(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Jean Richepin »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Jean Richepin »

M. Jean Richepin

I

La Chanson des Gueux [I-IV].

L’auteur de La Chanson des Gueux a été jugé et condamné pour ce livre de poésies. Mais je ne sache pas que la condamnation judiciaire qui l’a frappé ait supprimé le livre ; je ne sache pas qu’elle puisse l’ôter des mains qui l’ont acheté et de la mémoire de ceux qui l’ont lu ; je ne sache pas, enfin, que cette condamnation doive empêcher la Critique littéraire de rendre son jugement aussi, non sur la chose jugée, qu’il faut toujours respecter pour les raisons sociales les plus hautes, mais sur les mérites intellectuels d’un poète au début de la vie4 et aux premiers accents d’un talent qui chantera très ferme plus tard, si j’en crois la puissance de cette jeune poitrine.

M. Jean Richepin n’est pas voué à l’éternel refrain de sa Chanson des Gueux. Il n’est pas si Gueux que cela… Il ne fera pas toute sa vie le Villon, comme Chatterton fit le Rowley. Le système, l’exagération volontaire, l’archaïsme, l’imitation, fatale pour les plus forts quand ils ont ce charmant défaut de la jeunesse, mère de tant de sottises, toutes ces choses qui contaminent çà et là l’œuvre actuelle, doivent, par le fait de la santé et de la vigueur de son esprit, mourir prochainement en M. Richepin et disparaître de ses œuvres. Il est certainement assez fort pour prétendre un jour à l’originalité et pour chanter dans le strict et pur registre de sa voix. Il n’est pas fait pour n’être qu’un poète comme Paul-Louis Courier fut un prosateur. Il a, lui, ce que n’avait pas le sec et retors Courier, homme de verbe et de formules : il a le feu, la verve, les entrailles, l’abondance, une touche large et grasse, et même quelquefois grandiose. On sent, sous l’imitation, une nature, — et il faut le lui rappeler aujourd’hui, car M. Richepin est à sa mauvaise heure. Le cœur de l’homme est ainsi pétri que toute condamnation l’exalte et fait lever dans son âme le génie aveugle et violent de la contradiction, qui dort en nous et qui est si promptement debout !… On persiste, alors, dans ce qu’on a fait, et on le recommence en l’aggravant. Le talent tourne sur lui-même au lieu de s’élever au-dessus de lui-même, et c’est ce que je voudrais empêcher· Je voudrais que la Critique sauvât le talent en péril d’un jeune homme qui me semble fait pour aller aux astres, comme disaient magnifiquement nos pères, mais à la condition de purifier ses ailes de l’imitation, cette glu qu’il prend peut-être pour une gomme d’or.

Je sais bien qu’il est difficile de déterminer avec justesse là où l’analogie d’imagination finit dans un homme et où l’imitation commence. Le poète de La Chanson des Gueux est d’une race et il porte les signes de sa race. Il ressemble à Villon (par le tour d’imagination) autant qu’il l’imite. Littérairement, c’est un Gaulois. Il a des parentés évidentes avec les grands Gaulois de notre littérature ; Rabelais, Mathurin Régnier, tous ces braveurs d’honnêteté dans les mots, — La Fontaine lui-même, si on pouvait comparer quelqu’un à ce délicat de La Fontaine dans ce qui n’est pas délicat : la gauloiserie ! Mais si M. Richepin a des parentés naturelles avec ces Maîtres, noblesse oblige, et il est temps d’introduire dans la famille d’esprits dont il fait partie une individualité nouvelle. L’y a-t-il introduite ? Voilà la question. Rabelais, s’il revenait au monde, et Mathurin Régnier, dont M. Richepin procède plus que de personne, écriraient-ils maintenant ce qu’ils ont écrit autrefois ?… Croyez-vous qu’ils feraient — si l’idée leur en venait — La Chanson des Gueux comme M. Richepin nous l’a faite ?… Non ! Rabelais et Régnier feraient différent de ce qu’ils ont fait, sous peine d’être inférieurs à eux-mêmes. Ils ne seraient pas leurs propres échos. Comme ils ont eu, Rabelais surtout, l’originalité dans leur temps, ils auraient l’originalité dans le nôtre, — l’originalité, qui est l’ongle du lion en fait de génie ! Rappelez-vous les Contes drolatiques de Balzac, à coup sûr la plus étonnante de ses œuvres, mais que personne n’oserait appeler « une œuvre de génie », parce que l’inspiration première et la langue — une merveille d’archaïsme ! — y manquent d’originalité.

II

Et, cependant, ce n’est pas le sujet qui en manque, — d’originalité, — dans La Chanson des Gueux ! Le sujet du livre de M. Jean Richepin a sa nouveauté, quoiqu’il ait été parfois effleuré par les peintres, les conteurs et les poètes. Seulement, aucun d’eux ne l’a touché à fond et n’a essayé d’épuiser dans un vaste ensemble ce grand sujet de la Pauvreté en toutes ses manifestations pittoresques, touchantes, grotesques et terribles. Les « Gueux », pour employer le mot insolent et narquois que la race gauloise inflige presque gaiement à ceux que l’Église, dans sa tendresse sublime, appelle « les membres de N.-S. Jésus-Christ », les gueux ne pouvaient pas ne point tenter l’imagination de ceux-là qui savent où se trouve la Poésie dans les choses humaines. Mais s’ils l’avaient exprimée, cette poésie de la Pauvreté, ce n’avait guères été qu’en passant, par traits détachés, par éclairs, en quelques groupes ou en quelques têtes flambant de génie, dans un coin de livre ou de tableau… Qui les avait vues, ces têtes, les avait contemplées ; qui les avait contemplées ne pouvait plus les oublier. Chez les poètes, par exemple, nous avions Le Vieux Mendiant du Cumberland de Wordsworth, Le Vieux Vagabond de Béranger, sa Chanson des Bohémiens, — et même sa Chanson des Gueux, si maigre, du reste, quand on la compare à celle de M. Richepin ! Chez les conteurs, nous avions l’Edie Ochiltree de Walter Scott, et le vieux Par-les-chemins de Balzac. Je ne parle point des Misérables de Victor Hugo, qui sont des Pauvres à qui on a fait des têtes, — pour me servir d’une expression du métier dramatique, — des Pauvres arrangés dans l’intérêt d’un parti, des Communards d’avant l’heure. Chose mesquine et triste ! car Victor Hugo nous a donné une cour des Miracles, dans sa Notre-Dame de Paris, de manière à prouver qu’il pourrait peindre, s’il voulait, ressemblant et puissant tout à la fois. Chez les peintres, nous avions Le Pouilleux de Murillo, dans sa pluie de soleil et d’or. — Callot seul, le bohémien Callot, avait fait, lui, œuvre d’ensemble.

Tout un monde de gueux a passé dans son œuvre… Mais, qu’on me passe le mot ! ce sont des gueux spéciaux : — tous les Meurt-de-faim, tous les Stropiats, tous les Béquillards, tous les tronçons de l’effroyable guerre de Trente Ans ; une page plus d’Histoire que de nature humaine. Eh bien, c’est un ensemble encore plus large et plus étreint que celui de Callot, qu’a voulu réaliser, dans un autre genre d’Art et d’expression, un jeune homme qui n’a pas été un bohémien comme Callot, mais tout au plus un bohème comme on l’est quelquefois, quand on a vingt ans, à Paris, au xixe  siècle, et ce jeune homme s’est cru de force à mettre dans un livre de sentiment et d’observation, et de chanter ou de faire chanter en des poésies personnelles ou impersonnelles, toutes les misères de son temps, ces misères invincibles à la philanthropie, et qui, sous le costume et les vices de chaque siècle, forment la Misère éternelle !

Il faut convenir que cette idée ne pouvait venir qu’à une tête poétique, et je dirai plus : — à une âme profonde.

On peut être trompé, surtout en fait d’âmes, dans ce monde épais et sans transparence, mais jusqu’à nouvel ordre il me fait l’effet d’en avoir une, ce M. Richepin. Il me fait, lui le Villonesque et le Rabelaisien, l’effet d’avoir ce que n’avaient ni Villon, ce polisson auquel ce diable de Louis XI, si bon diable, épargna la corde, ni Rabelais, cet impitoyable génie du rire à outrance, qui aurait eu tout, s’il avait eu du cœur ! Le poète de La Chanson des Gueux ne les peint pas que de par dehors, pour le seul plaisir de faire du pittoresque. Malgré l’osé, le cru, et même le cynique, à quelques endroits, de sa peinture, ce n’est nullement un réaliste de nos jours. Il est mieux que cela. Il a l’âme ouverte à tous les sentiments de la vie, et il les mêle — et fougueusement ! — à ses peintures. Il sait s’incarner dans les gueux qu’il peint. Mais il n’a pas, malheureusement, il faut bien le dire, le seul sentiment qui l’aurait mis au-dessus de ses peintures, le sentiment qui lui aurait fait rencontrer cette originalité que Villon, Rabelais et Régnier ne pouvaient pas lui donner. Il n’a pas le sentiment chrétien.

C’est, en effet, dans la profondeur du sentiment chrétien qu’était l’originalité qu’il n’a pas. Depuis que le monde est monde, le Christianisme seul a compris les pauvres et les a bien vus. Seul, ce rayon de Dieu leur tombant sur la tête, plus chaud et plus magnifique que le soleil de Murillo, a éclairé les gueux et les a idéalisés. La religion de l’adorable saint François d’Assise, qui se fit gueux d’une autre façon que M. Richepin, lequel se vante un peu trop d’en être un ; la religion du très moqué, du très peu compris mais du très grand Bienheureux Labre, qui fut un mendiant comme M. Richepin ne le sera probablement jamais, est très nécessaire au poète des Pauvres s’il veut creuser dans leurs abjections et leurs vices, dans leurs grandeurs et leurs vertus. M. Richepin, dans ses poésies, n’est pas plus un matérialiste appuyé qu’il n’est un réaliste de ce temps. L’âme qu’il a le sauve de ces abaissements. Mais M. Richepin, malgré son âme, au-dessus de la plupart des âmes de son siècle, est cependant un homme moderne, pétri par la main de l’éducation moderne. Après tout, sous les haillons dont il s’enveloppe si diogéniquement en ses poésies, c’est épicurien aux yeux païens, et un épicurien qui n’a pas la modération et l’équilibre d’Épicure ; car c’est un intense, que M. Richepin, s’il en fut jamais ! Âme ardente, s’il avait été chrétien il l’aurait été comme il est tout, il l’eût été intensivement comme il est poète, et son talent — dans sa Chanson des Gueux qui n’est qu’énergique et quelquefois infernalement énergique — en aurait été divinisé.

III

Je veux pourtant vous dire ce qu’il est, ce talent qui aurait dû monter jusqu’au génie pour être digne du sujet qu’il n’a pas craint d’aborder. Incontestablement, ce talent est très grand. L’homme qui chante ainsi est un poète. Il a la passion, l’expression, la palpitation du poète. Mais son livre n’est pas qu’un recueil de poésies ; c’est toute une composition. Il l’a divisé en trois parties : les Gueux des Champs, les Gueux de Paris, et Nous autres Gueux ! Dans mes impressions, à moi, les Gueux des Champs sont très supérieurs aux deux autres, et sans que le talent du poète y soit pour tout, mais par le fait aussi du sujet, de son atmosphère, de ses paysages, de ses superstitions et de ses mœurs. Les pauvres des champs, quels que soient leur bassesse, leurs passions, leurs vices mêmes, sont autrement poétiques que les atroces voyous de Paris, ces excréments de capitale et de civilisation, qui souillent l’aumône en la recevant… Et, d’ailleurs, ils sont placés plus loin de nous, dans une perspective qui est une poésie de plus. Les Couche-tout-nuds d’Eugène Sue et de tant d’autres romanciers de cette époque, où le talent, quand on en a, regarde plus en bas qu’en haut, sont des types usés à force de s’en servir, et il faut toute la flamme d’expression de M. Richepin pour que nous ne soyons pas dégoûtés jusqu’au vomissement de cette vile canaille, aux infâmes sentiments et à l’abominable langage. M· Richepin, lui, a avalé son crapaud. Il va jusqu’à l’argot de ces arsouilles (le mot y est, et bien d’autres encore !)… Il a écrit plusieurs poésies en pur argot, qu’il s’est obligé à traduire en français dans la page suivante. Franchement, c’est trop ! Mais M. Richepin est Jean-le-Téméraire en littérature, Il a peut-être ru que la hardiesse, et la crânerie dans la hardiesse, seraient de l’originalité. Il n’en est rien. L’Originalité ressemble à l’ange qui n’eut qu’à étendre la main pour vaincre Jacob, lequel faisait ce que fait M. Richepin, quand il s’efforce et donne d’une tête de bélier enragé contre tout. Et, du reste, pour ce que ces chansons en argot expriment et pour ce que la traduction française nous en apprend, il n’était vraiment pas la peine de se verdir à cette langue-là !

Mais ce n’est point dans ces partis pris de jeune homme qu’est le talent du poète de La Chanson des Gueux. Je l’ai dit déjà, là où je l’aime le mieux, c’est dans ses Gueux des Champs. Là il y a réellement de grandes et fortes beautés ; là l’accent profond, la couleur vraie, l’âcre senteur du sujet et en beaucoup de pièces ses lueurs terribles ; car toute misère est terrible quand l’Idée n’est pas là pour la désarmer. Or, c’est là ce que je reproche aux Gueux des Champs de M. Richepin. L’Idée de Dieu ne passe pas une seule fois dans le cœur ou dans la pensée de ces vagabonds et de ces mendiants dont il est le rhapsode, — dont il chante les Odyssées et les Idylles sur ce noir violon de ménétrier, brûlant et sinistre, qui vous émeut tant, et qui met jusque dans les airs de l’amour toutes les férocités de la vengeance contre la misère de la vie. M. Richepin sait le secret des sensualités et des intempérances du pauvre. Je ne lui reproche pas de le savoir, et même de le dire ; mais ce que je lui reproche, c’est d’avoir trié tous ses gueux sur le volet du diable. Tous, ils ont un pied dans le malheur et l’autre dans le crime, et ils boitent de l’un et de l’autre côté, comme dit l’Écriture. Mais à côté de ceux-là, et précisément aux champs, dont M. Richepin est un vivant paysagiste, il y a d’autres gueux que les siens !… Je ne nie pas les désespérés, mais il y a les résignés aussi, et ils ne sont pas dans le livre de M. Richepin. Ceci est un hiatus, un trou énorme dans son œuvre, qui avait la prétention d’être un ensemble et qui n’est plus que les fragments épars d’un poème interrompu, et qu’il faudrait achever.

Et il n’y a pas que cela, au surplus, qui rompe l’unité du poème de M. Jean Richepin. Ici, ce sont les gueux qui manquent, mais ailleurs, c’est le poète des gueux. M. Richepin ne l’est point partout, dans sa Chanson. En une foule de pièces, comme, par exemple : Vieille statue, La Flûte, Le Bouc aux enfants, etc., je cherche le ménétrier des gueux et je ne trouve qu’un épicurien, un lettré, un renaissant et même un mythologue, qui croise André Chénier avec Mathurin Régnier et Callot ; Lisez surtout la pièce : Vieille statue :

Ô Pan, gardien sacré de cette grotte obscure
……………………………………………………
Toi qui ris d’un air bon dans ta barbe de pierre !

Et quoique la pièce soit charmante et fasse bas-relief… grec, cependant, les gueux des champs au xixe  siècle, les gueux réels qui nous ont touché de leur coude percé, n’ont rien à faire avec Pan et cette voix classique qui ne résonne plus que dans les mémoires cultivées, et non dans les entrailles humaines. Évidemment, ce sont là des hors-d’œuvre dans l’œuvre de M. Richepin. Mais quand on fait chanter des gueux, quand on est, comme M. Richepin, presque un dandy de gueuserie, si un dandy n’était pas toujours froid, une telle chose est plus qu’un hors-d’œuvre, c’est une contradiction·

Et je viens peut-être d’écrire le mot qui explique le mieux les défauts et les fautes du poète de La Chanson des Gueux : il a trop le dandysme de ce qu’il chante. Fait pour être naïf puisqu’il est poète et qu’il a des sensations vraies, il devient dandy par intensité, — par amour de son sujet peut-être, — et le dandysme est toujours de l’affectation. Le dandysme a diminué Byron lui-même. Il est vrai que c’était le dandysme du dandy pur mêlé au poète, — le dandysme de Brummell, qu’il admirait, disait-il, presque autant que Napoléon, — tandis que le dandysme de M. Richepin est d’un autre genre. C’est le dandysme de la gueuserie dans ce qu’elle a de plus audacieux, et… (ma foi ! je le dirai, car avec un robuste comme M. Richepin on peut être dur,) quelquefois de plus grossier. Le dandysme de la gueuserie, cette affectation, a poussé M. Richepin aux outrances d’attitude et d’expression dont son livre et son talent pouvaient se passer. Seulement, — voici quelque chose en faveur du poète que je blâme, — l’affectation, qui, ordinairement, éteint la verve, n’éteint point la sienne. Elle est, chez lui, inextinguible. Qualité rare en tout temps que la verve, mais plus rare et plus précieuse que jamais dans une époque épuisée où personne ne vit fort ! La verve est une des qualités dominantes de l’auteur de La Chanson des Gueux, et il fallait qu’elle fût de bonne trempe pour avoir résisté au besoin d’effet à tout prix qu’il poursuit avec tant d’acharnement dans tout le cours de son livre, et particulièrement dans la troisième partie intitulée : Nous autres Gueux ! — partie inférieure de ses poésies, trop pantagruélique à mon gré, et dans laquelle non pas seulement l’ivresse, mais l’indigestion est glorifiée.

IV

Enfin, me voilà au bout de ma critique sur le livre de M. Richepin ! Je lui ai dit franchement mon opinion sur son œuvre, mais je ne lui ai pas dit toute mon impression. Si la Critique était une chose de sensibilité, il serait absous… mais la Critique relève de plus haut que de l’émotion du critique. Mon impression fut excessivement vive quand je lus le livre d’enfilée, et l’enthousiasme me prit au point que j’eus besoin de réflexion et d’une seconde lecture pour en apercevoir les défauts. Ils sont cachés par tant de qualités brillantes, que, d’abord, on ne les voit pas. Le livre est entraînant, et c’est peut-être ce qui l’a fait trouver dangereux… Je crois qu’on peut dire à la décharge du poète de La Chanson des Gueux, qu’il n’a pensé qu’à son effet littéraire. Il ne s’est pas préoccupé de l’effet moral de son livre, et il a appris à ses dépens que d’autres pouvaient s’en préoccuper. Selon moi, — je l’ai dit, mais j’insiste parce que la cause est grave et que le poète condamné de La Chanson des Gueux vaut la peine qu’on insiste, — toutes les qualités de sa poésie, qui n’est pas que truande et féroce, acharnée, archiloquienne, mais souvent d’une tendresse et d’une compassion infinies (voir, entre autres, Le Chemin creux, les Pleurs de l’arsouille et surtout le Grand-père sans enfants), appartiennent à son âme, et les défauts de cette poésie à son temps et au malheur qui l’a fait naître au xixe  siècle. L’absence de foi religieuse, l’indifférence de tout ce qui créait la vie morale autrefois, ont empêché son observation d’être complète et lui ont mutilé son œuvre. Voilà ce qu’il y a gagné. Généreux d’instinct, il n’a vu que les côtés sombres, cruels, vicieux, menaçants de la pauvreté, comme le grand Balzac (ce qui, du reste, n’est pas une excuse), ne vit que les côtés mauvais du paysan dans ses Paysans.

Balzac, il est vrai, était chrétien, et il n’oubliait pas qu’il le fût. Balzac blâmait, avertissait. Il était moraliste tout en faisant sa peinture. M. Richepin ne fait que la sienne. Balzac disait, dans ses Paysans, au législateur et à la société menacée, pour qu’ils y prissent garde : Voilà le « Robespierre à mille têtes » ! Et l’horreur qu’il en donnait était salutaire et pouvait être féconde. M. Richepin ne donne pas cette saine horreur. Il n’offre pas, comme Persée, aux yeux, qu’elle épouvantera tête coupée de la Méduse… On dirait qu’il est amoureux de son effroyable beauté et qu’il en caresse les serpents.

V

Les Blasphèmes [V-IX].

Quand, après La Chanson des Gueux, M. Jean Richepin publia son volume des Blasphèmes, on put voir clairement pourquoi il avait oublié le Christianisme et ses influences sur ces pauvres dont il écrivait l’histoire. C’est que M. Jean Richepin, bien loin d’être un chrétien, était un athée, et un athée qui s’en vantait avec emphase. On aurait pu dire de son livre ce qu’on dit un jour de l’affreux Richard Cœur de Lion : « Prenez garde à vous, le diable est déchaîné ! » Mais ici, le diable n’est pas M. Richepin tout seul. C’est le public aussi, comme M. Richepin. Deux diables en un, qui se valent et s’engendrent mutuellement l’un de l’autre, comme, dans l’Enfer de Milton, le Péché et la Mort, la Mort et le Péché. Moralement, puisqu’on est assez inconséquent pour nous parler de morale à propos d’un livre de poésies dans un temps d’immoralité littéraire comme il n’en a, certes ! jamais existé ; moralement, un livre qui s’appelle Les Blasphèmes ne pouvait pourtant pas avoir l’accent d’un livre de bénédictions ! En somme, ce livre, annoncé depuis des années, est ce qu’il a voulu être, et il tient ce que son titre avait promis. Il a l’impudence de nos mœurs. À une époque où la liberté est le principe qui gouverne le monde en le malmenant, le livre des Blasphèmes est un livre de liberté… et personne n’a le droit de s’insurger si fort parmi ceux-là qui ont toujours le mot de liberté à la bouche ! Le livre des Blasphèmes est la conséquence très simple de l’état général des esprits. D’invention, il n’a pas la moindre originalité, et, socialement, il ne suppose aucun courage. Si son siècle n’était pas ce qu’il est, M. Richepin n’aurait pensé ni publié son livre ; mais il est de son siècle, il le connaît… et il a chanté.

Il a chanté pour toute une société de blasphémateurs. Seulement, a-t-il bien chanté ?… Quelle est la beauté et la portée de sa voix ?… Voilà la question ! Ce livre, dont tout le monde est plus ou moins coupable, tout le monde ne pourrait pas récrire, et M· Richepin l’a pu… et comme personne que lui peut-être ne le pouvait. Quant à moi, je me tiendrai à quatre pour être juste en parlant de ce livre, qui, par le bruit qu’il fait, force à parler ceux qui voudraient se taire. Alors que la morale religieuse n’est plus, quand la pauvre littérature, qui mourra aussi, un de ces jours, de son immoralité, existe encore » il n’y a plus que la question esthétique à poser devant un livre comme celui des Blasphèmes ; il n’y a plus qu’à savoir si nous avons, malgré l’horreur de son livre, un poète de plus dans M. Richepin.

Eh bien, je dis sans sourciller — et qui qu’en grogne ! — que nous l’avons. Quelles que soient les taches de ce livre, qui a ses taches, comme le soleil, je dis qu’il n’en est pas moins la production d’un génie poétique qui, dans le poète, peut un de ces soirs s’éclipser ou disparaître, mais qui, dans ce livre-là, a immobilisé un rayon qu’on n’éteindra pas. Je dis que la Critique — la Critique littéraire, bien entendu, et non la Critique morale, qui n’a que faire ici, — peut prendre ce livre et l’écailler comme on écaille un poisson, et le racler du fil de son couteau et en retrancher, couche par couche, tout ce qui déshonore littérairement une telle œuvre, c’est-à-dire le gongorisme effréné, l’atroce mauvais goût, les bassesses ignobles et malheureusement volontaires d’expression, l’haleine des pires bouches, enfin tous les défauts dont l’auteur a fait comme à plaisir d’immondes vices, il restera et on trouvera, sous tout cela et malgré tout cela, un énorme noyau de poésie, résistant et indestructible, qui brillera de sa propre lueur dans l’histoire littéraire d’un siècle qui a des poètes comme Hugo, Vigny, Musset, Baudelaire et Lamartine, le plus grand de tous !

VI

Il l’est, en effet, au même titre qu’eux. Il a, comme eux, ce je ne sais quoi, impossible à déterminer et même à nommer, mais qu’on sent dans les profondeurs de l’âme maîtrisée… Les poètes qui diffèrent le plus de ce dernier venu par le sujet de leurs chants, lui ressemblent par cela seul qui les fait poètes. Or, ce qui fait les poètes, ce n’est ni la couleur, ni le relief, ni l’éloquence, ni aucune des forces qui font aussi les prosateurs, quoique les poètes puissent les avoir comme les prosateurs. C’est autre chose, — autre chose de bien autrement immatériel, qui ne tient pas à ce qu’on chante, mais à la manière dont on chante.

Or, encore, quand on a ce don divin de poésie, on l’a partout et quoi qu’on chante. Lamartine, par exemple, que je viens de nommer, l’a autant quand il est impie que quand il est religieux. Il l’a autant dans son Désespoir et ses Novissima verba, que dans ses Méditations et ses Harmonies les plus pieuses et les plus résignées. Lamartine, cet homme d’un idéal habituellement céleste, a eu des moments dans sa vie où il blasphéma et fut Richepin, et Richepin a été toute sa vie ce Lamartine-là. La différence entre eux est que Lamartine remonta toujours vers Dieu du fond de son impiété et de ses blasphèmes, tandis que Richepin ne remonta jamais vers Dieu du fond des siens. Mais ce n’est pas parce que Lamartine remonte vers Dieu que l’on trouve les blasphèmes momentanés du Désespoir et des Novissima verba sublimes, c’est parce qu’ils ont la flamme, l’émotion, l’intensité et la beauté inanalysable de cette substance mystérieuse qui est la Poésie, — cette âme dans une autre âme qui ne double pas toutes les âmes… Eh bien, cette âme exceptionnelle, l’auteur des Blasphèmes l’a comme Lamartine. Il est aussi inspiré à sa manière que Lamartine à la sienne. Seulement, il n’a qu’une inspiration, et Lamartine en a deux.

Non, cependant, que le lyrique qui débuta par La Chanson des Gueux et qui écrivit Les Caresses en soit réduit, de nature, à la stérilité d’une seule inspiration, mais il n’en a qu’une dans Les Blasphèmes. Là, il faut en convenir, il est monocorde. Mais je ne sache pas que d’être monocorde soit, pour un poète, une infériorité ou une diminution de puissance, quand il tire d’une idée ou d’un sentiment unique la plus étonnante diversité, et l’abondance, de la profondeur. Pour rester dans la vieille image de la lyre, l’auteur des Blasphèmes a sur la sienne une seule corde qui vaut les sept… et cette corde, qui n’est ni la corde d’or, ni la corde d’argent, ni la corde d’airain, ni la corde de soie, c’est la corde humaine, tirée de nos entrailles, et qu’on lui a niée. Pour l’abaisser dans le plus lâche et le plus hypocrite des éloges, on a fait de M. Richepin, de ce bouillonnant contre Dieu, le plus volontaire et le plus roué des rhétoriciens. On a prétendu que ces bouillonnements tumultueux, embrasés et terribles, étaient sortis, non du volcan du cœur ou de l’esprit d’un homme, mais, le croira-t-on ? d’un parti pris aussi mesquin que celui de la volonté d’un gringalet littéraire qui s’est inoculé dans les veines une goutte d’impiété pour faire son petit effet contre Dieu. Est-ce assez misérable, cela ? Des docteurs en sincérité se sont établis carrément dans la conscience du poète Richepin pour mieux savoir que lui ce qui s’y passe, et ils ont déclaré que son impiété n’était qu’une comédie. Ils ont refusé de croire à la vérité de sa haine contre Dieu et à la loyauté de ses imprécations, comme s’ils étaient toujours sincères, eux, quand ils écrivent !

Ils avaient, si on s’en souvient, appliqué déjà cette méthode de trahison à un autre poète, Rollinat, l’auteur des Névroses, acclamé par eux dans la surprise d’un talent plein de nouveauté, puis bientôt bafoué et traité de saltimbanque par cette envie qui se trouve toujours embusquée dans un repli du joli cœur de l’homme, et qui se repentait d’avoir applaudi ! Mais les mauvais sentiments sont bêtes, et c’était une bêtise de l’Envie ; car si le saltimbanque domine et explique le poète, il est plus surprenant que le poète lui-même… On a déplacé l’un pour donner sa place à l’autre, mais pour cela on ne s’est pas arraché à la dure nécessité, qui fait tant de mal, d’admirer !

VII

Du reste, rien de plus facile que de ramasser cette pierre à ses pieds et de la jeter à la tête de quelqu’un : « Je ne vous crois pas. Je ne crois pas que vous pensiez ce que vous dites. Je ne crois pas à la sincérité du sentiment que vous exprimez. » Oui ! c’est facile, et d’autant plus facile que cela doit rester impuni ; car on ne peut pas faire la preuve, qui serait une punition, de la sincérité d’un sentiment ou d’une pensée, si ce n’est par l’accent qu’on met à l’exprimer, les âmes n’étant pas transparentes. Or, cet accent, qui l’a jamais eu plus que l’auteur des Névroses ? Si cet accent ne vous pénètre pas, tout est dit. On ne discute point un accent ; on le sent ou on ne le sent pas… Je vous montre un chêne, — un vrai chêne. Vous dites que ce n’est pas un chêne. Je ne peux pas vous le prouver et je n’ai plus qu’à vous tourner les talons. Je sais bien que dans le cas particulier de l’auteur des Névroses et de l’auteur des Blasphèmes, la Critique avait une espèce de mauvaise raison pour les accuser ou les soupçonner d’histrionisme dans leurs vers, et c’était, pour tous les deux, l’exhibition de leurs personnes, l’un dans les salons de Paris, et l’autre, résolument acteur, sur un théâtre, devant le public des théâtres. Mais c’était une mauvaise raison. On ne peut pas retourner ce qui est de la personne contre le poète, quand il y a poète dans un homme. La vie de la pensée et la vie de l’action vulgaire bifurquent et ne s’impliquent point. Quels que soient donc les antécédents dans la vie de M. Richepin, quels que soient son passé et son caractère, qu’on n’a pas à juger ici, il est poète dans ses vers, il y a la sincérité du poète, et c’est à l’évidence de l’accent qu’on le reconnaît, et que, sans cette méprisable envie, le cancer de la littérature, on l’aurait, à la première vue, universellement reconnu.

Et d’autant plus que c’est l’esprit du temps qui chante dans sa voix, seulement l’esprit du temps relevé dans le poète, puissancialisé, poussé au sublime, — le sublime du mal, il est vrai. L’auteur des Blasphèmes que voici est bien venu à son heure, et son heure doit en être fière ! Le siècle de Schopenhauer et du Nihilisme a enfin trouvé son poète. Jusqu’ici, il ne l’avait pas. Avant ce livre des Blasphèmes, il n’avait que madame Ackermann et ses Poésies philosophiques, madame Ackermann que j’eus l’insolence, un jour, de traiter de monstre (il devait y avoir mieux !) pour résolument avoir nié Dieu dans des vers incroyablement beaux pour une femme, tant il s’y montrait de mâle vigueur. Mais la poésie de madame Ackermann n’était, malgré la fermeté de son marbre, que la balbutie de la poésie qui allait venir. J’avais avancé l’heure du monstre ! L’homme allait parler… La femme, qui se retrouve toujours quand elle veut le plus cesser d’être, se retrouvait dans les vers inouïs de madame Ackermann. Les larmes immortelles de la Pitié, chez cette Révoltée généreuse des douleurs du monde, n’ont jamais séché sur son athéisme attendri… Il fallait au siècle un athéisme plus furieux et plus implacable. L’auteur des Blasphèmes l’apportait. S’il n’avait été qu’un blasphémateur d’un talent médiocre, on n’aurait vu en lui qu’un Trissotin de plus contre Dieu. Il y en a tant ! Mais avec le talent qu’il possède il ne devait faire hausser les épaules à personne, même à ceux qui respectent le plus tout ce qu’il outrage. Le Trissotin était monté jusqu’au Satan, et l’ensorcellement de son talent si formidable, que, quand on lit ses vers, sa rage et ses rugissements contre Dieu et sa création et l’ordre du monde n’apparaissent plus comme la plus insensée des folies, et qu’on sent avec épouvante passer en soi comme le frisson partagé des colères du Sacrilège !

VIII

Le livre de ce Satan poétique, qui a été dix ans couvé, comme l’œuf du Chaos dans la Nuit, est un ensemble d’une beauté si vaste et si pleine, malgré ses formes détachées, qu’il ne peut pas être déchiqueté par les analyses de la Critique et qu’elle est forcée à faire de la synthèse, ce qu’elle ne fait jamais. Pour donner une idée de l’œuvre de M· Richepin, elle est obligée de renvoyer à son livre, à ce mastodonte qui, s’il disparaissait de la littérature, n’aurait pas de Cuvier ; car on ne reconstituerait pas avec les os de quelques pièces de vers isolées la gigantesque ossature du tout. Ces pièces de vers, en effet, d’un talent tout à la fois exécrable et magnifique, sont accumulées les unes sur les autres par une main d’Hercule pour en faire un bûcher où brûler Dieu et le monde, et c’est là précisément qu’est le côté humain, pathétique et déchirant de cette poésie qu’on a dit n’être qu’une rhétorique. La poésie de Richepin, car il m’ennuie de dire M. Richepin en parlant de cet outlaw de toute société et qui s’appelle lui-même un bohème, un sauvage, un barbare ! la poésie de Richepin n’est pas seulement de la furie et du vomissement d’ampleur de fleuve contre Dieu. Elle a l’angoisse de l’homme qui s’est brisé la tête contre le Sphinx sans mot des choses. Elle roule de l’angoisse dans le plus profond de ses flots. Qui ne voit pas cela ne voit rien ! Le poète d’un matérialisme si frénétique est malade d’infini. Ce désir d’infini, dit-il,

                              … malgré tout, persistant,
Hélas ! il nous soutient autant qu’il nous accable.
On en meurt, et la vie en est faite pourtant !

Cet effrayant négateur de l’absolu est dévoré par l’absolu du désespoir… et pour lui comme pour tous les poètes, c’est la douleur, qu’elle soit réelle et sentie ou simplement imaginaire, qui donne aux cris de ses vers leur toute-puissance. Ils ont la fureur, le déchirement et la durée, — et la large poitrine qui les pousse crache avec eux de son sang, quoiqu’elle soit d’airain !

IX

Tel Richepin, du moins pour moi. C’était, dès sa Chanson des Gueux, un poète parmi les poètes les plus distingués de ce temps. Maintenant, cherchez (même dans la littérature européenne) une poésie d’une verve aussi violente et aussi continue ! Cherchez un lyrisme et un athéisme aussi surhumainement furibonds !… Qu’est-ce que l’athéisme de Shelley, qui n’est, en fin de compte, que du panthéisme embrouillé dans des brumes allemandes, en comparaison de l’athéisme de Richepin ? Qu’est-ce que l’athéisme de Leopardi, ce poète pâle et froid comme la lune ? Shelley avait écrit le mot « athée », en grec, au bout de son nom, sur une cime des Alpes. Mais Richepin a écrit qu’il était athée sur la cime de ses vers, qui sont des Alpes aussi, et dont la neige est du feu !

L’Angleterre eut horreur de l’athéisme de Shelley. On ne touche pas impunément à Dieu dans une société fortement réglée. Mais la nôtre n’est plus une société, c’est une débandade, et elle n’a plus le droit de poursuivre un livre contre Dieu, quand elle-même ne croit pas à Dieu Elle ne persécutera donc pas Richepin comme l’Angleterre a persécuté Shelley. Son livre des Blasphèmes restera tranquillement dans sa gloire et dans son danger. Il n’apprend rien à personne, d’ailleurs. Mais son danger est peut-être d’incliner les imaginations qui l’admirent vers une impiété absolue et définitive. Certes ! moi, chrétien, j’aurais pu, à propos de ce livre des Blasphèmes, pétrir de la morale et de l’esthétique l’une dans l’autre et confondre l’œuvre morale, que je trouve criminelle, avec l’œuvre poétique qui est belle. J’ai mieux aimé les séparer, et puisque ma fonction, dans ce livre, est de faire de la littérature, j’en ai fait.