : Loti et Farrère sont surtout des exotiques, tandis que Louis Bertrand est réellement un romancier colonial. Négligez Mademoiselle de Jessaincourt, et quelques autres œuvres plus ou moins « métropolitaines ». Faites abstraction de l’impartialité généreuse de son excellent Gustave Flaubert, du soin qu’il a mis à commenter et éditer ce grand homme ; abstraction encore de ses essais de critique et d’histoire, de la piété de son Saint Augustin. Enlevez tout cela, qui n’est pas du « roman » : il reste et demeure le romancier de l’Algérie, l’écrivain qui, le premier a su montrer l’Algérie telle qu’elle est : un phénomène immense dans l’histoire contemporaine, le creuset où sont déjà venus se mêler, se métisser pour créer une race nouvelle, huit cent mille Européens de race latine, Français, Espagnols, Italiens : douze cents si l’on y joint ceux du Maroc et de Tunisie : une espèce d’« Amérique blanche », et latine encore une fois, tandis que l’autre est germano-anglaise.

Le Sang des races fait éclater ce phénomène aux yeux, à la pensée : le roman le plus dru, le plus brave. Le plus vivant, Pépète le bien-aimé, le vaut presque, avec des gaillardises, des crudités qui l’apparentent à certains vieux romans espagnols, d’une part, à notre seizième siècle de l’autre. Oserais-je dire que je préfère ce roman au Tartarin de Daudet ? L’Afrique du Nord a reconnu en Louis Bertrand, le père spirituel qui l’a mis littérairement au monde, et c’était justice. Et quand Bertrand s’est proclamé catholique, il m’est venu le soupçon que sa sympathie enthousiaste pour l’œuvre latine en Afrique du Nord y était pour quelque chose. Cette terre, pour lui, est romaine et chrétienne, non pas musulmane. Nous y sommes les héritiers légitimes du bienfaisant impérialisme romain. L’Islam n’y est qu’un « accident ». Sans doute rêve-t-il, comme le Père de Foucauld, le baptême de tous les musulmans. La couleur locale de l’Islam, le facile exotisme du burnous ? Rien. Crasse et inertie. Il le dit, courageusement, dans son Mirage oriental (qui n’est pas un roman, mais presque un pamphlet, car Bertrand est combatif) et singulièrement, reprend ainsi la thèse qu’a toujours soutenue Gobineau.

On ne peut que partager son avis sur le grand phénomène qu’a été en un siècle, la franco-européanisation de l’Afrique du Nord, et les proportions qu’elle doit prendre encore. On peut douter du reste, garder pour l’Islam la même sympathie que Loti et Farrère, et qui n’est pas absente chez Chevrillon. On peut se demander si l’Islam n’a été en Afrique du Nord qu’un accident. Accident qui dure, en tout cas, depuis mille ans. Et pourquoi donc le christianisme a-t-il disparu de la patrie d’origine de saint Augustin et de saint Jérôme, alors que le judaïsme y tenait bon ? Il peut y avoir à cela des raisons profondes, que le Saint Augustin de Bertrand n’explique pas. Mais il y a dans l’œuvre africaine de l’auteur poursuivie dans le roman par son Sanguis martyrum, une énergie, une ardeur, une foi, une vaillance qui la rendent bien vivante.

Anatole France

Durant près de vingt ans, ce grand écrivain m’honora de son amitié. J’ai reçu de lui les plus hautes leçons, sinon d’art — le sien fut inimitable — du moins de liberté de jugement : car nul homme jamais ne fut plus libre de sa pensée, au point qu’on l’accusa « d’anarchisme intellectuel ». J’essaierai d’oublier, parlant d’une mémoire qui m’est si chère, cette amitié, et de garder ma liberté d’appréciation.

« Je voudrais posséder un beau jardin, et vivre à l’orée d’un bois. » Cette phrase de Sylvestre Bonnard est peut-être la seule, dans toute son œuvre, qui fasse allusion à la nature, et elle est d’un « homme des villes ». Je me souviens qu’un jour je lui annonçai mon départ pour la Corse : « Qu’allez-vous faire là ? me dit-il : il n’y a rien à voir ! » Entendez : aucun monument, aucune œuvre d’art : seule chose au monde qui l’intéressât vivement, avec la conversation des hommes, la vie sociale — et la politique.

Un homme des villes, un citadin. Et même, un petit bourgeois de Paris, tels qu’étaient ces petits bourgeois de Paris à l’époque du second Empire, celle de sa jeunesse. Ne le prenez pas en mal. Au contraire même : à partir du xviie  siècle, en France, presque tous nos grands hommes de lettres appartiennent à cette classe. Et quelle admirable preuve de la plus haute civilisation que de les voir parvenir à ce suprême raffinement du goût, du talent, de l’esprit… La France est un pays de quarante millions d’aristocrates, individualistes, voilà qui ne se saurait oublier — et qui peut-être la rend si difficile à gouverner.

Aristocrate de goûts, de talent, d’esprit, combien l’était France ! Nul — c’est une des caractéristiques de son génie et de sa manière — n’a porté plus loin cette subtile douceur, cette grâce dans l’expression de toutes choses, même violentes, subversives ou simplement anticonventionnelles, qui est en littérature l’équivalent du ton toujours égal de parfaite courtoisie des « grands ». Elles ne vont pas sans dissimuler ni quelque hauteur, ni le sentiment d’une supériorité qui ne se saurait discuter. Mais cependant, demeuré petit bourgeois de Paris par son goût de la politique, de cette vie urbaine, uniquement urbaine, qui justement implique chez nous, même chez les petites gens des villes, « l’urbanité ». Tout au long de son existence, ce fils d’un petit libraire-bouquiniste a continué d’aimer, de fréquenter les petites gens. Ce n’est qu’avec eux, je le soupçonne, qu’il se sentait parfaitement à l’aise. Et qu’il les connaissait bien ! Heureuse science : c’est à elle que nous devons ce chef-d’œuvre, Crainquebille, où l’agent de police, modeste représentant de la force publique, parle aussi juste, avec une philosophie aussi profonde, que, de ses misères, le pauvre bougre auquel il dresse contravention. Pas d’argot, dans ces pages immortelles. Une étrange politesse et, ce qui est encore une des caractéristiques de l’admirable style de France, l’emploi des adjectifs les plus simples, relevés, grandis, par la place où il les sait mettre : « les jours nombreux, égaux et pleins » de Crainquebille.

Crainquebille n’est qu’un conte de quelques pages. Mais est-ce un paradoxe de signaler que France fut avant tout et surtout un conteur. Y a-t-il rien de plus définitif dans son œuvre que les nouvelles, de L’Étui de nacre, que Le Procurateur de Judée, Saint-Satyre ? C’est qu’il aimait « le bijou » en écriture, le joyau parfait, bien serti, la pièce à mettre dans une anthologie, tel le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, de Montesquieu. Et il est frappant singulièrement de constater que la plupart de ses romans, de ses grands romans, ne furent, dans leur état primitif, que des nouvelles : l’admirable Les Dieux ont soif (celui de ses ouvrages de longue haleine que je préférerais, si j’osais choisir) une nouvelle, parue d’abord en quelques feuilletons dans le Journal des Débats, et reprise, développée de longues années plus tard ; Thaïs, une nouvelle d’une quarantaine de pages… C’est son amie, Mme de Caillavet, qui lui dit : « Monsieur, vous êtes un paresseux ! il y a là matière à un beau roman. » Et France est vraiment paresseux, comme beaucoup de grands artistes, c’est-à-dire qu’il a peur, en grandissant les proportions, de gâter le tableau. Mme de Caillavet trame un petit complot. Elle fait lire par France ce premier état de Thaïs devant un petit aréopage où se trouve, je crois, Paul Bourget. Et celui-ci de crier : « C’est un roman ! Faites-le ! » France alors cède…

Il cède, en grossissant, enrichissant l’œuvre par des conversations, des discours, non pas en inventant de nouveaux épisodes. Il en est de même pour Le Lys rouge, dont la première idée lui est suggérée par le souvenir de sa jalousie contre un rival. Et c’est Mme de Caillavet, encore une fois, qui l’engage à pousser cette nouvelle — dont nous n’avons pas cette fois la première version, qui ne fut d’ailleurs, je crois, jamais écrite — jusqu’au roman. Mais par quel procédé ? Toujours des conversations, comme dans Le Banquet de Platon et les nouvelles de Voltaire et, de plus, le voyage : un voyage en Italie, en compagnie d’un bohême ivre et génial où l’on reconnaît Verlaine : Verlaine, avec qui France, conseillé par Mme de Caillavet, qui l’accompagne, a, pour cet objet, renouvelé connaissance.

Ne nous plaignons pas ! Ces débats élégants, parfois somptueux, sont admirables. Où donc trouvera-t-on des vues plus exactes et dégagées de toute passion que dans celui sur Napoléon au début du Lys rouge, dans ceux de l’abbé Lantaigne, et de M. Bergeret, de M. Masure, dans L’Orme du mail ; dans le conflit des croyances, des dogmes tissés sur la trame des aventures de Thaïs et de Paphnuce. La grâce, la légèreté — ni le scepticisme — empêcheront-elles d’en voir la profondeur — et la tendance ? C’est Voltaire, revu par Renan, mais bien plus Voltaire que Renan. Aucune indulgence, et, sinon la condamnation en forme, du moins une sorte de méfiance dédaigneuse à l’égard de tout ce qui n’est pas la tradition philosophique de l’antiquité et du xviiie  siècle.

À cela deux causes. C’est ainsi que pensait à Paris cette petite bourgeoisie du second Empire dont France est si paradoxalement l’interprète. On a défini méchamment Hugo « un garde national épique », France n’était ni garde national, ni épique. Il n’aimait pas Hugo. Il n’aimait pas, en quoi il avait raison bien davantage, Béranger. Cependant je l’entendis citer un jour :

Quel démon tremble et s’agite
Sur ce grabat, qu’il fleurit ?
C’est l’amour, qui rend visite
À la pauvreté qui rit.

— C’est charmant, ajouta-t-il : malheureusement, il n’y a que ça !

Et pourtant, de Béranger, il y avait quelque chose dans France. Un Béranger de génie. L’idéal que le christianisme et surtout l’Église catholique, offrent aux hommes était l’inverse du sien propre. Les moyens d’action, de surveillance de l’Église, la longue patience de sa politique visant au gouvernement temporel des sociétés, lui faisaient peur. Paradoxalement encore, il gardait au fond de l’âme l’esprit des Républicains de 1848. Ces rêveurs étaient ridicules ; ils pensaient bassement, sottement, de grandes choses. Mais quoi ! ces grandes choses étaient les mêmes que celles auxquelles avait aspiré le xviiie  siècle, Voltaire, les encyclopédistes. Imaginez donc ce grand esprit, cet écrivain magnifique, ironique et violent, — car il était violent sous une apparence de perpétuelle politesse des termes, comme Racine, son Dieu — à cheval entre les conceptions politiques et morales de la bourgeoisie du second Empire et celles, leurs génératrices, du xviiie  : et vous ne vous en ferez pas une idée tout à fait fausse.

Seulement, ces conceptions, il les avait transformées, il les avait élevées à la hauteur de son talent, de son génie, en remontant jusqu’aux sources les plus pures de l’hellénisme, et — ce qui l’aurait bien surpris si on le lui avait fait remarquer — en conservant parallèlement une croyance enracinée au dogme initial du christianisme, celui du péché originel. Pour lui l’homme était un animal mauvais et sanguinaire. Rien donc de Rousseau chez lui. Mais non pas toutefois un animal comme les autres : dans les ténèbres où il avance, malgré les crimes qu’il commet, devant ses yeux faibles et vacillants, éternelle, inextinguible pourtant, une lumière : l’idée de Justice. Il faut vénérer Thémis, reine des dieux et des hommes. Enfin, comme il ne croyait à nulle vie future, seulement à celle-ci, que du moins cette pauvre vie terrestre soit pour tous la plus douce possible. Il faut haïr le meurtre. Il faut haïr la jalousie, cause du meurtre. Il faut haïr le meurtre collectif qui s’appelle la guerre, et le militarisme, à la fois cause et résultante de la guerre.

On conçoit bien alors de quel côté il se rangea dans l’affaire Dreyfus, qui divisa la France en deux camps. Dans l’un, à ses yeux, il y avait Thémis, un malheureux, le souvenir de Voltaire défenseur de Calas ; dans l’autre, le clan militaire et celui de l’Église, au service d’une erreur grossière et criminelle. Mais cela n’explique pas encore son adhésion au socialisme. J’ai de fortes raisons de croire que, s’il aimait ce qu’on appelait, au temps de sa jeunesse, la République, il n’aimait pas les Républicains, ni les politiciens républicains. Ils lui apparaissaient vulgaires, petits, intrigants, obligés de se livrer, pour « réaliser », à de basses besognes. Enfin, son instinct de malice, son besoin de liberté, lui inspiraient le désir de rester dans l’opposition. Laquelle ? Celle de ces réactionnaires ? Il y retrouverait ceux qu’il n’aimait pas, les voulant railler, gens d’Église et chefs militaires. Et il ne pourrait rien dire sur rien : « Voyez ce pauvre Jules Lemaître, disait-il ; depuis qu’il est avec eux, il est muselé… Non, comprenez bien, quand on est parvenu à quelque notoriété littéraire, il faut avoir soin de choisir une opinion inaccessible. » Entendez par là qu’il ne voulait s’enrôler que dans un parti qui, de son vivant, n’arriverait jamais au pouvoir. Le socialisme lui parut cela. La révolution russe, qui réalisait tout de suite le communisme, dut l’embarrasser grandement. Il y adhéra pourtant, en paroles sonores, que certains de ses actes contredisaient. Et peut-être, parvenu à un grand âge, se disait-il : « Ce qui existe durera toujours autant que moi. »

France est mort dans une apothéose méritée. Depuis Hugo nulle gloire n’avait été plus universellement reconnue. À peine cependant les torchères des funérailles officielles étaient-elles éteintes qu’une réaction se produisit, qui ne voulait plus voir dans l’auteur de L’Orme du mail qu’un chroniqueur spirituel, « au jour le jour », dénonçait en lui « son anarchisme intellectuel ». On ne voit pas trop bien ce que ces critiques reconstruisent.

On peut fort bien discerner, par contre, que, sous des apparences volontiers ironiques, France défendait une philosophie généreuse, féconde — celle à qui nous devons l’aspect des sociétés occidentales contemporaines. Si j’ai essayé de démêler le motif de ses attitudes, c’est que je me souviens d’un mot de lui, qui fut pour moi une grande leçon. Il composait Les Dieux ont soif : « Cela ne va plus, me dit-il, je suis bloqué. » Je souris : France arrêté par une difficulté littéraire, cela me semblait impossible. « Oui, poursuivit-il, bloqué !… mon personnage, Gamelin, est en train de devenir héroïque. » — « Eh bien ? » — « Eh bien, je dois être dans le faux ! » Il voulait signifier ainsi que, la plupart du temps, les actions les plus extraordinaires, héroïques, ont leur cause dans de tout petits mobiles. On ne l’a peut-être que trop entendu ! Dans les romans de France, l’héroïsme disparaît autant que dans ceux des Goncourt. Mais c’est aussi dans de petites causes que j’ai voulu découvrir certains des facteurs du talent de France. Je n’y ai qu’imparfaitement réussi car ce talent est immense. France s’était placé assez au-dessus des hommes pour les bien voir. C’est ce qui fait que l’abbé Lantaigne, M. Mazure, M. Bergeret, le délicieux Jérôme Coignard, sans être tout à fait des types de l’envergure balzacienne ou stendhalienne, existent, ne s’oublient pas. Puis son hédonisme, sa philosophie, qui lui enseignaient qu’il faut jouir de la vie, communiquaient à son œuvre, non seulement une grâce spirituelle, mais de la gaîté. Son Coignard et ses aventures sont gais, franchement gais. Ce précieux don de la gaîté, chez qui plus tard le retrouverons-nous ? Enfin, il y a son style, l’incantation de son style. On a voulu y chercher les doubles influences des petits-maîtres du xviiie  siècle, et de Renan. Il est difficile de les déceler. C’est du français de la fin du xixe  siècle, sublimé, senti à travers tous nos grands écrivains, depuis quatre siècles — ou trois, plutôt : l’influence du xixe  siècle ne s’y montre pas. C’est de l’« Anatole France ». C’est d’un très grand artiste, original, inimitable.

Paul Bourget

Il me souvient encore de l’émotion profonde qu’éprouva la jeune génération de la fin du siècle dernier à la lecture du Disciple : Crime d’amour, Cruelle énigme, Mensonges, lui avaient fait tenir Bourget pour un psychologue mondain, plus adroit qu’original. André Cornélis ne lui avait paru qu’une tentative ingénieuse, quoique un peu lourde, pour réintégrer la psychologie dans un drame criminel. Mais dans Le Disciple elle se reconnaissait.

Certes, elle discernait bien ce qu’il y avait encore d’artificiel dans l’œuvre, d’éclectique dans l’inspiration et les procédés littéraires. Si Stendhal n’eût pas créé Julien Sorel, Robert Greslou, parti de rien, boursier d’université comme Sorel avait été séminariste, entrant comme lui, précepteur, dans une famille aristocratique, en séduisant la fille, par un effort de volonté, de domination, comme Sorel avait séduit Mme de Rênal, fut-il jamais né ? Et de même que Le Rouge et le Noir avait été suggéré à Stendhal par un procès criminel jugé dans le Jura, « l’affaire Chambiges » ne rappelait-elle pas Le Disciple ?… C’était l’époque où le matérialisme positiviste avait non seulement suscité la méthode historique de Taine, mais aussi la psycho-physiologie de Ribot. Ce Chambiges, qui n’eût peut-être pas manqué de talent, préparait un ouvrage qui se fût appelé La Dispersion infinitésimale du Moi — presque un titre à la Barrès, déjà ! Au cours d’un voyage en Algérie, il avait « détourné de ses devoirs » une vertueuse protestante, et, plutôt que de se séparer, ne pouvant vivre l’un sans l’autre, les deux amants étaient allés se suicider dans une villa déserte, après une suprême fête d’amour, en chantant dans la voiture qui les conduisait : « Salut, ô mon dernier matin ! » La pauvre femme était morte sur le coup. Chambiges, gravement blessé, avait survécu. J’ai rencontré ce malheureux plus tard, en 1897, volontaire dans l’armée grecque, où il s’était engagé pour combattre les Turcs : tant les souvenirs byroniens et romantiques étaient encore puissants chez ces prétendus égotistes. Il publia depuis, sous le pseudonyme de Lamy, quelques romans qui tombèrent dans l’oubli.

… À ce moment, il restait encore de grands romantiques. Si je n’en parle pas longuement ici, c’est que leurs œuvres ne sont que les fruits d’arrière-saison, quoique savoureux, d’une école puissante. Certains de ces derniers romantiques tels que Villiers de l’Isle-Adam, l’auteur des si beaux Contes cruels et du mystique et musical Axel, s’étaient retrempés dans l’esthétique wagnérienne ; et le somptueux Barbey d’Aurevilly — qui s’était anobli lui-même, comme Balzac — joignait à une écriture éclatante, oratoire, à une imagination féconde, au sens du chevaleresque de l’héroïque, du « mousquetaire », un penchant à l’énorme, à l’invraisemblable même (les gentilshommes, dans Le Chevalier Destouches, qui passent d’Angleterre en France, au cours des guerres de Vendée, jetant leurs avirons pour alléger leur barque, et ramant avec leurs fusils !… Le mari trompé qui cachète, à la cire brûlante, l’endroit du corps par où son épouse infidèle a péché). Avec cela, dans Une vieille maîtresse, Le Prêtre marié, L’Ensorcelée, Les Diaboliques, des pages superbes, et l’intérêt dramatique d’une fiction bien conduite.

Mais tous deux, Villiers et Barbey se rencontraient sur un point : un retour au moins littéraire au catholicisme, l’horreur de la démocratie et du matérialisme alors régnant. Et, en plus de Taine, de Stendhal, de l’évocation de l’affaire Chambiges, c’était aussi l’influence de Barbey qu’on sentait chez Bourget.

Il n’importe. Cette crise psychologique qui jetait Greslou jusqu’au drame, à un quasi-assassinat, à la cour d’assises, c’était celle que traversait toute la jeunesse d’alors. Elle se retrouvait dans Le Disciple. Suivant ses tendances ou ses réactions, elle protestait ou applaudissait. Mais unanimement elle se sentait touchée jusqu’au fond de l’âme. Et d’autre part, il semble bien que ce roman ait révélé Bourget à lui-même. C’est, en tout cas, du Disciple que date, pour les lecteurs, son évolution. Elle est alors intérieurement presque achevée. Elle le conduit où elle conduira Maurras :

La Révolution de 1789 a fait — il adopte les conclusions de Taine, et, en somme, d’Auguste Comte — une œuvre détestable. Les hommes ne sont pas égaux. Il est dangereux de leur permettre l’accès immédiat aux plus hautes fonctions, de leur faire monter d’un coup tous les degrés de l’échelle sociale. Pour qu’ils gardent leur moralité et le respect d’eux-mêmes il faut la lente élaboration des siècles, à travers plusieurs générations d’hommes, et le soutien d’une forte discipline religieuse. Parti d’en bas, un homme — ou une femme — pourra montrer toutes les vertus sociales. Il n’en sera pas de même de ses enfants : l’ascension a été trop brusque, ils en restent grisés, désorbités. Les degrés que l’ancien Régime imposait à cette ascension sont indispensables. Ainsi Le Disciple suggère L’Étape, composée bien des années plus tard — œuvre culminante, définitive de Bourget.

C’est une thèse. Littérairement on peut ne pas se soucier de savoir si elle est fausse ou vraie. Mais elle pose la question de la valeur littéraire du roman à thèse. Celui-ci ne part pas directement de l’observation des caractères. Il asservit les personnages et les événements à la démonstration de cette thèse. Cette manière évoque la vieille définition comique : « Pour faire un canon, on creuse un trou, et l’on met du bronze autour. » Le roman à thèse choisit un trou et le garnit. Il faut avoir beaucoup de talent pour réussir dans ce genre, pour donner au roman conçu de la sorte les apparences de la vie. Paul Bourget a incontestablement ce talent : un talent fait d’une intelligence supérieure, et où l’intelligence se force jusqu’à la représentation un peu arbitraire, artificielle, de la vie. Il faut se rappeler qu’après quelques tentatives poétiques — et commencer par la poésie est excellent pour enseigner au futur prosateur à serrer son style, à cadencer sa phrase — c’est d’abord un critique que fut Bourget, et ses Essais de Psychologie contemporaine (qu’il a émondés plus tard d’opinions qui ne lui paraissaient plus orthodoxes) demeurent une de ses meilleures œuvres. Si plus tard il a passé au roman, c’est parce que, a-t-il dit lui-même, ce genre « est le plus moderne de tous, le plus souple, le plus capable de s’accommoder aux nécessités variées de chaque nature humaine » : Choix de l’intelligence, non pas du tempérament.

Un inconvénient : le lecteur se méfie un peu du roman à thèse. Il se dit : « Si l’auteur nous montre ses personnages comme cela, et accomplissant tels ou tels actes, c’est qu’il veut qu’il en soit ainsi. Mais en serait-il ainsi dans la réalité ? Tous les fils d’universitaires partis de très bas sombrent-ils fatalement dans l’amoralité ? Tous les descendants d’aristocrates, ou de bourgeois comptant le nombre qu’il faut de quartiers de bourgeoisie, deviennent-ils incapables de certaines déchéances ? »

Cette critique porte moindrement sur Le Démon de midi, qui est un beau drame psychologique. Et il est à remarquer d’ailleurs que l’attitude catholique et néo-monarchique de Bourget, accusée de plus en plus fermement, et qui lui valut un certain dédain parmi les générations d’avant-guerre, lui a attiré l’estime, l’admiration, le respect de celles qui ont suivi, et dont une partie au moins penchent soit vers un retour à un catholicisme quelque peu hérétique peut-être, soit vers l’hostilité contre le système démocratique, soit vers les deux.

Maurice Barrès

Prééminence de l’intelligence sur l’imagination créatrice ; sécheresse même parfois, de cette imagination : vous rencontrerez ces traits encore plus marqués chez Barrès que dans Bourget. Vous y trouverez aussi le « roman à thèse » et la même hostilité contre le parlementarisme et la démocratie, mais avec une attitude détachée, quoique respectueuse — car lui aussi est traditionaliste — à l’égard du catholicisme. De plus la même tendance à se faire éclectiquement un style où l’on sent l’influence de Renan, de Chateaubriand, même de Stendhal — mais en y ajoutant autre chose qui est bien de lui. En même temps, cet adversaire déterminé du parlementarisme et de la démocratie ne saurait se passer d’avoir le goût de la politique, comme France, mais d’autre manière, plus active. Il sera député. Il croira devoir à la doctrine, au « mythe », dont il a été le prophète éloquent, le créateur littéraire — le nationalisme — de le devenir, d’entrer dans « l’action ». Ce grand, cet admirable rhéteur, a le culte de l’énergie, même de l’héroïsme, à la Stendhal, et la volonté de jouer un rôle, un grand rôle public, comme Disraëli, dont il a étudié la vie, qu’André Maurois écrira plus tard : un rôle qui sera plus d’apparence, de surface — car nul n’a jamais été plus « homme de lettres » que lui — que de profondeur : l’inverse de « ce petit père Combes » qu’il a détesté, honni, et qui, ignoré la veille, mais connaissant bien la France provinciale, sut rester plus de trois ans Président du Conseil, chasser les congrégations, préparer la séparation de l’Église et de l’État. Barrès : d’Annunzio, enfin, plutôt que Mussolini.

Ceci est ce qu’on voit d’abord, si le regard demeure superficiel. Il y a autre chose. Autre chose par quoi l’écrivain est neuf et puissant. Cette influence qu’il n’a pu acquérir dans la politique active, il l’exerce en maître sur la génération qui le lit, et celles qui suivront. C’est qu’il a vraiment découvert, innové : demeuré au fond très romantique, témoin son goût pour Chateaubriand, cet autre sublime rhéteur, il se sépare des romantiques en ce qu’il intègre la sensibilité dans l’intelligence. Non point qu’il n’y eût pas d’intelligence dans la sensibilité des romantiques, mais ils ne la recherchaient point, et, la rencontrant, voulaient avoir l’air de ne pas le faire exprès. Ici, c’est le contraire.

Penser, penser le plus possible, pour parvenir à sentir le plus possible, transformer ces pensées en émotions : audacieux effort pour concilier le classicisme, qui a pour base l’exercice de la raison — à tel point que l’appareil littéraire, la représentation même des violences passionnelles, si fortement senties par un Racine, prennent par l’expression une apparence rationnelle, — et le romantisme, qui prend pour base le sentiment. Peu importe que Barrès n’y réussisse pas toujours, que ce soit parfois non pas la pensée qui chez lui se sensibilise, mais seulement une idéologie qu’il veut passionnée, et qui n’est alors que « développement », amplification adroite du thème. C’est le défaut inévitable du procédé. Mais quand Barrès réussit, il trouve des accents d’une intensité qui saisit. Surtout il renouvelle « le paysage ». Il conçoit et réalise des paysages pathétiques, où son « moi » pénètre l’objet, le transforme, l’absorbe.

« Le culte du moi. » C’est le premier chapitre de l’Évangile barrésien. Comme il ne dédaignait pas d’étonner, de choquer même ceux qui prennent les mots dans leur sens usuel, il a insisté sur cet « égotisme ». Le terme signifie simplement que le devoir de tout homme, de tout artiste surtout, est de se trouver et de concentrer en soi tout ce qu’il peut d’univers. L’Homme libre, Sous l’œil des Barbares, L’Ennemi des lois, ne sont à y bien regarder qu’un manuel d’exercices spirituels — et passionnés — pour se découvrir lui-même dans cet Univers, de même que l’Imitation veut être le manuel d’exercices spirituels de l’âme qui cherche Dieu à travers elle-même — avec des résultats passionnés assez pareils. Il est regrettable que Barrès n’ait pas songé à développer cet apparent paradoxe. Son talent en eût tiré quelques-uns de ces effets dont il était avide.

Mais vouloir faire accomplir à son moi la conquête de l’univers, c’est recréer cet univers, c’est le glorifier — et le caractériser — à travers soi, comme un conquérant, comme un Napoléon sa conquête. L’univers, alors, non pas une de ses parcelles. Peut-être n’en fut-il pas éloigné. N’a-t-il pas écrit, dans un de ces aveux délibérés, où il mêlait la hauteur désabusée d’un Chateaubriand à une ironie qui lui était propre : « Si j’avais pensé le monde comme j’ai pensé la Lorraine, je serais vraiment un citoyen de l’humanité. »

On sait qu’il n’est pas allé jusque-là. On sait que, dans cet effort d’ingénieuse appréhension de son moi, rencontrant, de façon inévitable et légitime, la collectivité au bout de son égotisme, il s’est arrêté à la Lorraine, puis à la nation dont cette Lorraine fait partie… C’est peut-être que les grands romantiques, Hugo, Michelet, Quinet (illisible aujourd’hui, mais qui avait eu sur les générations précédentes une action considérable) avaient usé le thème humanitaire. Mais c’est surtout qu’un Français tel que Barrès, et tous les lecteurs français, « sentent » bien plus fortement leur petite patrie, et puis la France, que le concept, encore vague, ou du moins uniquement rationnel, d’humanité : tandis que ceux de la petite et de la grande patrie sont tout chargés de souvenirs, d’émotions ataviques ou personnelles. Pour que ce concept d’humanité devienne à son tour émotionnel, il faudrait un événement extraordinaire, chimérique : l’invasion de la Terre par des êtres non humains et dangereux ; les Martiens de Wells ou les Xipéhus de J.-H. Rosny. Et, chose curieuse, Wells est tellement britannique, malgré toutes ses prétentions au socialisme, que son invasion martienne n’a lieu, contre toute vraisemblance, que dans la petite île anglaise, qu’on n’y voit point la réaction de l’humanité tout entière contre cette menace, pourtant universelle…

Gardez en vue qu’au contraire il n’est plus à cette heure qu’une religion au nom de laquelle on puisse demander à la majorité, à la presque unanimité des hommes un dévouement sans réserves, une abnégation entière, le sacrifice même de leur vie. Il faut aller plus loin : c’est la seule qui, sauf exception, fasse encore des martyrs dont on trouve tout naturel et nécessaire qu’ils soient martyrs : le patriotisme, qui est la même chose que le nationalisme (en excluant de l’acception de ce mot ce que les polémiques françaises y ont introduit de « réactionnaire »). Nous l’avons bien vu : de ces martyrs la dernière guerre, en quatre ans, en a fait quinze millions, en Europe et en Amérique : et ce sont presque les seuls à qui, de nos jours, on élève des monuments, des calvaires ! La patrie ! Le sol où on est né, où naquirent tous les ancêtres, la mère qui vous enfanta, le père qui travailla pour vous, et vous a dit : « Voilà quelles sont les règles de vie », l’Église où tout enfant on a cru à un certain Dieu et dit sa prière, tout cela tient à vous comme votre chair même, tout cela, c’est vous. Quand Barrès a protesté que, au cours de son existence littéraire (et politique) il n’avait jamais écrit qu’un seul livre, L’Homme libre, ce manuel d’égotisme, et que son nationalisme venait de son égotisme comme le fruit vient de l’arbre, il n’exagérait pas. De surcroît, il justifiait, par des développements de sensibilité qui s’exprimaient d’une manière âcrement neuve, le sentiment confus, mais singulièrement puissant de la jeunesse, qui le lisait ou l’allait lire.

Joignez à cela le style. Ce grand artiste — au fond demeuré un grand romantique — renouvelait le romantisme en lui prêtant un nouveau langage, adapté à cette intellectualisation de la sensibilité. Il venait donner « aux mots de la tribu » un sens sinon plus pur, du moins rajeuni. À tel point que même aujourd’hui, trente ans plus tard, certains écrivains, répudiant presque tout des idéologies de Barrès, tel Drieu la Rochelle, un des plus « intelligents » — reconnaissent encore ce qu’ils lui doivent, et, avec des idéologies inverses, adverses, gardent beaucoup de ses procédés de composition, de son vocabulaire, de ses cadences. Il y a encore un style « Barrès » alors qu’il n’y a plus, qu’il n’y a jamais eu — sauf chez des médiocres, — d’imitation du « style Anatole France », peut-être parce qu’il était inimitable. À tel point que ceux qui ne veulent pas « faire du Barrès » et en prennent, dans la manière, le contre-pied, comme M. Delteil, agissent manifestement par réaction, et professent pour ce style plus que du respect, une admiration juvénile, généreuse. Voici Delteil, regrettant que Barrès ait « manqué » Napoléon : « Il eût senti le Corse chaleureusement ; il nous en eût livré une peinture pleine de vigueur et de vert-de-gris, une peinture tigrée. »

Des idéologies passionnées ! C’est surtout cela qu’a fait Barrès. Ses romans mêmes ne sont que des idéologies : Les Déracinés, un effort pour transporter dans la vie, dans l’apparence de la vie, sa thèse de la petite patrie, dont on doit garder toutes les racines, non seulement dans son cœur, mais dans sa pensée ; et encore ce faux Lorrain, Auvergnat d’origine, olivâtre et brun comme un Espagnol, est-il trop intelligent pour ne pas laisser voir que son Sturel, comme lui-même, n’arrive à l’originalité que par le déracinement. Idéologies nationalistes, aussi, les trois romans de l’Énergie nationale : et la vie, la véritable vie, l’action, n’y apparaissent parfois que comme un placage. Mais quel placage ! Combien certaines de ses pages ont ému, secoué la jeunesse ! Combien elles l’ont fait rêver de nouveau de cette Alsace et de cette Lorraine à qui jusque-là on n’accordait qu’un souvenir platonique. Des femmes ont dit : « Je ne puis lire Colette Baudoche sans trembler de tout mon corps. » Et je pourrais citer un homme d’État du parlement français, relativement jeune, et qui m’avouait, il y a vingt ans, que Les Déracinés avaient été pour quelque chose dans la « couleur » que prenaient ses ambitions et ses conceptions sur la vie politique. Il se nomme André Tardieu. Mais idéologies, idéologies toujours. Sécheresse relative de l’imagination. Nécessité pour Barrès de la renouveler perpétuellement dans de nouveaux paysages : Un amateur d’âmes ; Du sang, de la volupté, de la mort ; Le Jardin de Bérénice même : Le Voyage de Sparte ; Le Greco ; La Colline inspirée, noble ouvrage, un des plus nobles, mais qui n’est pas un roman. De cette sécheresse d’imagination, de ces insuffisances de composition, de ce mangue de « crédibilité » qui se marque aujourd’hui dans le roman français tout à fait contemporain, Barrès est peut-être un peu responsable ; il a fait verser ses successeurs du côté où déjà ils penchaient.

Le nationalisme, comme facteur principal de l’émotion littéraire, Barrès en marque le point culminant, mais comme d’une chaîne de montagnes qui s’élèverait d’un côté en pentes douces, par d’harmonieuses vallées, de l’autre tomberait à pic. Il est sur le pic. Mais sous lui, l’abîme. Quinze millions de martyrs pour cette religion-là en quatre ans, c’est un peu trop. On s’épouvante, on hésite… On serait tenté de préférer le large humanisme, voire l’antimilitarisme d’un Anatole France, de leur prédire une plus longue existence littéraire. Illusion, peut-être. Les nations européennes ont senti, après une lutte atroce, les limitations de leur idéal nationaliste. Encore en est-il, parmi les plus jeunes, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne, et l’Italie, la Russie même — nous le voyons bien à l’heure qu’il est — qui continuent d’avoir besoin qu’on leur signale, qu’on leur accuse, en traits chargés d’émotion, cet idéal. Mais surtout les nations, les races plus éloignées, non occidentales, Égypte, Arabie, Syrie, le monde immense de la Chine, des Indes, de l’Indochine, qui naissent seulement à l’idée d’unité nationale et sociale ! J’entrevois la possibilité d’un Barrès traduit dans cinquante ans, plus tôt peut-être, en des langages lointains, n’ayant aucun rapport avec les nôtres, et déchaînant un enthousiasme, des ardeurs éteintes chez nous. N’en est-il pas déjà de même de Voltaire, de Rousseau, dont ces peuples s’enivrent, alors que nous avons digéré, mithridatisé ce que certains chez nous appellent encore leur venin. S’il en était de même pour Barrès, pour l’auteur du triptyque de l’Énergie nationale ? J’imagine que son ombre, toujours hautainement ironique, accepterait cette conséquence. Ce paradoxal résultat lui arracherait un sourire désabusé. Il verrait là un de ces drames de la lutte entre la vie et la mort qui lui étaient chers.

Romain Rolland

Toutefois, un obstacle peut se présenter, qui viendrait mettre obstacle à cette diffusion de la pensée barrésienne à l’étranger, et à ce qu’on pourrait appeler « l’extrême étranger » : l’art même de son expression. Il en est de la prose « artiste » comme de la grande, de la véritable poésie : en traduction, il peut arriver qu’il n’en reste presque rien : l’enchantement verbal disparaît.

Romain Rolland échappe à cette menace. Dès avant la guerre, on pouvait dire qu’il était « Européen ». Même plus Européen que Français. Il était lu, et il était traduit dans un grand nombre de langues, et particulièrement en allemand.

Reconnaissez pourtant en lui une analogie — au moins extérieure — avec Barrès. Comme celui-ci, il n’est pas seulement un romancier : c’est un créateur d’idéologies ; peut-être, avant tout, cela. Comme Barrès va chercher une leçon de passion dans le Greco et à Tolède, Rolland en veut trouver d’héroïques dans Michel-Ange et dans Beethoven. Et, chose curieuse qu’on n’a pas jusqu’ici assez bien marquée, cet héroïsme, même dans son Michel-Ange, rend un son wagnérien. Cet homme long, élancé, plutôt, sans être maigre — du moins, lors de sa jeunesse un peu mou d’allure — est un musicien et un wagnérien fanatique — et idéaliste ! Il y a plus de trente ans, ne disait-il pas : « Je préfère lire la musique à la déchiffrer au piano. J’en suis mieux le mouvement, la ligne décorative. »

Et c’est par la musique, surtout par la musique allemande, la plus grande, la plus riche, la plus émotive, et, avec Wagner, la plus héroïque, qu’il est entré en liaison, et puis en amitié, avec l’Allemagne. C’est par la musique qu’il est devenu tout naturellement internationaliste aussi convaincu que Barrès était nationaliste, et presque au même instant — quelques années de retard seulement. Pas d’art en effet plus international que la musique, dont le langage est universel.

L’Allemagne ! Personne alors en France, sauf quelques jeunes universitaires qui rendirent pendant la guerre de considérables services, ne la connaissait plus. On ne la regardait que de loin, avec un sentiment où se mêlaient la rancune, la méfiance et la crainte. Nul ne souhaitait la guerre pour reprendre l’Alsace et la Lorraine — pas même, au fond, les nationalistes du type Barrès, qui n’utilisaient la sympathie, les regrets demeurés dans les cœurs pour les provinces perdues que comme « un mythe » où pouvait se cristalliser le sentiment national. On ne voyait dans l’Allemagne qu’un ennemi possible dont la puissance industrielle et militaire grandissait chaque jour, chaque jour plus dangereuse ; et, dans les Allemands, qu’une race brutale, vulgaire, sans grâce, sans véritable civilisation.

Et voici que Romain Rolland nous transportait au cœur d’une Allemagne inconnue et méconnue. Une Allemagne ancienne, demeurée vivante dans les petites villes du Rhin : de mœurs patriarcales, simples, ingénues, et dont la culture, toute de sensibilité plus que d’intelligence, se faisait par la musique. De braves gens ! de très braves gens ! Voici que Rolland nous montrait un Allemand, sinon insoucieux de sa patrie, du moins de l’idéal politique, matérialiste, de la « volonté de puissance » chez cette patrie, parce que, musicien, il était internationaliste et tenait que tout pays où il y a de la musique est le sien ! Un Européen par la grâce de la musique.

Émerveillement en France. Enthousiasme à la lecture des premiers volumes de Jean-Christophe publiés dans cette belle édition des Cahiers de la Quinzaine de Péguy, devenue si rare aujourd’hui. La crise de l’Affaire Dreyfus venait d’agiter toutes les âmes, elle ouvrait les cerveaux à d’autres manières de voir — pour une partie des Français tandis que d’autres, blessés, vaincus, écoutaient d’autant plus volontiers Barrès. Mais il y avait surtout cela, qui fait honneur à l’indépendance d’esprit du Français : puisqu’il y avait une thèse nationaliste, on se devait d’en entendre une autre, il fallait envisager les deux côtés d’un problème vital. C’est en raison de cette indépendance de l’esprit français, de son individualisme, qu’il est beaucoup plus difficile qu’en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, de créer chez nous, en quelques jours, un courant d’opinion universel : ou bien, pour cela, il faut une grande guerre, et la censure des écrits.

Mais alors plus d’enthousiasme encore, une sorte de ravissement en Allemagne : « Voici un Français qui ne dit pas de mal de nous, qui a l’air de nous aimer ! » Pareillement en Suisse, pays que les hasards bienheureux d’un traité vieux de cent ans ont neutralisé, et qui, partagé entre trois races, fut le premier à comprendre les avantages de la paix perpétuelle entre les races. Et dans tous les pays protestants ! Car, par suite de l’action profonde de Tolstoï sur Rolland, comme malgré lui Rolland, catholique, fils d’une mère ardemment catholique, « pensait » protestant, souvent « évangélique ».

Et puis, concourant à opérer cette diffusion européenne de son Jean-Christophe, il y avait que ce roman « n’était pas » d’écriture artiste. Non que ce normalien ne sût pas écrire : il y a, dans la dernière forme surtout qu’il a donnée à son Beethoven, des pages magnifiques, éloquentes — et qui vont, je crois, plus loin dans la signification que beaucoup de celles, un peu artificielles, tendues dans l’expression, de Barrès dans son Greco. Il peut même arriver à Rolland de vouloir trop bien écrire. On lui en a trop appris à l’école, et il a trop retenu : témoins les faux rabelaisismes de son Colas Breugnon. Mais, dans Jean-Christophe, il ne se soucie pas de la rareté du style, c’est la phrase et le vocabulaire de tout le monde, avec des négligences — et combien de longueurs ! — même de la banalité. Observez que ce style-là passe beaucoup mieux que l’autre en traduction, et que d’ailleurs, à cet égard, la majorité des Allemands et même des Anglo-Saxons, a moins d’exigences que nous.

Et alors, dans L’Aube, dans L’Adolescence, dans les deux ou même les trois premiers volumes de ce Jean-Christophe si long, si touffu, si mal composé, ou nullement composé, se découvraient des pages délicieuses de fraîcheur, de candeur, de naturel — le naturel, ce qui manque si souvent à notre littérature ! — et aussi un écho — affaibli, mais si sympathique encore — de la sensibilité de Rousseau dans les premiers livres des Confessions. Des mots justes, inoubliables, d’une bonhomie gaie, bien germanique et lourde de sens, tel que celui du brave oncle colporteur à Jean-Christophe, qui joue devant lui, au piano, ses premières compositions ; « Pourquoi as-tu fait ça, mon petit Christophe ? Personne ne te le demandait ! » Paroles dont il m’est parfois souvenu, qui s’appliquent à tant de choses, et tout spécialement à tant d’ouvrages des littératures contemporaines !… C’est ce même colporteur qui, sur un sommet dominant un vallon romantique — comme dans Lamartine — chante d’une voix parfaite deux des plus beaux lieder de la vieille Allemagne. « Encore un, mon oncle ! » supplie Christophe en extase. « Jamais plus de deux, mon petit ! » Principe salutaire : la sensibilité s’émousse, si l’art et l’artiste insistent trop longtemps. Principe, hélas ! que Rolland n’a pas observé dans Jean-Christophe. Jusqu’à ses plus fervents admirateurs y ont souffert de cet insupportable et ennuyeux hors-d’œuvre de polémique intitulé La Foire sur la place, et, dans un autre volume, Le Buisson ardent, toute la partie qui prétend peindre une émeute ouvrière est à la fois fastidieuse et déplacée. Mais quelle fougue et quelle intelligence de la passion chez un musicien, dans le reste de ce Buisson ardent. L’inspiration en est venue de l’amour de Wagner pour Mme Wesendonck. Le sujet avait déjà tenté un autre romancier, Édouard Rod, dans L’ombre descend sur la montagne. Rod était un excellent homme de lettres, consciencieux, correct : lisez les deux ouvrages et comparez la différence des talents.

Même dans La Foire sur la place, inutile et pénible, n’y a-t-il pas de définitions surprenantes d’exactitude en leur raccourci saisissant… « Le Français est pessimiste en ce qui concerne la conduite du monde, et optimiste en ce qui le regarde. » Traduisez : « Tous les hommes sont fous ou stupides. Mais moi, je fais toujours supérieurement ce que je fais. » Conséquence de l’extrême individualisme du Français. Il est vrai d’ailleurs que ce Français fournit d’ordinaire, individuellement, un effort considérable.

Il est à craindre que Jean-Christophe ne demeure généralement tenu, malgré les très grandes beautés du Michel-Ange et du Beethoven, comme l’œuvre maîtresse de Rolland. En dépit de ses fautes, ses platitudes, elle est émouvante, elle existe. Ce n’est point Les Clérambault, Colas Breugnon, qui la feront oublier, même si le fameux Au-dessus de la mêlée que l’auteur publia en Suisse au début de la guerre n’avait pas été écrit. À relire cet Au-dessus de la mêlée dans l’atmosphère actuelle, on sent bien que Rolland n’avait pas tout à fait tort de vouloir rester « Européen » surtout, dans ce terrible conflit. Mais il avait tort pourtant : dans le cas d’une guerre, on doit rester, quoiqu’il en coûte à sa conscience, de l’équipe, du team de son pays. C’est la morale nouvelle issue des sports qui nous a enseigné ceci. Mais Rolland n’avait rien d’un sportif… Barrès pas davantage, du reste, ni Jules Lemaître, ni bien d’autres… Je me rappelle avoir eu l’honneur d’être reçu par Lemaître, à l’occasion d’une petite chose que je venais de publier, et dont, tout inconnu que j’étais, il me voulut complimenter. J’avais vingt ans. Ce ne fut pas, de sa part, bien long, et c’était tout ce que ça méritait. Il passa presque tout de suite à Barrès, et s’étendit — c’était de toute justice — davantage. Je l’interrompis, disant : « Je ne partage pas votre admiration (depuis, j’ai bien changé !) Je viens de recevoir Un amateur d’âmes. Encore que l’exemplaire porte de sa main la dédicace la plus flatteuse, je trouve ça idiot !

— Tiens, pourquoi ? demanda Lemaître, choqué à bon droit, mais attentif.

— Moi, répondis-je avec la farouche et injuste impétuosité de la jeunesse, je sais nager !… Et dans la description de Tolède, au début d’Un amateur d’âmes, il y a un homme qui nage, à contre-courant, dans la rivière, au bas de la ville : on ne peut pas nager comme ça ! Surtout à contre-courant. Ce Barrès n’a jamais nagé ! Il ne sait pas ce que c’est. Pourquoi parle-t-il des choses qu’il ne sait pas : c’est de la rhétorique ! »

Lemaître ouvrit délicatement les mains — sans hausser les épaules, il était trop poli ! — comme pour dire : « Quelle importance ça peut-il avoir ? »

… Au contraire, de nos jours, Montherlant, qui n’ignore certainement pas Barrès, me comprendrait parfaitement.

Les romancières

Il y avait eu George Sand : Indiana, ou le droit à l’affranchissement pour la femme, le droit à l’amour, l’amour-dieu, auquel c’est un devoir « religieux » de ne pas résister. La lecture de cet ouvrage est aujourd’hui presque aussi fatigante que celle de La Nouvelle Héloïse dont il procède. Du point de vue de l’histoire littéraire et de celle des mœurs, il garde pourtant, comme La Nouvelle Héloïse, une valeur qu’on ne saurait méconnaître. Ce n’est point par Indiana que Sand continuera de trouver des amants posthumes — les seuls que son âme ardente de très brave femme à tempérament vigoureux et candide tout à la fois puisse encore trouver dans l’Hadès : c’est par La Petite Fadette, François le Champi, surtout La Mare au Diable, romans « paysans » où il y a encore bien de la fausse sentimentalité, mais aussi des impressions de nature qui demeurent charmantes. C’est pourquoi Proust lui voua de la reconnaissance, et le dit : il avait le don si rare de conserver le souvenir, ingénu et franc, des premières joies littéraires de son adolescence.

Mais Indiana est par ailleurs beaucoup plus important. Sans Indiana et les autres œuvres de Sand, qui soutiennent le même thème avec autant de conviction, autant de lyrisme si abondant qu’il atteint la vulgarité, il n’y aurait peut-être pas eu Madame Bovary. Mme Bovary, c’est Indiana embourgeoisée — avec une teinte de ridicule qui était dans l’intention de Flaubert, et qui s’est évanouie au cours de la composition du roman, par la sympathie dont pour elle s’est prise l’auteur — comme Cervantès encore une fois pour son Don Quichotte — et par son invincible goût pour l’héroïsme romantique. Toutefois Flaubert avait bien vu. Il y avait chez la femme de son temps, et cela dura encore après lui, une réserve apparente, une retenue, une pudeur, des remords parfois — du moins il était de bon ton qu’elle en eût — mais aussi des ardeurs téméraires qui se montrent chez Mme de Rênal, du Rouge et le Noir et jusque chez la malheureuse et folle Emma Bovary elle-même.

C’est sans doute que, avant le premier tiers d’existence de la troisième République, il n’y avait, pour l’éducation des filles, que des pensionnais religieux. Ceux-ci les tenaient autant que possible dans l’ignorance de leur sexe… En Orient, où cette ignorance n’a jamais été maintenue, on la remplace par la claustration et l’eunuque-gardien. Faire de cette ignorance une sorte de claustration morale, de l’idée du péché une sorte d’invisible eunuque, fut, dans l’Occident chrétien, une conception ingénieusement formidable.

Cependant, ces filles et ces femmes d’Occident, ces Françaises, avaient un sexe, et le sentaient, malgré tout, plus ou moins confusément. Plus sentimentales par nature que les hommes, elles versaient du côté du sentiment qui, chez elles, prenait ainsi le pas sur le désir, ou bien il fallait — et elles y étaient toutes disposées — que le désir prît la forme du sentiment.

Les dernières trente années ont changé tout cela. De plus en plus, la formation intellectuelle des jeunes filles tend à se rapprocher de celle des jeunes gens. Et alors qu’il y avait jadis pour elles des livres interdits — jusqu’à leur mariage, et souvent, pour celles qui suivaient exactement les conseils impérieux de leur directeur de conscience, jusqu’à la fin de leur vie — elles peuvent lire et lisent maintenant tout ce que lisent les hommes, elles sont « informées », à cette heure, de ce que, auparavant, elles ne devaient pas savoir, ou étaient censées ne pas connaître.

Il y a eu, de plus, la généralisation des pratiques malthusiennes. Celles-ci sont apparues en France, dans l’aristocratie et le « monde », dès le début du xviiie  siècle. De proche en proche, elles ont gagné toutes les couches de la société, et, dans les classes agricoles, chose curieuse, l’administration y fut pour quelque chose. On peut lire, dans les savants ouvrages du statisticien Levasseur, qu’au début du xixe  siècle celle-ci s’inquiéta d’un accroissement de population qui lui paraissait excéder les ressources du pays et devenir une menace de paupérisme. La grande industrie naissait à peine, on ne pouvait imaginer qu’elle réclamerait un jour tant de bras — au meilleur marché possible ! Si bien que certains préfets de Sa Majesté Louis XVIII invitèrent, dans quelques départements, les paysans à faire moins d’enfants. On peut penser qu’ils en suggéraient discrètement les moyens.

De ces pratiques, il ne fut longtemps question qu’à mots couverts. Il y a cinquante ans, dans les familles bourgeoises, à peine faisait-on allusion à la « restriction morale » ; comme si une restriction purement « morale », et par conséquent abstentionniste, pouvait arrêter ce que le conventionnel François de Nantes, dans le jargon de l’époque, appelait pudiquement « le plus impérieux des penchants » !… Aujourd’hui, la limitation de la natalité est un sujet de conversation banal, une sorte de dogme dont on parle couramment devant les enfants. C’est d’en avoir beaucoup qui est immoral. M. Salomon Reinach a écrit Le Grec sans larmes à l’usage des jeunes filles. On pourrait tout aussi bien publier un petit traité intitulé L’Amour sans danger ; mais il n’en est plus besoin ! Reste la « virginité » à laquelle certaines classes de la société, de moins en moins nombreuses, attachent encore quelque importance ; mais voici déjà près de quarante ans que M. Marcel Prévost a publié Les Demi-Vierges. Il avait débuté dans les lettres par un roman sur l’éducation donnée dans les établissements des Jésuites, roman excellent, courageux — Le Scorpion — d’une observation vigoureuse, et parfaitement composé. Des Demi-Vierges à L’Homme vierge, il a continué à bien composer, à joindre savamment l’intérêt de la fiction à l’observation : car les résultats sociaux de l’évolution des mœurs féminines l’attirent et il se sert de ses dons avec ingéniosité. Si une nombreuse clientèle féminine lui demeure fidèle, c’est qu’il connaît bien celle-ci et sait ce qu’il faut lui dire. Il moralise sur ce qui n’est pas moral selon l’ancienne morale. Il fait la part du diable. Il reste libéral avec prudence, et brave — il l’est — avec adresse. Pour apprécier à ces égards son mérite, il faut le comparer avec ceux qui ont industrialisé ce genre assez scabreux : l’auteur de La Garçonne, par exemple. Et, dans un certain sens, il fut le précurseur du roman féminin écrit par les femmes.

… Car, lisant aujourd’hui tout ce que lisent les hommes, les femmes et les jeunes filles lisent plus que les hommes, soit parce qu’elles ont plus de temps, soit au contraire parce que, ayant conquis l’accès de professions autrefois réservées aux hommes, elles s’attribuent assez légitimement le droit à la même indépendance, soit enfin parce qu’elles sont plus curieuses. Et elles le sont d’une certaine manière. C’est ce qui explique le récent succès d’Amour, terre inconnue. Et il n’y a guère que certaines femmes qui puissent lire jusqu’au bout La Belle de jour de M. Kessel. Il suffit que l’on parle d’elles : mais elles en parlent elles-mêmes bien mieux !

Notez d’abord que beaucoup d’entre elles, Mmes de Noailles, Gérard d’Houville, Lucie Delarue-Mardrus, sont poètes, ont commencé par la poésie, y persistent. Anna de Noailles avec un talent qui la met hors de pair. C’est que, pour elles, l’amour est la grande affaire, que l’amour est par essence lyrique. Même romantique ! Dans L’Avenir de l’intelligence — livre d’ailleurs remarquable — Charles Maurras, qui crie : « Le Romantisme, voilà l’ennemi », discerne avec lucidité ce romantisme des poétesses. Il en tire, avec irrévérence, la conclusion que le Romantisme agonise. On peut ainsi résumer sa thèse : « Le Romantisme est tout d’égoïsme subjectif, il exclut la raison. Les femmes, exclusivement subjectives, et toutes de sentiment avec un minimum d’idées générales, s’y accrochent, tandis que les hommes l’abandonnent… » Il est possible : mais comme le roman a pour objet principal la passion, on peut aussi en tirer la conséquence qu’elles peuvent faire d’excellents romans.

D’autant plus que toute femme, même toute petite fille, a une histoire à raconter : la sienne, ou même et surtout l’histoire qu’elle voudrait qu’il lui arrivât. Elle est ainsi essentiellement mythomane, et la mythomanie est la mère de l’invention ; au surplus, observatrice. Il peut seulement advenir que cette histoire, la sienne, telle qu’elle la veut, ou celle de son rêve, soit la seule qu’elle ait à nous dire… Voici le type du bon roman de femme, moyen : d’un style correct avec de l’imagination dans une intrigue décente, assez joliment enfantine : La Neuvaine de Colette. Une jeune fille pauvre fait une neuvaine devant je ne sais plus quel saint ou sainte, qu’elle a dans Sa chambre, pour obtenir un mari. La neuvaine s’achève, le mari ne vient pas, la jeune fille jette le saint par la fenêtre. Le saint tombe sur un beau cavalier, qu’il assomme. La jeune fille, ou plutôt sa mère, recueillent le blessé ; on le soigne ; naturellement il tombe éperdument amoureux de la demoiselle. Ils s’épousent, ils ont raisonnablement des enfants. Le roman fut publié par la Revue des Deux Mondes. Il eut deux cents éditions. L’auteur s’en nommait Jeanne Schultz. Tout ce qu’elle écrivit depuis tomba tout à plat : elle n’avait eu d’imagination que pour cette seule histoire, celle qu’elle avait rêvée étant petite fille.

J’ai dit que ce roman-là était décent. C’est qu’il est déjà fort ancien, vieux d’une quarantaine d’années. Depuis, les choses ont changé : il y a dans le roman féminin ce que des censeurs austères appelleraient une impudeur spécialement féminine. Elle n’est pas dans les mots, elle n’est pas obscène, elle est dans les choses. J’ai signalé que l’éducation des femmes tendait de plus en plus, aujourd’hui, à se rapprocher de celle des hommes, et que le frein religieux n’agissait plus sur certaines d’entre elles — justement celles qui écrivent. Un homme pouvait exprimer les désirs et les extases de sa chair. Cela était défendu aux femmes : elles se sont révoltées contre cet interdit ; et comme cette expression du désir et de la volupté par elles était jusqu’ici inconnue, celle-ci a paru fort neuve d’abord à tous, et choquante à quelques-uns : puis tout le monde s’y est habitué. Le véritable inconvénient, au point de vue littéraire, de cette frénésie, est un excès de lyrisme à des moments qui, aux yeux du sexe fort, ne paraissent pas toujours en valoir la peine.

La Sanseverina et Mme de Rênal, de Stendhal existent, supérieurement ; pareillement Mme Bovary, pareillement la Marneffe de Balzac. Ainsi les romanciers semblent capables de tirer de leur cerveau des femmes en chair, en os et en cœur, aussi bien que des hommes. Les romancières ne réussissent pleinement — en y ajoutant d’ailleurs, ce qui est précieux, des traits dont seules elles sont capables — à faire vivre que des femmes. Le Chéri même de Colette est un assez insignifiant fantoche — un support à femmes. Et c’est du reste ce qu’elle a voulu faire. Mais quel talent, et quelle belle place, légitime, ce talent a pris dans la littérature de nos jours ! Colette a traversé les milieux les plus divers. Elle a aimé, elle a décrit les animaux, chiens et chats, petits oiseaux sauvages ou prisonniers en cage, comme nul n’avait fait auparavant. Elle a traversé les music-halls et en a rapporté des esquisses caressantes, attristantes, cruelles et câlines. Une sorte de câlinité féline ! C’est ce qui perce dans son œuvre, et l’éclaire. C’est par cette forme que le sentiment reparaît chez elle dans la sensualité ; quelque chose alors d’animal et de très humain. Et, dans La Vagabonde, dans La Retraite sentimentale, Les Vrilles de la vigne, une langue directe, personnelle, enveloppante, — féline encore ! — et d’une adresse inimitable.

Que nos romancières soient difficilement capables de « poser » un caractère d’homme, je viens de le dire, mais il y a des exceptions, telle La Maison du péché de Tinayre, ouvrage viril et parfait. Et, à mesure que la formation intellectuelle de la femme se rapproche de celle des hommes, ces exceptions seront sans doute plus nombreuses. Lucie Delarue-Mardrus, Marion Gilbert, ont une sorte de vigueur et de réalisme instinctif qui leur vient peut-être de leurs origines normandes. Mme de Noailles reste en prose ce qu’elle est en vers, un grand poète. Il faut aussi prendre garde que La Conquête de Jérusalem de Myriam Harry est une œuvre de valeur exceptionnelle et d’un caractère exceptionnellement intéressant. Que cette métisse où se mêlent des origines juives, allemandes, slaves, et dont la première langue qu’elle ait parlé fût l’arabe de Palestine, soit parvenue à écrire un français très pur, pittoresque, « intelligent », est une preuve singulière de la place que la France occupe encore, du moins intellectuellement, en Orient.

… Mais voici, pour terminer, une constatation assez curieuse : il y a chez nous un essai au moins de rénovation du roman à tendances catholiques. Tous sont écrits par des hommes. Aucun par des femmes. C’est que celles-ci sont encore dans la période de révolte, tout au plus d’affranchissement. Quand elles seront pleinement libérées, peut-être y aura-t-il également chez elles une réaction analogue à celle qui a lieu chez certains de nos confrères « convertis ». Et si elles gardent alors la franchise d’écriture dont elles ont fait la conquête, il se peut qu’elles nous donnent, dans ce genre, des œuvres où paraîtraient de nouvelles et originales violences.

Quelques autres du même temps

Il me souvient que, m’entretenant un jour avec Anatole France, et lui ayant dit que la série des Bergeret demeurerait sans doute le seul tableau des mœurs de l’époque d’avant-guerre, il me répondit : « Vous vous trompez, il y a Hermant ! » Et il me fit, du talent de Hermant, une peinture si vive que j’en voudrais me ressouvenir dans les plus subtils détails.

Il y avait là, de sa part, quelque générosité s’il est vrai, comme on le dit, que le salon de Mme de Caillavet, où France trônait comme dans un Olympe, ait été quelque peu égratigné par l’auteur des Renards. Mais il ne lui en gardait pas rancune. « Hermant ? Un peu inhumain, disait-il. Mais c’est peut-être parce qu’il garde des qualités d’enfance. Les enfants sont tendres, câlins, mais égoïstes. Il ne faut pas leur en vouloir : ils sont gais et malicieux. Le monde, sous leur regard, est un jeu. Il est un jeu pour Hermant. Il ne le prend pas tout à fait au sérieux, il lui est même reconnaissant d’être ce qu’il est. Il serait tout à fait étonné qu’on lui reprochât certaines choses qu’il dit. Malice, oui, malice… mais malice sans malignité. Et quels portraits ! Tenez, puisque le mot est prononcé, prenons nos comparaisons dans la peinture. Ce n’est pas la manière des grands Italiens ou des grands Hollandais : cela fait songer à toute notre ancienne école française. C’est fin, consciencieux, décidé, d’un trait toujours parfaitement net — avec une partie de sécheresse. Mais de l’école ancienne française jusqu’aux romantiques exclusivement : Hermant est un pur classique. Et puis, que de détails de mœurs, de costumes, quels instantanés intelligents, ironiques, d’idées courantes, banales ou banalisées et qui deviennent spirituelles par l’intention, la place. Il fait petit, un peu trop petit. Il rétrécit souvent, au lieu d’agrandir. C’est la seule critique que je pourrais lui adresser. Cependant, c’est un vrai maître et un écrivain parfait. »

Cette opinion de France, je me la suis bien souvent rappelée en relisant, non pas Le Cavalier Miserey, où Hermant est encore sous l’influence de l’école naturaliste — de même que France dans Jocaste et le Chat maigre ; tous les romanciers de cette époque ont passé par là — non pas Les Transatlantiques, dont la gaieté est un peu grosse, mais la série des Courpière, celle des Coutras, et Les Renards ou La Discorde, celle aussi des romans qu’il intitula Chroniques anglaises, car il aime l’Angleterre, il « sent » particulièrement Oxford, comme s’il y était né ; et, sur la psychologie de l’Anglais actuel — ceux du monde et des universités — il nous apporte des observations singulièrement exactes — amusantes au surplus — et qui ne sont à fleur de peau qu’en apparence, car elles vont, en réalité, assez profond. Par son souci des détails de l’existence mondaine, l’intérêt même qu’il porte à certains vices, sinon nouveaux, du moins plus franchement avoués de nos jours, et bien qu’il ait le souci de la composition et de la fiction dans le roman, il est parfois comme l’annonciateur de Proust. Cette évasion du naturalisme, caractéristique d’une ère intermédiaire, se distingue aussi chez Gaston Chérau, dans son Champi-Tortu, mais avec autre chose déjà : une sensibilité d’écorché, quelque chose d’amer et de fort qui donne une valeur douloureuse, presque héroïque, aux moindres détails de cette vie d’enfant négligé. Il en est de même dans La Prison de verre et dans Valentine Pacquault, féroce comme un roman de Green, avec, en plus, l’instinct de « faire grand ».

Sensibilité plus violente, peut-être plus de pessimisme exaspéré chez Octave Mirbeau, marqué aussi par le naturalisme, un naturalisme où se mêle encore l’influence des Goncourt, et même des plus vieux thèmes romantiques comme dans L’Abbé Jules ou Le Jardin des supplices, dans lequel un mysticisme à rebours, satanique, fait conquérir — un instant — par l’héroïne la pureté, l’innocence baptismale par le spectacle des plus atroces souffrances — chez les autres — et l’assouvissement, dans le stupre, des désirs que ce spectacle a suscités en elle… On dirait du Baudelaire pour femme de chambre, titre d’ailleurs d’un de ses romans. Le tout présenté toutefois avec un grand talent quelque peu bavard, oratoire, enfonçant trop souvent des portes ouvertes — que Mirbeau s’obstine à voir fermées.

Naturalisme aussi, dans Paul Adam, qui débute par Chair molle, œuvre médiocre inspirée des formules les plus étroites de l’école de Médan, traverse ensuite le symbolisme, est fortement impressionné plus tard par les Russes — surtout La Guerre et la Paix de Tolstoï — mais en somme reste imprégné de Zola. Comme Zola, il se crée un style — un style passe-partout qu’il appliquera un peu à la grosse. Comme Zola, il s’applique à la peinture des mouvements de foule, s’efforçant de la subtiliser, prêtant à ces mouvements de masses, d’armées, de patries, à la suite de Tolstoï, « l’émotion de la pensée », il y montre des idées-forces — qui entraînent, dirigent tout cela. Ce sera Le Trust, qui souhaite révéler la puissance de l’Argent, et ses limites ; les romans militaires et historiques, La Force, L’Enfant d’Austerlitz, La Bataille d’Uhde, Au Soleil de juillet, puis La Ville inconnue, glorifiant les chefs, les conquérants de terres nouvelles, les fondateurs du colonialisme… Ces chefs sont illustres un instant, ils meurent, et la race survit. Ils se sont sacrifiés pour la faire plus grande : la seule gloire, immortelle est pour elle. Rêve aussi chez Paul Adam d’une sorte d’impérialisme latin.

Écrivain volontaire, intelligent, plus intelligent qu’artiste, l’homme était admirable de probité, de conscience littéraire. On s’émeut alors à repasser la liste de près de soixante volumes, dont il ne reste presque rien qu’un souvenir qui s’obscurcit.

Mais on voit par tous ces exemples que Paul Alexis, l’un des plus fidèles tenants de l’école zoliste, n’avait pas tout à fait tort d’envoyer, au moment le plus aigu de la querelle entre les naturalistes et la réaction du symbolisme, son fameux télégramme : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » La vérité est que, en littérature comme dans beaucoup d’autres ordres d’idées, rien ne meurt jamais entièrement : les écoles littéraires se succèdent en s’absorbant ; le naturalisme a succédé au parnassisme, qui avait absorbé le romantisme, le symbolisme au naturalisme. Ce sera ainsi sans doute jusqu’à la disparition de la langue française, événement qui n’apparaît pas devoir arriver aujourd’hui, ni même demain. À chacune de ces « écoles », il est demeuré quelque chose des autres. Et il existe, il existera toujours des sujets qui imposeront la manière naturaliste, ou symboliste, ou romantique, ou classique, sous une apparence qui paraîtra nouvelle.

Il n’en est pas de meilleure preuve que l’œuvre de Lucien Descaves : Sous-Offs, son premier roman, sur les mœurs — on peut dire les mauvaises mœurs — des sous-officiers en temps de paix et de caserne, ressortit entièrement à l’esthétique naturaliste. Mais quand Descaves écrit son Philémon vieux de la vieille, si émouvant de conviction et de simplicité, quand il consacre son talent si probe et si net à l’honnête petit peuple de Paris, à l’idéalisme des vieux insurgés de la Commune, à tout ce qu’il y a dans ce petit peuple de vertu véritable, d’honnêteté, de courage, d’espérance aussi enracinée que celle qu’inspire la foi religieuse, il n’a pas besoin de changer de formule. Il y introduit seulement on ne sait quelle dignité, on ne sait quelle noblesse intérieure qu’il n’a pas l’air de chercher : c’est le réalisme d’un brave homme — et d’un artiste qui ne veut rien dire qui ne soit la vérité.

Encore issu du naturalisme, J.-H. Rosny aîné, avec Le Bilatéral qui, en même temps qu’un très curieux et vigoureux roman, est un document d’une valeur inappréciable sur l’état d’esprit, la philosophie politique des premiers grands rêveurs socialistes vers les années 1880. Et, dans son style d’alors, on sent encore l’influence des Goncourt. Puis, c’est une œuvre prodigieuse et prodigieusement diverse. Tout l’attire, il veut tout savoir et tout dire. Nell Horn est un des meilleurs romans français sur l’Angleterre de l’ère victorienne… Il y a des juifs, il faut savoir ce que c’est que les juifs contemporains : voici Rachel et l’Amour. Mais surtout, ce qui devient rare, il a de l’imagination. Particulièrement l’imagination scientifique. Il sait voir le futur dans La Xipéhuz et La Mort de la Terre, d’une invention exceptionnelle, comme l’extrême passé préhistorique dans l’étonnant Vamireh et La Guerre du feu. Puis c’est le fantastique, scientifique toujours : La Force mystérieuse. Après la lecture d’un de ses ouvrages, purement technique, celui-ci, sans nulle littérature, et sans fiction romanesque, Le Pluralisme, un des plus grands physiciens de ce temps, Jules Perrin, l’un des bénéficiaires du prix Nobel, décida ouvertement que J.-H. Rosny aîné était l’un des plus grands philosophes scientifiques de notre temps. « Ah ! pourquoi s’est-il mêlé d’écrire des romans, soupirait-il, sans cela il serait à l’Académie des sciences ! » Mais la France est le pays des « catégories », depuis surtout la période napoléonienne. Pour les « officiels », Rosny, ayant publié des romans, ne sera jamais qu’un amateur en fait de science, et nous repoussons dédaigneusement les amateurs, au contraire de l’Angleterre, qui a su — on en pourrait citer vingt autres exemples — reconnaître le réel mérite d’un John Lubbock, dont elle a fait un baronet, puis un pair du royaume.

On a bien souvent comparé Rosny à H. G. Wells — en même temps qu’on prétendait assimiler celui-ci à Jules Verne, autre erreur aussi considérable et inexcusable. Prenez l’un après l’autre tous les romans de Wells, première manière. Vous y verrez que la thèse scientifique — la quatrième dimension — dans La Machine à explorer le temps, ou bien la vivisection, dans L’Île du docteur Moreau, ne sont que le point de départ, et le prétexte d’un pamphlet à la manière de Swift ; dans le Time Machine, le socialisme n’a pas réussi. Alors, dans cent mille ans, les riches ne seront plus que de petits bonshommes de quatre pieds de haut, passant leur vie à jouer gentiment et à faire l’amour. Ils vivent d’un travail accompli, automatiquement, dans les entrailles de la terre, par les ouvriers. Ceux-ci, les Morlocks, sont devenus des brutes machinales, sans pensée. Sans pensée : mais, nyctalopes, ils sortent la nuit pour manger les riches. Et Dr Moreau’s Island est une espèce de critique féroce de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le docteur Moreau, c’est le dieu de la Genèse qui dicte aux animaux changés par lui en hommes un décalogue impératif, les réduisant en esclavage. Montgommery, son aide, qui lui succède, c’est le Christ — un Christ à l’envers, qui dit à ces animaux : « Mes origines sont animales, comme les vôtres. Et je viens vous enseigner une morale d’amour. » La morale d’amour ne suffit pas. L’animalité reprend le dessus : et les animaux veulent dévorer leur dieu.

Au contraire, chez Rosny, la fiction scientifique tient toute l’œuvre. Elle se suffit à elle-même, elle l’emplit entièrement sans nulle tendance au pamphlet socialiste ou moralisant. Elle dit uniquement : « Voilà ce qui arriverait si… » Rien de plus, mais rien de moins. Un très grand savant qui développe une hypothèse. Rien de « swiftien », comme dans l’autre, d’une culture scientifique beaucoup moins étendue, et qui se donne pour objet une critique sociale.

Dans une série d’articles sur l’Esprit de la Littérature Moderne, publiée par la Revue des Deux Mondes, M. André Berge affirme que les nouvelles générations littéraires, revenant à une certaine conception d’un fantastique dont non seulement le prétexte, mais la base et l’expression même, seraient prises dans une « surréalité » scientifique, proclamaient leur admiration pour Jules Verne. C’est dans Rosny qu’elles devraient aller chercher un inspirateur et un maître : c’est un très grand esprit, qu’on n’a pas mis encore à la place qu’il mérite.

C’est aussi, non pas du naturalisme, dont il ne fut nullement touché, mais du symbolisme, qu’est parti Henri de Régnier. Du symbolisme, ou plutôt d’une réaction « vers-libriste » contre la prosodie régulière des vers français à laquelle l’école parnassienne avait imposé des règles encore plus rigides. Avec Moréas, Régnier en fut le plus grand protagoniste. Qui donc, il y a trente ans, ne récitait pas :

       En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses,
Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées,
             … Nous avons rencontré les filles de la plaine
             Qui s’en allaient à perdre haleine…

… Elle avorta presque tout de suite cette réaction vers-libriste ! Quelques années à peine, et Moréas publiait ses Stances admirables et classiques, Régnier ses délicates, savantes et correctes Médailles d’argile ; et sans cesser d’être avant tout poète, apparaissait conteur et romancier, restant gentilhomme. Il faut lire ces œuvres parfaites qui se nomment La Pécheresse, La Double Maîtresse, L’Amour et le Plaisir. Ce sont là, du moins, ceux de ses livres que j’aime le mieux. L’artiste semble vouloir suggérer : « Vous savez, ce n’est pas arrivé. Je m’amuse… mais vous, il faudra que vous croyiez que c’est arrivé. Toute volupté a un goût de cendres. La mort, le meurtre même… c’est si peu de choses ! Et réjouissez-vous pourtant au-dessus du temps comme le faune de Mallarmé : car je vais vous montrer tout cela, non pas avec une brutalité qui vous fera frémir, du moins avec cette suprême élégance sans laquelle il n’est pas de plaisir. » C’est une grande et belle école que celle de la poésie, pour un prosateur. Toujours il gardera le souci du rythme, de la mesure, de l’harmonie. Chez Régnier, ces qualités se compliquent d’une sorte de détachement à la fois hautain et léger de l’aventure qu’il conte. Souvent, il semblerait suggérer : « Ceci n’est qu’un amusement passager ; seul le vers est fait pour l’éternel. » Il est alors à la fois nonchalant et vif, tragique avec ironie, ou plutôt une sorte de voluptueux dédain. Volontiers, il cherche ses sujets dans le passé, créant alors une langue qui mêle la vigueur du xviie  siècle à la grâce du xviiie . Il ressuscite des libertins et des bardaches qui vous égaient sans vous choquer ; il ne vous cache pas que la morale de ses personnages est celle du plaisir — et l’on dirait ainsi d’un séduisant décor, somptueux et souriant — semblable à ceux de cette Venise, qu’il aime tant. Œuvre d’artiste, et surtout de poète, qui voudrait sous-entendre : « Cela vous plaît, n’est-ce pas ?… Mais au-dessus de tout cela il y a la poésie, qui seule est éternelle. » Alors, au-dessus de ces peintures aimables, même quand elles sont tragiques, plane une sorte de mélancolie supérieure qui leur donne la vraisemblance que peut-être lui-même serait tenté de leur dénier.

Un poète également, Francis Jammes. Et qu’on ne saurait classer dans aucune école. Ou bien alors, il faudrait remonter jusqu’à Rousseau, à Lamartine, à Eugénie de Guérin… On se figure parfois un enfant bien sage qui, dans la bibliothèque de sa famille pyrénéenne, n’a trouvé que de très vieux livres à images : Le Magasin Pittoresque, Les Encouragements de la jeunesse de M. de Bouilly. Ces images l’ont transporté, son imagination les a fait revivre en les accommodant à sa fantaisie, à une extrême sensibilité — une sensibilité sentimentale, la chose de nos jours, la plus rare. C’est à travers cette sensibilité sentimentale et ces images gravées, et les vieux Keepsakes de sa mère, qu’il aperçoit les êtres et les paysages. Ils deviennent surréels, à force d’irréalité à laquelle un tout petit coin de vraiment vu, un chant de flûte, les sonnailles d’un troupeau, prêtent tout à coup un accent d’intensité, de vérité, délicat, attendrissant. On songe à nos aïeules, disant d’un livre : « Il m’a fait verser de bien douces larmes. » À leur tour, Clara d’Ellébeuse, Almaïde d’Étremont — et sentez-vous comme ces noms sont bien choisis, comme ils nous replongent dans une ambiance disparue, presque ultra-romantique, et que nous regrettons plus ou moins, dans le fond de nos cœurs — sont bien près de nous faire verser des larmes. Le style en est, comme le sentiment, « enchanteur » au sens où on l’employait si souvent à une époque évanouie. On croirait les sons affaiblis, mais si doucement purs, cristallins, d’une vieille boîte à musique aux accords demeurés parfaitement justes. Cela touche à « l’éthéré ». Ce ne sont pas des « romans » : d’exquises romances, comme on n’en fait plus. Jammes bénéficie de tout ce qu’il y a en lui de divinement désuet. Il s’est « converti » par conviction, j’en suis sûr, et peut-être aussi pour retrouver les ingénuités qu’il poursuit, les émotions délicieuses d’un « premier communiant ».

… Une femme de lettres, éperdument éprise d’un amant et dont la dernière œuvre était manquée, le sachant, car elle est supérieurement intelligente, me disait un soir : « Que voulez-vous : le bonheur ne sert pas mon talent. » La foi de Jammes, ardente, naïve, et qui surtout veut naïvement s’exprimer, n’a pas servi son talent. On ne peut le reprocher qu’à la Madone, qui aurait pu être plus généreuse en bénédictions à l’égard de son serviteur.

Jérôme et Jean Tharaud ont réussi ce tour de force d’unir la documentation de l’école naturaliste à l’écriture de Barrès. Savante, adroite mosaïque, trop adroite, peut-être ; cependant aussi solide que ces mosaïques dites romaines — et sans doute d’origine hellénistique — qu’on retrouve à cette heure, sous le sable de la brousse, aussi solides et brillantes que le jour où l’artiste-artisan paracheva son œuvre. À y regarder de près, peut-être la documentation l’emporte-t-elle sur l’imagination. Ni La Fête arabe, ni Les Seigneurs de l’Atlas, ni leur excellent Ravaillac, ni Quand Israël était roi, qui n’est pas leur meilleur ouvrage, ne sont des romans : notes éclatantes de tourisme, ou bien lumineuses reconstitutions historiques ; alors du Vitet — on a trop oublié le Vitet des Barricades, des États de Blois, de La Mort de Henri III, dont on aurait pu dès longtemps célébrer le centenaire — toutefois du Vitet avec infiniment plus de talent.

Mais lisez La Maîtresse servante, que je préfère aux deux Dingley, et aux Hobereaux, qui rappellent un peu trop Maupassant. Lisez surtout un beau roman sur les juifs de l’Est européen, À l’ombre de la croix, mosaïque encore peut-être — les Dreamers of the Ghetto, de Zangwill, avaient déjà révélé la singulière activité, la volonté de puissance qui se cache, larvée, dans la misère de ces juifs de Pologne, de Galicie, de Hongrie. Mais l’un des Tharaud a longtemps vécu en Hongrie. Il a su voir et sentir profondément l’intensité de cette vie juive, et le roman, ferme et bien dessiné, est un chef-d’œuvre.

René Boylesve, Tourangeau, fut aussi adroit, aussi délié à s’avancer dans le monde et dans la littérature que Francis Jammes l’est peu. Cela servit à ses succès terrestres, un peu moins à son œuvre, qui n’est pas négligeable ; car il portait sur la société provinciale de France, particulièrement sur celle de Touraine, des regards avertis. Par le détail, ses romans restent un bon document sur l’évolution de cette société provinciale depuis 1890 jusqu’à nos jours. Il est plus « clinicien » que l’élégant libertinage de La Leçon d’amour dans un parc, — à quoi l’on est en droit de préférer, dans ce genre, les ouvrages de Henri de Régnier — ne le donnerait à penser. Il observe bien, quoique dans un style sans grande originalité, les symptômes de la crise, de la maladie que traverse cette société. Tout ce qu’on peut regretter, c’est que, entré dans une vie nouvelle, devenu mondain, un peu snob, l’auteur du Médecin des dames de Néans, d’Élise, de Mademoiselle Cloque, n’ait pas eu le courage d’aller jusqu’au bout de son talent. Pour gagner de grandes batailles, il faut avoir le goût du risque.

Ce n’est pas au contraire le courage, ni la sincérité qui manquent à Édouard Estaunié, mais peut-être un peu du sourire parfois un peu trop facile, et s’appliquant trop aisément à tout, de René Boylesve. Olive Schreiner, la romancière sud-africaine, a là-dessus une phrase profonde : « La vie a des apparences extérieures volontiers aimables — et un sens intérieur qui est tragique. » Estaunié poursuit ce sens intérieur des choses. Il le pressent, il le devine, il en est profondément hanté. Ce mathématicien, ce polytechnicien, formé par les Jésuites de la rue des Postes, n’a pas été tendre pour ses maîtres. Comme Marcel Prévost dans Le Scorpion, dans L’Empreinte il s’est insurgé. Mais ce titre même de L’Empreinte dénonce les tendances auxquelles l’esprit méditatif, presque mystique d’Estaunié restera fidèle. « Une fois prêtre, toujours prêtre. » Son élève des Jésuites qui a perdu la foi se fera prêtre quand même : il a reçu « l’empreinte », et celle-ci lui impose une mission. L’auteur ne le dit pas ici : mais la vérité n’est-elle pas pour lui que, la foi évanouie, le spiritualisme reste ? C’est, on pourrait le croire, la conviction qui, de plus en plus, a nourri, élevé son talent. Ce mathématicien demeure spiritualiste, et, peut-être en raison de son éducation scientifique, d’un spiritualisme spirite, si l’on peut dire : ainsi tout l’univers est baigné d’esprit. L’esprit ne meurt pas : les choses voient (c’est le titre d’un de ses romans). Elles conservent « l’empreinte » (encore une fois) des événements dons elles furent témoins. Les gestes extérieurs, quotidiens des hommes ne sont rien : derrière, se cache leur vie véritable, inconnue et profonde — leur âme, en somme ; et c’est La Vie secrète. Et enfin, imaginez un très quelconque fonctionnaire, médiocre, assidu à ses petits devoirs ; terre à terre : l’amour qu’il éprouvera pour une femme très pure, qui ne se donnera pas, qui mourra sans s’être donnée, développera par degrés, en lui (c’est L’Ascension de M. Baslèvre, la meilleure œuvre d’Estaunié), une spiritualité délicate, une sorte d’ascèse épurée, sublimisée, silencieuse, sans but apparent, sinon l’imitation de la morte des vertus de la morte, qui ne l’est pas en réalité — puisqu’elle continue à vivre en lui — et sans doute ailleurs sur un autre plan de l’univers… Toute une morale, très élevée, issue de ce spiritualisme partout latent, est alors suggérée, non exprimée. Un style correct, sans recherches, sans trouvailles. Ces recherches, ces trouvailles ne pourraient-elles bien être une injure à la gravité spirituelle des êtres et des choses ? De l’émotion, pourtant, qui jaillit d’une conviction discrète, mais intense. Estaunié a un très grand talent, un peu triste.

On a groupé dans ce chapitre les noms de romanciers dont la plupart ont des mérites considérables, certains — et fort différents. Mais tous peuvent être rapprochés par un sort semblable : ils n’ont exercé, malgré ces mérites, aucune influence sur les générations littéraires qui les suivirent. Après Barrès, les vrais maîtres, les inspirateurs de celles-ci ont été André Gide et Proust.

Cependant, il y a Henri Duvernois. Le distingué critique littéraire du Temps, M. André Thérive, a signalé un jour qu’il était en passe d’être adopté par les jeunes auteurs d’avant-garde. Je m’en applaudirais : c’est vraiment un écrivain parfait, d’une qualité rare. Il me plairait, un peu aventureusement, d’en découvrir la cause dans ce que je me risque à nommer « son urbanisme »… Les gens du xviie et même du xviiie  siècle habitaient les villes, mais ils vivaient de la campagne. Ils gardaient avec la campagne des attaches profondes. La plupart de leurs images en venaient — souvent par l’intermédiaire, du reste, de leurs souvenirs classiques. De même encore chez les romantiques — jusqu’à Baudelaire — il n’y a pas, chez Baudelaire, un seul souvenir rural. Il est uniquement « urbain ». De même — à sa place — Henri Duvernois. C’est pourquoi il est bien de son temps, — où l’on ne voit plus la campagne qu’en auto : absolument moderne. Mais il y a autre chose dans son talent. Autre chose qui peut-être aussi est « urbain ». L’homme qui voit peu d’hommes se méfie d’eux. Celui qui en voit beaucoup, en coudoie beaucoup, en acquiert l’habitude. Il devient, à leur égard, indulgent, bienveillant. Il prend à eux trop d’intérêt pour que jamais il s’irrite, il s’indigne. Il les comprend… Il comprend les détraqués, les intoxiqués, les demi-fous. Il comprend les pauvres femmes qui vivent de leur corps, et qui n’ont pas beaucoup de cervelle. Ce n’est point qu’il ne les juge ; mais avec je ne sais quoi qui ressemble à une forme nouvelle de charité, venue de l’intelligence. Avant tout, Duvernois est un conteur : et Morte la Bête, Un soir de pluie, sont des chefs-d’œuvre du genre. Chose à remarquer : il a fallu, pour Morte la Bête, que Sacha Guitry transportât cette brève nouvelle au théâtre pour qu’un public nombreux s’aperçût de la profondeur d’émotion et de vérité dont elle est pleine. Dans son texte original, elle est trop condensée, écrite trop simplement, naturellement — le naturel absolu est encore une des qualités de l’auteur — pour que le commun des lecteurs pénétrât tout son mérite.

Mais c’est aussi un romancier. Edgar, Maxime, Gisèle sont des livres exquis. Ils valent, eux aussi, par une indulgence singulière où il n’y a nulle ingéniosité sentimentale, et pourtant du sentiment. Parfois l’on songe à Dickens, parfois à Alphonse Daudet. Puis on discerne que c’est tout différent, personnel. Si personnel, que le vulgaire ne comprend pas assez la qualité exceptionnelle de l’ouvrage composé, écrit dans un style, un appareil instinctivement si unis que le snob, épris d’acrobaties, ne s’en doute pas davantage.

Les romans de la guerre

Ils furent presque innombrables. Plusieurs milliers, sans doute. Ils y dépensèrent un grand talent : un si formidable cataclysme était de nature à en donner à ceux mêmes qui n’en avaient pas. Cette guerre révéla qu’il n’y avait plus qu’une religion ayant le droit d’imposer le sacrifice de la vie : le patriotisme. Et, de même que les guerres entre protestants et catholiques avaient laissé un tel souvenir d’horreur — et d’inutilité — que leur mémoire fut pour quelque chose dans le principe nouveau qu’institua le xviiie  siècle et qui est que nul ne doit être mis à mort, ni même molesté, en raison de sa foi religieuse, on en vint à se demander s’il ne fallait pas imposer des bornes aux effets que produisait cette religion-là.

Cela fit qu’on oublia, qu’on voulut oublier bien vite les héros qui avaient conté cette guerre de façon héroïque. Tout au plus fit-on grâce aux Croix de bois de Dorgelès, parce que, très adroitement, faisant défiler un régiment décimé par la bataille, harassé, épuisé, furieux, misérable, mais qui reprend le pas, redresse la tête en passant dans un village et crie : « Eh bien, oui. C’est nous les vainqueurs ! » il y fait ajouter par un de ces héros malgré eux ce mot : « Alors, il y aura toujours des guerres ! » et par un autre cette définition, tragique de vérité : « Je trouve que c’est une victoire parce que j’en suis sorti vivant ! »

On n’a prêté qu’une attention insuffisante au Cabaret d’Alexandre Arnoux — quelques nouvelles dont chacune est un chef-d’œuvre : le meilleur ouvrage à mon sens de cet écrivain dont la forte philosophie, l’exceptionnelle puissance verbale semblent avoir eu besoin, pour donner son plein, de la terrible réalité de la guerre.

… Tandis que l’immense et généreuse pitié qui emplit la Vie des martyrs, et Civilisation de Duhamel, l’accent révolté des Maquignons et de Discipline, même l’ironie — au fond désespérée — d’Un enterrement et du Cuirassier Cuvelier, allaient au cœur, répondait à l’impression que tous gardaient de cet effroyable déchaînement de sauvagerie. Duhamel fut médecin-major pendant cette guerre, il avait trop vu souffrir, trop vu mourir. Il criait : « Pourquoi ? Pourquoi ? » Ce grand écrivain se faisait ainsi une religion personnelle, « mystique et stoïcienne tout à la fois ». Il concluait à l’amour des hommes « pour eux-mêmes », même quand ils sont gris, ternes, moroses. De là Les Hommes abandonnés, de là la création de son type de Salavin : la rêverie, chez un humain qui, pour vous, ne semble pas avoir le droit de rêver : un pauvre diable, médiocre comme des millions d’autres. Et pourtant ! Allez au fond…

Et avant… avant, il y avait eu, en pleine guerre aussi, presque au début de cette guerre, Le Feu de Barbusse. Toute l’abomination de la guerre, toute sa férocité et tout ce qu’elle a de banal, de sale, de vulgaire. Avec cela, faire un livre incontestablement grand, puissant, un document farouche, et qui, selon toute probabilité, restera. Aucun procédé littéraire nouveau : le pur naturalisme ; on se souvient de ce qui a été dit tout à l’heure ; il y a des techniques qu’on croit désuètes, épuisées, et qui demeurent les seules à l’aide desquelles on peut écrire certaines œuvres. Telle est la technique naturaliste du Feu. Elle seule pouvait décrire la guerre telle qu’elle est, vue par une escouade de pauvres hommes presque anonymes. Cela est si vrai que ceux qui se sont appliqués, pour le même sujet, à adopter celle de Barrès ont généralement échoué… Cette technique naturaliste a des défauts toutefois. Il faut bien dire ce que c’est qu’un régiment, un corps d’armée, une armée, ce qu’est l’artillerie lourde, les services d’intendance, etc. Pour interprète, Barbusse imagine un personnage, Coton, dit « l’Homme-Chiffre ». Et quand l’Homme-Chiffre a récité, fini de réciter des pages et des pages de manuel, quand il ne sert plus à rien, alors Barbusse le tue. On distingue ici ce que le procédé peut avoir d’artificiel.

D’autre part, à l’influence de Zola se superpose parfois celle des Russes. Il se passe alors dans notre esprit un phénomène assez curieux. Quand Barbusse feint qu’un soldat français, ancien mineur, parvient — ce qui nous paraît difficilement croyable — à franchir les lignes allemandes et à voir, à travers une fenêtre, sa femme s’abandonner à un Allemand, cela nous paraît impossible, imaginé et faussement imaginé. Et puis l’on songe : « Si nous lisions ça dans Tolstoï ou Dostoïevswki, cela nous paraîtrait parfaitement vraisemblable et admirable. »

Autre chose : Le Feu est le premier roman et peut-être reste le seul où certains mots obscènes — par exemple celui qui, pour dire « un imbécile », emprunte le nom populaire d’une partie du corps de la femme et en tire même d’autres substantifs — sont écrits en toutes lettres. C’est que, à l’armée, en temps de guerre, on est entre hommes et que c’est bien ainsi qu’entre eux les hommes parlent. Mais c’est aussi, paradoxalement, une indulgence de la censure, cette censure étant militaire. Elle ne se souciait que d’empêcher qu’un auteur révélât des choses qui pouvaient nuire à la sécurité ou au succès des armées. Mais de la morale courante, et de la décence du vocabulaire, elle n’avait aucun souci.

Cependant, même en se plaçant à un point de vue militaire, cette censure a été généreuse. Elle eût pu considérer qu’il était nuisible à la conduite de la guerre, au « moral » des civils et à celui des combattants, qu’on insistât aussi fortement sur les misères, les hontes que produisait ce conflit, qui eût dû garder un aspect héroïque. Cela est si vrai, qu’un roman allemand, À l’Ouest, rien de nouveau, qui dit toutes les mêmes choses que Le Feu, avec beaucoup plus de modération dans les termes, beaucoup moins de lyrisme naturaliste, et aussi, on est bien obligé de l’écrire, beaucoup moins de talent, n’a pu paraître que douze ans après le traité de Versailles. Il a fallu à la littérature allemande tout ce temps-là jour produire des œuvres « anti-guerre ». Chez nous, cela s’est fait tout de suite, et durant la guerre même. C’est un résultat de l’individualisme des Français. Du reste, cela ne les a pas empêchés de tenir tout seuls à Verdun et de gagner la guerre avec leurs alliés.

Cet individualisme est d’ailleurs ce qui semble faire la supériorité des romans de guerre français sur ceux que l’Allemagne a publiés dans ces derniers temps. Car toute œuvre d’art est avant tout individuelle. Et c’est bien ce qu’on voit dans L’Ouragan de Florian-Parmentier : œuvre considérable, rude, émue, vigoureuse, évocatoire — celle peut-être, à mon sens, qui montre le mieux la guerre telle qu’elle fut — d’un bout à l’autre.

Marcel Proust

… Un enfant délicieux, gâté — délicieux quoique gâté — toujours malade et toujours surnaturellement agile d’esprit et même de corps, un petit prince des contes de fées qui n’avait qu’à peine l’air d’être de ce monde, mais qui fut — et trop — « du monde » ; né dans la bourgeoisie, mais une bourgeoisie presque trop riche, d’une mère qui lisait Mme de Sévigné et en savait les lettres presque par cœur, d’un père, médecin illustre, qui avait du sang israélite dans les veines ; impérieusement doux, faisant on ne sait comment fléchir toutes les volontés devant ses volontés, qui étaient changeantes — sauf celle « d’écrire » et d’être « un grand écrivain » ; malicieux sans malignité, désireux, comme une femme, de plaire ; plaisant, en effet, à tout le monde ; mais à la fois avec l’égoïsme d’un enfant qui, étant artiste (un grand nombre de vrais artistes restent toujours enfants), veut se servir de ce don de plaire pour son art, et avec la patiente ingéniosité d’un médecin psychiâtre qui flatte et enjôle pour, à la fin, sortir avec une « fiche » originale sur un cas nouveau. Tout cela sans le vouloir, en suivant sa nature, la perfectionnant seulement par la fréquentation de ce monde hautement titré du faubourg Saint-Germain, qui sait cacher tant d’indifférence à ceux qui ne sont pas « nés » sous les apparences de la courtoisie la plus nuancée.

Son portrait ? Il se l’est tracé à lui-même, mettant en scène deux chambrières qui le soignent dans un hôtel de ce Bolbec, en Normandie, tout parfumé encore de ses souvenirs d’enfance et de « l’ombre des jeunes filles en fleurs ».

« Ô petit diable noir aux cheveux de jais, ô profonde malice ! Je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse les plumes, et tourne son cou avec une souplesse ! Il a l’air tout léger ; on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans les rangs des riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes ? Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons, bon, voilà qu’il répand son lait ! Attendez que je vous mette une serviette, vous ne sauriez pas vous y prendre. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi bête et d’aussi maladroit que vous. Regarde-le, Marie. Bing ! voilà qu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, je te dis.

« … Selon elle, continue Proust, on ne savait pas quand je dormais ; la nuit, je voltigeais comme un papillon, et, le jour, j’étais aussi rapide qu’un écureuil : « Mais il n’aime pas qu’on lui mette une serviette quand il mange. Ce n’est pas qu’il n’aime pas cela, c’est pour bien dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est un seigneur, et il veut montrer qu’il est un seigneur ! »

« … Ah ! sac à ficelles ; ah ! douceur ; ah ! perfidie ; rusé entre les rusés ; rosse des rosses !… »

Et Céleste conclut : « Tu n’as donc pas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant ? Il avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours très simplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures et dentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côté de son immense majesté, de sa bonté encore plus profonde. »

Ceci est un des meilleurs morceaux de Proust. Tout y est. Cet air « prince », cette volonté capricieuse et incantatrice, cette agilité intellectuelle et physique, ce besoin d’être servi, d’où résulte une familiarité singulière avec les domestiques, ses insomnies, le génie unique dont il est doué pour noter les moindres conversations en les déformant : car il est évident que jamais « chambrière » ou « coursière », comme il signale qu’on dit en cet hôtel provincial, n’a parlé ainsi, bien qu’il note que les frères de ses deux femmes ont épousé, l’un la nièce de l’archevêque de Tours, l’autre une parente de l’évêque de Rodez. C’est encore ici l’une de ses vanités : il faut que tous ceux qu’il rencontre aient quelque chose d’extraordinaire.

Ainsi, malade-né, bien qu’il ne meure qu’à quarante ans. Influence sur lui de la domesticité, dont il ne saurait se passer et surtout de l’indispensable Françoise, qui a elle-même un valet de pied — on vit grandement chez lui — et dont il trace une silhouette inoubliable. Insomnieux : et l’on sait le grandissement presque hallucinatoire des souvenirs du jour dans l’insomnie nocturne. Fils d’un médecin célèbre, et s’accoutumant, dans le milieu familial, à envisager toute observation intellectuelle comme une note clinique, prise objectivement, et avec la conviction que le plus petit détail peut être le plus important, que, pour connaître ces détails, il faut savoir « faire causer » les gens. Et, comme il est gentil, d’une gentillesse, d’une « bonté » — c’est lui qui s’en vante — adorables, il est en effet adoré. Outre que ses entours hébreux sont fiers de montrer un type aussi séduisant de leur race, tous ses amis chrétiens sont épris de lui. À son formidable labeur littéraire, s’ajoute celui d’une correspondance énorme, ingénieuse, vraiment amicale ou affectueuse — et flatteuse de surcroît. Quand il meurt, ce sera toute une série d’Hommages à Marcel Proust, de Souvenirs sur Proust, de Lettres de Marcel Proust avec commentaires, qui rempliraient déjà une bibliothèque : à tel point qu’on pourrait se demander si l’auteur n’a pas eu, d’abord, plus d’amis que de lecteurs.

Question insidieuse, malveillante. On « lance » à cette heure un écrivain comme jadis un remède pharmaceutique, ou une marque de cigarettes, comme plus tard on lança, on lance encore les peintres, les acteurs et les pitres. D’accord. Mais le commerçant — ou l’éditeur — n’est pas une bête : il ne se livre à cette publicité que s’il constate que le produit « prend déjà », qu’il s’en manifeste un besoin ou un goût. Proust avait des lecteurs, des admirateurs — et nombreux — avant cette publicité posthume. Il me souvient de l’enthousiasme du grand, du généreux Rosny aîné lors de la publication de À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; et celui-là se moque du public et de la publicité. Certes, Proust répondait donc et répond à un besoin, à un goût ; il a fait du nouveau, du nouveau qu’on attendait, qu’on désirait.

Quel « nouveau » ? On hésite presque à le dire, répugnant, dans un ouvrage élémentaire tel que celui-ci, à quoi que ce soit qui puisse avoir une apparence paradoxale. Mais le fait est que, ce livre ayant pour titre Le Roman français, se pose, angoissante, la question de savoir si Proust y devrait trouver place. Ses quinze volumes — à l’exception de La Prisonnière, et encore à un faible degré — sont-ils bien des romans ? C’est un grand, un admirable reportage d’une sensibilité transposée dans l’intellectuel, et qui éclate cependant partout de lucides visions sur la société contemporaine : mais une société réduite, un peu regrettablement, à la seule classe qui n’ait plus aucune importance sociale, qui n’est plus que le « témoin », au sens géologique du mot, d’une époque disparue — prenez, si vous voulez un gros bloc erratique abandonné par l’extension glaciaire, qui ne sert à rien et ne fait rien : celle des gens hautement titrés, la société, enfin, du faubourg Saint-Germain.

Il paraît qu’il est arrivé à Bourget d’écrire que l’Europe moderne repose sur trois piliers : l’Académie française, la Chambre des pairs d’Angleterre, et le grand état-major allemand. L’Académie française est composée de 39 membres (rarement 40) très honorables et très justement honorés : mais je ne sache pas qu’elle exerce une grande influence sur l’évolution de la France : elle se contente de suivre cette évolution de très loin. On pourrait en dire autant de la Chambre des pairs d’Angleterre, qui n’est plus qu’un témoin ou une survivance d’époques révolues. Enfin, le grand état-major allemand a conduit son pays aux abîmes. Bourget n’a pas eu de chance. Il semblerait que le choix de Proust n’ait pas été beaucoup plus heureux. Les maîtres, les meneurs des pays occidentaux sont actuellement, non pas cette aristocratie désuète, mais — quoi qu’on puisse dire — les hommes politiques, les grands financiers et industriels, les gens d’affaires : que Proust n’a-t-il appliqué sur eux ses dons exceptionnels d’observation ? Il aurait répondu simplement que politiciens et gens d’affaires ne constituent pas une classe ou des classes, mais des bandes — et que ces bandes, une fois enrichies ou puissantes, n’ont qu’un désir : celui de pénétrer dans cette société titrée qui ne sert à rien, si grand encore est le prestige de celle-ci ! Peut-être encore que, ainsi qu’on le lui avait enseigné au lycée, c’est chez les inutiles et les grands de la terre, qui ont le temps, qui ne sont point retenus et absorbés par des besognes professionnelles, et se placent au-dessus des lois communes, que le jeu des passions peut régner tout pur.

Ne vous arrêtez pas à ces excuses ou ces raisons. La vérité pourrait bien être que pour ce charmant Marcel, cette espèce de « fils de roi » à la Gobineau, c’est-à-dire né n’importe où, mais fils de roi pourtant par les qualités, les résonances de son esprit — obtenir ses entrées dans ce monde si fermé, être « reçu », était une conquête. Et une fois là, il pouvait regarder. Regarder avec l’incomparable instrument qu’il s’était forgé. Regarder ce que personne, depuis Saint-Simon, n’avait pu ni voir ni peindre — sauf, ce semble, Stendhal dans Le Rouge et le Noir.

Dans quelle mesure n’a-t-il pas été vaincu par sa conquête ? Certes, le Côté de Guermantes est tout pénétré en dessous — on pourrait presque dire sournoisement — d’ironie à l’égard de cette aristocratie où il est si fier de fréquenter. Parfois même, son dédain s’exprime plus clairement : « Il y a, dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle… » Ce mot de niaiserie ou de stupidité se retrouve plusieurs fois, appliqué au même sujet. D’autres fois, il se cherche des excuses, des motifs — légitimes — d’artiste : « Dans les conversations qu’avaient à ce sujet (les généalogies et les préséances nobiliaires), M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil, je ne cherchais qu’un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme eussent fait des laboureurs et des matelots, parlant de cultures et de marées, réalités trop peu détachées d’eux-mêmes pour qu’ils puissent personnellement en goûter la beauté que, personnellement, je me chargeais d’en extraire. » Mais, somme toute, ce n’est pas seulement à lui-même qu’il s’accorde des excuses, c’est à l’aristocratie, même contemporaine. Il y voit, non sans respect, « une construction lourde percée de rares fenêtres laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, qui enferme toute l’histoire, l’emmure et la renfrogne ». Il a voulu séduire cette société : il s’est — et c’était fatal — dans une large mesure, laissé séduire par elle.

Et la moitié d’un volume pour nous faire connaître ses efforts, encore infructueux, pour avoir ses entrées chez la duchesse de Guermantes, l’autre moitié consacrée aux conversations « piquées » avec minutie et le plus souvent — c’est bien son intention de le montrer — détestablement ennuyeuses du salon de Mme de Villeparisis ! Le vieux calembour, déjà usé quand nous étions sur les bancs du collège, de « Taquin le Superbe » au lieu de « Tarquin le Superbe » qu’il fait redire à satiété, pour définir M. de Charlus, par la duchesse de Guermantes, et qu’il fait répéter à satiété, avec admiration, par tout son entourage ; les bavardages oiseux et communs du salon pseudo-littéraire et musical des Verdurin ; il est certain qu’il y a dans tout cela des intentions ironiques, des traits décidément amusants, mais que c’est long, parfois !

Pourtant, il l’a voulu ! Qu’on relise l’interview qu’il donna au Temps lors de la publication Du côté de chez Swann (Swann qui est déjà lui : plus tard, il dira « je »…) « De jeunes écrivains avec lesquels je suis d’ailleurs en sympathie, préconisent une action brève, avec peu de personnages. Ce n’est pas ma conception de roman… Vous savez qu’il y a une géométrie plane, et une géométrie dans l’espace. Pour moi, le roman, ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j’ai tâché de l’isoler, mais pour cela, il fallait que l’expérience pût durer. J’espère que, à la fin de mon livre, tel petit fait social, entre les personnes qui, dans le premier volume, appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé…

« Puis, comme dans une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu’un même personnage aura pris aux yeux d’un autre, au point qu’il aura été comme des personnages différents, donneront — mais par cela seulement — la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu’ils sont dans le volume actuel… ainsi qu’il arrive bien souvent dans la vie. »

Proust passe ensuite à l’importance dans l’œuvre de « la mémoire inconsciente » :

« Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l’intelligence, ne nous donne du passé que des faces sans vérité, mais qu’une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous. Combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité ! Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui dit “je” — et qui n’est pas moi (mais c’était lui : il avait des raisons de le nier) retrouver tout d’un coup des années, des êtres oubliés, dans le goût d’une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine : sans doute, il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme.

« … Voyez-vous, ce n’est guère qu’aux souvenirs involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D’abord, précisément parce qu’ils sont involontaires, qu’ils se forment d’eux-mêmes, ils ont seuls, attirés par la ressemblance d’une minute identique, une griffe d’authenticité. Puis, ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l’essence extra-temporelle, celle qui est justement le contenu du style, cette vérité générale et nécessaire que la beauté du style traduit.

« Si je me permets de raisonner ainsi sur mon livre, c’est qu’il n’est en aucune manière une œuvre de raisonnement ; c’est que les moindres éléments m’en ont été fournis par ma sensibilité, que je les ai d’abord aperçus au fond de moi-même, sans les comprendre, ayant autant de peine à les convertir en quelque chose d’intelligible que s’ils avaient été aussi étrangers au monde de l’intelligence que, comment dire ? un motif musical.

« Ce que nous n’avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par exemple des idées logiques) cela n’est vraiment pas nôtre, nous ne savons pas si c’est le réel. C’est du “possible”, que nous élisons arbitrairement d’ailleurs, ça se voit tout de suite au style.

« Le style n’est nullement un enjolivement, comme le croient certaines personnes, ce n’est même pas une question de technique. C’est — comme la couleur chez les peintres — une qualité de la vision, la révélation de l’univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus. »

Parfaite et magnifique définition. Et alors, le style de Proust ? Il est tout entier, en effet, le produit de sa mémoire, mais il est impossible de savoir si ses souvenirs sont volontaires ou involontaires, tant il semble toujours tout se rappeler. Sous l’influence de sensations qui s’associent, qui se « retrouvent », comme il vient de le dire dans cette interview, comme il le redira plus tard dans le morceau admirable et célèbre qui termine Le Temps retrouvé. Mais est-ce toujours le cas ? Cette magie incantatoire de l’intensité de certains moments, est-elle pour quelque chose dans les deux longues pages du dernier tome de Sodome et Gomorrhe, sur le 40 bis du boulevard Malesherbes, où il n’y a rien qui puisse rien signifier, qui tienne en quoi que ce soit au sujet, qui ait la moindre raison d’être ? Souvenirs volontaires ou involontaires lui fournissent des impressions, des tableaux, des portraits — comme celui de Saint-Loup, comme la mort de sa grand’mère, et certains passages sur Albertine — étonnants de force, de nouveauté, de véritablement inédit. Mais il y a bien souvent, dix, vingt, cent lignes de trop. C’est qu’il met tout sur le même plan, et qu’alors, si le souvenir, volontaire ou involontaire, ne vaut pas la peine qu’il se donne pour l’évoquer, ce style-là, si neuf parfois et qui nous fait entrer vraiment dans un nouvel univers, barbote dans le charabia. En veut-on un seul exemple ? Il s’agit d’expliquer qu’il y a des suppressions de bruit qui ne sont pas momentanées. Pour les sourds, certainement. Un sourd n’entend pas « monter » le lait. Pour qu’il s’aperçoive de ce phénomène de physique culinaire, il faut qu’il se serve de ses yeux. C’est bien simple et cela suffit. Voici la phrase de Proust :

« Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer une bouteille de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert le reflet blanc, hyperboréen, pareil à celui d’une tempête de neige et qui est le reflet prémonitoire auquel il est sage d’obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots, les prises électriques ; car déjà l’œuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crise en quelques soulèvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles à demi chavirées qu’avaient plissé la crème, ou lance dans la tempête une en nacre, et que l’interruption des courants, si l’orage électrique a été conjuré à temps, fera toutes tournoyer sur elles-mêmes, et jettera à la dérive, changées en pétales de magnolia. »

Que d’efforts et de pathos descriptifs pour si peu ! On songe aux tirades euphuistes du grand Shakespeare, qu’on est forcé de couper à la scène, parce que nul ne les supporterait plus.

Et qu’importe de savoir si ses quinze volumes sont véritablement, comme il l’affirmait, un long, un immense roman, qu’il y ait même des « préparations », telles qu’un ingénieux critique ait pu prédire que deux personnages, présentés au début de cette œuvre si vaste, s’épouseront cinq ou six volumes plus loin ? Les souvenirs, volontaires ou involontaires, y pèsent d’un tel poids que l’intérêt romanesque n’est pas ce qu’on y peut chercher. Mémoires « romancés », ou romans « mémoires » ? Je laisse le choix ; il est indifférent.

Les personnages changent d’attitude, de caractère en cours de l’ouvrage « comme souvent dans la vie » ? Cela est vrai, mais après tant de conversations, de minutieux tableaux de salon, fréquemment amusants du reste. (Écoutez Mme Verdurin s’adressant à Charlus, si entiché de sa noblesse : « Vous n’auriez pas dans votre faubourg un vieux noble ruiné qui pourrait me servir de concierge ? » — « Si, mais je ne vous le conseille pas ; les visiteurs élégants pourraient bien s’arrêter à la loge. ») Ces tableaux et ces conversations s’allongent tellement que, lorsque l’on retrouve le personnage qui a changé, on ne se souvient plus toujours qu’il n’était pas « comme ça ».

Je me trompe, on s’en souvient pour un seul : Charlus. C’est une exception dans la littérature moderne ; dans ces mémoires romancés, ou ce roman mémoiré, Proust crée un héros. Un héros formidable et ignominieux, humain, vrai, pitoyable dans le vice — ou la maladie sexuelle — auquel malgré tout l’opinion publique pardonne le moins aisément ; fin, intelligent, bon, délicat, dissimulé, sentimental d’abord dans ce vice, puis croulant dans une honte publique, un sadisme douloureux, répugnant, abominable. Le centre de l’œuvre est là : Charlus. Il a toute la vigueur et la réalité d’un type affreux — qui restera.

André Gide.

C’est une remarque un peu confuse, mais juste, que fait M. André Berge dans L’Esprit de la littérature moderne. Essayant de découvrir « le fond » de Proust et de Gide, il écrit :

« Par un curieux paradoxe, il se trouve que, dans tous les volumes écrits “à la recherche du temps perdu”, c’est la sensibilité qui paraît, à première vue, tenir une place essentielle. C’est elle qui, par son originalité et par son acuité, frappe d’abord notre attention. Et pourtant il faut reconnaître que la primauté reste à l’intelligence : tant que l’auteur sent, il cherche à comprendre. Nous assistons à l’auscultation d’une sensibilité suraiguisée par une intelligence merveilleusement perspicace. Tendance intellectuelle, mais aussi tendance réaliste… Proust écrit, en effet, ainsi que d’une évidence indiscutable : “Comme l’art recompose exactement la vie…”

« La tendance de M. André Gide s’oppose à la précédente en tous points ; primauté fondamentale de la sensibilité ; mais (c’est moi qui ajoute ce “mais”), intelligence qui se manifeste au premier plan et d’une éclatante façon… Le centre de son intérêt affectif, ce sont les idées ; mais il ne les considère que si elles sont mêlées à la sensibilité d’un homme. Pour lui, les idées sont toujours incarnées en quelque personnage : et les personnages sont mus par les idées, alors que chez Proust les personnages étaient mus par les sensations et les mouvements instinctifs de leur “moi”. Ici les personnages réfléchissent et sentent battre leurs idées comme leur cœur. Ils peuvent épier leurs propres réflexions, avoir des aperçus théoriques sur eux-mêmes… »

« … Il s’ensuit que les mouvements de la pensée de Proust et de Gide vont en sens inverse. Proust se dirige toujours du particulier au général (ici, je demanderai à M. Berge s’il est bien sûr que Proust y arrive toujours…). Tandis qu’André Gide, partant du général se dirige vers le particulier, en ce sens que, par un approfondissement de l’humain considéré dans son ensemble, il pénètre jusqu’à l’âme individuelle. »

Je vais tâcher de résumer. Quelle que soit sa sensibilité, qui est grande, Gide réagit tout de suite. Il essaie d’abord de comprendre. Ce n’est que lorsqu’il a compris qu’il utilise sa sensibilité originelle. Proust a partout usé, ou prétendu user — j’ai dit que je ne pensais pas qu’il y soit toujours parvenu — des seuls souvenirs involontaires. Chez Gide, à l’origine de la création, tout est volontaire.

Il en résulte que, en apparence du moins, son œuvre est beaucoup plus étendue que celle de Proust. Ce n’est même pas « l’humain » seulement qu’elle s’applique à pénétrer, c’est l’univers… J’ai sous les yeux le beau volume qu’il a rapporté de son voyage au Congo et au Tchad. C’est très curieux. L’auteur de Paludes, d’Isabelle, des Nourritures terrestres, de l’admirable Symphonie pastorale, de cette Porte étroite qui est un chef-d’œuvre, des Caves du Vatican si étrangement — et un peu lourdement — fantaisiste, des Faux-Monnayeurs, que je n’aime guère, s’y révèle explorateur ! On dirait qu’il a tout de l’explorateur. Ses paysages, sans cesser d’être littérairement descriptifs, sont « géologiques ». Il sait la botanique, la zoologie ; il regarde l’indigène à travers les remarquables essais de Lévy-Bruhl, L’Âme primitive, La Mentalité primitive ; bref, il a l’esprit scientifique, — et avec cela, on le retrouve humain, même humanitaire. Tout ce qu’il dit des erreurs coupables commises en certaines parties du Congo par suite de la connivence fatale entre quelques administrateurs mal payés et les agents de certaines sociétés concessionnaires, est vrai, entièrement vrai. Je signerais volontiers ces pages-là ! J’en ai signé, il y a vingt ans, dans les Cahiers de la Quinzaine, de Péguy, sans que nul y trouvât rien à redire… Mais nul n’a jamais encore songé, je crois, à la vague d’hypocrisie qui part maintenant de Genève. Tous les étrangers s’attribuent le droit de regarder dans les possessions coloniales des autres, même quand il s’agit de régions qui ne sont pas placées « sous mandat ». Tous rêvent d’une redistribution des colonies. Alors, on dit à l’écrivain qui révèle des actes regrettables, parfaitement avérés : « Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! Vous ne savez pas quels ennuis vous allez nous causer. » Si pourtant il a l’imprudence d’écrire, on fait le silence sur son livre. C’est ce qui est arrivé à Gide pour ce Congo-Tchad, qui est une des meilleures relations de voyage publiées de notre temps. Ce qui m’a plus étonné encore, je l’avoue, c’est qu’un critique averti, comme M. Paul Souday, n’en ait pas discerné le mérite singulier.

Mais ceci est une parenthèse… Ce qu’on a ici, littérairement, le droit de se demander, c’est pourquoi Gide s’est occupé d’une chose qui ne le regardait pas « en tant qu’homme de lettres ». Pour si peu que vous cherchiez à pénétrer son œuvre, vous découvrirez bientôt qu’elle a un caractère d’apostolat. De prosélytisme dû à ses origines protestantes. Ce très grand écrivain, bien qu’entièrement « libéré », est resté protestant, non seulement dans son besoin de prosélytisme, mais dans le caractère le plus intime et profond de son étonnante sensibilité, de son intelligence même, qui toujours veut dominer sa sensibilité, s’en rendre compte. Foi profonde au début. Fierté d’appartenir à une religion qui permet, qui ordonne même de « choisir sa voie ». Mais quand l’esprit veut choisir sa voie, injonction températive, au nom de cette foi, de ne pas aller plus loin. Alors refoulement. Avant Freud, on écrivait « contrainte » et cela signifiait absolument la même chose. Donc, au début de la vie intellectuelle et sensible, refoulement ou contrainte de ses instincts les plus naturels et les plus impérieux. Rien de plus douloureux pour un adolescent ou un jeune homme qui prend la vie au sérieux — et Gide prend tout au sérieux : c’est une de ses différences avec Proust — mais rien aussi de plus fécond littérairement : plus la pensée et la sensibilité sont obligées de réagir sur les contraintes qui lui sont opposées, plus la vie intérieure devient forte, plus la vision est neuve et l’expression vigoureuse, violente même, mais d’une violence qui demeure pour ainsi dire interne : imaginez quelqu’un qui sait devoir manifester les révoltes les plus brûlantes, mais sans faire un geste. Alors, c’est l’art ! Gide lui-même l’a dit dans une conférence sur le théâtre insérée dans Nouveaux prétextes : « L’art est toujours le résultat d’une contrainte. » Ce n’est pas un aveu ; c’est une profession de foi.

Voyez le résultat dans La Porte étroite. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute notre littérature, de roman plus poignant. Et comme c’est simple, au début ! Cela commence un peu languissamment, on pourrait s’attendre à une idylle psychologique comme dans le Dominique, de Fromentin. Deux familles protestantes. Dans chacune d’elles, un jeune homme, une jeune fille, qui s’aiment dès l’enfance, profondément, éperdument. Rien ne s’oppose à leur mariage, rien — qu’un sombre et sublime idéal ascétique ; il faut savoir passer par la « porte étroite ». Celle du renoncement. Donner tout à Dieu. Ne rien prendre pour soi-même. Se contraindre, refuser le bonheur. Et Alissa, la jeune fille, refusera ce bonheur obstinément, farouchement. Elle laissera grandir son amour jusqu’à une sorte de frénésie, jusqu’à la passion la plus ardente, quoique la plus chaste, jusqu’à ne voir les choses, les gens, les livres, qu’à travers celui qu’elle aime. Mais ce sera pour se contraindre, se contraindre jusqu’à la mort. Une de ses sœurs aime aussi Jérôme ; elle épousera sans l’aimer un brave homme assez mûr pour laisser ce Jérôme à sa sœur : encore cette idée de contrainte, envisagée sur un autre plan. Mais Alissa espace les visites de Jérôme. Elle obéit au conseil de Pascal : « Abêtissez-vous ! » Tous les livres qui lui ont été donnés par celui qu’elle aime, elle s’en débarrasse, elle les remplace par de pieuses niaiseries. Mais elle souffre, elle souffre atrocement. C’est ce qu’il faut : « Ô Seigneur, écrit-elle dans son journal, gardez-moi d’un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu’à vous mon bonheur ! » Et, plus loin : « Désespérant de surmonter dans mon lâche cœur mon amour, permettez-moi, mon Dieu, accordez-moi la force de lui apprendre — « lui », c’est Jérôme — à ne m’aimer plus… de manière qu’au prix des miens, je vous apporte ses mérites, infiniment préférables, — et si mon âme aujourd’hui sanglote de le perdre, n’est-ce pas pour que plus tard, en Vous, je le retrouve. »

Et la voilà qui se vieillit exprès, qui s’habille mal, pour qu’il ne l’aime plus. La voilà qui s’applique à ne plus écrire « bien » : car écrire bien est une vanité qui pourrait le séduire. C’est poignant. Ce lent suicide — elle finit par en mourir — est noté page par page, ligne par ligne. On ne peut lire ce journal à haute voix sans étouffer des sanglots. Mais enfin elle meurt. Et voici son cri tragique : « De quel prix peut être une vertu que mon cœur renie ? »

Ainsi, tout ce sublime, ce surhumain et cruel héroïsme pour rien, sans doute ! Et quand Jérôme reverra la sœur, Juliette, mariée, mère de quatre enfants, en apparence heureuse, celle-ci fondra en larmes. Elle aussi, la contrainte, le sacrifice, ne lui ont pas donné le bonheur.

Un roman héroïque et pathétique est chez nous, depuis l’agonie des thèmes romantiques, une des choses les plus rares qui soient. Remarquez-vous que c’est encore une fois exactement le même sujet que dans La Princesse de Clèves : ce qu’il y a de plus difficile, par conséquent, de plus beau pour une femme, c’est de ne pas se donner à celui qu’elle aime. Et, sur le plan terrestre, le résultat est le même : Alissa, malheureuse, ne fait que des malheureux. Différence avec La Princesse de Clèves ? L’auteur de ce roman où Dieu n’est même pas nommé, glorifie tout simplement ce sacrifice à Dieu. L’auteur de La Porte étroite n’aura pas la maladresse d’écrire que ce sacrifice lui paraît vain, inutile, mais il nous le fera sentir. En même temps, par ce roman, il nous apprend, et peut-être s’apprend à lui-même qu’il est libéré de la contrainte. Désormais, il va marcher en proférant ces vers d’Emerson — qu’il a d’ailleurs paraphrasés, en changeant le sens, dans son livre :

Space is large, vast and broad
But two cannot go abroad.

Pourtant, cette contrainte qu’il a rejetée de sa conception de la vie morale et de ses relations avec les hommes, il la gardera dans sa manière, son style, la « construction » de l’œuvre. Il saura choisir, ramasser, composer. Il se concentre autant que Proust semble se plaire à se disperser. Il veut créer des caractères, des types. Et ici, il en crée un, exceptionnel, si l’on veut, aussi monstrueux dans « la vertu » que le Charlus de Proust l’est dans le vice, et qui vit aussi terriblement que Charlus, mais en conservant nos sympathies, que les suprêmes ignominies de Charlus, non dissimulées par Proust, étalées, au contraire, par lui avec une complaisance féroce, ne nous permettront pas de garder.

Gide ne l’ignorait pas, et l’a dit, que « le but suprême de l’art est de créer des caractères ». Il a ajouté : « Toutes les fois qu’on libère les mœurs, qu’on supprime une hypocrisie qui empêchait jusque-là qu’on parlât de certaines choses, l’Art peut créer un nouveau caractère. Que de Werthers secrets, qui s’ignoraient, n’attendaient que la balle de Goethe pour se tuer ! » Ceci fut dit par lui en 1904. On pourrait suggérer aujourd’hui : « Que de Corydons qui s’ignoraient, qui n’attendaient que le Corydon et les Faux-Monnayeurs de Gide pour corydoner ! » Ce qui prouve, à mes yeux, que pour ceux qui n’ont pas été pris assez petits pour corydoner, cette théorie peut mener assez loin.

Gide, avec cet instinct de prosélytisme qu’on a signalé, répondrait : « Eh oui, pourquoi pas ? » Si je me borne au seul point de vue littéraire, je lui répondrais : « Parce qu’ici votre instinct de prosélytisme n’a pas servi votre talent. Il vous a conduit à la pédanterie, que Proust a su remarquablement éviter ; les pages où il traite en général, du “vice” de Charlus, et de tant d’autres personnes selon lui, restent nettes, froidement objectives, comme une observation de psychiâtre. C’est peut-être une des caractéristiques les plus cruelles et des plus fermes de son œuvre. Si l’on se place au point de vue de la morale publique, on dira que peut-être les progrès du “vice” charlusien ou corydonien, ou simplement la publicité littéraire donnée à ce “vice”, pourraient bien avoir une relation avec ceux, dont il a été parlé précédemment, du malthusianisme. Du moment que l’instinct sexuel n’a plus uniquement pour but la reproduction de l’espèce, la façon dont on le satisfait diminue d’importance. »

… Mais là-dessus, il faudrait consulter un confesseur, bon moraliste et bon casuiste. C’est tout ce que je me permettrai d’écrire sur cette question délicate, dont il fallait pourtant dire un mot, car, chose assez étonnante, certains romanciers « catholiques » de notre temps paraissent montrer quelque indulgence pour le corydonisme.

Les romanciers catholiques

Il y en a toujours eu en France, depuis le xixe  siècle, c’est-à-dire depuis le romantisme, depuis l’Atala et Les Martyrs, de Chateaubriand : il apparaît vraiment qu’il fallut que la foi cessât d’être universelle — et imposée — qu’elle devînt matière de libre examen pour que la littérature y osât trouver un sujet. Qu’on joigne à ceci un certain mouvement de réaction contre les doctrines philosophiques dont était issue la Révolution, la volonté instinctive de réagir contre ces doctrines, de revenir à la « tradition » : et quelle meilleure, plus grande et plus fidèle gardienne des traditions que l’Église, inébranlable, et, en apparence, immobile dans ses dogmes et son enseignement moral ! Cependant, la bourgeoisie, et même une partie de l’aristocratie, étaient demeurées incroyantes ou seulement déistes, soit à la façon de Voltaire, soit à la façon de Rousseau : toutes deux assez souvent mêlées confusément, mais fortement, dans les esprits. On constatait, d’autre part, assez clairement, que l’Église qui se posait désormais comme le rempart vivant des institutions monarchiques, n’entendait pas seulement exiger l’accomplissement des rites, ne se contentait plus d’une soumission extérieure aux dogmes, mais instituait une surveillance — qu’on l’accusait de pousser jusqu’à l’espionnage — sur les mœurs et la vie privée. En sorte qu’elle devint la bête noire des « libéraux ».

Mais, pendant que les hommes banalisaient du Voltaire et chantaient du Béranger, ils considéraient comme tout naturel — et, sans se l’avouer, avantageux à leurs intérêts de pères et d’époux — que les femmes continuassent de recevoir une éducation religieuse. En tout cas, nul ne songeait à une éducation laïque des femmes : celles-ci demeuraient entièrement entre des mains religieuses, et il en fut ainsi jusqu’au régime de la Troisième République. Or, ce sont les femmes surtout qui lisent les romans. Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, les hommes restaient plus ou moins de l’avis de Voltaire : ils tenaient, ou du moins prétendaient tenir ce genre pour inférieur, frivole, futile. Voltaire a pourtant écrit Candide et La Princesse de Babylone. Mais observez que Candide est une petite machine de guerre contre la thèse philosophique de l’optimisme, et qu’il n’a composé ce chef-d’œuvre qu’en se jouant, on pourrait dire « par-dessus le marché », pour amuser Mme du Châtelet ; car on ne persuade pas les femmes de la même manière que les hommes. Avec elles, si l’on n’invoque le sentiment, il faut être du moins agréable et léger.

Balzac se déclara non seulement monarchiste, mais catholique. J’ai cité l’explication si plausible qu’en donne un des critiques qui semble le mieux connaître son œuvre : ayant vécu avant d’écrire, avant son immense labeur, sa vie mondaine ; — sa vie « libre » s’était passée dans les milieux aristocratiques et politiques de la Restauration — les institutions et l’idéal que poursuivait cette Restauration continuaient de lui apparaître ce qu’il y avait jamais eu de mieux. Barbey d’Aurevilly, par tempérament, Villiers de l’Isle-Adam par romantisme musical, idéaliste, — wagnérien — furent aussi des romanciers catholiques.

Et il y a, ou il y a eu, Huysmans ! Ici encore réaction. Double, triple réaction. La vie réelle, quotidienne, se manifeste à lui, homme pauvre, et artiste qui souhaite passionnément la beauté, la splendeur, même en clinquant, — comme abominablement plate, pauvre et vide. Vide également, médiocre, banal avec ses redondances oratoires, le romantisme. Vide aussi, volontairement banal par sa technique même, son idéal littéraire grossièrement matérialiste, le naturalisme. Il tente de s’en échapper par À Rebours, tentative puérile, mais significative, pour fuir les platitudes du réel et du quotidien, par l’artificiel, la non-vérité, l’impossible… Pensez à un enfant qui dirait que les vaches de sa boîte à jouets sont les vraies vaches, et que les vraies vaches qui paissent dans le pré sont fausses. Paradoxe amusant, paradoxe d’artiste, mais intenable au bout de quelques pages, et dont nul ne peut demeurer dupe, pas même son auteur.

Celui-ci le sent, le sait. De surcroît, cet homme en insurrection contre le romantisme et le naturalisme, est, malgré tout, des deux, profondément imprégné. « Les idées, non ! Mais de style tacheté et superbe des Goncourt, le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé ! » Cela est beau, à ses yeux, et il veut encore surenchérir. Il est « coruscant », saccadé, il cherche l’épithète rare, ou l’épithète brutale. Et cette brutalité, cette platitude qu’il « sent » avec une révolte perpétuelle, mais aussi une sorte de satisfaction frénétique, il la relèvera par le sarcasme, par l’injure. Il y a aussi un peu de Baudelairisme dans son affaire. Ce pourrait bien être Baudelaire qui lui inspire le goût du satanisme dans Là-bas, et c’est par le satanisme qu’il arrivera au catholicisme. Un catholicisme qui sent le fagot, qui a dû — je l’ignore, et ne me soucie pas de le savoir — mériter l’honneur d’une inscription à l’Index. Catholicisme littéraire, « à côté » sans doute, mais malgré des railleries, inévitables sous la plume de Huysmans, contre les rats et les rates de sacristie, les pharisiens et les pharisiennes, et les bondieuseries de l’art religieux du quartier Saint-Sulpice, plein de sympathie pour certains chrétiens et certains ecclésiastiques, enfin tout vibrant d’un enthousiasme, éloquent pour l’architecture de nos vieux sanctuaires catholiques de France, et son symbolisme. Huysmans : un petit homme grinchu, de mauvais poil ; une œuvre excessive, déjà désuète en ce que sans doute il préférait en elle, le style, fatigant par sa recherche même, mais qui reste riche de telles fureurs et une sincérité d’élan que, si elle n’atteint pas la foi, y aspire : ce qui, du point de vue littéraire, est peut-être plus intéressant.

Parmi les autres romanciers catholiques ou de tendances catholiques — je ne les nommerai pas tous, ils sont trop, appartenant presque tous aux générations les plus récentes, — il y a les orthodoxes, il y a les hérétiques.

Les orthodoxes sont les plus anciens en notoriété : M. René Bazin, M. Henri Bordeaux.

C’est une mode aujourd’hui, même parmi les jeunes gens de lettres, volontiers pourtant conservateurs, ou plutôt « d’opposition », et se disant ou se croyant catholiques — par réaction, assez compréhensible, contre le matérialisme scientifique de leurs aînés — de traiter fort dédaigneusement « ce pauvre M. Bazin ». Pour un peu, ils en feraient un plat écrivain de sacristie. Ce n’est pas mon opinion. Il est à supposer qu’ils ne l’ont pas lu. On peut croire à mon impartialité : je ne partage aucune de ses opinions politiques et religieuses, et il le sait. Tout nous écarte l’un de l’autre, mais je ne saurais souffrir qu’on fasse intervenir une sympathie ou une antipathie religieuse dans une question littéraire. Les précédents m’ont trop bien montré que l’attitude d’un romancier à l’égard des problèmes de la vie future, et même politique et sociale, n’avait aucune influence sur l’impression que gardait d’eux la postérité. Que nous importe aujourd’hui que Stendhal ait été anticlérical, et Balzac, au contraire, monarchiste et catholique ? Un écrivain vaut par la force et la forme — et l’originalité autant que possible — avec laquelle il s’exprime.

Je ne connais pas beaucoup de pages dans notre littérature de fiction, qui rende le son pur, le son d’un verre en cristal frappé par une lame d’argent, de la fin de Donatienne et des cent cinquante premières pages de L’Isolée. Phénomène entre tous singulier : voici un homme ligoté de tous côtés par ses croyances : et l’on croirait du George Sand clarifié, concentré, du George Sand qui aurait appris la nécessité, la dignité de la cadence et du rythme. Seulement, chez Bazin, la sensualité de Sand s’est muée en pur sentiment. Avec cela du courage. Parmi les romanciers catholiques — et combien il est catholique !  — c’est celui qui en a le plus. Nul sujet plus hardi, jusqu’à en pouvoir apparaître choquant, que celui de L’Isolée : Dans un milieu d’ouvriers lyonnais, une jeune fille d’une piété, d’une vertu, d’une charité exemplaires. Et que cela est exquisement, délicatement peint ! Mais elle sait que sa force de caractère n’égale pas la ferveur de ses aspirations. Elle a besoin d’une direction, d’une règle : elle entre donc au couvent. Elle y est la plus sainte des religieuses. Arrive l’expulsion des congrégations. Les couventines sont dispersées. La religieuse si attachée à ses devoirs, ne retrouve pas sa famille. Elle roule, elle vagabonde, — et finit par échouer dans une maison de tolérance ! Elle n’avait pas d’épine dorsale morale, ainsi s’explique cet abominable aboutissement. Livrée à elle-même, elle était incapable de vivre. Pour les hommes atteints de cette faiblesse mentale et morale, s’il n’y a pas le monastère, c’est la Légion étrangère. Pour les femmes, s’il n’y a pas le couvent, c’est la maison de prostitution.

Mais aussitôt que la pauvre fille arrive dans ce lieu infâme, le roman devient médiocre. Je suis obligé de l’avouer. On ne parle bien que de ce qu’on connaît. M. René Bazin connaissait parfaitement l’ambiance religieuse, mystique, de certains milieux populaires lyonnais. Il ne connaissait pas l’autre milieu, n’y a, le saint homme, jamais mis les pieds. Il faut avouer que ce roman souffre de la vertu de son auteur… Il n’en est pas moins vrai que, si L’Isolée avait été écrite par un anticlérical, tout le monde aurait crié au scandale et à la diffamation. C’est ce qu’on a le droit d’appeler le courage de M. Bazin, dont je pourrais citer d’autres exemples : une scène entre mari et femme, dans un autre roman, à propos de certains procédés anticonceptionnels. Rien de plus délicat à traiter : M. Bazin n’y met pas de délicatesse. Il y va carrément, rudement : on croirait presque lire un sermonnaire du xvie  siècle. C’est ainsi que l’ingénuité de sa foi jette l’auteur à des témérités que je suis loin de lui reprocher. De sa part, elles sont émouvantes.

… Et il y a aussi ceux qui ne sont pas orthodoxes. Les hérétiques. D’abord les Manichéens. Car ce n’est pas Jésus, c’est Manès, qui paraît avoir inspiré Sous le soleil de Satan, de M. Bernanos ! L’œuvre est remarquable : une des plus vigoureuses, des plus fortes qui aient paru dans ces dernières années. Elle rend des sons étranges, furieux, hautains, tels qu’on n’en avait pas entendus depuis Barbey d’Aurevilly. On est ému, ébranlé jusqu’à l’hallucination par la sombre et pieuse aventure de l’abbé Donissan — auquel l’auteur a prêté beaucoup des traits de ce miraculeux et miraculant ascète, le curé d’Ars, aujourd’hui béatifié. On le voit humble, timide, bégayant, à peine jugé, par son évêque, assez bon pour faire un curé de campagne, mais se donnant chaque jour la discipline, jeûnant, priant : un saint qui guérit les malades, un innocent transfiguré par un rayon céleste qui semble ne le jamais quitter. Et ce saint, cet humble thaumaturge, cet homme de toutes les vertus divines et humaines, est hanté par le Diable ! Parfois, par un diable en chair et en os, sous la figure d’un maquignon. Il est assiégé de larves impures, sa lutte est de tous les instants. Il ne pourra jamais se sentir assuré de les avoir soumises et chassées par ses austérités, par ses prières. Et, quand il va mourir, dans le délire de ses derniers moments, voilà ce qu’écrit l’auteur :

« … Un murmure bientôt plus distinct, monotone, inexorable. Il le reconnaît, ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilà tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins détestable que leurs paroles impures, mornes litanies du péché, mots souillés depuis des siècles… passant de la bouche des pères dans celle des fils, pareils aux pages d’un mauvais livre, et que le vice a marquées de son signe — contresignées dans la crasse de milliers de doigts. Elle monte, cette parole, elle recouvre peu à peu le saint de Sambres… Sitôt le souffle revenu, vous les verrez, ces affreux enfants chercher, tâter des lèvres la hideuse mamelle que Satan presse pour eux, gonflée du poison chéri !… Jusqu’à la mort lève la main, pardonne, absous, homme de la croix, vaincu d’avance. »

Ainsi Satan est plus fort que Dieu, le mal triomphera du bien. Manès même n’allait pas si loin. Et vous entendez le même écho manichéen, un peu atténué, dans La Maison du Sage et Les Chiens de Dieu, de M. Louis Artus.

Ceci, par un contraste qu’il faut signaler, au moment où l’enseignement de l’Église, au cours d’une retraite prudente, mais sans doute devenue nécessaire, atténue la rigueur de certains de ses dogmes, particulièrement en ce qui concerne le Péché Originel : au moment où le néo-thomisme tente un effort si intéressant — bien qu’on le puisse craindre un peu tardif et insuffisant, ainsi que le fait voir M. Sartiaux — pour mettre d’accord la raison et la foi, Aristote et saint Augustin. C’est très curieux… Il doit encore y avoir ici quelque influence baudelairienne. Mais c’est du Baudelaire mal compris. Car — M. Eugène Thibault l’a fort bien montré dans un essai ingénieux et persuasif publié par le Mercure de France — le Satan de Baudelaire ressemble étrangement à celui de la Somme. Il n’est du reste nullement impossible que le poète des Fleurs du Mal, qui aimait le latin du moyen âge, ait lu celle-ci, ou bien qu’il l’ait connue par l’intermédiaire d’un « cours d’instruction religieuse » tel qu’on les donnait alors dans les lycées. Or, que dit saint Thomas d’Aquin :

« Les mauvais anges ont des rapports avec les bons, par suite de la ressemblance de leur nature. Ils méritent même de grands égards, parce qu’il y a des choses qui existent et que les mauvais anges voudraient voir non existantes, et beaucoup qui n’existent pas, et qu’ils voudraient voir exister. »

Lesquelles ? Ne serait-ce pas les iniquités, les défauts de la création, la douleur, le mal sous toutes ses formes, l’ignorance. De sorte que le Diable, avec ses anges révoltés contre Dieu, devient l’interprète de l’angoisse des hommes. Le voici donc apparaissant avec une autre face. Reconnaissons qu’elle est également dangereuse pour la foi. Mais la théologie thomiste sait s’en arranger, tandis qu’elle condamne absolument le manichéisme de M. Bernanos.

M. Henry de Montherlant, lui, ne saurait être accusé d’être manichéen. Il aime trop la vie ! Il veut qu’elle soit fière, qu’elle soit brave — et bonne. Il voudrait que le monde futur vive dans la discipline sportive, régissant l’âme et le corps, dans « une douceur casquée ». Et il se déclare, ou jadis s’est déclaré, catholique, mais c’est parce qu’il voit dans le catholicisme « la continuation de l’idée césarienne ». On peut soupçonner que cette définition satisferait M. Mussolini davantage que le Saint-Père. Mais je crois que cette objection laisserait M. de Montherlant dans l’indifférence. Il est sensuel, il est ardent, il se laisse aller joyeusement à ses élans juvéniles,  il en réclame le droit. Et son meilleur livre, Les Bestiaires, très beau roman qui exalte la gloire, la beauté des courses de taureaux, l’énergie de ces bestiaires, se termine païennement par une invocation « au Soleil Invaincu » ! Sole Invicto, le dieu de la légion romaine qui campait à Héliopolis.

Ce n’est donc pas, on peut le craindre, une recrue de tout repos pour l’Église, pas plus que M. François Mauriac. Il est vrai qu’il y a Le Baiser au lépreux et Quelques cœurs inquiets, qui peuvent être considérés, avec une certaine indulgence, comme orthodoxes. Mais pour Le Fleuve du feu… Et quant à Thérèse Desqueyroux, à ses autres ouvrages ! Ce n’est pas le talent de M. Mauriac qui est en cause. Il en est rempli, il en déborde. De tous les romanciers de la jeune génération, c’est un de ceux qui se renouvelle le plus, qui va le plus profond. Qu’on lise Thérèse Desqueyroux. Qu’on lise Un homme de lettres, cette belle nouvelle d’une cruauté si poignante. Mais, quand son catholicisme se montre, on peut craindre qu’il ne soit là que pour donner plus de valeur, plus de mérite, d’intensité, en tout cas, au déchaînement des passions humaines à toute leur sensualité, leur brûlure — et jusqu’à leur vice. Lui aussi est bien près du paganisme.

Peut-on donc maintenant essayer de conclure ?… Depuis le xixe  siècle, le roman français aborde les questions religieuses, mais il est bien peu de romans qui soient réellement « catholiques » au sens orthodoxe du mot.

Les romanciers de la jeune génération

Avec Montherlant, Mauriac, Bernanos, j’ai déjà empiété sur ce chapitre. D’ailleurs, et je dois m’en excuser, envisageant trop leur talent du côté qui intéresse le moins la littérature : le plus ou moins d’orthodoxie et de sincérité de leur catholicisme. Il convient d’aborder le sujet dans son ensemble.

Il est évident, il est sûr, que la jeune génération, celle qui est apparue après la guerre, l’ayant faite, ou née trop tard pour y avoir participé, se présente à nous avec une œuvre considérable. Jamais les éditeurs n’ont publié autant d’ouvrages, dont beaucoup (cependant, si on y regarde de près, moins qu’on ne pourrait croire) sont, ou prétendent être des romans. Il est sûr que cette jeune génération d’écrivains est arrivée avec des conceptions nouvelles, une manière nouvelle d’écrire, de composer — ou de ne plus « composer », du moins au sens qu’on attachait jadis à ce mot — avec des buts ou des idéals nouveaux : à tel point qu’ils nous montrent leur nombreuse cohorte, qui marche d’ailleurs en ordre très dispersé, comme en voie d’accomplir, dans tous les genres de la littérature, plus particulièrement dans celui du roman, une révolution aussi importante et radicale que celle qu’accomplit, il y a un siècle et davantage —  si l’on fait remonter comme on doit les origines de l’ancienne révolution à Rousseau et Chateaubriand — le romantisme.

À tel point aussi qu’il y a déjà une réaction, une protestation. Alors que M. André Berge s’attache à rechercher, sympathiquement, « l’Esprit de la Littérature moderne », dans La Trahison des clercs, M. Julien Benda accuse, avec une force incisive, nos écrivains contemporains de renier l’idéal de désintéressement, de généreux humanisme, qui exalte en dignité la plupart de ceux qui les ont précédés durant tout le cours de notre histoire littéraire, de n’être plus que les avocats de certains partis, de certaines thèses, généralement nationalistes, réactionnaires, en tout cas.

En d’autres termes, ils trahissent la cause de l’indépendance et de l’universalisme de la Pensée. Plus violemment encore, car son livre a l’allure et la vigueur d’un pamphlet politique, dans La Mort de la pensée bourgeoise, M. Emmanuel Berl reproche à cette jeune génération ce qu’il appelle son « conformisme » : conformisme aux préjugés et intérêts de la classe bourgeoise, à laquelle elle s’est lâchement inféodée. Cette bourgeoisie a peur. Et elle ne veut pas avoir peur. Elle ne veut pas qu’on lui parle de ce qui l’inquiète. Notre littérature contemporaine a donc « fabriqué une philosophie dont le but est de montrer les choses à tel point compliquées que nul ne puisse les imaginer modifiables, et qui tâche d’accumuler autant de difficultés qu’il faudra pour ne rien résoudre ». Il ne s’agit plus de juger, mais de s’arranger pour ajourner le jugement. M. Berl croit pouvoir constater enfin ceci :

« L’Orient, tordu sur ses sacs de riz, est à la recherche d’une morale. L’Amérique multiplie ses termitières, où risquent de mourir les valeurs d’Occident… Tout chancelle : et les littérateurs ne voient même pas que rien ne se modifie. On serait étonné si l’on prenait la peine d’imaginer qu’on est un lecteur de l’an 2000, et qu’on tâche alors de se représenter, au moyen des meilleurs ouvrages, la France de 1928. On n’y verrait même pas la crise du logement. La crise financière des cinq dernières années serait à peine perceptible. »

Critique malheureusement fondée ! La littérature d’aujourd’hui n’est pas « sociale ». Elle est, de plus en plus, psychologique, rétrospective, et l’on tentera tout à l’heure de distinguer avec quelle largeur et quelle étroitesse à la fois. Mais, à s’en étonner, il y a presque de l’ingénuité. Conformistes, c’est-à-dire s’ajustant aux préjugés et à l’idéal de la bourgeoisie, nos écrivains contemporains ? Mais ils l’ont toujours été, depuis le début du xixe  siècle, puisqu’ils sont tous, presque sans exception, eux-mêmes des bourgeois, ce que, du reste, en intitulant son livre La Mort de la pensée bourgeoise, l’auteur lui-même reconnaît. Flaubert, jusqu’à ce grand Flaubert, qui se déclarait si terriblement antibourgeois, était un grand bourgeois ! Seulement il déclarait : « J’appelle bourgeois tout ce qui pense bassement. » Cela peut vouloir dire tout ce qu’on veut : à preuve que pour les jeunes écrivains, ce serait la suprême injure que de les accuser de penser « bassement ». Ils veulent, au contraire, penser, en tout cas écrire « exceptionnellement ». Et certains y parviennent. Mais c’est la bourgeoisie qui a changé. Auparavant, elle était libérale, elle associait son idéal aux revendications des classes populaires, alors qu’elle s’en effraie aujourd’hui, et qu’à l’ancien épouvantail socialiste qui faisait déjà que certains de ces bourgeois, bien avant la guerre, entassaient des boîtes de conserves et élevaient des veaux dans leur cave dans la prévision apeurée du « grand soir » d’un premier mai, a succédé l’épouvantail du communisme. Et voici que M. Emmanuel Berl — qui a dédié sa philippique à M. André Malraux, auteur d’un roman, Les Conquérants, d’ailleurs remarquable et puissant, quoique un peu bavard et diffus, caractérisant, exaltant même le « travail » des communistes en Chine — voici que M. Berl invite ces écrivains nés dans la bourgeoisie, et dont la clientèle est bourgeoise, à nous donner des œuvres, sinon communistes, du moins « révolutionnaires » ? Il en demande trop ! Et d’ailleurs, je ne vois pas bien ce que ces écrivains y gagneraient en liberté d’expression et de pensée.

La liberté d’expression et de pensée révolutionnaire, elle existe pourtant, elle existe ! limitée à la critique et à la démolition. Vous la trouverez donc chez M. Berl, et, comme il arrive presque toujours aux révolutionnaires tant qu’ils n’ont pas vaincu, qu’ils n’ont pu imposer le credo d’une doctrine souvent plus étroite que celle qu’ils ont détruite, il mêle des exagérations, des erreurs littéraires de jugement, à de justes critiques énoncées avec férocité. Qu’il y ait, comme il le dit, dans notre littérature, notre roman contemporain, une conception étriquée, mesquine, figée des hommes et de l’existence, cela n’est pas sans quelque apparence. Qu’elle élimine les sentiments ardents et forts, abomine toutes les idées « parce qu’elles menacent de troubler les conventions admises, et l’ordre établi », c’est possible, mais non pas toujours le cas : que fait-on alors de la patiente épopée, un peu grise parfois, mais si sérieuse, consciencieuse, des Thibault de M. Roger Martin du Gard ? Que des écrivains détestent « les passions, et en particulier l’amour, rebelle par nature à toute discipline, et qui, promptement détraquerait le monde de marionnettes qu’ils fabriquent », il y a du vrai, toujours si l’on s’en tient à l’apparence. Mais la réalité n’est-elle pas que « l’amour sans danger », introduit dans les mœurs occidentales par l’affaiblissement des liens du mariage, le divorce, le malthusianisme, les progrès — dans les villes — de l’union libre qui tend à remplacer le mariage sans l’hypocrisie, encore pratiquée dans certains pays anglo-saxons, d’une nouvelle consécration civile ou religieuse, laquelle n’empêchera pas un nouveau divorce — tout cela a concouru à faire de l’amour ce qu’il est : un petit jeu gentil, intéressant encore par de petites complications psychologiques, mais non pas une passion.

Enfin, autre accusation portée : « Le romancier n’aime pas ses personnages. Et il n’aime pas que nous les aimions. M. François Mauriac ne sait peindre que des adolescents qui séduisent, mais qui sont « perdus » et des dames plus ou moins pieuses qu’il admire, mais qui sentent irrémédiablement mauvais… M. de Lacretelle aussi… M. Julien Green aussi… Des chairs qui se décomposent. Des cœurs et des corps qui moisissent. Des sensualités glissantes, enivrées, mais faibles ! » Et ailleurs : « Surtout la revanche de la bourgeoisie contre l’héroïsme… Tout le roman moderne, c’est des valises vides, qui puent plus ou moins le renfermé. »

Condamnation définitive, n’est-ce pas, et sans appel ? Mais de la part de M. Berl seulement, ce qui ne suffit pas. Ce qui me peine, en le lisant, c’est de voir des critiques justifiées exprimées avec excès, mêlées à des contre-vérités manifestes. Sa première erreur qui est d’ordre général, est de vouloir rendre la « bourgeoisie » cause de tout le mal — si mal il y a. Les autres… est-ce que Le Fleuve de deu de M. Mauriac n’est pas, comme Le Lys dans la vallée, quoique d’une façon différente, un roman d’ardente passion ? Il y a des longueurs, je le veux bien, mais moins encore que dans l’œuvre balzacienne, qui est assez traînante, il faut bien l’avouer. Et comment M. Berl n’a-t-il pas découvert, dans l’Adrienne Mesurat de Julien Green, une sorte d’austérité, de fureur antibourgeoise et quasi-protestante à la fois, contre cette bourgeoisie qui est sa bête noire. Julien Green, cet Anglo-Saxon qui écrit en français, ce catholique tout imprégné d’esprit protestant — comme M. Roger Martin du Gard — est lui-même, d’abord. Mais s’il tient de quelqu’un, c’est du Flaubert de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. Et enfin, il est malheureux d’avoir mis au nombre des accusés M. de Lacretelle — l’auteur de La Bonifas, le seul peut-être des romans contemporains qui soit héroïque et pathétique.

Il faut lire pourtant ce pamphlet. Il est amusant, c’est quelque chose. Et malgré les violences et les iniquités qui en affaiblissent la valeur, il n’est pas sans portée. Mais il faut lire aussi L’Esprit de la littérature moderne, de M. André Berge, qui en offrira l’antidote. Non point que M. Berge se présente à nous comme un avocat défenseur. Mais il explique, il cherche à creuser au lieu de récriminer ; il aide à comprendre ce qui se passe en ce moment. Cela n’est pas sans intérêt. Je ne résumerai pas son essai un peu « jeune » et confus. J’y puiserai seulement quelques indications générales. Ce n’est pas le conformisme à l’intérêt et aux préjugés bourgeois des nouveaux romanciers qui fait qu’ils sont ce qu’ils sont. Avant tout, ils sont « psychologues ». Ils persistent ainsi dans une tradition dont les origines sont lointaines. Vous pouvez la faire remonter à Stendhal ou même à La Princesse de Clèves. Mais surtout, plus immédiatement à Barrès, à Proust et à Gide. À leur suite, tandis que la psychologie scientifique, malgré l’influence de Bergson, est devenue de la psycho-physiologie, et, de la sorte, reste matérialiste, ils adoptent le procédé, avec Barrès, Proust et Bergson, de l’« Introspection ». Cette introspection ne sera pas pour eux celle de la vieille psychologie spiritualiste. Elle sera même tout le contraire. Leur intelligence ne leur servira que d’instrument pour découvrir, dans ses moindres détails, les mouvements et les réactions de leur sensibilité. Ils seront plus ou moins intellectualistes ou plus ou moins sensibles, ou plutôt réalistes — dans un sens transcendant, « l’art ayant pour but », disait Proust, de « recomposer » la vie » — mais, en tout cas, s’observant eux-mêmes. Notant sensations, velléités, inquiétudes, ils chercheront d’abord à reproduire « l’élémentaire » de leur psychisme également élémentaire, jusque, et même surtout dans ses contradictions. C’est ainsi qu’alors, dit M. Berge, « leurs personnages nous apparaissent ballottés par des événements auxquels ils ne trouvent pas de signification : une idée morale, autour de laquelle leur personnalité aurait pu se cristalliser, leur fait défaut ; et c’est de la sorte que nous voyons tel d’entre eux “incertain” — dans M. Maurice Betz — “valise vide” — dans M. Drieu la Rochelle, qui devient, en restant conteur et romancier, après avoir été poète, un philosophe politique distingué — “corps perdu”, dans M. Philippe Soupault, si brillant et si curieux à suivre par ailleurs… » En passant, notez que ce titre de Valise vide que M. Drieu la Rochelle donne à l’un de ses romans, est justement le qualificatif que M. Berl inflige à toute la littérature contemporaine dans son réquisitoire.

Et voilà ce qui déconcerte un peu, et contribue à écarter de ces ouvrages une certaine catégorie de lecteurs, sans doute la plus nombreuse. On ne se trouve plus en présence d’un roman, mais pour ainsi dire d’une série de poèmes psychologiques en prose, d’une poésie entièrement subjective. Sans doute, M. André Berge répond-il que, lorsque l’auteur sait composer, est adroit, comme MM. Emmanuel Bove, Pierre Bost et d’autres, l’intérêt subsiste, l’écrivain sachant quand même inspirer l’impression du réel. Cela n’est pas inexact : mais c’est du « réel » dans une sorte de grisaille, dans une ambiance triste.

La plupart de ces jeunes écrivains se réclament des Russes, de Dostoïewsky surtout. Mais, entre le procédé russe et le leur, il y a une différence. C’est eux-mêmes que ces jeunes écrivains de chez nous aperçoivent dans le reste des hommes, ou quelques-uns de ceux-ci, quand, ce qui n’est pas toujours le cas, ils les voient. L’introspection reste à la base. Inversement ce sont les autres que les grands Russes voient à travers eux-mêmes : les actes des autres, les contradictions des autres. Ils disparaissent entièrement derrière leurs personnages et les conflits de ces personnages. Au contraire, observez combien de nos romans contemporains commencent et finissent par « je » : résultat inévitable de cette méthode littéraire d’introspection. Avec Gide, la plupart de ces jeunes écrivains déclarent qu’une des qualités que littérairement ils estiment le plus au monde est la sincérité. Mais c’est une sincérité vis-à-vis d’eux-mêmes, et qui ne s’étend pas aux autres, à leur « non-moi », dans la même mesure. Tout est dans leur moi. Beaucoup de nos romans actuels sont des autobiographies psychologiques — je veux dire avec un minimum d’événements extérieurs, et de tout ce que, dans l’ancien roman, on appelait le « sujet », l’intérêt romanesque. Or, après tout, l’humanité tout entière, même représentée par ses cerveaux les plus intelligents, est un peu comme Jenny l’Ouvrière qui dévore chaque matin son feuilleton ; elle veut savoir « ce qui arrivera ».

Disparition aussi de l’ancienne gaîté. Elle est remplacée par la « cocasserie ». Celle-ci apparaît, quoique d’une façon qu’on pourrait nommer transcendante, dans Proust lui-même. Ayant à l’excès aiguisé ses dons d’observation sur son propre moi, vivant dans son moi, l’écrivain est disposé à ne distinguer dans l’extérieur qu’un rêve absurde. Par instant il se réveille de ce rêve, s’en souvenant à moitié : il lui paraît alors beaucoup plus absurde. Et il le dit. D’ailleurs, la rapidité de la vie moderne a pour résultat qu’on n’aperçoit les choses que par secousses brusques, et qu’on n’a pas le temps de les comprendre. Et puis le jazz, le cinéma… Tout cela procède par chocs immédiats, qui ne laissent place ni au raisonnement qui explique, ni même au scepticisme doucement amusé. « Toute la campagne déclenchée contre Anatole France dès sa mort, dit M. André Berge, est beaucoup plus une campagne contre une intelligence et une forme de sensibilité périmée que contre un écrivain »… Mais on aboutit, avec cette nouvelle espèce d’esprit, ou plutôt d’humour, ajoute-t-il, « à une sorte d’inquiétude — ou de désespoir ».

D’où vient cette tristesse qu’on sent si généralement, encore qu’elle ne soit pas exprimée, et qui diffère de façon radicale, dans son expression, de la « désespérance » des premiers romantiques ? Pour une grande part, sans doute, l’effort, poursuivi, depuis les Goncourt, le naturalisme, puis Barrès, avec une régularité qui fait songer aux lents plissements de terrain que nous montrent les géologues, pour séparer la sensibilité du sentiment, le sensible du sentimental. En cela, l’intellectualisme contemporain est sans doute plus matérialiste qu’il ne le croit. Résultat du reste auquel on devait s’attendre des tendances profondément psychologiques de notre littérature depuis ses débuts, et aussi d’une réaction, après tout légitime, contre les débauches de sentiment auxquelles s’était livré le romantisme. Mais de là vient que, même par les meilleurs critiques, un roman admirable tel que le Nono de Gaston Roupnel, a été sous-estimé, n’a pas été mis à la place qu’il mérite. Nono est ivrogne, paillard, magnifique et misérable, il fait le mal, il fait le bien, il pleure, il rit… c’est un Bourguignon, et l’on dirait d’un paysan russe. Ce roman de Roupnel est peut-être l’œuvre qui, chez nous, se rapproche le plus des anciennes œuvres russes, encore que sûrement l’auteur n’ait jamais pensé à rien imiter — mais il est sentimental. Par là il allait à l’encontre de tout le mouvement littéraire. On l’a fait bien voir à son auteur.

Conséquence de cet écrasement du sentimental par le pur sensible, de cette tyrannie de la méthode rétrospective : la disparition de plus en plus complète des caractères, des types, et enfin de l’Héroïsme dans le roman. Nul des personnages de notre roman contemporain ne peut s’offrir à notre mémoire avec un relief tel que nous puissions nous dire, voyant un homme ou une femme en chair et en os, comme nous l’avons dit du Fabrice et du Julien Sorel de Stendhal, de la Bovary de Flaubert : « Mais c’est lui — ou c’est elle — ressuscités. »

Et nul de ces personnages qui soit héroïque — à une exception près, la seule, je crois, avec le monstre étonnant qu’est le Charlus de Proust, depuis quinze ans, et qu’il faut inscrire à l’actif de M. de Lacretelle.

Si donc on se contente de jeter un regard superficiel sur notre plus récente littérature romanesque, on pourrait bien être tenté de la définir ainsi : une série de petits laboratoires de micrographie psychologique. Ces laboratoires échangent leurs découvertes, qui leur paraissent non seulement neuves — et qui le sont assez souvent — mais infiniment importantes, ce qui apparaît parfois moins clairement. Ils appellent « roman » ce qui n’est plus qu’à moitié ou pas du tout un roman. Jamais peut-être il n’y a eu moins de vrais romans qu’à cette heure où il s’en publie une telle quantité : ce sont des autobiographies, ce sont des sensations de voyage, telle la série des Hollywood de M. Luc Durtain, d’ailleurs pleine de talent ; ce sont de magnifiques bouffonneries comme Les Copains de M. Jules Romains, qui se meuvent volontairement dans l’impossible et l’invraisemblable ; ce sont même de simples notes sur des réalités plus ou moins déformées — du Proust encore moins lié que chez Proust par la rencontre et les minces réflexes des personnages. Parfois même, ces personnages sont invisibles, indécouvrables. Mais ceci n’est que l’apparence superficielle — encore que cette apparence superficielle, cette critique superficielle, aient leur raison d’être. Si l’on peut être aussi déconcerté devant notre littérature romanesque actuelle que les tenants du classicisme le furent devant la révolution romantique, c’est qu’il se passe quelque chose, une réaction beaucoup plus considérable que celle du symbolisme contre le naturalisme, du naturalisme contre le romantisme. Car symbolisme et naturalisme étaient encore profondément imprégnés de romantisme : notre littérature contemporaine infiniment moins, étant ou bien intellectualiste, ou répugnant au « sentiment ».

Et, comme cette littérature, en grande partie d’introspection, fouillait un terrain nouveau, il lui a fallu un instrument, c’est-à-dire un style, adapté à ce travail. Cet instrument, elle l’a fabriqué. Elle en a emprunté des éléments à Barrès, à Proust, à Gide, mais enfin c’est le sien. Il lui est bien personnel. Ce style, comme toujours au début d’une tentative, a ses exagérations, ses erreurs, mais aussi des qualités neuves, originales. Or c’est à l’importance des modifications du style qu’on peut calculer l’intensité d’un mouvement littéraire… Vers 1720 on redécouvrit « le sentiment de la nature ». Par ce sentiment, on voulut renouveler nos lettres. Le mouvement échoua, parce qu’on se servit de la langue, intellectuelle et abstraite, de nos grands classiques du xviie  siècle. L’instrument n’était pas bon, il s’émoussait tout de suite ; il fallut attendre Rousseau…

Or les créateurs d’un nouvel outil, d’un nouveau style, méritent incontestablement le nom et la gloire d’inventeurs. Et s’ils ont inventé ce style, c’est qu’ils avaient quelque chose à dire qui ne pouvait se dire autrement. Voyez Jean Giraudoux : facettes, images provoquées par association, le second terme de l’association étant omis — comme dans les poèmes de Rimbaud. Suzanne et le Pacifique est un excellent exemple de l’intérêt, de l’amusement, peut-être aussi, pour certains, de l’agacement que peuvent produire cette manière. Vous retrouverez celle-ci dans Siegfried et le Limousin. Et cette écorce diaprée, moirée, amusante, agaçante, risquera d’être tout ce qui vous apparaîtra d’abord. Mais voici que Siegfried et le Limousin est transporté à la scène : alors, comme il a fallu, pour les spectateurs, émonder, condenser et parler la langue de tout le monde, voici qu’éclate le drame passionnant du conflit entre deux races, deux aspirations aussi, antithétiques, de l’Allemagne moderne. Il y avait une idée intelligente, fondamentale, sous ces nouveautés d’écriture — et sans ces nouveautés, l’auteur aurait-il pu l’extraire ?… Ainsi donc, c’est une hypothèse acceptable que le renouveau littéraire actuel, s’il n’est pas, pour le roman, tout ce qu’on peut désirer, peut provoquer un renouveau du théâtre — et qu’alors celui-ci, à son tour ?…

Mais dès maintenant, et pour le seul roman. Il y a Jean Cocteau. C’est tout à fait curieux. Guillaume Apollinaire est peut-être pour quelque chose dans son talent, car Apollinaire a été un de ces inventeurs de style et de procédés littéraires inédits dont il fut parlé tout à l’heure. — Alors, dans Cocteau, des pitreries, des cocasseries ; puis, tout à coup, des poèmes d’une mélancolie, d’une exquise pureté classique dans la mélancolie, enfin du roman. Le dernier : Les Enfants terribles… Procédés tout à fait inattendus, créés, pour entraîner celui qui lit du connu à l’inconnu, de ce qu’il sait par expérience, à ce qu’il n’a jamais ni éprouvé ni vu — à un autre monde. Ça commence par un tableau balzacien, extraordinairement exact, vivant, aigu, de l’impasse Monthiers, où les potaches des petites classes du lycée Condorcet règlent en combats singuliers leurs petits différends, des croquis de ces potaches eux-mêmes, — on ne peut plus « modernes » par l’extérieur, la peinture de leurs goûts, influencés par le cinéma, la boxe, le jazz, les filles garçonnes. Voici maintenant un de ces potaches et sa sœur, quasi orphelins d’abord, tout à fait ensuite. C’est alors que vous entrez dans le non-vu, le non-su, le neuf, dans un désordre inexprimable — et qui est exprimé — d’une enfantine bohème, une inconnaissance absolue — et qui est bien enfantine et adolescente — de la vraie vie du véritable monde extérieur, dont ils n’ont la notion que par des livres, souvent choquants, « au-dessus de leur âge », par des illustrations absurdes, des souvenirs de cinéma également déformants. Ce frère et cette sœur qui s’insultent, se contrarient, se battent même perpétuellement, ne font tout cela — lucide pénétration de l’âme adolescente — qu’en sachant que c’est un jeu, alors que les autres, tout le reste de ceux qui les fréquentent, prennent ce jeu pour la réalité. Idée de leur supériorité sur les autres, à cause de l’erreur que ceux-ci commettent. Passion indéracinable pour ce jeu, même quand ils ont grandi, sont des adultes. Incompatibilité radicale de leur existence avec celle de ces autres en raison de ce jeu qui continue. Ils sont « un monde » à eux deux. Et alors, planant au-dessus de ces deux, l’inceste. Un inceste qui ne sera jamais accompli, et qui les domine, les régit… Il viendra une jeune fille qui ne connaît pas le jeu, à qui on ne le révèle pas. Bien entendu, elle tombera amoureuse du frère. La sœur, presque inconsciemment jalouse, fera croire au frère, amoureux lui aussi de la nouvelle venue, que c’est un camarade et non lui qu’aime celle-ci. Elle mariera ces deux. Et, lorsque sa trahison aura été découverte, le frère s’empoisonnera, avec un poison « nègre ». C’est dans cette dernière partie que cela se gâte. Cette « négrerie » n’a pas été présentée, ou l’est maladroitement. Le mariage, ou les mariages — car il y en a plusieurs — et ce qui se passe ensuite, sont traités par-dessous la jambe. Ce roman, qui pourrait être un grand roman, une œuvre définitive, absolue, tombe aux proportions d’une nouvelle écourtée. Ou plutôt le début est d’un grand roman, la fin est négligée, sacrifiée, par une espèce d’insouciance. Et pourtant, le livre fermé, vous aurez l’impression que jamais encore vous n’avez lu « quelque chose comme ça ».

Il y a Paul Morand. Chez lui, nulle trace d’introspection. L’observation directe du monde et des humains, vus drôlement, cyniquement, mais par là-dessus une technique du style, et par conséquent des présentations d’images, assez proches parentes de celles de Giraudoux, ce subtil et original professeur. Sensible à l’extrême, sans aucune « sentimentalité ». Alors, amusant. Il semble que cela le fatigue d’être amusant. Morand vaut mieux que cela, étant supérieurement intelligent. Un article signé de lui dans Les Nouvelles littéraires nous apprend l’insouciance où il est parvenu des recherches de style. Il devient donc surtout un voyageur, sur « rien que la terre » qui lui apparaît toute petite. Alors une vision directe, sensée, avec une arrière-pensée presque politique, pratique — et toutefois originale. Chez lui, l’intelligence tout court a pris le pas sur l’intellectualisme, aux dépens de la création romanesque — pour le moment. Mais, s’il y revient, que ne peut-il donner ?

Et enfin, voici La Bonifas, de Lacretelle. C’est proprement extraordinaire, une des choses les plus fortes, les plus pathétiques peut-être qui ait paru depuis longtemps, et qui s’apparente, non pas à Stendhal, mais à l’œuvre de Balzac, dont elle est digne. Et si, jusqu’à ce jour, on ne l’a pas reconnu, n’est-ce point précisément par ce qu’elle a encore — et d’une façon légitime, nécessaire — de semblable ou d’analogue avec les autres productions actuelles, depuis Proust et André Gide ?… Comme dans certaines au moins de ces œuvres, un personnage principal velléitaire, et velléitaire pour une passion qui le dévore, trouble, honteuse, en abomination à l’opinion publique. D’aspect viril, sans grâce, sans beauté, la Bonifas, qui naquit et vécut dans une petite ville de province, sent ses désirs irrésistiblement portés vers le sexe auquel elle appartient par une erreur de la nature. Ne vous offusquez pas : Balzac, dans La Fille aux yeux d’or, Une passion dans le désert, et ailleurs encore, est allé bien plus loin. Ce désir, elle n’y cède pas, elle n’ose y céder, elle le refoule. Il devient sentimental — quel outrage condamnable aux principes littéraires actuels ! Elle adopte presque une pauvre ouvrière tuberculeuse, la conduit dans le Midi, l’aide à mourir. Elle est toujours de toutes les manières, virgo intacta, mais la bizarrerie que son « refoulement » communique à son allure fait que, dans sa petite ville, personne ne le veut croire. Racontars diffamatoires, chansons obscènes. Elle se claquemure chez elle, n’en sortant que pour de longues courses à cheval, par lesquelles elle essaie, vieillissante, de tuer le démon qui toujours habite en elle… Août 1914. Dans une de ses chevauchées, elle voit arriver les premiers uhlans allemands. Elle revient au galop, avertit… Épouvante, lâcheté universelles. Et alors, l’homme, la virilité que renfermait son infortuné corps de femme, explose en elle. C’est la Bonifas qui prend le gouvernement de la ville, c’est elle qui, durant quatre longues années, tient tête aux Allemands. La guerre finie, triomphe, apothéose, Légion d’honneur, fêtes, discours — et, dans une de ces fêtes, au lycée de jeunes filles, devant ces enfants qui sont élevées autrement qu’elle ne fut, qui ne souffriront pas sans doute tout ce dont elle a tant souffert, elle fond en larmes… Il y a dans l’histoire de la guerre une femme qui fit, dans une ville de France, tout ce qu’a fait la Bonifas — dans la dernière partie du roman, non dans la première…

Telle est la rigueur de la nouvelle technique littéraire qu’un critique, et non des moindres, a écrit, lors de la publication du roman qu’il était remarquable dans sa première partie, indifférent dans la seconde. Encore une fois, condamnation de l’héroïsme. En même temps que significatif des tendances actuelles, ceci a de quoi égayer.

Il y a des longueurs dans cette première partie. Il n’y en a pas dans la seconde. Tout ce qu’on peut regretter, ce semble, c’est que M. Jacques de Lacretelle ne nous ait pas donné encore de pendant à La Bonifas. Il ne suffit pas d’un seul volume pour faire un Balzac. Mais cet écrivain donne l’impression qu’il pourrait l’être.

Ne prenons donc ce roman que comme la preuve d’une loi littéraire bien simple. Une révolution littéraire — pas plus qu’une révolution politique, ne réussit qu’à la condition d’absorber au moins une partie de ce qui était avant elle en y ajoutant quelque chose. Cela est vrai —  nous nous en apercevons bien à présent — même du romantisme. Qu’on le veuille ou non, le vrai roman tiendra toujours de l’épopée, qui l’a engendré. C’est une « histoire ». Il faut qu’elle soit vivante, héroïque ou comique, comme la Chanson de Roland ou Don Quichotte, mais enfin vivante dans son action, que ses personnages paraissent exister, qu’ils soient autant que possible des types représentant des caractères plus ou moins généraux — ou bien monstrueusement exceptionnels tels que le Charlus de Proust — lequel, au bout du compte, est une sorte de Manfred réaliste, de Manfred dépouillé de son byronisme. Autrement, le roman n’est plus roman. Ce peut être quelque chose d’infiniment intéressant, même un chef-d’œuvre, comme l’œuvre de Proust, mais c’est autre chose. Toutefois, nous voyons qu’il existe encore, de La Porte étroite de Gide à La Bonifas de Lacretelle, de vrais et de beaux romans. Enfin, on l’a suggéré, l’outil nouveau, c’est-à-dire un nouveau style, est créé pour faire du nouveau dans le roman. Ceci est d’une importance infinie : il ne s’agit plus que de s’en servir pour faire, plus souvent, une œuvre d’un intérêt général plus humain. Ici, c’est M. Julien Benda et M. Emmanuel Berl qui ont raison.

J’allais oublier : la nouvelle génération littéraire nous dit : « Tout est changé dans le monde par la science, les applications de la science à la vie humaine et ce qu’on pourrait appeler la métaphysique nouvelle tirée des dernières déductions de la science. » Ceci est la vérité extérieure dont il faut tenir compte, aussi largement que possible. Mais la vérité intérieure et suprême, c’est que le roman, avant tout, c’est des hommes et des femmes, éternels dans leurs passions toujours les mêmes, quoique vivant dans des conditions changées, et réagissant les unes sur les autres. Dans la littérature contemporaine, il n’en va pas toujours ainsi : l’écrivain tend à ne réfléchir et à ne réagir — et encore — que sur lui-même.

Ce volume, élémentaire, sur le roman français, est déjà trop long. Je m’en excuse. Toutefois, si j’avais voulu épuiser le sujet, essayer de définir le talent et les tendances de bien des romanciers que j’ai dû passer sous silence, il eût été plus long encore, ou bien aurait dû se contraindre à de sèches et banales énumérations. Une remarque encore, pourtant. Serait-ce la nouvelle méthode littéraire d’introspection qui fait qu’aujourd’hui le roman social — j’entends par là celui où l’observation politique et sociale joue un rôle, comme dans Balzac, Stendhal, Zola, même Barrès dans Les Déracinés — est si rare ? Et pourtant, répudiant « l’Art pour l’Art » presque tous nos jeunes écrivains proclament une opinion politique ! Or, actuellement, il n’existe pas un roman dont l’auteur ait cherché à rendre compte de ce que fut la société française entre 1870 et 1914. C’est pourtant un sujet digne de quelque attention… Une chose est claire : de petits, très petits hommes sans éclat, presque aussitôt oubliés que morts ou non réélus, s’emparant du gouvernement de la France ; assez bas dans les aspects extérieurs de leurs ambitions personnelles parce que, en régime parlementaire, les moyens d’arriver au pouvoir sont toujours assez bas. Toutefois, au point de vue politique et social, accomplissant des choses énormes : démocratisant et laïcisant la France, transformant radicalement l’éducation des femmes. Patriotes pourtant, et obtenant, après tout, un meilleur résultat que les gouvernements antérieurs puisque le régime qu’ils servent et dont ils se servent, a pu durer, et que la préparation diplomatique et militaire en a été suffisante pour que ce régime gagnât une guerre que le régime précédent avait perdue. Voici donc la question :

Comment cette période de 1870-1914 a-t-elle pu enfanter la France d’aujourd’hui, qui en sort, avec ses qualités et ses défauts, ses possibilités et ses inquiétudes ? Cela eût tenté Balzac ressuscité. Il nous aurait montré des fossiles plus ou moins sympathiques, de hardis aventuriers, de braves gens faisant d’assez vilaines choses, de médiocres, même de corrompus, j’imagine, en accomplissant de grandes. C’est ce que Balzac avait fait pour l’époque où la France sortait, avec un autre visage, de formidables guerres, d’une formidable Révolution… De nos jours, ce n’est guère que dans la série des « Bergeret » de cet Anatole France que les jeunes générations littéraires veulent repousser si dédaigneusement dans un oublieux Hadès ; dans la subtile notation d’Abel Hermant sur la société parisienne ; dans l’œuvre de Proust, extraordinairement aiguë, mais qui, presque tout entière, ne porte que sur la classe socialement la plus insignifiante et inopérante, — une aristocratie plus que moribonde, momifiée — enfin, dans Les Thibault de M. R. Martin du Gard, que ce grand sujet a été effleuré.

Avec le recul d’après-guerre, n’y aurait-il pas là une ample matière pour un autre Balzac ? Mais nul ne semble y songer. Est-ce la faute de la formule actuelle du roman psychologique, introspectif ? Est-ce dessèchement de l’imagination créatrice, les deux causes étant peut-être liées ?…