I. L’Angleterre en 1688 et la France en 1830
Que la France en 1830 n’est pas du tout dans une situation semblable ni politiquement analogue à celle de l’Angleterre en 1688.
Nous avons eu, comme l’Angleterre, une Révolution soulevée par les classes moyennes et inférieures de la société contre le haut clergé, la haute aristocratie et la royauté, un roi mort sur l’échafaud, des excès et des folies après des commencements justes et glorieux, une dictature militaire, une Restauration monarchique, une race incorrigible et antipathique à la nation, enfin une délivrance heureuse qui assure nos droits et nous rouvre un libre avenir. C’en est bien assez pour justifier les rapprochements qu’on a tant de fois établis entre les deux Révolutions, et ce parallélisme historique se fortifie même de mille ressemblances singulières. Le caractère, les faiblesses, les vices et l’entêtement des Bourbons n’avaient d’exemple que chez les Stuarts ; les mêmes conseillers jésuites semblaient avoir passé des uns aux autres ; un siècle et demi qui s’était écoulé dans l’intervalle n’avait changé ni leur robe ni leur langage. Jusque-là donc rien de mieux que de comparer et de mettre en regard les termes des rapports. Mais, si on allait plus avant, si on parlait de ces similitudes extérieures, les unes nécessaires et dans l’essence de toute Révolution analogue, les autres purement capricieuses et accidentelles, pour arriver à des conséquences logiques et pour conclure politiquement de la situation anglaise en 1688 à la situation française en 1830, on se méprendrait fort ; on embrouillerait le point de vue actuel, qui est d’une clarté admirable ; et comme cette confusion et cette méprise sont assez ordinaires depuis quelques jours, nous croyons utile de prémunir là-dessus certains esprits amoureux de ressemblances.
Et d’abord, bien que l’esprit des deux Révolutions ait été le même au fond, et que les Parlements de Charles Ier, comme l’Assemblée nationale, aient voulu la liberté, cette liberté, de part et d’autre, s’est attaquée à des points divers et a revêtu des formes toutes différentes. En Angleterre, c’est presque exclusivement sous la forme religieuse qu’elle s’est montrée, et, en France, c’est sous la forme politique pure. Nous avions les Constituants, les Girondins, les Montagnards, la Commune ; l’Angleterre avait les Épiscopaux, les Presbytériens, les Indépendants, les Niveleurs et les Millénaires. La religion, sans doute, a joué un rôle dans la Révolution française, de même que la liberté politique n’a nullement été désertée par les divers sectaires de la Révolution anglaise. Mais il y a cette différence profonde à noter, qu’en France, depuis 89, la liberté de conscience, la tolérance et, si l’on veut, l’indifférence religieuse ont toujours passé de plus en plus dans les mœurs. Les diverses réactions religieuses qui se sont succédé ont même hâté ce résultat, plutôt qu’elles ne l’ont contrarié. Ainsi, la réaction catholique, sous Bonaparte et M. de Chateaubriand, par le Concordat et le Génie du christianisme, a puissamment servi à mitiger et à éteindre dans les jeunes générations d’alors cette haine farouche que portaient au catholicisme la plupart des premiers révolutionnaires et qui était une manière de fanatisme philosophique. Si l’on n’en peut dire autant de la dernière réaction congréganiste ; si, dans ces derniers temps, elle est parvenue à aiguiser de nouveau en haine l’indifférence générale, il faut convenir qu’elle n’a point profondément altéré la tolérance des esprits. La révolution récente l’a bien prouvé ; l’indignation publique s’est bornée, dans les moments de plus vive effervescence, à quelques représailles plus politiques que religieuses ; le prêtre dans son ministère a été respecté ; il a même été appelé sur le champ de carnage pour bénir les morts : seulement les mots de religion dominante ont disparu du code fondamental. Nous en sommes donc, en 1830, à la tolérance religieuse la plus absolue ; la philosophie, qui naguère était hostile aux cultes, est plutôt devenue bienveillante, et l’indifférence un peu matérielle, dont la société souffre depuis plusieurs années, commence à céder à des besoins de moralité plus épurée et de solutions supérieures.
En Angleterre, les partis politiques qui avaient conservé leurs formes religieuses même sous la Restauration, et qui s’étaient successivement brouillés ou réunis, selon leurs intérêts, finirent par s’entendre, en haine du papisme qui les opprimait, et la Révolution de 1688 aboutit au triomphe complet de l’anglicanisme, à la tolérance pour les non-conformistes protestants, à la proscription contre les catholiques. Sur ce point de la religion, ce serait folie de nous assimiler à l’Angleterre.
Quant aux différences politiques, elles ne sont pas moins réelles, quoique plus difficiles et plus fines à saisir.
En France, depuis 89, nous n’avons cessé de marcher (qu’on fasse bien attention à ceci) ; nous n’avons cessé, sur un point ou sur un autre, de tirer les conséquences de notre première Révolution. Cette Révolution, contrariée dans son développement le plus simple et le plus direct en apparence, contrariée par la Terreur, par l’Europe en armes, par un dictateur de génie, par une dynastie restaurée, a, toutefois et sans interruption aucune, poursuivi sa voie et son œuvre, sous la Terreur, dans les camps, sous la dictature, sous la Restauration. A chacune de ces contradictions nouvelles, elle a gagné d’un côté ce qu’on lui interdisait de l’autre ; elle a perdu, chaque fois, quelque chimère, quelque fiction dont elle ne s’était pas assez gardée dans le premier enivrement ; et aujourd’hui que tous les obstacles sont enfin levés, elle remet en commun tous ces progrès si lents, tous ces résultats conquis un à un durant quarante années : il n’y a que les chimères qu’elle a laissées en chemin. MM. Thiers et Mignet, dans leurs admirables Histoires, ont fort bien montré, et avec une intrépide fermeté de coup d’œil, dans la Montagne malgré ses horreurs, dans le Directoire malgré ses faiblesses, dans Napoléon malgré sa tyrannie, les continuateurs plus ou moins glorieux, les héritiers suffisamment légitimes de la Révolution de 89. A ne prendre que l’empire, qui semble avoir été si hostile à la liberté, ç’a été le temps où, à l’abri d’un pouvoir fort, l’égalité civile a le plus profondément pénétré dans nos mœurs, où la tolérance religieuse a jeté le plus de fondements dans la société, où, les habitudes et le génie militaire circulant dans tous les rangs de la nation, nous avons appris ce qui nous garantira d’ici à un long temps de la dictature prétorienne ; sans Austerlitz, Wagram et dix ans de conquêtes à travers l’Europe, qui sait si le peuple de Paris eût vaincu la garde royale en trois jours ? La liberté politique suspendue sous l’empire reparut avec la Restauration, bien qu’au grand regret des rois restaurés, et la France continua au milieu de mille entraves sa marche progressive. On se fit, sous la Charte, aux mœurs politiques et à la pratique constitutionnelle, qui n’avaient jamais été possibles auparavant, même sous le Directoire, à cause des réactions violentes et des souvenirs trop animés. Les mêmes causes, jointes aux intrigues et aux perfidies du parti dominant, retardèrent, sous la Charte, ce progrès salutaire jusqu’en ces dernières années. Il éclata enfin sous M. de Villèle par des élections inespérées ; et depuis lors la force et la maturité du pays se déclarèrent en toute occasion ; l’expérience nous était venue. Ainsi, sur un point ou sur un autre, la France avait toujours avancé depuis 89 ; et, d’une autre part, malgré bien des tentatives rétrogrades, rien de ce qu’il y avait d’essentiel dans l’ancien régime n’avait repris dans la nation le même rang qu’autrefois. Les Concordats, la création d’une noblesse d’empire, la réhabilitation de l’ancienne noblesse, les dons aux couvents, le milliard d’indemnité, tout cela n’avait refait ni un clergé Corps politique, ni une aristocratie féodale, ni une grande propriété ; la loi d’aînesse, dernière conséquence du système, n’aurait pas eu plus d’efficace20 .
En Angleterre, les choses se passèrent fort différemment, et depuis 1640 jusqu’en 1688 les phases successives de la Révolution n’obéirent pas à la même loi de progrès. Cromwell arrêta les excès et rétablit l’ordre ; mais l’espèce d’égalité religieuse contrainte qui subsista sous sa dictature n’est nullement comparable à notre égalité civile sous Napoléon, et ne porta d’ailleurs aucun fruit de tolérance. Sous Charles II, les Parlements reprirent leur coure, mais tels qu’ils étaient sous Jacques Ier, sous Charles Ier, sujets aux mille abus féodaux et anglicans qui altéraient leur formation, et qui ne furent guère signalés qu’un siècle plus tard. Les évêques et les seigneurs rentrèrent dans la possession de leurs biens, et la grande propriété fut reconstituée avec toutes ses conséquences. Quand, à force de folies et de crimes, les Stuarts et leurs conseillers eurent réuni contre eux, dans une haine commune, anglicans, presbytériens et puritains, les grands seigneurs anglais comprirent qu’il était temps d’agir, et entrèrent en pourparlers avec Guillaume. Ce prince avait des droits assez légitimes par sa femme, mais cela n’eût pas suffi. A défaut du dogme de la légitimité royale, qui eut le dessous, ce fut la légitimité de l’Église anglicane qui prévalut, appuyés de la souveraineté parlementaire. Le Parlement et l’Église anglicane, voilà ce qui persista après comme auparavant, sans atteinte, mais sans rajeunissement, sur des bases mieux définies, mieux affermies, mais non pas plus larges. Les préjugés religieux et sociaux, les privilèges, les inégalités de tous genres consacrées, l’oubli complet de cette classe du peuple qui ne possède rien, nulle portée rationnelle, rien de philosophique : ce sont les caractères restrictifs de cette Révolution utile et relativement glorieuse. L’Angleterre commence à s’apercevoir aujourd’hui que tout n’a pas été consommé alors, et que, contre les vices de sa Constitution, contre les désordres invétérés de son état social, une autre révolution reste à faire. L’émancipation catholique a heureusement commencé ; la réforme parlementaire n’achèvera pas, car il restera encore à briser la grande propriété, cet énorme fardeau qui écrase tant de millions de prolétaires ; et ici ce n’est plus une difficulté, c’est un péril.
Or, en France, rien de tout cela : le passé ne pèse plus par aucun point sur le présent ; notre avenir est libre et dépend de nous. N’allons donc pas le grever de gaieté de cœur par des systèmes ; ne retombons pas, en politique, dans notre péché, si familier en toutes choses, d’imitation étrangère : profitons des exemples sans croire aux identités ; ne concluons pas d’une Révolution spéciale et tout insulaire à une Révolution véritablement européenne et humaine : n’introduisons pas dans les pouvoirs de l’État des proportions de forces peu en harmonie avec nos futures destinées, ne recomposons pas de toutes pièces des difficultés évanouies. Par sa base historique, le système anglais appliqué à la France est ruineux, puisqu’il repose sur des similitudes superficielles. Examiné en lui-même et politiquement, nous aurons plus d’une occasion d’en apprécier la valeur.