Avis de l’éditeur à la première édition
Le livre que nous offrons aujourd’hui au public est un recueil d’articles publiés dans divers journaux parisiens, principalement dans le Chat Noir. Tout le monde connaît le cabaret célèbre de ce nom où s’élabore, depuis trois ans le journal le plus singulier et le plus vivant de l’époque.
Les Propos d’un Entrepreneur de Démolitions ont été édités par nous en dehors de toute préoccupation de réclame, uniquement en vue de mettre sous les yeux du public un talent d’une extraordinaire originalité et d’une indépendance absolue, au moment même où la célébrité, longtemps attendue, commence pour lui. Telle a été, en toute simplicité, notre intention. Nous respectons beaucoup trop le talent de M. Léon Bloy pour avoir exigé de lui la plus légère modification à des appréciations ou à des jugements que beaucoup trouveront excessifs, injustes et peut-être même offensants. D’ailleurs▶, M. Léon Bloy eût été vraisemblablement rebelle à nos avis.
En conséquence, nous déclarons d’avance, n’accepter en aucune façon la solidarité de ces jugements ou de ces appréciations, nous renfermant dans notre droit strict d’éditeur et de marchand de curiosités littéraires.
[Dédicace]
Baron du Saint-Empire de la Fantaisie,
Au Gentilhomme Cabaretier
Cette dédicace n’est nullement une fumisterie d’un goût répréhensible. Ce n’est pas davantage un calcul pour me faire lire ni une réclame pour ton célèbre cabaret, tu le sais bien. C’est un acte de justice, c’est une dette à payer, rien de plus. J’étais dans l’obscurité, dans une crotte infinie, dans le néant. Tu m’as ramassé, essuyé, réconforté et me voilà quasi célèbre, que soit ma destinée d’écrivain, je n’oublierai pas que tu as été le généreux et le vaillant qui m’a ouvert la porte que tout le monde jetait à la figure du vagabond famélique, avec le fracas de l’épouvante ou le grincement du dédain.
Tu m’as découvert et tu m’as sauvé. Ayant le cynisme de la reconnaissance et le délire chronique de l’amitié, j’ai tenu à inscrire ton nom en tête de ce livre écrit chez toi, pour toi, grâce à toi, dans un mépris surnaturel de tout ce qui peut être dit ou pensé par la ruminante multitude des animaux qui se croient nos juges.
Les choses qui sont ici et que tu connais bien ; puisque tu les as souvent inspirées, ont au moins ceci pour elles d’être de sincères coups de bottes dans le derrière maculé d’un grand nombre de mes contemporains. C’est le principal mérite de mes travaux au Chat Noir, et le seul dont je croie pouvoir m’enorgueillir. Au fond, tu ne l’ignores pas, je suis un doux et un naïf, en dépit des poètes pyrénéens qui sont absolument sûrs du contraire. Mais il fallait m’ajuster à mon siècle d’une façon quelconque et je n’ai trouvé que celle-là.
Le vrai Léon Bloy a écrit de bien autres choses qui ne peuvent absolument pas être imprimées. Tous les catholiques et tous les non-catholiques se dresseraient sur leurs pieds de derrière pour braire contre lui. Dans ces choses sans nom il y a du sang de tigre et des larmes de chien sans maître. Il y a du cœur malade, du cœur mourant, du cœur qu’on porte en terre et qui bat contre son cercueil. Harmonie de tous les diables dans l’absence essentielle de l’harmonie. Délire d’enthousiasme s’il en fut jamais sur ce sol contamine par tant de groins littéraires à la recherche des truffes de la gloire. Littérature d’un sceptique en littérature et d’un athée à la gloire humaine, qui n’estime pas que cent mille phrases vaillent une larme du cœur et qui donnerait toutes les splendeurs de Byzance pour cette Marguerite de l’Évangile qui s’appelle un élan de miséricorde.
Tu as compris que le journalisme, tel qu’en le conçoit ordinairement, ne m’est pas possible. La preuve en est faite et elle surabonde. Il faudrait un directeur de journal qui voyant en moi un monstre, aurait l’idée de m’exhiber franchement comme un spécimen curieux de tératologie religieuse et littéraire. Alors, peut-être, il me serait donné de m’épanouir en liberté comme une gibbosité miraculeuse. Tu as accompli ce déballage et cet étalage autant que tu le pouvais. Qu’eussé-je fait autrement ? Pour devenir l’ouvrier d’une besogne quelconque, il faut d’abord ne pas la mépriser et je méprise le journalisme de M. Sarcey, par exemple, ou du citoyen Jules Vallès à un point tel que je compte sur ce mépris pour me sanctifier.
Considère, ami Rodolphe, que je suis un communard converti au catholicisme. Ne le savais-tu pas ? je te l’apprends. Avant ma conversion, je n’obtins aucune gloire terrestre et je ne réussis à incendier que mon propre cœur, ce qui ne causa pas un notable dommage aux héroïques boutiquiers du siège. Je fus un communard de la veille comme d’autres ont été des conservateurs du lendemain, et mon nom ne brille sur aucune liste de martyrs.
On peut s’en affliger quand on a l’âme assez forte pour rester une pure canaille dans nos temps troublés. Ce ne fut certes pas l’une des moindres défections que le chenapanisme intransigeant de cette seconde moitié du siècle ait à déplorer. À mes yeux d’apostat, l’incendie de quelques monuments publics et d’un petit nombre de propriétés privées, la chute de la Colonne, l’égorgement de plusieurs centaines d’ennemis du peuple et quelques autres facéties connues de toute la terre furent des résultats extrêmement pitoyables et tout à fait indignes de la justice des révolutions qui se respectent.
Moi, j’avais rêvé mieux. Les trois cent mille têtes du citoyen Marat ne m’auraient pas suffi et le pétrole aurait vainement sollicité mon suffrage. L’égalité démocratique prise du plus bas possible devait, selon mes vues, réaliser un niveau social tel qu’il ne restât plus sous le soleil que les Bourbeux et les Croupissants. Ma ligne idéale d’élagation partait comme une flèche topographique, de l’aristocratie présumée des vertus, c’est-à-dire du sacerdoce, et s’en allait rigidement, après avoir passé par l’aristocratie de l’argent qui disparaissait dans la Mer rouge, jusqu’à l’aristocratie du Goujatisme triomphant et jusqu’aux hauts barons de la Crapule héréditaire.
Toute supériorité, tout relief humain devait tomber, s’engouffrer et périr dans le cloaque d’une promiscuité définitive dont les plus audacieux utopistes de la fraternité révolutionnaire n’avaient pas osé rêver l’avènement.
L’Église devait être saisie dans les sales mains d’un peuple désabusé. L’antique foi des hommes, ce figuier fécond, qui pousse d’éternels rameaux sur son vieux tronc mutilé, serait arrachée une bonne fois du sol de la sacrée liberté. Si cet arrachement ne suffisait pas, on brûlerait la terre autour des racines et l’on saurait, à la fin, s’il est bien vrai qu’aucune puissance d’extermination ne prévaut contre elle.
Telles, mon très cher Rodolphe, les suaves et sereines choses qui étaient en moi, quand je vins à rencontrer un fort grand artiste dont on veut que je sois l’élève, lequel transperçant d’une sagète légère le mastodonte d’orgueil, me fixa comme une chouette pieuse à la porte rayonnante de l’Église de Jésus-Christ.
Me voilà donc cloué depuis quinte ou seize ans. Oui, mais ma nature n’a pas changé. Le besoin d’absolu est resté et ma famine spirituelle n’a fait que voyager de Chanaan en Égypte qui est le pays des Sphinx et des crocodiles. Or, tu sais que le mouvement exaspère l’appétit et je suis aujourd’hui encore plus enragé qu’avant. Au fond, mon socialisme frénétique n’était sans doute, pour moi comme pour tant d’autres, qu’une aperception très lointaine, très obscure et très inconsciente d’un idéal de société religieuse que ne devait pas réaliser mon futur catholicisme. Le monde chrétien m’a tellement écœuré que j’en suis arrivé à trembler devant l’effroyable mystère d’une Rédemption qui a coûté ce que nous savons et qui, après dix-huit siècles, est totalement ignorée des dix-neuf vingtièmes de la race humaine et traînée par ce qui reste dans l’ineffable ordure des hypocrisies, des reniements, des lâchetés et des sacrilèges !
Tu apprécies, n’est-ce pas, les douceurs de cette vision unique, continuelle, toujours aggravée par la plus implacable analyse du moraliste le plus désenchanté et par la fringale la plus inouïe d’une Beauté divine qui n’apparaît jamais sur ce globule de fumier où le grand Job est réduit à racler sa lèpre avec les tessons du vase dont la glorieuse Pécheresse répandit autrefois les parfums sur la tête du Fils de Dieu.
Enfin, le démon lyrique se mêle encore à tout cela. Je suis escorté de quelqu’un qui me chuchote sans cesse que la vie bien entendue doit être une continuelle persécution, tout vaillant homme un persécuteur, et que c’est là la seule manière d’être vraiment poète. Persécuteur de soi-même, persécuteur du genre humain, persécuteur de Dieu. Celui qui n’est pas cela, soit en acte, soit en puissance, est indigne de respirer.
Le poète, disent mes voix, est le plus sublime des persécutés et le plus impatient des persécuteurs. Eschyle, Dante, Shakespeare, Byron sont des Dioclétiens réflexes et immortels. Êtes-vous poète ? Eh bien ! que l’âme humaine hurle sous vos pieds, dans vos bras étreignants et convulsés, dans votre propre cœur déchiqueté par le vautour de l’Inspiration. Ne dites jamais : « Je suis peut être assez furibond comme cela ! » car vous vous jugeriez alors, vous vous mesureriez d’une façon quelconque et le Poète, quand il contemple la Poésie, doit perdre tout jugement, toute mesure, tout repli sur soi. Il ne peut que s’y précipiter et s’y perdre, comme un torrent dans un gouffre.
Si la Beauté vous persécute et vous dévore, dévorez à votre tour tout ce qui vous environne, comme un palais incendié qui darde autour de lui ses flèches, ses fleuves, ses nappes de flammes. Persécuté d’en haut, persécutez la création tout entière et fatiguez de vos clameurs le ciel même.
Les âmes de héros sont les seules qu’un poète fier puisse avoir l’ambition de conquérir et de telles âmes, quand l’expérience les a façonnées à cette torture du néant de la vie sont des harpes d’Éole suspendues dans le haut le plus inaccessible et le plus sauvage du désert. Ceux-là seuls qui les font vibrer, ce sont les aigles blessés et saignants dans les vents, lorsqu’ils s’élancent une dernière fois et qu’ils battent désespérément des ailes contre le soleil, avant de mourir.
Soyons donc, si nous le pouvons, ces aigles, ces violents, ces passionnés, ces infatigables, ces martyrs, ces persécutés et ces persécuteurs et comprenons enfin que l’étonnante Parole est vraie de toutes manières :
Regnum cœlorum vim patitur et violenti rapiunt illud.
Je te tends les deux mains, mon brave Salis. Je me devais à moi-même, comme rédacteur du Chat Noir, de mettre beaucoup de folies sur un atome de vérité et voilà toute ma dédicace. Je n’ai pas trouvé le moyen d’être plus insensé que cela.
L’Enthousiasme en Art.
Sonate romantique pour servir de préface
Madame de Staël aurait aujourd’hui à peu près cent dix ans si elle avait été immortelle et je ne doute pas que, comme Calypso, elle ne se trouvât inconsolable de cette horrible destinée. Non pas qu’elle se souvînt de l’Ulysse de ses jeunes ans, désormais irrémédiablement démantibulé, hélas ! mais, de quelle amertume profonde, de quels invincibles dégoûts les Télémaques de la littérature moderne n’abreuveraient-ils pas sa radotante caducité ?
Madame de Staël a parlé de l’enthousiasme avec l’éloquence éperdue des soixante-dix-sept passions brûlantes qu’elle portait en elle. Elle en a parlé comme les saintes parlaient de l’amour divin qui les consumait. Salamandre de ses propres sentiments, elle a offert l’étonnant exemple de la plus violente existence de femme dans le centre même d’une flambée de splendeurs morales qui purifient sa mémoire et nous la font paraître, aujourd’hui, presque innocente.
De toutes les femmes, la plus éloignée de la perversité, son cœur fut toujours plus grand que sa vie, plus grand que son génie et que ses erreurs, plus grand que tout, et ce cœur brûlait d’une flamme inextinguible qui dardait le ciel par-dessus toutes les têtes de tous les serpents entortillés autour des arbres de son Eden. L’enthousiasme fluant et refluant sans cesse dans cette âme avec des bruits immenses, des clameurs de multitude, des tocsins, des cantiques, des grondements souterrains ou des hosannahs dans les espaces lumineux du ciel ; l’enthousiasme de l’orgueil et l’enthousiasme de l’humilité ; l’enthousiasme pour Marie-Antoinette la Guillotinée ; l’enthousiasme pour Benjamin Constant, ce Trissotin du jacobinisme tempéré ; l’enthousiasme contre Napoléon, ce Dieu mortel des Méprisants invincibles ; l’enthousiasme pour Rousseau, ce cuistre de mélancolie et de paternité ; l’enthousiasme pour Necker, ce clair de lune de la face obscène de Gibbon ou de Beccaria ; l’enthousiasme pour Rome ou pour l’Angleterre, pour l’Allemagne ou pour la Russie, pour la Révolution ou pour les monarchies, pour les hommes et pour les choses, pour les idées et pour les sensations ; l’enthousiasme à propos de tout, incompressible, inétouffable, éternel !… Voilà toute cette vie, absurde pour la pensée, presque sublime pour le cœur. Ayant à parler de l’enthousiasme, j’ai d’abord nommé cette femme. Aucun autre nom de ce siècle, ne pouvait, en pareil cas, précéder celui-là dans ma pensée. Madame de Staël fut la grande passionnée, la grande Sybille de l’enthousiasme, et c’est pour cela qu’il fallait la mentionner au début d’une préface écrite uniquement en vue de constater avec désespoir l’absence radicale, essentielle, de l’enthousiasme en ce temps-ci.
Après elle, en effet, je n’en vois guère dans le monde. Cette admirable femme avait accroché son manteau, comme Saint Goar, à un rayon de soleil, et le soleil couché, le manteau est retombé par terre. Aucune autre femme n’a ramassé cette vieille mode et les hommes en ont fait un tapis de pied. Le Génie même ne s’est pas baissé pour si peu. Il s’est vu des poètes, cependant, et même de très grands. Mais il ne s’est pas vu d’enthousiastes, sinon par intermittences et par saccades.
L’enthousiasme est un Dieu dans le cœur, et quand le cœur en est rempli, il est irrésistiblement porté en haut de la vie et en haut du monde, infiniment au-dessus de tout ce qu’il aime, de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il juge, dans l’empyrée de son propre rêve intérieurement réalisé. C’est le mouvement sublime par lequel les sentiments enveloppés et sommeillant dans l’âme humaine éclatent soudainement dans la vie morale et retentissent dans tous les actes extérieurs de la vie physique. C’est une lampe ardente placée physiologiquement et psychologiquement au-dessous de la pensée, comme au-dessous d’un vase plein d’un liquide glacé et qui l’échauffe, le purifie, le colore et le subtilise sans jamais parvenir à le consumer. L’enthousiasme, enfin, est une rage de vie supérieure et un divin mécontentement des conditions inflexibles de la vie normale. Aimer n’est rien, le plus plat bourgeois en est capable, mais aimer avec enthousiasme, un héros seul le peut faire et c’est encore ce qu’on a pu trouver de plus beau sur cette sphère raboteuse où, depuis six mille ans, pâture le genre humain !
Lorsque, s’échappant d’une âme toujours impuissante à le contenir, l’enthousiasme se répand dans une œuvre littéraire quelconque, il n’existe pas plus de littérature où il passe qu’il ne reste de spéculation, de sophisme, de logique, de grammaire humaine dans l’esprit de la Pythonisse quand le Dieu est venu et qu’il brûle en elle sur le trépied oraculaire. C’est un cri, c’est un sanglot, c’est un râle, c’est toute une poussée de clameurs farouches dont le désordre même atteste la puissance et qui révèlent, par la profondeur de l’abîme d’où elles jaillissent, la formidable présence de l’Esprit surnaturel qui les inspire.
L’âme enthousiaste est une âme affranchie qui peut se permettre de parler seule et sur laquelle les préjugés, les objections et les objurgations de la pensée demeurent sans aucune force aussi longtemps que dure la vibration surnaturelle. C’est un état d’ivresse, mais d’ivresse divine, qui n’altère ni ne déshonore la raison, mais qui l’emporte comme un aigle emporte un enfant de roi dans la tempête, dans le tonnerre, dans ces espaces illimités qui prolongent jusqu’à notre planète le regard de Dieu.
Qu’est-ce donc après tout que la littérature ? la littérature seule, sans enthousiasme ? C’est la plus vile des courtisaneries et la plus déshonorée des inventions qui abrutissent. C’est l’acrobatie de la pensée sans l’excuse du gagne-pain, car on y crève de misère à tous les niveaux, si l’on n’y ajoute pas le très lucratif négoce du maquignonnage politique ou du scandale irréligieux et pornographique, et l’on sait que la littérature moderne fait à peine autre chose. Athée, fille d’athées, mère d’athées, trois fois sacrilège, soixante-dix-sept fois marquise de la luxure et de l’impiété, cette littérature est devenue quelque chose comme le vomissement des siècles sur le fumier définitif de la pensée et du langage. Je demande pardon pour ces affreuses expressions, mais si l’on veut bien se souvenir des récents travaux de M. Zola, par exemple, le chef reconnu et acclamé de toute la nouvelle école, qui donc osera les trouver injustes ou exagérées ?
Un écrivain catholique de l’esprit le plus éclatant, M. Barbey d’Aurevilly, disait qu’Hercule ne pourrait plus nettoyer les étables d’Augias après que ce romancier y aurait passé. Cette littérature est sortie comme une infecte suppuration de l’abcès horrible que le dix-huitième siècle prenait pour de l’embonpoint et qui a fini par crever à la Révolution. Il n’a pas encore tout donné, j’en réponds, quoiqu’il ait empoisonné la terre. M. Zola trouvera plus bas que lui qui le dévorera. Malheureusement, il n’y pas d’emplâtre pour un tel mal et je ne vois pas le moyen de se résigner à d’aussi parfaits avilissements.
Non, mille fois non, je ne me résigne pas, je n’accepte pas cet abominable silence du cœur dans des questions où, pour de certains hommes, la vie morale tout entière se trouve engagée ! Quand je pense qu’il est devenu à peu près impossible de rencontrer dans les livres les plus modernes, écrits presque tous par des jeunes gens, je ne dis pas de l’enthousiasme, mais le plus imperceptible mouvement de générosité, il me semble qu’il ne reste plus qu’à briser sa plume avec rage, qu’à renvoyer la littérature et les littérateurs à tous les diables et qu’à se réfugier, comme au temps des Barbares, dans quelque solitude infinie où le monde entier pût être oublié.
Mais nos pères, nos pères bourgeois de 1830, valaient mille fois mieux que nous ! Ils se passionnaient pour quelque chose. Ils croyaient au général Foy et à Béranger ; ils braillaient dans le temple de la Liberté ; ils se bousculaient pour M. Victor Hugo ils adoraient la colonne de Juillet et demandaient avec des hurlements frénétiques l’abolition de la misère. C’était ineffablement bête, c’était idiot, criminel même, mais enfin, c’était encore de l’âme et de l’âme humaine ; c’était du mouvement et de la vie. Et l’on pouvait encore passer pour jeunes, se couronner des roses de l’espérance et prophétiser des splendeurs.
C’est bien, la société qui n’a pas de promesses peut maintenant périr tout à fait puisque si lâchement elle y consent et que l’âme l’a si complètement désertée. Je demande seulement qu’il me soit permis de la maudire pour cela et de la renier comme elle a, depuis longtemps, renié mon Dieu et comme elle a voulu que je le reniasse. Je réclame, au nom du bon sens le plus rudimentaire, qu’il me soit accordé de trouver absurde, contradictoire, scandaleusement imbécile, la plus adorée prétention de tous mes chers amis les jeunes gens. Ils veulent faire de l’art et de la beauté littéraire et cependant demeurer modernes par la pensée et par les mœurs, c’est-à-dire en dehors de toutes les conditions intellectuelles et psychologiques sans lesquelles nulle beauté dans l’invention n’est humainement, expérimentalement possible. Ils veulent être sans Dieu et ne pas souffrir. C’est une aussi simple bêtise que cela.
Mais, sinistres idiots que vous êtes ! ne savez-vous donc pas que vous rabâchez une platitude à faire hausser les épaules chargées d’iniquités des plus médiocres et des plus aberrants sophistes qui aient jamais dressé leurs têtes de reptiles contre Dieu ? Ne s’est-il donc jamais rencontré personne pour vous apprendre qu’un homme qui formule ainsi son symbole est irrémissiblement condamné à n’en pouvoir jamais sortir, à n’y pouvoir jamais ajouter un seul article et que, littérairement, esthétiquement, cette donnée qui n’a pas même l’honneur d’être un enthymème sortable, est, en somme, la savate universitaire et philosophique la plus éculée, la plus retapée et la plus ressemelée qui ait jamais été traînée dans le ruisseau de la libre pensée par l’ignoble pied d’un cuistre en démence ?
La raison chez vous est-elle si déplorablement contaminée, l’élémentaire faculté de souder ensemble deux pauvres idées a-t-elle si lamentablement disparu de vos cervelles qu’il ne vous soit même plus possible d’apercevoir que votre tête est exactement dans l’axe du marteau de la folie qui va vous aplatir sur l’immobile enclume de l’assentiment universel du genre humain ? Vous parlez de jouir et vous n’avez pas même le triste génie de jouir avec l’intense profondeur des voluptueux du paganisme, dont vous n’avez sucé que les vieilles phrases sans en retenir le diabolisme essentiel, par cette raison qu’il ne se combinait pas avec l’éducation plus ou moins chrétienne qu’on vous avait donnée. Or, cette raison vous déshonore puisqu’elle rend évidents le mensonge de votre athéisme et le charlatanisme pervers de votre enfantillage éternel !
Donoso Cortès le disait à de plus redoutables bonshommes « Vous aurez beau faire, vous ne parviendrez jamais qu’à être de mauvais catholiques. » Quant à la littérature ou plutôt à l’Art, vous verrez si c’est une chose facile quand on n’a pas souffert et qu’on ne veut pas souffrir. On ne change pas la nature des choses et on ne décrète pas que les poètes heureux seront sublimes. La Douleur est l’essence même du beau en poésie et la Poésie est une porphyrogénète née dans la pourpre du sang du cœur des poètes. Que ce sang tombe de leurs yeux en pleurs ou qu’il coule de leurs flancs déchirés, qu’il s’élance des puits les plus cachés et les plus mystérieux de leurs âmes ou qu’il jaillisse des blessures ouvertes de leurs corps mortels, c’est toujours la même rosée fécondante de l’avare génie qui les inspire et qui nourrit leur immortalité.
La Douleur est une chose si grande, si substantiellement sainte et sublime que l’imagination humaine n’a jamais rien inventé qui lui fût égal, pour dompter la liberté des cœurs. « Le genre humain, disait le plus grand des orateurs modernes, se serait indigné contre Rome, si elle avait permis à César de mourir comme les autres hommes la gloire de César est si grande qu’elle méritait la couronne d’une grande infortune. Mourir tranquillement dans son lit, revêtu de la puissance souveraine est chose à peine permise à un Cromwel. Napoléon devait mourir autrement,
il devait mourir vaincu à Waterloo il fallait que, proscrit par l’Europe, il fût mis dans le tombeau fait pour lui de la main de Dieu depuis le commencement des temps ; il fallait entre le monde et lui un fossé large et profond, un fossé où pût tenir l’Océan. »
Il y a dans l’homme une affinité mystérieuse, une préférence superbe qui fait de lui le contemporain éternel de la Beauté divine et qui lui donne le privilège inouï de tyranniser les âmes par l’admiration longtemps encore après qu’il a cessé d’exister sur la terre. Cette affinité s’appelle la Douleur et elle est si profonde, si vraie, si fortement marquée et engravée dans la conscience de son être qu’elle est pour son imagination et même pour sa pensée comme une sorte de pôle où viennent aboutir tous les méridiens de la vie morale et l’axe même de sa liberté.
Les chrétiens expliquent cela et même ils expliquent tout par cela. L’Homme de douleurs, préfiguré par l’Homme de désir, est au sommet de leur Foi et toute vérité, toute vertu, toute beauté, toute grandeur aboutissent à lui et s’accomplissent en lui. Tout, par conséquent, doit s’y conformer et l’incomparable magnificence du christianisme est justement d’avoir édifié la vie humaine sur ce Type sanglant. Les tumultes cachés du cœur, les contradictions de la pensée, les angoisses les plus terribles, tout ce qui traîne d’épouvante dans les chemins de la vie, tout cela est résolu par l’effusion du sang d’UN SEUL que l’enthousiasme de son amour a dévoré jusqu’à la mort.
Dans toute douleur terrestre, il y a, comme en enfer, la peine du dam et la peine du sens. Le sacrifice unique de la Croix est venu nous délivrer de la première, de la plus terrible des deux, celle qui noie l’espérance. Toute douleur soufferte par un chrétien est dès lors affranchie de cet Indéfini terrifiant, de cet insondable repli de la souffrance qui devait la rendre auparavant si épouvantable et qui la rend telle encore aux yeux des incroyants que, pour ne pas la voir, ils se précipitent à la mort. La doctrine catholique enferme toute la possibilité de la douleur humaine dans les limites infranchissables d’une Douleur divine, absolument et synthétiquement parfaite. Et comme cette Douleur est le résultat d’un mouvement infini de pitié combiné avec le mouvement contraire d’une prodigieuse prévarication — puisqu’il s’agissait d’y remédier sans détruire la liberté de l’homme — il devient évident qu’elle ne pouvait se produire sans défaillance qu’accompagnée de l’enthousiasme perpétuel d’un amour sans bornes. C’est là ce que le langage catholique appelle énergiquement la Folie de la Croix.
Si, comme on l’a dit avec éloquence, « la couronne
de laurier est un signe de douleur »
, on peut dire aussi que la couronne de douleur est un signe de royauté qui convient beaucoup mieux à la vraie grandeur que tout autre diadème qui se ramasse dans la terre. L’homme sera toujours l’esclave passionné de la douleur. Il en fera toujours sa beauté, sa force et sa gloire. Il se recommandera d’elle, toujours, quand il lui faudra produire un atome de sa liberté, comme les prisonniers se recommandent de leurs chaînes pour enfoncer les portes de leur prison. La douleur est un diamant de Golconde surabondant jusqu’à la plus extravagante profusion. Nous en pavons nos cités et nos routes et jusqu’à nos solitaires chemins vicinaux dans les campagnes les plus reculées. Nous en bâtissons nos maisons et nos palais. La colonne de la place Vendôme est un monolithe de cet inestimable minéral humain. C’est une chose tellement précieuse qu’il est impossible de s’en passer et tellement vulgaire qu’il faut avoir du génie pour s’apercevoir de ce qu’elle vaut. Lorsqu’un grand homme apparaît, demandez d’abord où est sa douleur. Quelquefois, on ne la voit pas du premier coup, quand elle plane très haut dans le ciel, mais c’est l’oiseau de proie le plus attentif et le plus rapide et c’est sur lui que portent les sandales de Jupiter.
Le Vendredi Saint, à la porte occidentale de Jérusalem, il fut démontré au monde que l’Amour lui-même ne suffit pas, s’il n’est insensé, délirant, éperdu, agonisant et crucifié. Le christianisme enseigne que c’était un Dieu qui faisait cela et l’Enthousiasme est justement le mot qui veut dire un Dieu dans le cœur. Premier né de la Douleur, l’Amour intense appelle donc l’Enthousiasme et l’Enthousiasme, à son tour, appelle la Beauté suprême. Quel que puisse être l’objet adoré, glorieux ou même infâme, quand il est vraiment adoré, le monde entier n’y pourrait rien faire, parce que l’enthousiasme est incompressible et que la douleur est son aliment. C’est le plus parfait épanouissement de l’âme et l’absolue condition de toute magnificence et de toute splendeur. Dans la Poésie et dans l’Art, un homme sans enthousiasme, c’est-à-dire sans Dieu et ne sachant pas souffrir, n’a rien à faire et n’a pas même le droit d’exister. Un écrivain qui ne dit rien à nos âmes est le plus vil des esclaves et le plus révoltant des histrions. Il profane le langage humain — le langage que Dieu a parlé ! — et se rend coupable du crime mystérieux que l’Évangile des chrétiens déclare irrémissible.
Pour moi, on le sait, je n’espère rien en dehors du catholicisme le plus résolument désintéressé de toute gloire humaine. Il faut y revenir ou mourir. Je pense que l’humanité est finie, usée, pourrie, expirante. Je sais que Dieu peut lui redonner la force et la vie par un miracle. Mais naturellement, tout est bien perdu, flambé et fricassé, surtout en France, où l’abus de tous les dons a été porté à un excès incroyable, et l’on peut affirmer sans témérité que l’ordre essentiel ne sera pas ressuscité par les Naturalistes et les Parnassiens. Seulement, je voudrais, avant de mourir, qu’il me fût accordé de contempler encore un enthousiaste, un fanatique, un adorateur de quelque chose…
Les Obsèques de Caliban1
I
Voilà vingt-deux jours que Louis Veuillot est mort. Les trois cents Spartiates de la publicité militante, plus heureux que les compagnons de Léonidas, survivent à leur redoutable ennemi et peuvent enfin se reposer d’avoir eu tant d’esprit contre ce catholique terrifiant qui donna de si longues inquiétudes aux boutiquiers austères de la Libre Pensée et de l’Antichristianisme. Les journalistes de toute couleur ont jeté sur ce cercueil quelques respectueuses gouttes de leur encre et se sont éloignés dans un recueillement sacerdotal. En voilà maintenant pour jamais. Toute la copie funèbre préparée d’avance et qui jaunissait depuis la maladie du défunt dans le carton de l’actualité, entre le nécrologe de Victor Hugo et l’épitaphe de M. Renan, a pu être utilisée, grades à Dieu ! Il n’en reste plus désormais, et tout chacal du reportage a eu son morceau du cadavre. C’est pourquoi Louis Veuillot vient d’entrer en bronchant dans l’éternel, dans l’irrémédiable oubli.
Revenir sur un tel sujet devra paraître aujourd’hui le comble de l’inactualité et le cynisme du rabâchage. Néanmoins, en ma qualité de catholique, j’ai obtenu ce privilège. ◀D’ailleurs▶, après que tous les honorables confrères de l’apostolat et du journalisme ont exhalé leurs doléances et leurs soupirs sur le grand mort, après que tant de choses bienséantes ont été dites avec des clichés si émus, une gouttelette de cet acide qu’on appelle la vérité venant à tomber dans cette auge de larmes pourra peut-être produire l’intéressant précipité littéraire d’une péripétie de justice.
Louis Veuillot a passé sa vie à dire des choses qui n’étaient pas neuves et qui n’avaient nul besoin de l’être ; mais il les disait avec une âme souvent indignée et un tempérament toujours terrible, c’est-à-dire avec infiniment de désagrément pour une multitude innombrable de ses contemporains. Peu d’hommes ont été autant détestés et, lui-même, — profond sans le savoir, — il a dit plusieurs fois que les individus, comme les sociétés, n’ont jamais que ce qu’ils méritent. Il fut toute sa vie de chrétien un Tartuffe croyant, un chaste impur, un justicier capricieux, un sentimental implacable absurde synthèse vivante de contradictions morales, proie désignée d’avance pour le plus solennel festin de ce sphinx à tête d’âne que Pascal appelait l’Opinion.
Ah ! l’opinion, il aurait tant voulu qu’elle l’adorât cette reine du monde ! Ses livres remplissaient de ferveur les séminaires petits et grands, et cela ne lui suffisait pas. Le clergé des villes et des campagnes le proclamait un invincible athlète et cela ne lui suffisait pas. Pie IX lui-même, bonhomme tendre et timide qui ne regarda jamais que le ciel, l’appelait : Mon cher enfant ! et cela ne lui suffisait pas davantage. La presse libérale et la presse révolutionnaire tremblaient devant lui et il n’en éprouvait presque pas de joie. Il se consumait du désir d’être littéraire et ne se pardonna pas de n’être qu’un goujat, même formidable. Il aurait donné volontiers sa meilleure trique et jusqu’à ses larmes les plus vraies pour obtenir le suffrage d’une demi-douzaine d’esprits fiers devant lesquels il fut humble et qui ne purent jamais apercevoir en lui qu’un assez estimable Caliban.
« L’Œil du Maître »
divin qui compte exactement « les jougs et les colliers »
dans les étables de ses troupeaux, est évidemment seul capable de discerner rigoureusement la quantité de mérite d’une existence morale aussi compliquée et aussi violente. Une telle clairvoyance n’appartient à aucun homme, pas même aux rédacteurs de l’Univers qui nous ont donné leur parole d’honneur que Louis Veuillot est dans la gloire des élus de Dieu. Un certain nombre d’évêques et de prêtres candides partagent cette ferme conviction. Les uns font leur métier de séides devenus prophètes, les autres continuent leur confiance à la maison et tout le monde est parfaitement satisfait. Pour
moi, qui n’ai reçu aucune assurance divine de la sainteté de Louis Veuillot, je n’entreprendrai certes pas de le juger, du moins dans le sens absolu de ce mot terrible. Mais je veux dire le résultat capital de tout l’effort de sa vie, parce que ce résultat est sous les yeux, parce qu’il est infiniment instructif et que personne ne songe à le faire remarquer. Il est tout à fait certain que je vais m’exposer à l’accusation, très grave aux yeux des bourgeois, de n’avoir pas le respect des morts et je m’en flatte. Les hommes illustres, vivants ou morts, appartiennent aux langues de la critique ; c’est leur vraie famille, surtout quand on les enterre, et l’autre famille n’a rien à y prétendre. Ne serait-il pas bien étrange, ◀d’ailleurs▶, qu’on invoquât, — en faveur de l’homme qui a le plus abusé de la réputation de ses contemporains et de ses frères, — le bénéfice d’un imbécile préjugé qui protégerait éternellement sa mémoire ?…
II
Il y a dans les œuvres de Louis Veuillot une page « qui le peint tout entier », disent ses mamelucks. Je la cite après eux, non parce qu’elle explique sa vie, comme ils prétendent, mais parce qu’elle montre mieux qu’une autre l’idée singulièrement trouble que cet homme d’esprit avait de lui-même :
« Il y a deux races en ce monde, depuis Abel et Caïn ; deux races adverses et ennemies : l’une qui est faite pour croire, pour respecter, pour aimer, pour adorer, pour porter humblement et vaillamment les jougs du devoir ; l’autre, incrédule, haïsseuse, impie, qui blasphème et qui raille, et qui ne se soumet qu’à la force, pour laquelle elle se sent moins de haine que pour le devoir au fond, révoltée contre la société, c’est-à-dire contre l’homme autant que contre Dieu. Les livres nés de cette race ne m’ont jamais plu et ne peuvent me plaire, puisque j’appartiens à l’autre.
« Dans la race dont je suis, il y a des tribus militaires ; je suis d’une de ces tribus. Parce que tout mon sang frémit contre le mensonge, on m’a appelé révolutionnaire parce que j’ai refusé tout hommage aux idoles, on m’a outrageusement comparé au charlatan qui s’est fait un talent et une renommée d’aller par les rues et les places publiques hurler contre Dieu. Grâce à l’éducation que la société inflige aux enfants du peuple, et que ce malheureux et moi avons également reçue, j’aurais pu sans doute devenir un révolutionnaire, mais non pas comme lui. Nous ne sommes pas de même race. Je n’aurais pas enfoui mon âme dans l’imbécile stérilité du blasphème. On ne fait que des esclaves parmi les peuples auxquels on ôte Dieu ; ce n’est pas là ce que je me serais proposé, si ma raison avait fléchi devant les problèmes dont le spectacle du monde l’obsédait. J’aspirais à la liberté et à la justice ; je n’aurais pas cherché ces filles du ciel dans la boue ; je n’aurais pas cru que Dieu me laissait le soin d’inventer la liberté et la justice. La foi catholique, en m’enseignant que les nations sont guérissables, m’a préservé de la dangereuse folie de vouloir refaire l’espèce humaine et du crime de la mépriser. »
Qu’on rapproche maintenant de cette dernière phrase la déclaration suivante copiée dans la préface des Odeurs de Paris, le plus célèbre et le plus fracassant des livres de Louis Veuillot :
« J’ai parlé comme j’ai senti. Je ne m’accuse ni ne m’excuse de l’amertume de mon langage. Encore que je n’aime guère le temps où je vis, je reconnais en moi plus d’un trait de son caractère, et notamment celui que je condamne le plus Je méprise. La haine n’est point entrée dans mon cœur, mais le mépris n’en peut sortir. Il est cramponné et vissé là, il est vainqueur quoi que je fasse, il augmente quand je m’étudie à l’étouffer il désole mon âme, etc… »
Certes ! ce n’est pas moi qui reprocherais à Louis Veuillot de mépriser l’espèce humaine en général et la présente génération en particulier. Seulement, il faudrait s’entendre. Le mépris est essentiellement involontaire et ne saurait être ni condamnable, ni méritoire. C’est l’horreur de l’âme, aussi distincte de l’acte libre que le dégoût physique qui est l’horreur du corps. Par conséquent, Louis Veuillot ne s’entend pas lui-même ou ne parle pas avec précision quand il s’accuse du crime de mépris, surtout après avoir dit que la foi catholique l’en a préservé. Le vrai crime serait d’accabler les autres de ce mépris, et c’est évidemment sa pensée. Alors, de quelle race était-il
donc ? car s’il est hors de doute qu’il croyait et qu’il adorait, il est pour le moins aussi évident qu’il fut un homme haineux et railleur. On n’a pas remarqué qu’il eût un fort grand souci du précepte de ne pas éteindre « la mèche fumant encore »
, et il aurait fait passer les cent vingt éléphants d’Antiochus sur « le roseau déjà brisé »
. Personne, — depuis Ugolin, — ne poussa aussi loin que lui cette sorte d’acharnement obstiné, frénétique, infatigable…
Au point de vue littéraire, ce piétinement de cannibale a sa beauté qui est celle de toute chose intense ; mais, à coup sûr, ce n’est pas une beauté morale et surtout une beauté morale d’ordre chrétien. Il n’y a peut-être que deux choses dans l’humanité qui ne méritent pas le mépris : le Génie et la Bonté, et ces deux choses divines, il ne les respecta pas toujours. Vers le commencement du second Empire, il fut accusé, par d’assez tristes prêtres, ◀d’ailleurs▶, de propager les doctrines condamnées de Baïus, doctrines qui consistent à croire qu’il n’y a pas de vertus naturelles, et que l’homme, en dehors du corps de l’Église, est absolument incapable de tout bien. Je n’ai point à raconter cette querelle qui paraîtrait singulièrement dénuée d’intérêt. Mais il est certain que Louis Veuillot parla toute sa vie comme s’il eût été rempli de l’hérésie qu’on lui imputait. Il avait dans l’œil un idéal de vertu chrétienne décroché, comme son idéal littéraire, de la muraille classique du xviie siècle, et il fallait que tout s’y ajustât. Il a été le dernier et le plus ardent zélateur de ce siècle si durement janséniste, si rectangulairement solennel en toutes choses et dont les jeunes ouailles de l’Université ne se nourrissent au collège que pour le vomir aussitôt après qu’elles en sont sorties. Avec La Bruyère, Racine et Boileau, la langue est fixée à jamais ; la morale et la doctrine avec Bossuet et Bourdaloue. Dans ses idées, le cercle est fermé et il ne peut plus sortir de l’esprit humain qu’un arrière-faix immonde et des déjections. Pourtant, Louis Veuillot, qui n’a dû qu’à l’excessive richesse de son tempérament littéraire de n’être pas un sot, n’affirmait pas qu’il fût tout à fait impossible d’être un grand homme au xixe siècle. Il admirait de Maistre et s’admirait lui-même, comme reflets du même soleil égal à plusieurs ; (nec pluribus impar) mais, à ses yeux, c’eût été le comble du délire de simplement supposer qu’une créature de Dieu, dans toute la durée des siècles, pût s’élever jusqu’à ces divins modèles qui raturèrent d’avance, il y a deux cents ans, tout l’avenir de l’esprit humain.
Aussi, lord Byron, Lamartine, Balzac, Musset, Baudelaire et quelques autres sans lesquels la société moderne ressemblerait à une ordure, furent devant lui comme s’ils n’avaient pas été, littérairement du moins. Il n’en parla que pour constater en eux l’absence de la formule catholique. Rien de plus, mais avec quel art d’avilir et quelle bassesse d’outrage ! Dans ses Libres Penseurs, je crois, il rappelle que Byron était pied-bot et il exulte d’avoir trouvé cela à reprendre en lui. Cette hideuse injure prend toute une page. Il saute de joie, il râle de bonheur en nous montrant cette pauvre jambe contrefaite comme s’il voulait la manger. Ne pouvant plus faire souffrir le magnanime poète que ce jet de fange aurait si cruellement atteint, il veut faire souffrir au moins ceux qui l’aiment, il veut flétrir leur admiration pour ce Chérubin du Paradis perdu de la poésie qui lui aurait passé l’Épée de feu au travers du corps et dont l’idéale beauté physique révolte toute la crapule de son cœur.
Et le portrait de Musset, dans les Odeurs de Paris ! de Musset « qui feignit toute sa vie d’être jeune et qui ne le fut jamais »
. Pour savourer toute la basse horreur de cela, il faut se souvenir de quelle sorte d’éphèbe c’est le propos. Le pauvre Musset a ses dix pages de cette absinthe sans aucun mélange d’admiration, ni de miséricorde, ni de simple attendrissement. L’expression ne s’interrompt pas d’être atroce la main du sauvage
ne tremble pas un instant sur cette victime lamentable, à faire pleuvoir les larmes des anges
« Musset, en prose, semble chaussé d’une sorte de sabots à sonnettes, fort jolis, sans doute, mais qui pourtant le privent de ses ailes principales qu’il avait aux pieds et non aux épaules. »
Cette phrase donne si parfaitement la manière de l’homme que j’ai tenu à la citer. On peut voir qu’il n’y a pas un seul mot qui n’ait l’intention évidente d’avilir son objet, et la pensée trouve le moyen d’être plus basse encore que les mots. Louis Veuillot conclut en affirmant que « l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle était profondément antichrétien »
. Qu’en sait-il donc, ce vil pédant de sacristie qui fait penser à ces dévotes infiniment irréprochables qui haïssent ce que leur Dieu fait Homme a le plus aimé et qui se détournent de Madeleine avec des glapissements d’horreur ?
Que le pamphlétaire des Libres Penseurs et des Odeurs de Paris ait exterminé des gens tels que Vapereau, Havin, Buloz et cinquante autres bonshommes de cet intérêt ; qu’il ait été implacable pour ses ennemis littéraires ou ses ennemis politiques, et lorsqu’il combattait pour ce qui, à ses yeux, était la vérité et la vie mêmes ; personne n’a rien à dire, et c’est le droit de la guerre. Les protestations indignées des coupe-jarrets vertueux de la grande ou petite presse, anciennement rossés, sont ici de nul poids. Que l’homme terrible ait empoigné successivement tous ces fantoches dans ses mains populacières, qu’il ait été l’effroyable Thétis de ces Achilles et qu’après les avoir plongés par la tête dans un Styx de lange, il les ait retournés et les ait saisis aux cheveux pour les y replonger par les pieds, en vue de les gratifier d’une ignoble sorte d’invulnérabilité ; je n’ai rien à prononcer, sinon que je trouve cela extrêmement divertissant… Mais Byron, mais Musset, mais Lamartine, … Seigneur Dieu !
Il semble que Louis Veuillot se soit donné la mission de dégoûter complètement son siècle du catholicisme et de cacher autant qu’il l’a pu sa majesté maternelle. Ses ennemis ont beaucoup dit cela, et vraiment ce n’est pas si bête. Si l’Église, dont il aimait à se dire le fils dévoué, avait pu faire entrer son esprit dans la tête de ce mastodonte, il aurait trouvé mieux à faire, assurément, que de couvrir d’immondices la face douloureuse des plus nobles hommes de son siècle. Il aurait pu dire avec une sagesse catholique très haute, infiniment supérieure à toutes les formules, et qui eût été la clairvoyance même de l’amour : Shakespeare nous appartient et Byron nous appartient ; Musset, Lamartine, Hugo lui-même, nous appartiennent aussi et tous ceux qui ont eu une minute de désintéressement adorateur et de vraie tendresse. Ils sont à nous tous les pleurants, tous les souffrants, tous les crucifiés et tous les désespérés de la vie, tous ceux enfin qui ont battu de leur cœur contre l’infrangible porte des cieux. Et nous disons qu’il en est ainsi, parce que nous avons faim et soif de la justice, et qu’un rassasiement éternel a été promis à ceux qui auraient cette faim et cette soif…
Louis Veuillot aurait pu crier de telles choses, et son éloquence y aurait sans doute gagné des ailes, mais il ne les a pas même murmurées et se serait indigné si quelque téméraire de son bord avait osé les chuchoter à son oreille. Le fond de son histoire n’a que deux lignes et ressemble à un apologue. Étant, un jour, fort contaminé, il rencontra le christianisme sur sa route, et le christianisme pendait fort bas. Néanmoins, ce pauvre christianisme, qui a une vertu cachée, le réconforta de quelques idées, en lui décrassant à peu près le cœur, et, pour montrer sa gratitude, Louis Veuillot coucha le pauvre christianisme sur le grand escalier de la route, lui faisant rouler ainsi la demi-douzaine de marches qui le séparaient encore du niveau du sol et de la boue maculante des charretiers de l’indifférence.
III
C’est ce que je nommais tout à l’heure le résultat capital de sa vie, et c’est là surtout ce que j’avais à dire. S’il est deux mots faits pour s’entredévorer, et néanmoins attelés au même tombereau de sottises et de lâchetés, ce sont les mots de parti catholique. La chose qu’ils désignent, — chose toute moderne, toute française et qui porte dans son nom sa propre condamnation, — est absolument l’œuvre de Louis Veuillot. Il existait bien, il est vrai, un embryon de parti catholique avant qu’il en devînt le chef et le législateur. Mais ce fœtus ne promettait pas d’être viable. Louis Veuillot lui donna seul ce qu’il a aujourd’hui de force et de vie, et il fut proprement son père. L’avorton est, ◀d’ailleurs▶, à son image et lui ressemble trait pour trait. Même faste des pratiques extérieures de la vertu ; même absence de miséricorde pour les irréguliers et les réfractaires de toute sorte ; même fuite exaspérée du pardon des offenses ; même mépris de toute expression plastique de la beauté ; même exécration de toute supériorité intellectuelle même obduration de l’esprit, mêmes ténèbres du cœur et même certitude d’être l’élite du genre humain. Tel est le groupe vu en masse et d’ensemble, à la réserve des exceptions possibles. Les deux seuls traits par lesquels Louis Veuillot fut séparé de ce vulgaire et par lesquels il régna sans partage, — les deux cornes exaltées de ce nouveau Moïse, — furent l’extraordinaire énergie de son éloquence d’écrivain, et l’incontestable impavidité de son courage. Par tout le reste, il fut au niveau des douze tribus, et son triste cœur adhérait exactement à tous les cœurs.
« C’est une société, écrivait-il, composée de Pharisiens, qui se disent justes, et de publicains, qui ne veulent pas le devenir. Faire semblant de n’être pas hypocrites, c’est la grande vertu. »
Il entendait cela d’une société quelconque de Philistins ou d’Amalécites littéraires, mais on dirait que c’est à son peuple qu’il pense, et que c’est lui qu’il veut désigner, tant la peinture est fidèle ! J’ai nommé plus haut Louis Veuillot un Tartuffe croyant, et c’est évidemment la seule manière acceptable d’être un hypocrite au xixe
siècle. L’ancien rôle, que Molière n’avait certes pas fait bien profond, est irréparablement usé et mort. Il est beaucoup trop rudimentaire pour être possible
dans notre société compliquée. Du temps de Molière, le premier chenapan venu pouvait réaliser Tartuffe. C’était affaire de costume et de formules. Il n’était pas nécessaire de croire ce que l’on disait, puisque, dans ce siècle de décence et de convenances, il suffisait que l’illusion portât sur les surfaces. Aujourd’hui, il est absolument nécessaire d’être un croyant pour être un grand hypocrite, parce que nous avons une épouvantable expérience, et que l’habitude du mensonge a dévoré tout ce qui n’était pas l’essence même des choses ; parce que nous avons un enragé besoin de nous tromper nous-mêmes, et que nous ne savons pas échapper à l’affreuse nécessité d’être en même temps les Tartuffes et les Orgons de la comédie lamentable qui se joue au fond de nos cœurs. Ainsi, Louis Veuillot, personnage très moderne, malgré les prétentions surannées de sa forme, fut réellement un chrétien plein de foi, mais harcelé de tartufferie et persécuté du désir pervers de faire semblant de n’être pas hypocrite, — tombant ainsi du côté où l’inclinait sa vile nature et entraînant avec lui dans cette chute ignoble, comme le Dragon de l’Apocalypse, les deux tiers de « l’armée du ciel ».
C’est toute l’histoire de ce que l’on appelle, par la plus étonnante contradiction dans les termes, le parti catholique, c’est-à-dire le schisme le plus bête et le plus répugnant qui ait jamais tenté de faire obstacle à l’universelle dilatation du Catholicisme. Exprimer l’étroitesse, la dureté imbécile, la dirimante opiniâtreté et la sécheresse hautaine de ce bétail serait une triste besogne déjà faite par les ennemis déclarés de l’Église pour laquelle ils prennent une progéniture bâtarde qui la déshonore.
Louis Veuillot a écrit que sa fonction était peut-être uniquement de crier malheur sur la société moderne condamnée. Soit. Mais une telle fonction ne remplit pas une vie d’homme et le juif de Flavius Josèphe ne vociféra que pendant trois jours. Visiblement, il eut, comme chrétien, autre chose à faire. Il eut à fonder une presse religieuse et des moyens extraordinaires lui en furent donnés. Aucun laïque n’a jamais eu et n’aura peut-être jamais ses ressources et son immense crédit catholiques qui ont été jusqu’au dernier épuisement de la libéralité des fidèles. Quel genre de profit le catholicisme en a-t-il retiré ? Nul autre que le rutilement de cet animal de gloire qui voulut toujours être unique et ne souffrit jamais d’égal. Il faut avoir pratiqué ce misérable milieu pour savoir avec quelle attention, quelle inquiète sollicitude, le rédacteur en chef de l’Univers écartait de son journal toute supériorité, tout éclat, toute vibration de style par où se serait peut-être décelé quelque parangon futur.
Ce journal où il semble que son devoir strict eût été de grouper les rares écrivains capables de parler des choses religieuses sans en donner le dégoût, Louis Veuillot l’a systématiquement fermé à des hommes tels que M. Barbey d’Aurevilly, M. Ernest Hello, le comte Roselly de Lorgues, Raymond Brucker, Blanc de Saint-Bonnet, etc., etc. Raymond Brucker, l’un des êtres les plus extraordinaires de son siècle, le fulgurant et augural improvisateur qui fécondait autour de lui les intelligences et dont abusèrent tant d’écrivains couverts de gloire, Raymond Brucker mourut dans l’obscurité et dans la plus déchirante misère, au moment même de la plus grande popularité catholique de Louis Veuillot, sans proférer une plainte contre ce triomphant qui l’abandonnait, après avoir écrit sous sa dictée l’Esclave Vindex et le Droit du Seigneur, les deux seuls livres peut-être qui resteront de toute cette œuvre que la première coulée du temps va submerger !
Ce mépris absolu de sa vraie mission doit être regardé par tout catholique de quelque fierté comme le grand crime et comme la grande trahison de Louis Veuillot. Il convient de le dire avec force dans une oraison funèbre telle que celle-ci. C’est sur cette banqueroute frauduleuse que l’histoire le jugera, si son encombrante personnalité, n’échappe pas à la myopie de l’histoire. « Il laisse une école », disent en chœur les lavandières optimistes du parti. Elle est bien charmante son école et lui fait, en vérité, grand honneur. Cette école n’est rien moins que la rédaction de l’Univers, troupe ineffable qu’il a mis vingt ans à former, Dieu sait avec quelle vigilance et quelle étude Il s’agissait de réaliser un bataillon de médiocrités idéales, si compactes et si sereines qu’elles fussent éternellement imperméables à toute générosité, à toute grandeur. Il voulait resplendir comme un phare au milieu de ces imbéciles concaves. Cette rédaction procure l’exemple et le branle à toute la pieuse mécanique, par la librairie, par l’enseignement, par la chaire, et même par la table d’hôte. Tout cela reste dans l’impulsion donnée par le maître à qui les catholiques français sont redevables de leur goût pour l’engueulement et de leur inaccessible esprit d’exclusion.
Étrange société chrétienne qui, se voyant menacée de toutes parts et en guerre avec le genre humain n’imagine rien de mieux que la proscription absolue du beau et du vivant sous quelque forme qu’ils lui apparaissent. Il faut être écrivain catholique pour savoir de quels effroyables dégoûts cette société régale les quelques hommes supérieurs que l’incrédulité du siècle n’a pu lui ravir. Aux expulsions variées dont la gratifient les gouvernements modernes, elle répond par l’ablation immédiate de tout ce qui peut rester en elle de généreux et d’intellectuel. Cette étonnante armée envoie ses meilleurs grenadiers à l’ennemi et, placidement, se réfugie dans la forteresse chinoise de la plus dédaigneuse sécurité. Les choses en sont venues à un tel point, du moins en France, que certains esprits religieux, fermes et lucides, en qui la foi ne saurait vaciller, sentent néanmoins monter en eux la nausée terrible de la honte et vomissent l’espérance à pleine bouche…
La trait le plus saillant et le plus caractéristique du parti catholique, c’est la haine de l’Art, une haine carthaginoise auprès de laquelle les haines ordinaires ressemblent à de l’amour. C’est la gemme la plus éclatante de cette couronne de vainqueur que Louis Veuillot vient de laisser tomber sur les têtes pointues de ses lieutenants. Ceux-là, sans doute, suivent leur nature et font leur métier en détestant toute noble chose ; mais lui, l’écrivain, capable de sentir et d’admirer, il est sans excuse et disparaît déshonoré. Dureté de cœur, bassesse et envie, telles sont les trois pelletées d’inéluctable ignominie qui opprimeront son cercueil.
La stricte justice n’impose qu’une seule réserve, mais cette réserve est absolue. Louis Veuillot était un homme de la plus rare bravoure physique. Si la crainte du désabonnement le rendit quelquefois anxieux, il ne recula devant aucune menace, devant aucune intimidation directe. Au contraire, cette torche ne flambait jamais si bien que dans la tempête. Son attitude pendant les deux sièges est au-dessus de toute louange et la collection des articles qu’il écrivait alors, sous le feu, du bombardement et sous la perpétuelle menace de l’assassinat, est peut-être le souvenir le plus honorable de ces abominables jours. Mais cela, c’était le Veuillot de la simple nature et non plus le chef de parti. C’était l’héroïque manant chrétien que sa foi ne put jamais anoblir, il est vrai, mais qui combattait terriblement à pied, — comme ces immenses Goujats de la première croisade qui faisaient, presque autant que les chevaliers, trembler l’infidèle !
IV
Et maintenant, si je parlais un peu littérature, rien qu’un peu, pour finir. Louis Veuillot a fait deux sortes de livres : les livres qui assomment et les livres qui édifient. Les premiers sont assez célèbres et je viens de dire ce que j’en pense. Les seconds, beaucoup moins connus, ont l’intention d’être des fleurs de piété chrétienne et de pousser à la conversion du public. Cela s’appelle : le Parfum de Rome, Çà et là, Historiettes et fantaisies, Corbin et d’Aubecourt, etc. C’est le genre suave de cet apôtre. Ce qui me reste à dire serait incompréhensible sans une citation. Ce sera la seule et j’ose dire qu’elle est instructive :
« Jacques faisait le portrait d’une dame mondaine, riche, impertinente, hardie en opinions, au demeurant belle personne et encore jeune. Ses robes chatoyantes, ses dentelles, ses cheveux cendrés et ondés, sa carnation vigoureuse, avaient fasciné l’œil du peintre. Enchanté du décor, il ne demandait aucun prix. Le mari était dans l’argent et payait bien les toilettes ; mais en fait d’art, la photographie lui semblait suffire. Le peintre disait : C’est joli à peindre. La dame disait : C’est pour rien. L’un et l’autre étaient contents.
« Tous les jours donc, dans cet atelier que vous connaissez, qui est plein de madones, de saintes, de scènes religieuses, elle arrivait en grand train, en grand velours, en grande tête, bras nus, épaules nues, comme s’il se fût agi de livrer bataille. Mais quoi ! c’était bien une bataille à gagner ; c’était le temps, c’était la vieillesse auxquels il s’agissait d’arracher une part de leur butin.
« Jacques, silencieux, peignait, un peu étonné de l’économie que la couturière de cette dame avait faite sur le velours. Dès la seconde séance, il s’aperçut que le modèle s’ennuyait. Il essaya différents sujets de conversation : la Propagation de la Foi, les prédicateurs du Carême, l’économie domestique. Elle n’entendait rien à tout cela ; lui n’entendait rien à autre chose. Il n’avait pas vu le dernier opéra, ni le dernier vaudeville il n’avait pas lu le dernier roman ; il ne connaissait pas les héros de la dernière aventure. Pour animer un peu ce beau visage qui semblait s’aplatir et se déteindre, il imagina de faire venir ses enfants. La dame trouva les enfants gentils et leur fit quelques caresses. Elle prit dans ses bras un petit garçon de trois ans qui la regardait ébahi. Surpris de ce costume si différent de celui de sa mère et de ses tantes, il ne se laissait pas tenir sans résistance. — Eh bien ! mon petit garçon, lui dit-elle, te fais-je peur ? Ne veux-tu pas m’embrasser ? L’enfant regardait son père avec une physionomie de plus en plus alarmée. — Embrasse la dame, lui dit Jacques.
« L’enfant n’obéit point ; mais, se rejetant en arrière, et montrant du doigt ce buste à demi découvert qui faisait l’admiration de la Chaussée-d’Antin, il dit :
« Caca » (Çà et là. ier vol.)
De tous les hommes que leur caractère ou leur génie rendirent fameux, il n’en est peut-être pas un seul que Louis Veuillot ait autant désiré d’égaler que le comte Joseph de Maistre. Il s’efforçait tant qu’il pouvait de le rappeler et il plantait sur sa boutique les plus extravagants paratonnerres pour y attirer sans danger la foudre de cette comparaison. Eh bien ! vous représentez-vous ce grand gentilhomme lisant cette petite vilenie ? Joseph de Maistre qui voulait tant que la femme fût honorée et qui connut si peu, quoique catholique, la très sainte horreur de tous ces drôles pour
la splendide nudité du sein maternel ! Certes, je ne crois pas que je doive jamais être emporté vers Molière par une extraordinaire ferveur d’admiration et la comédie du Tartuffe est une vieille machine de guerre trop à la main des gens du Charivari pour qu’il soit précisément honorable de s’en servir. Mais, ici, il n’y a pas moyen d’y échapper. Seulement, la gorge de Dorine ne fait venir « de coupables pensées »
qu’au scélérat de la comédie, lequel est un gros homme fort ridicule. Louis Veuillot, avec le profond repli des modernes, met un enfant de trois ans à la place de ce gredin. Cette simple circonstance, par laquelle tout est profané du même coup, est une espèce d’attentat qui aurait épouvanté Molière et dont la bassesse est absolument inexprimable.
Voilà comment l’auteur de l’Honnête Femme entendait la suavité et comment il édifiait son milieu. De telles historiettes lui ont acquis dans le monde catholique la réputation d’un conteur délicieux et d’une grâce irrésistible, par-dessus son autre réputation. J’ai connu des gens qui en pleuraient d’attendrissement. Ce style gras et nidoreux, qui attaque les muqueuses, remplit de délectation les cuistres hirsutes des séminaires sulpitiens et ne déplaît pas invinciblement aux acides femelles de la dévotion recommandable. Les imitateurs ont pullulé sur cette plate-bande. Cela fait toute une littérature, — la vraie littérature du parti catholique, — où une sorte d’âcreté superbe se combine avec la niaiserie fétide d’une chasteté expectante. Byzantinisme définitif d’une société soi-disant chrétienne qui fait honte et horreur au catholicisme !
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Qu’il s’en aille donc à son Juge ce déplorable grand homme ! Qu’il disparaisse à jamais d’un monde qui n’était que médiocre et qu’il est parvenu à rendre tout à fait abominable, en le façonnant à son image. Que son âme, copieuse en œuvres de tant de sortes, soit recueillie par les saints anges ou par tous les diables, nous n’en saurons rien et l’indifférent scepticisme du siècle portera fort allègrement cette incertitude. Les larmes d’argent du journalisme et de la librairie qu’il a enrichis ont tout juste la vertu communicative des larmes du drap mortuaire au-dessus duquel fut balancé pour lui le tiède encens de quelques rares suffrages. L’aridité des yeux est en parfaite harmonie avec la sécheresse des cœurs formés par cet homme qui ne parut pas capable d’amour et ne voulut pas être aimé.
Et viduæ non plorabunt
, et les veuves ne pleureront pas. C’est une des plus terribles sentences du Livre qu’il citait si souvent et dont la secrète douceur lumineuse ne le pénétra jamais.
Configuration du Savantasse.
À propos des Souvenirs d’enfance et de jeunesse de M. Renan
M. Renan partage, avec les esprits angéliques, le privilège d’être infatigable. Ce dernier volume est à peine publié, que déjà il nous en prépare un autre sur le peuple juif au temps des grands prophètes. Après celui-là, il s’attellera peut-être à l’Histoire ecclésiastique, « histoire éminemment curieuse »
, dit-il, dans la préface de Marc-Aurèle, et qui doit beaucoup le séduire comme un incomparable champ stratégique, pour les manœuvres de son esprit. Il ira ainsi paisiblement et philosophiquement jusqu’à son dernier jour, rutilant de célébrité, adoré des pédants, méprisé des âmes
fières, et chargé de l’exécration de toutes les consciences religieuses. Toutefois, il ne mourra pas sans laisser quelques disciples qui garderont ses faciles méthodes et manipuleront après lui, quoiqu’avec des mains moins délicates, les mortels virus historiques dont il se glorifie d’avoir popularisé les combinaisons. L’un des plus visiblement appelés de ce petit cénacle de critiques élus est sans contredit M. Jules Soury,
Vermisseau né du cul de Desfontaines,Digne en tout point de son extraction,
auteur, lui aussi, d’une Vie de Jésus, beaucoup moins suave que celle de son maître, où le Rédempteur des hommes est expliqué par la physiologie la plus bassement sacrilège. Peut-être se trouvera-t-il, dans la lignée scientifique de M. Renan, quelque ignominieux fantoche plus révoltant encore et plus dégoûtant. Mais cela même servira de signe pour reconnaître le progéniteur ; et l’excès de l’ignoble, après tant de finesses et de douceurs, deviendra enfin la contre-épreuve philosophique et littéraire par laquelle sera démontrée la honte suprême de cette espèce de proconsulat intellectuel.
Une des prétentions les plus chères de M. Renan paraît être l’universalité. Non satisfait d’enseigner
les langues les plus savantes et de répandre sur nos têtes des torrents de philosophie et d’histoire, il dévoile l’origine du langage, réforme l’esprit et les mœurs, éclaire les littératures, écrit même pour le théâtre des sphères, des drames tels que Caliban et l’Eau de Jouvence, et, du promontoire d’Épicure, contemple avec sérénité l’océan de la politique dont les fureurs et les inconstances n’ont plus d’étonnements ni de secrets pour lui. Son ambition la plus caressée à cette heure vespérale de sa vie, c’est l’avènement d’un César philosophe, d’un « nouveau Marc-Aurèle entouré de Frontons et de Junius Rusticus »
. Si le vrai nom du Prince ainsi désigné n’est pas un fort grand mystère, on devine encore mieux quel serait le sage investi du rôle de confident de César et presque César lui-même par l’ascendant des intimes conseils, de la vertu philosophique et du génie.
J’eus, un jour, la fantaisie d’entendre le cours de M. Renan, titulaire de la chaire d’hébreu au collège de France. Je ne l’avais jamais aperçu dans l’espace et je voulais que mes yeux me donnassent une idée de plus sur ce sophiste mellifluent qui déconcerte et surmène l’imagination en sens inverse de la splendeur morale et de toute vraie grandeur.
Je vis un homme de taille médiocre, à l’embonpoint élastique, agile et fermement planté sur de petites jambes de montagne, évidemment calculées pour porter leur homme aussi bien sur les rocs de l’explorateur phénicien que sur les tréteaux basculants du conférencier. L’impression première et immédiate est celle d’un vieux frère de la doctrine chrétienne, frère Potamien ou Junipère, qui aurait distribué les fruits de l’arbre de la science à trois ou quatre générations. Face glabre, au nez vitellien, légèrement empourpré et picoté de petites engrêlures qui tiennent le milieu entre le bourgeon de la fleur du pêcher et les bubelettes vermillonnes d’un pleurnichage chronique, assez noblement posé, ◀d’ailleurs▶, au-dessus d’une fine bouche d’aruspice narquois et dubitatif, — comme un simulacre romain de la Victoire ailée et tranquille, au bord d’une route tumultueuse de la haute Asie, encombrée du trafic suspect de Babel ou de Chanaan.
Le double menton gras et savoureux est d’un ecclésiastique, depuis longtemps accommodé aux délicatesses de ce monde charnel et généralement facile aux convenances et aux absolutions. Ce menton s’étale sans recherche ni vergogne, par le repli habituel d’une méditation antique, sur un cou raisonnablement court et pas plus apoplectique que le teint, assez semblable à celui d’une citrouille entrevue à travers une vitre de corne.
Il est évident que ce Capanée ne mourra foudroyé d’aucune manière et il y compte bien, allez ! Il suffit de voir ses petits yeux striés de bleu et de vert, perpétuellement mobiles sous la broussaille hirsute de leurs sourcils gris. Ces yeux-là quoique un peu éteints, comme il en convient aux yeux des paléographes habitués à regarder des choses de peu de reflet, ont encore assez de vivacité pour défier tous les anathèmes.
Les oreilles, je dois le dire, m’ont un peu déconcerté. Je m’attendais à contempler l’oreille grassement ourlée d’un épicurien, aux cartilages finement volutes, au lobe anacréontique, à l’écarlate célèbre de Tartuffe. J’espérais même un peu de ce poil soyeux qui tapisse si voluptueusement le tabernacle de l’harmonie chez ce gracieux animal qui s’appelle le cerf de David et qui est au 41e psaume, le symbole biblique du désir. J’ai trouvé une espèce de feuille automnale, de palimpseste hébraïque, où l’on croirait reconnaître les caractères indéchiffrés d’un très ancien texte samaritain. Oreille tiraillée de vieux docteur sadducéen possédé de l’esprit de dispute et à moitié sourd.
Enfin, les cheveux de M. Renan, rares au sommet du crâne et malhabilement ramenés, peut-être par inconsciente coquetterie de moine raté, sont d’une nuance châtain-gris sale qui éloigne despotiquement l’antique image du nombre des années par le nombre des neiges et des hivers. La forme générale de cette tête de philosophe au front fuyant n’est pas ridicule, mais il n’y en a pas de moins imposante ni de moins fière. La dépression occipitale est si sensible et les lignes osseuses inférieures sont dans de telles relations avec la coupole surbaissée de ce temple de la sagesse que, vu, tour à tour, de profil et de face, il offrirait à la fantaisie de Sterne les deux idées successives d’un alpha et d’un oméga. Cocasse symbolisme physiognomonique providentiellement adapté à ce sceptique déliquescent qui semble porter en phylactères autour de sa personne toutes les formules conditionnelles ou dubitatives de la demi-douzaine de langues savantes qu’il a la réputation de parler.
Quant à son cours, j’ignore le genre de profit qu’un hébraïsant peut en retirer. Les autres y retrouveront le pédagogue sempiternel des livres qu’il a écrits, l’Apollon Pythien de la critique proférant ses oracles sur le trépied de l’équivoque et de la libre exégèse. Les procédés de M. Renan sont tellement percés à jour qu’il serait ridicule d’y revenir ici. Il paraît que cela lui donne de furieuses jouissances d’esprit, car il n’y a jamais rien changé. C’est toujours un texte faible ou douteux, quelquefois moins encore, une imperceptible déviation paléographique, sur lesquels il construit, par la pointe, une pyramide d’objections capitales contre le christianisme, sans aucun embarras d’ajouter à des prémisses purement scientifiques des conséquences historiques ou religieuses de l’ordre le plus transcendant. C’est toujours le même glissement doux sur les points dangereux où quelque fait bien incontestable, lumineux et solide comme le diamant, pourrait heurter et détruire les combinaisons multipliées de cette critique aux pieds fragiles. Enfin, c’est toujours le même argument conjectural dans un néant supposé de toute certitude accompagné de miséricordieuse pitié pour les petites gens sans philologie qui s’en tiennent au bon sens et à la tradition.
La voix et les gestes du maître, étonnamment appropriés à ce perpétuel balancement d’escarpolette intellectuelle, inouï jusqu’à ce jour, doivent ravir jusqu’aux cieux le vénérable escadron de bas-bleus qui forment la vieille garde du pédantisme victorieux autour des chaires du collège de France. L’auteur des Origines du Christianisme a raison de ne pas s’en montrer dédaigneux. C’est là, sans doute, la plus solide, sinon la plus difficile de ses conquêtes et les couronnes de chrysanthèmes et d’immortelles que ces dames déposeront un jour sur sa tombe de cuistre renégat le consoleront peut-être d’avoir vécu pour « regretter Arius » si, toutefois, un homme de tant de science pouvait jamais mourir.
Le Cytise des Licornes en Littérature.
M. Barbey d’Aurevilly et ses Memoranda
I
« Pour qui s’éprend de la beauté dans les œuvres de l’esprit, — écrivait un jour l’auteur des Diaboliques, — pour qui ne la craint pas, comme ce malheureux Pascal qui la prenait pour une tentation de volupté, c’est surtout le moi qu’on aimera dans un grand écrivain. C’est son moi qui sera toujours l’intérêt le plus passionné de ses œuvres. En disant que le moi était haïssable, Pascal ne disait qu’un mot de janséniste envieux et farouche, — qu’il détruisait, du reste, presque en même temps qu’il le disait, car ce qu’il voulait, c’était, dans l’auteur, de trouver l’homme, ajoutait-il. Or, s’il cherchait l’homme dans l’auteur, il y cherchait le moi ; l’auteur n’étant jamais qu’une superposition à l’homme et Pascal, tout Pascal qu’il fût, prenait son cou d’Hercule dans une contradiction et s’étranglait. »
Les Pascals de l’information littéraire qui ne sont ni des Hercules ni des jansénistes farouches et qui n’ont généralement aucune crainte d’aucune tentation, se laissent dire volontiers que le moi n’est pas aussi haïssable que le prétendait leur ancêtre, le grand dénonciateur de la scélératesse jésuitique. Ils n’écartent de leur bienveillance que le moi des autres et c’est ainsi que se trouve sagement refrénée la chevalerie du reportage. M. Barbey d’Aurevilly qui n’a en vue que les grands écrivains dans la précédente citation, sait mieux que personne de quelle manie d’invasion est sans cesse menacé tout homme d’une individualité littéraire assez excitante pour tenir en appétit, depuis longtemps, la curiosité du public. Personnellement, il lui a fallu tout endurer de l’inextinguible soif de copie des commissaires-priseurs de la célébrité. Par cela seul qu’il s’agissait d’un homme non semblable aux autres, toute sotte plume s’est exercée sur sa personne physique, sur ses vêtements, ses habitudes, etc. — Dieu sait avec quelle ignoble malveillance ! Mais son moi d’écrivain, je ne remarque pas qu’il ait été beaucoup servi dans la grande mangeoire du journalisme.
Cela fait une assez grosse question qui pourrait, je crois, se poser ainsi. Est-ce un bien ou un mal que n’importe quel homme supérieur soit nécessairement aujourd’hui citoyen de cette funeste Jéricho dont les murailles croulent au bruit des trompettes de la célébrité ? En termes moins sacrés, faut-il déplorer cette espèce de loi non écrite, mais d’autant plus impérieuse, qui veut que tout écrivain de quelque éclat soit exproprié de sa vie privée ? Cette loi est de ce siècle et c’est le journalisme qui l’a faite.
Il serait puéril de répondre qu’une aussi mortifiante servitude n’a pas le droit d’exister. Elle n’existe que trop, hélas en force du droit supérieur de cette jalouse Providence qui n’entend pas que nous soyons des Dieux et qui donne en pâture à l’imbécile Minotaure ceux qu’elle a privilégiés et qui font leur nourriture ordinaire du « cytise des licornes ».
Autrefois, il y avait la Gloire qui vivait sans bruit comme sans magnificence et, quoiqu’elle fût la grande souveraine, elle ne revêtait jamais d’autre pourpre que celle de son propre sang quand elle le répandait pour devenir immortelle. Aujourd’hui que l’immortelle est décédée, l’infâme drôlesse qui l’a détrônée, l’Opinion publique, nage dans les splendeurs, car son concubin préféré est le plus incontinent des aveugles riches et il s’appelle le Succès.
Dans une société égalitaire toute supériorité est donc un crime et le plus grand des crimes, puisqu’il tombe sur toutes les têtes à la fois et qu’il lèse la sordide majesté du Nombre. Aussi la noble gloire n’est-elle plus possible dans cet ergastule révolté !
Eh bien soit ! M. Barbey d’Aurevilly dit bonsoir à la gloire et nargue le succès et c’est comme cela qu’il résout la question pour son propre compte. Si sa vie entière d’artiste désintéressé de tout, excepté du beau, ne suffit pas et qu’il lui faille descendre de sa tour pour crosser dans la plaine le troupeau récalcitrant des thuriféraires, tout est dit et il décide gaiement qu’il n’en descendra pas. « J’écris pour trente-six amis inconnus », a-t-il dit souvent. M. Paul Bourget, un jeune poète d’un esprit plus gracieux que profond, l’exprime fort bien dans la préface qu’il a eu l’honneur d’écrire en tête des Memoranda.
« Quand cet homme vous raconte le détail des excessives passions de Ryno de Marigny (Une Vieille Maîtresse), ou qu’il évoque devant vos yeux la face cicatrisée du gigantesque abbé de la Croix Jugan (L’Ensorcelée), croyez qu’il ne se propose pas de vous étonner par l’inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaitement absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du roman, à l’heure de nuit où, fenêtres closes, bougies allumées, cet alchimiste élabore son grand œuvre à lui, qui vous intéressera ou non, — peu lui soucie. Vraisemblablement, il a débattu quelque affaire dans sa journée, où sa noblesse native s’est irritée ; il a lu des articles qui l’ont excédé, entendu des paroles qui l’ont dégoûté, deviné des sentiments qui l’ont indigné. Ces basses misères de la quotidienne expérience s’évanouissent, et le Sésame, ouvre-toi, de l’imagination à peine prononcé, voici que la caverne magique dévoile ses enchantements. »
Après cela, que M. de Montépin ou M. Richebourg soient les Alexandres d’une publicité populaire où cet artiste fier ne possède pas les six pieds carrés d’une sépulture plus que modeste ; qu’un semblant de succès lui vienne après un quart de siècle d’obscurité et de chefs-d’œuvre et, qu’enfin, une renommée illettrée et famélique s’en aille clabauder chez tous les peuples le nom de son tailleur ou l’adresse de son chapelier, que lui importe ? Les pavois prostitués d’une apothéose si bête et si tard venue sont comme de la boue dans les yeux de ce magnanime qui donnerait certainement tout le bruit dont on croit l’honorer aujourd’hui pour la plus imperceptible palpitation d’enthousiasme vrai d’un cœur sans détours.
II
Il est sans doute peu de livres aussi fortement salures de mélancolie que cette automnale fantaisie des Memoranda. Mais, c’est la mélancolie virile d’un Connétable de lettres qui, parfois, n’en peut plus de subsister au milieu d’une littérature squalide et industrielle, — effroyable tuméfaction de bêtise et d’ignominie, comme il n’en avait jamais poussé sur le ventre plein de sale engeance d’aucune civilisation en décrépitude. M. Barbey d’Aurevilly sait trop bien qu’il n’y a pas de médicaments pour cette agonie et il a trop d’aristocratie pour s’exhaler, à ce sujet, en gémissements stupides. Mais il sait encore mieux qu’il n’a pas non plus de vésicatoire pour faire venir la résignation et, quoique chrétien, il ne peut pas se résigner. Aussi, la mélancolie, mal ordinaire, inévitable, de toute créature d’exception, est-elle, chez lui, une très particulière combinaison du mépris et de l’enthousiasme.
« Dans le Midi, ce qui me frappe, dit-il, pour les choses comme pour les personnes, c’est le manque absolu de distinction. »
Ce dernier mot, je crois, exprime tout de ce dilettante de l’impopularité, catholique parmi les incroyants, monarchiste après les monarchies, ligueur sans Ligue, gentilhomme sans roi et roi lui-même sans gentilshommes et sans bourreau, — hélas !
Lamartine l’appela, un jour, le duc de Guise de la littérature. Mot brillant sans profondeur. Le Balafré fut un ambitieux superbe et timide qui vautrait fort bien sa main de prince dans la main des plus sordides bourgeois de Paris et qui finit par se faire assassiner par un hermaphrodite. M. Barbey d’Aurevilly est un superbe sans ambition et sans timidité qui, d’un geste bienveillant de sa cravache armoriée, écarte de lui bourgeois et princes, parce que les uns et les autres manquent désormais de cette distinction dont il ne saurait se passer et que les plus naïfs mendiants du bon Dieu montrent encore quelquefois dans leurs guenilles. Ceux-là, il les aime jusqu’à l’enthousiasme ; il les a non pas racontés, mais chantés dans ses livres et c’est par eux qu’il se venge des haillons littéraires et politiques de tous les mendiants roublards de l’infâme société où il est forcé de vivre.
Il y en a un de ces sublimes pauvres dans les Memoranda. Il est, certes, aussi naïf que ceux de Crabbe ou de Robert Burns, mais l’auteur du Prêtre Marié — comme un magnifique Saint-Martin, — a jeté sur lui la pourpre éclatante et douloureuse du catholicisme que ces deux poètes ne connaissaient pas.
« Où est maintenant, dit-il, mon pauvre vieux aveugle en sarrau bleu, accroupi sur ses talons comme un vieux Turc, et qui disait son Ave Maria éternel ? Belle prière pour un pauvre ! — Il semblait saluer les femmes qui passaient de ce noble salut d’ange : “Je vous salue, Marie, pleine de grâce”, et en même temps il priait CELLE-LA qui ne passait pas, mais qui l’entendait mieux que celles qui passaient. — Cette vieille face tannée par le vent, la pluie, la neige, le soleil, toutes les atmosphères, ce bronze pensif de la cécité et de la misère qui murmurait sans cesse, le jour, la nuit, Memnon de la pauvreté qui, plus sonore et plus touchant que l’autre, avait toujours sur la lèvre le cruel rayon d’adversité qui le faisait gémir, où est-il maintenant ?… Dans quelque coin perdu du cimetière de Vaucelles ?… et, à sa place, vous trouvez deux décrotteurs ! — Probablement, ici, ville bien administrée (horrible langage), la mendicité est interdite. On chasse des rues ceux que la religion a si divinement nommés “les membres de Jésus-Christ”, et l’on souffre… que dis-je ? on inaugure des décrotteurs à leur place. Vive le travail !
« Toute la différence entre le moyen âge et le monde moderne est là-dedans ! »
Et voilà aussi toute la différence entre la réputation de critique hautain et cruel que certains auteurs rossés ont faite à M. Barbey d’Aurevilly et sa véritable manière d’être, connue seulement de ceux-ci qui le voient de fort près ou de ceux-là, plus éloignés, qui savent déchiffrer ésotériquement une âme d’homme à travers les paraboles et les similitudes de la poésie. Mais, cherchez-les, ces merles blancs. « Il n’y a pas sur le globe terraqué, — disait avec une exagération pleine de profondeur ce délicieux insensé de Villiers de l’Isle-Adam, — il n’y a pas plus d’un cent d’individus par siècle (et encore !) capables de lire quoi que ce soit, voire des étiquettes de pots à moutarde ! »
III
Le nouveau roman de M. Barbey d’Aurevilly CE QUI NE MEURT PAS2, annoncé depuis un mois et dont la publication au Gil Blas vient de commencer, étonnera singulièrement la multitude des avaleurs du sabre de la formule littéraire, qui croient s’être fait une opinion définitive sur l’inventeur le plus inattendu et l’artiste le plus spiral de ce temps. Je leur prédis, en toute assurance, un déconcertement prodigieux. Et, ma foi ! de tous les ouvrages antérieurs sur lesquels pourraient s’appuyer de discernantes conjectures, je crois bien que les Memoranda sont encore celui qui devrait le plus éclairer un esprit sagace et l’aider à pressentir ce que pourrait bien être, — dans une âme organisée à la d’Aurevilly, — la chose unique, la chose miraculeuse qui ne peut pas mourir. Moi qui sais ce qu’est cette chose, j’ai une peine incroyable à ne pas la dire, tellement je trouve que c’est une idée sublime. En même temps, il me semble que tout le monde devrait la deviner tant elle est claire ! Mais je me souviens que le mufle moderne a horreur de l’onde claire et je me persuade ainsi d’avoir été plus que discret.
Depuis la Vieille Maîtresse, qui a été, je crois, le roman le plus lu de M. Barbey d’Aurevilly, on a écrit des centaines d’articles sur cet hermétique romancier. Jamais, peut-être, un écrivain n’avait mis une si forte moutarde au nez de la curiosité parisienne. Cette curiosité infiniment moins littéraire que personnelle, quelque abjecte qu’elle fût par certains côtés de reportage industriel, avait néanmoins une raison d’être et une sorte d’excuse. Je veux dire, la surprenante, l’extrême individualité de l’artiste, individualité tellement expansive que tout ce qu’il écrit se sature de lui jusqu’à produire la ressemblance physique. Telle de ses phrases est positivement un geste et je connais plus d’un augure qui s’était élancé dans la vie avec le dessein critique d’éclairer de ses conseils M. Barbey d’Aurevilly et qu’un seul mot de ce magicien environna soudainement de mille chandelles.
Mais, ici, la ressemblance physique a pour support, pour hypostase, comme disent les théologiens, une ressemblance morale non moins complète et celle-là est un peu plus difficile à discerner. Il faut une clef. Cette clef, c’est précisément la chose qui ne meurt pas. La publication du Gil Blas va la mettre dans toutes les mains. Ennui ou dédain, M. Barbey d’Aurevilly convie enfin le passant à entrer chez lui, — le passant stupide qui n’en profitera pas, qui continuera de chercher ailleurs et qui lira, par exemple, ou plutôt, qui croira lire ces délicieux, ces trois fois exquis, ces aériennement mélancoliques Memoranda, déjà si révélateurs, sans y comprendre un mot de plus qu’à cette autre vibration d’une âme du même empyrée, les Mémoires de Lord Byron, si peu lus, si peu compris et que ce grand petit livre a l’honneur de tant rappeler !
L’Étiquette de France et la Guillotine
Pour l’anniversaire de la mort de Marie-Antoinette, guillotinée le 16 octobre 1793, comme chacun sait.
FRAGMENT
Quant à cette pauvre Marie-Antoinette, elle vint en France comme ce délicieux arc-en-ciel du matin qui présage, dit-on, le mauvais temps. Elle arriva juste au moment qu’il fallait pour relier et fondre ensemble les deux rhétoriques : la rhétorique du trumeau et la rhétorique du couperet ; et, de ces deux rhétoriques, celle qui lui trancha la tête fut assurément la plus miséricordieuse. La simple mécanique de Guillotin lui fut moins cruelle, en somme, que la mécanique compliquée
de l’Étiquette de Versailles et produisit en elle un moindre raccourcissement Cette grande Porphyrogénète fleurdelisée dont le prince de Ligne a dit : « qu’il ne lui avait jamais vu une journée parfaitement heureuse »
, fut emprisonnée, dès le premier jour, dans le cérémonial de la Cour de France comme une libellule dans un tourbillon. L’Étiquette portée naguère par Louis XIV, comme ce monarque porta toutes choses, au sommet de sa vaste perruque, sans qu’un seul poil en fût dérangé, l’Étiquette, non ensevelie avec le grand roi, s’était appesantie comme une bagatelle accablante sur ses lamentables successeurs.
Louis XIV n’avait pas été seulement le roi de France, il avait été la plus haute et la plus accomplie formule de la Monarchie dans les temps modernes. La formule royale apparut incarnée en cet homme médiocre, dans l’équilibre superbe d’un très long règne, magnifiquement pondérée par toutes les formules subalternes de l’obéissance et du respect de douze siècles accumulés en piédestal sous les quatre pieds de son trône d’or. Il eut le rayonnement surnaturel de la Fonction suprême et l’impassibilité quasi divine de l’Investiture de toutes les souverainetés chrétiennes vassales de lui. Le grand miracle de Louis XIV est d’avoir résisté à la mythologie de sa prodigieuse situation. Il demeura un homme, après tout, ce Salomon, parfois même un homme humilié et tremblant dans sa gloire, et il mérita pour ce fait d’être regardé comme le thaumaturge de l’humilité impossible.
Quand Versailles, cette exorbitante miniature de ses rêves, fut habité par lui, un immense besoin d’uniformité naquit dans le silence solennel de cet horizon de bois et l’Étiquette, passablement lâche et facile dans les jours troublés de la Fronde, devint cette règle rigide, austère, difficile, inexorable, qui rappelle le renoncement monastique et dont Louis XIV fut le fondateur ou, tout au moins, le réformateur. Il faut lire Saint-Simon et, surtout, les Mémoires du marquis de Luynes pour avoir une idée de cette Trappe royale de la Stricte Observance dont on s’est moqué fort inconsidérément, car c’était une chose réellement profonde et qui ne tendait à rien moins qu’à l’exclusion de tous les réfractaires à l’obéissance et de tous les ambitieux sans vocation.
Après Louis XIV, l’Étiquette devint ce que devient ordinairement toute grande Règle monastique après la mort de son fondateur, une lettre majuscule en tête de tous les chapitres de la médiocrité ; une lettre dont l’esprit s’efface, indéchiffrable à force d’être surchargée. Le catafalque du grand monarque fut illuminé des tristes flambeaux de l’orgie prochaine que la Régence allait inaugurer pour soixante ans et la grande voix de Massillon n’éteignit pas ces effrayants luminaires. Ils brûlèrent, inextinguibles, jusqu’à la bobèche et consumèrent la table même du festin. Le Mané, Thecel, Pharès de la Monarchie fut écrit par la même main qui avait courbé l’Europe aux pieds de l’ancêtre de Balthazar et c’était justement la main de l’Étiquette. Il convenait sans doute que l’omnipotence des rois très chrétiens achoppât contre cette poussière et trébuchât misérablement dans son orgueil comme le colosse aux pieds d’argile des quatre monarchies du prophète.
Toujours est-il que, de l’héritage de Louis XIV, il se trouva que c’était encore cela qui pesait le plus et que sa descendance en fut écrasée. Ce qui avait été une cravache disciplinaire aux mains du bâtisseur de Versailles devint un fléau sur les épaules des démolisseurs qui vinrent après lui. Louis XV, lui-même, qui n’était pourtant pas encombré de scrupules et qui n’exigeait pas que le plaisir fût extrêmement respectueux pour sa majesté sacrée, Louis XV régna toute sa vie sous l’Étiquette et n’essaya même jamais de s’en affranchir. Il ne se débraillait pas devant la foule comme on l’a tant fait croire aux engoulevents de la crédulité démocratique. Il était, au contraire, le plus sanglé et le plus consigné monarque de son époque.
Louis XIV ayant étiqueté l’adultère comme tout le reste, les maîtresses de Louis XV appartinrent de toute nécessité à l’une ou l’autre de ces deux catégories : les surnuméraires et les fonctionnaires. Les premières contraignaient le roi à des escapades que l’Étiquette rendait difficiles et malpropres les secondes le faisaient passer sous les ignominieuses fourches caudines de l’adultère stylite de Louis XIV, adultère prévu, légitimé, discipliné et rationné par un cérémonial qui remplaçait Dieu et qui était le roi des rois.
Le pauvre Bien-Aimé n’était pas de force à sortir jamais de ce cercle de Popilius : un coup d’état ou la vertu. Il ne put accomplir ni l’une ni l’autre et s’en alla, après un nombre déterminé de jours frivoles, dans un autre royaume que le sien, dans un royaume bien étranger et dont l’Étiquette, par malheur, lui était bien peu connue. Il trépassa comme un vieux pilote sans vigilance, léguant à ses petits-enfants une vieille boussole affolée, une nef criblée et désemparée et les légendes en taille douce de Cythère pour faire face à de prochaines dislocations.
Louis XVI n’eut pas de maîtresses et c’est tout ce qu’on en peut dire. Il interrompit en ce point la tradition et fut ainsi le négociateur malheureux de la vertu sur le marché européen où cette banale valeur était généralement dépréciée. Mais le monde est ainsi fait qu’il se donne à ceux qui le méprisent, quand une force redoutable est derrière leur mépris, et Louis XVI qui n’était pas fort ne méprisa jamais personne. Du moins, son mépris ne parut jamais. Marie-Antoinette, au contraire, laissait volontiers percer le sien, malgré les plis et replis d’une Étiquette où le cynisme le plus profond avait combiné toutes les exigences du respect humain, au point de réaliser une sorte de morale entrouverte que la crapule élargissait de jour en jour. C’était bien, mais, encore une fois, il aurait fallu la force et quelle force ! La Reine entreprit d’opposer au cynisme du vice étiqueté l’impertinence de la vertu sans étiquette et, par là elle accumula sur sa tête les charbons ardents de l’exécration universelle.
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Il appert du mémoire du fossoyeur Joly que la République eut à payer 6 livres pour la bière de la veuve Capet et 2 livres pour la fosse et les fossoyeurs. C’est là que vinrent aboutir les splendeurs de Versailles et les enivrements de cette cour brillante. Le sauvageon de la science du bien et du mal de quatorze siècles donna à la fin ce fruit, cet unique fruit de poussière sur ses rameaux desséchés. On rêve Bossuet devant cette bière royale de 6 livres. J’imagine qu’il aurait eu à dire des choses plus grandes que dans l’Oraison funèbre de Madame Henriette. Peut-être aussi n’eût-il rien dit et se fût-il contenté de sangloter dans le silence de son génie !…
Les plus beaux yeux du monde, ◀d’ailleurs▶, ont pleuré sur Marie-Antoinette et il n’y a pas d’oraison funèbre qui vaille de telles larmes. L’histoire de la pauvre reine n’a que quatre lignes devant Dieu. Elle naquit le jour des larmes (2 novembre), elle vécut une partie de sa vie dans les larmes dévorées, ses derniers jours dans les larmes répandues en pluie, en torrents et, enfin, sa mort, sujet de tant d’autres larmes, fut le Dies iræ de l’ensevelissement d’une génération, d’une aristocratie, d’un trône et d’un monde.
Chrétien & Mystagogue, sans le savoir
Je ne veux parler de nul autre que de M. Léon Cladel. Quand j’ai vu son livre : Le Deuxième Mystère de l’Incarnation, je me suis dit que, sans doute, c’était là une ordure littéraire de plus ; un de ces pleutres et faciles ouvrages, fientés à cœur de journée dans la gueule ouverte du badaud contemporain ; quelque nouveau dégorgement bien ignoble de la vieille bile irréligieuse par un expectorateur éreinté, contre le mur croulant de l’Église sous le protectorat déliquescent de M. Grévy. Je me suis dit encore que, dans ce siècle de bourgeois concaves, cela devenait exaspérant, à la fin, de toujours entendre la même scie voltairienne, que c’était à faire vomir les plus vieilles truies universitaires qui eussent jamais allaité un mangeur de prêtres et, qu’après le marquis d’Haraucourt, merci de moi, j’en avais assez !…
Eh bien ! non, je me trompais. C’est tout le contraire. Seulement, l’auteur ne s’en doute pas, ou s’il s’en doute, il n’y paraît guère. Le Chat noir a trop d’esprit dans sa robe lustrée et sa grâce féline a bien trop de délicatesse pour qu’il s’attarde sur des, livres. On ne doit donc pas attendre de moi, ours familier de ce chant, un examen analytique du livre de M. Léon Cladel. Et, ◀d’ailleurs▶, qui diable oserait l’entreprendre sérieusement ? L’analyse suppose une mixture quelconque dont il faut soutirer et séparer les éléments. Or, ce roman très simple se raconte en trois mots. C’est un fou très laid, qui est très fort en numismatique, qui est enragé de ne pas avoir d’enfants et qui finit par en faire un à lui tout seul. Voilà tout, exactement tout, à la réserve d’une seule chose que je vais dire tout à l’heure, qui me paraît inouïe et sans laquelle j’aurais laissé miséricordieusement retomber cette brochure dans le crottin de l’art moderne.
Quant aux qualités d’exécution, elles sont, à mon avis, à peu près nulles. C’est de l’Hugo de 1830, dont les Dieux mêmes ne veulent plus, et du Baudelaire de 1860, trèfle magique des ruminants du Parnasse. Le très mâle poète de la Fête votive n’avait pas encore trouvé sa voie quand il écrivit ce roman de jeunesse et il vagissait imitativement comme font tous les partants pour la gloire. La combinaison romantique de ces deux formes produirait donc infailliblement chez tout esprit littéraire un insupportable effet de rabâchage et de procédé, si quelque chose d’extraordinaire n’intervenait pas pour transfigurer la fiction et pour en faire une sorte de monstruosité, absolument vierge dans n’importe quelle littérature.
Ce quelque chose, c’est simplement ceci le sentiment paternel. Il semble d’abord que rien ne soit plus vulgaire. En réalité, AUCUN poète, dans aucun siècle, n’avait produit une telle idée de ce primordial sentiment. Moi qui passe pour un mastodonte d’extravagance et qui crois tout possible, je me demande avec stupeur d’où une pareille conception a pu venir à M. Cladel.
C’est la paternité impossible, la paternité dans un homme qui n’est pas père et qui ne peut pas l’être — physiologiquement. C’est l’ineffable rage de l’impuissance absolue en conflit immédiat ave : l’absolu désir, l’infaillible besoin de la paternité, et qui, ne pouvant obtenir un enfant d’aucune femme, surmonte et viole la nature elle-même pour une parturition surnaturelle et inimaginable.
Omega, le numismatiste lamentateur et solitaire,
plus puissant à la fin que le prodigieux Désir qui le torture, lui signifie au nom de l’Amour d’avoir à se transformer en réalité et il meurt dans l’inconcevable certitude d’être obéi de toutes les puissances des ténèbres et de toutes les puissances de la lumière. On ouvre le cadavre de cet aliéné et le cœur mis à nu est trouvé « énorme, noirâtre, boursouflé, sanglant, hypertrophié, ayant la forme d’un fœtus »
.
Cela est impossible, extravagant, trois fois insensé, c’est le délire même. Mais cela est beau jusqu’au sublime et je n’ai pu le lire sans crier d’admiration. Il me semble, ◀d’ailleurs▶, que dans un temps aussi fortement épris des combinaisons et des paralogismes extrahumains d’Edgar Poe, il y aurait une singulière injustice à plaidailler l’invraisemblance contre une parabole qui surpasse les inventions du poète américain de toute la hauteur d’un postulatum mystique.
Du plus profond de sa compacte ignorance religieuse, M. Léon Cladel a eu l’étrange honneur de pressentir un secret divin et de formuler symboliquement le plus haut de tous les mystères religieux, comme personne avant lui ne l’avait jamais formulé. Et ce naïf, mais incompréhensible tour de force a été exécuté d’une telle manière que son livre d’adolescent est suggestif même pour les plus illuminés hiérographes chrétiens qui auront, un jour, à balbutier quelque chose de la Paternité divine !
Après cela, qu’importent les défauts littéraires du débutant de 1861 ? Qu’importent l’imitation du style, le gongorisme déclamatoire, la hâblerie méridionale et l’intermittente préciosité de la bucolique ? Qu’importe même la rengaine décrépite et mille fois avachie des Droits de l’homme et de la fraternité révolutionnaire ? On ne distingue plus rien de tout cela quand l’Idée est apparue !…
Un unique souffle qui venait on ne sait d’où a passé sur ce bison vautré en plein cloaque moderne et l’a fait ressembler pour une minute à l’un de ces Chéroubs flamboyants qui font sentinelle à la porte du Paradis perdu.
L’Extrémité de la Queue
« Seigneur, puis-je parler et vivre ? » Telle était la formule byzantine quand un tremblant grec, fils de la poussière, avait quelque chose à dire aux Ivrognes et aux Copronymes. Notre Bas-Empire intellectuel a désormais de semblables maîtres et c’est ainsi qu’il faut leur parler quand on n’est pas encore devenu tout à fait un Dieu.
J’ose prendre la liberté de rejeter absolument ce protocole. Que, pour me punir, leurs Majestés sublimes me tirent du milieu des hommes et m’enferment avec de méchants singes ou d’autres bêtes immondes, comme cela se pratiquait sous les derniers Constantins, cet acte de leur justice ne me changera presque pas.
Voici donc mon insolent propos de cette semaine. Un monsieur Francis Poictevin produit un roman sous le titre de Ludine, et les journaux lui font une réclame énorme. Je lis ce roman avec tout le zèle qui convient à ma fonction de critique et la quantité de respect dont je suis capable. Je contemple alors, comme en une vision, toute l’histoire littéraire de ces derniers temps. Flaubert, d’abord, le patient Flaubert, ce grand diable ingénieux qui inventa de tenter saint Antoine avec des dictionnaires ; ensuite Goncourt, espèce de veau romancier à deux têtes et à une seule langue, idole bizarre et intermédiaire devant laquelle se prosternent les Antoines déjà séduits qu’épouvante la majesté de Flaubert.
Enfin Zola, l’unique, le désiré et le bien-aimé, le Triton de la fosse d’aisances naturaliste, le cloporte vengeur par qui toute ordure est enfin mise à sa vraie place, c’est-à-dire dans la tête humaine et qui donne leur revanche à tous les goujats du monde contre tous les hommes de génie, tous les poètes et tous les héros !
Telle est la Trinité divine de cette rognure de siècle, la seule trinité qui soit désormais sortable et dont le mystère n’accable pas nos intelligences. Telle est la religion des jeunes et tépides crétins, fils des bourgeois glorieux qui ont adoré la morale et percé tous nos tunnels ! M. Francis Poictevin, lévite pieux de ce culte, dédie son livre à l’écrivain « intime et rare »
. Edmond de Goncourt, en hommage d’une « dilection unique »
.
Ah ! sans doute, la Paternité de Flaubert et la Procession de Zola ne sauraient être méconnues par lui, mais son âme tendre ne peut pas résister à ce qui l’attire et il se jette, il se colle au Verbe-Goncourt comme un suçoir. Il n’y a peut-être jamais eu d’exemple d’une aussi totale configuration d’un jeune écrivain à son modèle. C’est à croire que l’auteur de la fille Élisa est devenu son propre séide et qu’il s’assied sur ses propres genoux pour se féliciter lui-même d’avoir pris un pseudonyme.
Les médecins ont la coutume louable de flairer les défécations de leurs malades et même d’y goûter pour assurer leur diagnostic. Un diagnostic sur M. de Goncourt devrait donc se tirer de M. Francis Poictevin, auteur de Ludine. C’est le même néant de toute spiritualité, de toute synthèse morale, de tout aperçu philosophique ; c’est la même mosaïque byzantine, idiotement compliquée et froide à faire tomber les ongles, étonnante d’obstination formique quand on a le nez dessus, mais absolument inintelligible et indiscernable à la distance de trois pas. C’est inouï de docilité résignée et excrémentielle. Je l’avoue, je ne devine pas du tout par quel procédé de chirurgie intellectuelle on arrive à obtenir des eunuques aussi parfaitement irréprochables. Il faudrait assassiner la langue française comme le fait M. Poictevin pour caractériser ces fanatiques d’indifférence et ces énergumènes immobiles qui sont les bons élèves de l’atelier Goncourt.
Il paraît cependant que M. Poictevin est un homme aimable et simple, capable d’enthousiasme et inquiet d’idéal. On explique son épouvantable infirmité par je ne sais quelle influence occulte plus ou moins récente. L’inqualifiable style de Ludine serait un affublement pour plaire à quelqu’un de ravagé. En effet, je me souviens d’avoir lu le premier roman de cet infortuné : La Robe du Moine. C’était vivant, c’était clair, c’était plein d’illusions bêtes, mais généreuses ; enfin, tout le contraire de Ludine. Il y avait même ce qui est le signe de l’écrivain, je veux dire : l’Expression. Aujourd’hui, ces qualités sont parties pour tous les diables et ne reviendront peut-être jamais. M. Poictevin qui pouvait être un artiste solitaire et fier, a choisi d’être la touffe de poil de l’extrémité de la queue de cette brute précieuse qu’on appelle Goncourt et qui n’est elle-même qu’un avortement de ce quadrupède de Flaubert.
Vraiment, les imitateurs sont de terribles enfants ! Ils se font un vêtement guenilleux de ce qui servait à cacher la nudité et les procédés honteux de leurs maîtres ; les uns et les autres deviennent aussitôt dégoûtants et abominables. Je n’ai jamais si bien vu que dans ce livre la misère profonde, les expédients à faire pitié, la sécheresse de démon, l’obscurité invincible et la monstrueuse désarticulation de cette école de romanciers qui mettent leur tête au-dessous de leurs testicules pour contempler la nature.
Et l’ignoble société que nous sommes préfère les contorsions littéraires de ces bateleurs à la sainte et pure larme d’un poète souffrant et naïf qui intercède auprès du genre humain pour la Beauté éternelle.
Le Quinzième Enfant de Niobé
Celui-là, Dieu merci ! fut épargné. Sa mère l’avait nourri dans le voisinage des sépulcres où n’arrivaient pas les flèches orgueilleuses du Dieu de la lumière. Tels sont les jeux de la destinée ! Les monuments et les simulacres funéraires dont la maison paternelle était remplie, obombrèrent l’enfance de ce poète exubérant et de sceptique humeur qui trouve très simple de s’être allaité aux mamelles verdâtres de la Mort.
Pourquoi donc pleure-t-elle alors, cette ruisselante Niobé ? Ignore-t-elle que ce fils lui reste ou ne lui semble-t-il pas valoir à lui seul les éphèbes mythiques et rudimentaires que les rayons du Jour ont suffi pour exterminer. Il n’y a pas en France, à cette heure, un poète plus valide et plus contagieusement vivant que cet échappé au ressentiment jaloux des Immortels.
Insurmontablement dédaigneux de toute consigne traditionnelle et contempteur inaccessible de tout lendemain, l’auteur des Fleurs du Bitume et des Lamentations de la Lumière est le Jérémie narquois de tout ce qui n’est pas la minute présente, — la minute précise où tinte pour lui une sensation immédiate ou la plus imperceptible des pulsations réflexes. Le reste est devant lui comme le néant devant Dieu et vous savez que Dieu a tiré toutes choses du néant.
Émile Goudeau est l’amant heureux et successivement éperdu de chacune des minutes de sa propre existence, ce qui lui fait à l’âge de trente-quatre ans, quinze millions de maîtresses follement adorées. On conçoit à peine l’effroyable intensité vitale que cela suppose et l’énorme difficulté d’exterminer de tels poètes qui trouveraient des clous jusque dans les espaces pour s’y raccrocher en tombant d’une planète sur l’autre.
Quoique Rollinat m’ait fait la réputation d’un prophète, la vérité me presse d’avouer que je ne vaticine qu’à quatorze heures. Je n’écrirai donc rien sur la muraille de ce Balthazar gaulois qui méprise le sot plaisir de polluer les vases du saint temple et qui s’enivre joyeusement avec ses optimates et ses concubines dans des patères toutes modernes, moins faciles à profaner.
Quand parut son premier livre : les Fleurs du Bitume, je n’y compris rien. Je crus ce qui n’était pas et je doutai de ce qu’il aurait fallu croire. Je suis catholique et j’ai l’habitude de la confession. Que celle-là soit jugée humble et sincère. Je n’aperçus pas du tout l’extrême supériorité naissante de cette ébauche de poète qui se détirait dans son marbre comme l’Esclave inachevé de Michel-Ange. Je l’appelais Mahomet-Goudeau et je le faisais entrer dans Byzance. Je criais en gémissant que c’était décidément la fin des fins, et que le bitume allait engloutir la Pentapole littéraire de l’Occident. Ce bitume est devenu l’asphalte de la Gloire et nous avons certainement un grand poète dans la tanière du dix-neuvième siècle.
Mais, alors, je le demande, pourquoi différer éternellement la publication de son second livre : les Poèmes ironiques, achevés et parachevés. Que fait l’éditeur ? Cet homme sinistre s’attarde-t-il à dévorer des cadavres sous les noirs cyprès du cimetière romantique ? Il faudrait en finir pourtant. La marée littéraire n’est pas trop fraîche en ce moment et nous aurions furieusement appétit d’un livre éloquent et fier qui réconfortât quelque peu nos délabrés estomacs intellectuels.
Hélas ! qui peut dire ce que fait Émile Goudeau et en quel lieu du monde il se trouve, cet évêque poétique du grand diocèse Nullius, qu’aucun mortel ne rencontre jamais nulle part ? Est-il à ce point devenu le Satrape d’une Bactriane d’indifférence qu’il dédaigne de prendre souci de ses intérêts d’écrivain ? Ou plutôt, sa noble nature répugnerait-elle aux avances écœurantes de cette drôlesse de gloire que nos pères avaient connue vertueuse, paraît-il, mais qui a diablement troussé sa vertu depuis quelques siècles. Il est certain que la vieille truie le flaire déjà avec concupiscence, comme une de ces truffes miraculeuses qui poussent à plein sol dans le Périgord qui l’a vu naître.
Pour moi, qui ne suis pas un buccin de triomphe, il est vrai, mais qui connais assez la matière, j’attends avec une extrême impatience le nouveau livre de mon cher Émile pour dire de ce vrai poète ce qui doit en être dit, sans retranchement d’un iota. Je ne vois pas seulement en lui un poète, dans l’acception banale de ce mot prostitué aux hérons hypocondriaques et dédaigneux de ce délicieux instant de notre histoire littéraire ; je ne vois pas seulement un chroniqueur artésien, c’est-à-dire, profond et jaillissant, à la gerbe joyeuse et irisée ; je vois surtout le véritable et noble homme qui sert de support à l’artiste et qu’il faut connaître pour expliquer l’artiste.
C’est une assez bonne manière de cracher à la face d’un temps qu’on méprise que de parler avec tendresse d’un homme qui représente une certaine aristocratie dans le milieu le plus infâme d’un monde où les archiduchesses de Sodome feraient apparaître des têtes de pourceaux extatiques jusque sur les pilastres les plus altiers de la colonnade du ciel !
Le Choix suprême
Le fossile poète impérial, M. de Fontanes, a chanté le Jour des Morts à la Campagne, en alexandrins corrects. Je demande un poète vivant qui nous chante le Jour des Morts à Paris. Quel beau sujet ! Seulement, il me faudrait un poète à la manière de Swift, lorsqu’il proposait à l’Angleterre de débiter ses Irlandais comme viande de boucherie. Il y aurait, en effet, diverses choses à proposer aux Parisiens à l’occasion du Jour des Morts et l’utile, en cette matière, devrait, évidemment, être dosé d’une convenable quantité de lyrisme. Le temps est passé, ◀d’ailleurs▶, des attendrissements imbéciles. Il s’agit de savoir enfin ce que nous voulons.
Si quelque chose est démontré aux bourgeois de Paris, c’est l’abjecte niaiserie du catholicisme et, par conséquent, de toutes les formes déprécatoires ou commémoratives qui ont jailli de cette vieille racine d’erreurs.
Eh bien ! le Jour des Morts est une de ces formes, — l’une des plus caractéristiques et des plus profondes, — à coup sûr, et c’est un spectacle bien cocasse pour la pensée que l’indicible fureur de souvenirs pieux qui s’empare, le 2 novembre, de tous les Parisiens, à peu près sans exception. En ce jour, les héroïques boutiquiers du Siège et les commis conjugaux des vingt arrondissements, les rentiers et les prolétaires, la moutarde et le pétrin, le rayon et la limonade, les typographes et les aplatisseurs de cornes, les architectes, les lampistes et les bandagistes même, pour ne rien dire de plus ; toute la vermine humaine qui vote et qui grouille dans ce dépotoir du monde s’élance en cohue vers les quatre ou cinq pourrissoirs de ses progéniteurs défunts.
Le Jour des Morts que la grande Poétesse des peuples, la grondante Liturgie chrétienne, avait fait à l’image de ce formidable Jour de justice, où la sale poussière des banquiers se démêlera de la cendre impure des graveurs sur bois pour comparaître avec tremblement devant le Scrutateur inflexible ; — les fiers bourgeois du xixe siècle en ont fait une sorte de Longchamp pédestre pour leur sentimentale incrédulité.
Ah ! j’en ai vu de belles grappes de ce chasselas familial grimpant à Montmartre ou s’écoulant vers Montparnasse, vendredi dernier. C’était très beau, cette viande vivante qui s’en allait en visite chez la viande morte, sans qu’aucune créature humaine ou angélique fût en état de prononcer pour quelle raison elle y allait. Le défunt christianisme supposait des âmes immortelles subsistant en une manière quelconque après la dissolution de leur argile et il enseignait en même temps que ces âmes avaient besoin de l’intercession des vivants. Les négociants, contempteurs de cette doctrine, ont le pris le parti de béatifier eux-mêmes leurs défunts, qu’ils aient été pleutres ou triomphants : « Un tel vient de mourir, il est bien heureux, il ne souffre plus. » J’ai entendu ce propos cent fois et, cent fois, je me suis demandé ce que pouvait être cette béatitude qui consiste à ne plus souffrir.
L’Église dit : « Bienheureux ceux qui souffrent pour la justice », et, quand ils sont morts, elle les appelle des vivants et les honore sur ses autels. Cela est peut-être plus grand que d’attacher les petites ailes de Mercure aux pieds des morts pour qu’ils s’envolent plus légèrement dans l’immense oubli d’azur de leurs héritiers !
Mais enfin, puisqu’ils ne veulent absolument plus de l’Église et de ce qu’elle enseigne, que diable vont-ils faire dans les cimetières, ces vampires crétins du comptoir et de la réclame, ces tessons fétides de la cruche humaine défoncée, bons tout au plus à racler la sanie lépreuse de quelque lamentable Job sur quelque inénarrable fumier ?
Décidément, c’est trop bête, il faudrait trouver autre chose. Il est bien certain que le Parisien tient extrêmement à son Jour des Morts, c’est-à-dire au seul jour de l’année marqué sur son agenda pour déplorer la perte douloureuse de la pauvre chère défunte que le misérable a probablement assassinée en lui chatouillant perfidement la plante des pieds. Mais il est au moins aussi certain que l’espérance d’un profit quelconque le déciderait immédiatement à transmuer ce culte.
Il faudrait simplement tirer parti des décédés et industrialiser les cadavres. Les cimetières et leurs habitants sont des non-valeurs dans une société pouilleuse qui n’a pas le moyen d’en supporter. Que la reine des cœurs modernes, que la glorieuse Industrie se lève enfin sur cette question et qu’elle prononce ! La chimie n’est pas un vain mot, peut-être ! Ferons-nous du cirage ou de l’engrais ? Quelque savant contrefaçonnier ne trouvera-t-il pas le moyen d’extraire de nos ancêtres de l’huile de foie de morue, du papier Watman, de la chandelle ou des confitures ? La solution industrielle de la question des morts me paraît la seule solution vraiment pratique et vraiment digne de toutes nos autres solutions qui font présentement comme une espèce de soleil de la boule piriforme des fils de Japhet.
En attendant, les souteneurs de la sacrée république et les revanchards contre le bon Dieu continuent, chaque année, le 2 novembre, à tapoter du bout des doigts dans la main de l’Église catholique reniée par eux, — avec leurs toilettes du dimanche, leurs couronnes d’immortelles et leurs sourires de gâteux.
Pour moi, qui n’ai jamais rien vendu, j’affirme hautement et je suis prêt à vociférer aux oreilles butyreuses de ces sycophantes qu’il n’y a que deux choses, entendez-vous, qu’on puisse mettre sur une tombe et qui y fassent très bon effet : la Croix du Sauveur des âmes ou un énorme excrément humain ! Choisissez donc, canailles !
Et qu’ils pleurent dans l’ombre et en silence, — celui qui ont des larmes amères !
Le Gentilhomme Cabaretier
L’autre jour, au Chat Noir, un monsieur qui est dans les tunnels et les téléphonies, me parla des merveilles de l’industrie. C’était un vrai dévot de cette Église moderne qui exproprie les bonnes gens pour trimballer les commis-voyageurs et pour fabriquer du dividende à air comprimé. Moi, qui me soucie de l’industrie comme d’une pelure de pomme cuite et qui donnerais trois mille kilomètres de chemin de fer pour un hexamètre passable, je me mis à demander à ce monsieur ce qu’il pensait de la race. Comme je vis immédiatement que ma question n’était pas comprise, j’entrepris d’expliquer à cet homme grave la nécessité philosophique de croire à une loi naturelle parfaitement inaccessible aux terrassiers du progrès ; c’est-à-dire, cette loi, toujours obéie, qui veut que les champignons empoisonnés poussent sur les têtes vénéneuses, les imbéciles sur les plates-bandes de l’École des Mines, et les hommes faits pour commander, sur les rameaux altiers du vieux rouvre humain. Paroles fortes qui m’attirèrent le plus extrême mépris, je me plais à le reconnaître.
Il n’y a donc pas lieu d’espérer que le titre du présent article sera beaucoup compris des ingénieurs de l’État ou des ingénieurs civils, des entrepreneurs de travaux publics, des fabricants de guano pour l’exportation et des tanneurs de peau humaine par procédés rapides, qui forment la portion aride des innombrables lecteurs de ce journal. Eh bien ! qu’ils aillent à tous les diables ! C’est la grâce que je leur souhaite.
Ils ne m’empêcheront pas de rêver de ce Metsu, de ce Terburg ou même de ce Salvator qu’il faudrait être pour peindre exactement Rodolphe Salis, le Gentilhomme Cabaretier, le fondateur du Chat Noir, journal et cabaret tout ensemble, cabaret où l’on a de l’esprit et journal où l’on consomme, « sis en plein Montmartre », dit la renommée, à deux pas du sinistre Alphonse et sous les pieds de pierre de la Basilique.
Ce Rodolphe Salis a vraiment de la race, dans le sens noble du mot. Peu m’importe, au fond, que le seul cabaretier spirituel de Paris soit issu d’une très ancienne famille grisonne, transplantée depuis deux siècles dans la patrie de M. Papillaut, professeur de mathématiques à Châtellerault et inventeur de la table de multiplication de Pythagore. Peu m’importe qu’il y ait eu au xvie siècle un Salis de Samade chevalier de la Toison d’or, et qu’un autre ait commandé en France un régiment suisse qui portait son nom. J’ignorerais tout cela que j’en saurais encore assez pour être tout à fait certain que ce hardi est de forte souche et de franche lignée. ◀D’ailleurs▶, il est de ceux qui n’ont même pas besoin d’ancêtres. Comme Napoléon le disait un jour, en parlant de lui-même, il est le Rodolphe de sa famille.
C’est une espèce d’homme roux, — la plus noble couleur du poil humain, au témoignage de la Genèse, — assez semblable à ces terribles officiers de fortune de la Guerre de Trente Ans, à la solde de Tilly ou de Wallenstein qui écumaient l’Allemagne avec leur épée, comme les sorcières de Macbeth écumaient de leurs sales doigts le chaudron aux impossibles mixtures.
Le visage est de ce teint pétri d’argile et de lait des anciens Helvètes dont parle César, et qui serait presque fade sans le buisson ardent de la barbe et le gazon fauve des cheveux qui lui donnent de l’éclat et de la chaleur. Les sourcils un peu hirsutes abritent des yeux félins striés de vert, d’azur et d’or facilement injectés et féroces, aussitôt que le goujatisme ambiant venant à mugir aux alentours, secoue la crinière de ce lion passant sur fond de gueules.
C’est dans ces moments-là qu’apparaît vraiment en lui le reître épique sous la défroque duquel il s’est fait peindre et dont l’image saute aux yeux des visiteurs de son cabaret. Quelque pacifiques et rassis qu’aient pu être ses ascendants immédiats, une coulée atavique du sang ancien de sa race est venue jusqu’à lui et, ne pouvant en faire un chef de bande, à cause de la multitude des lois, en a fait ce cabaretier gentilhomme qui parle à ses clients comme il parlerait à des chevaliers sous sa bannière, hélas ! et qui reçoit un commissionnaire de la place Pigalle ou du carrefour de la Croix-Rouge, comme il recevrait un parlementaire de Bernard de Weymar ou de Gustave-Adolphe lui-même, le Boulevard de la loi protestante.
La bouche très spirituelle du héros attardé doit se trouver fort à l’aise sous les ailes amples et dilatées du nez aquilin qui sert de contrefort à tout l’édifice de cette mâle physionomie, si étonnante à rencontrer ailleurs que dans un tourbillon de bataille, — en admettant qu’on pût oublier une minute l’ineffable bascule définitive d’une nation qui se laisse présider par l’as de pique et gouverner par le valet de trèfle, tandis que, gisant à terre, agonise le noble César, Roi de carreau, traîtreusement assassiné.
Qu’importe ! le cabaret du Chat Noir, fondé depuis deux ans à peine, endroit singulier et unique en France, est déjà célèbre en Europe. Je connais un Roumain considérable qui vient d’arriver à Paris, pour la première fois, dans le seul espoir d’y être honorablement présenté. Il en est ainsi de bien d’autres étrangers à qui la civilisation continentale donne des nausées et qui viennent chercher là une espèce d’illusion du passé qui les réconforte. On y trouve, en effet, une énergie d’archaïsme telle que je ne la crois pas rencontrable au même degré dans aucun autre lieu du monde, surtout à Paris. Cela, certes, est original sous le même parallèle et sur le même trottoir que l’Élysée Montmartre ou la Boule-Noire, les deux choses les plus modernes que je sache.
J’abandonne aux archéologues et aux romanciers le curieux inventaire de ce cabinet aux antiques où les poètes vont boire et où j’ai vu de mes yeux l’ironique auteur des Lamentations de la lumière, Émile Goudeau, à travers l’ombre infiniment transparente de Walter Scott. Je n’avais en vue que Rodolphe Salis et je ne voulais parler que de lui.
Voici, ◀d’ailleurs▶, la seule chose qui me reste à dire.
S’il y eut jamais quelque chose de déshonoré, de méprisé, de croupissant, de pollué et de défoncé, c’est assurément le journalisme contemporain. Les bourgeois eux-mêmes, ces pourceaux augustes, commencent à ne plus vouloir de cette ordure pour leur dessert. Le talent qui n’a pourtant pas d’autre exutoire immédiat que ce cloaque du chantage et de la réclame est forcé de le traverser à la nage et s’y enlise neuf fois sur dix.
Eh bien ! Rodolphe Salis a entrepris d’être le scandaleux créateur d’un journal exclusivement occupé d’art et en dehors de toute spéculation industrielle d’un genre quelconque. Le journal le Chat Noir a été fondé en même temps que le cabaret, héroïquement, presque sans ressources, comme le cabaret lui-même, et voilà deux ans qu’il paraît, vaille que vaille, mais disant toujours ce qu’il veut, sans considération intéressée d’aucune sorte et sans craindre qui que ce soit.
Je dis sérieusement que cela est très fier, très noble et très digne qu’on se passionne pour celui qui le fait. Le Chat Noir est actuellement le seul journal où la vérité crue et complète puisse être dite sur les puissants Burgraves de lettres qui font tout fléchir et devant qui se prosterne avec tremblement cette lécheuse de pieds putrides qui s’appelle la Presse française.
Cela seul ne suffirait-il pas pour tirer un homme, déjà remarquable à d’autres titres, du banal troupeau de la célébrité contemporaine et pour lui mériter une place tout à fait à part, une place unique dans l’attention des quelques êtres qui ont pu conserver leurs facultés d’hommes en plein milieu de ce grand peuple d’acéphales ou de décapités ?
La Revanche de Cham
« Cham, père de Chanaan, dit le saint Livre, voyant les parties honteuses de son père découvertes, l’annonça dehors à ses frères. »
Ce Cham, ancêtre de tous les nègres, fut maudit dans sa postérité pour sa peine d’avoir eu tant d’esprit et sa descendance fut condamnée à la domesticité sempiternelle. Du moins, il en avait été ainsi jusqu’à ce siècle. Quelques braves gens, il est vrai, avaient bien eu l’idée d’affranchir les pauvres nègres et de mettre cette race intéressante sur le même pied que M. de Pontmartin. Mais ça n’avait pas réussi et l’obstiné genre humain s’acharnait à croire — avec ou sans Bible — que la progéniture de Cham était une broussaille zoologique médiaire entre lui-même et les plus nobles singes connus ; que, par conséquent, les autochtones du Niger ou de l’Angola étaient fatalement destinés à assumer les coups de trique et les coups de souliers de tous les peuples.
Le genre humain se trompait. Les Dumas père et fils ne se sont pas contentés de nous prouver l’égalité du noir et du blanc ; ils ont daigné nous démontrer la supériorité absolue du noir sur le blanc.
Désormais, on est tenu de se persuader que les cheveux crépus, les grosses pattes, les grosses lèvres et le gros rire bête sont des signes de royauté et que les nègres doivent être adorés de leurs anciens maîtres. Que ces puissants s’arrangent donc avec les Sémites, nos vainqueurs, pour le partage de l’empire du monde ! Qu’ils se marient ou qu’ils concubinent avec eux. Il ne reste plus que ce seul pas à faire pour que leur aimable patriarche Cham soit enfin vengé.
Jugez vous-même.
Alexandre Dumas père arrive de Nigritie au moment précis où la société française, ayant fait peau neuve, renouvelle sa littérature. Quelques poètes, fils de Japhet, tels que Lamartine, Balzac, de Vigny, Stendhal, Hugo, Baudelaire, Musset, etc., comprennent si peu leur époque qu’ils chantent pour une élite, oubliant ou dédaignant totalement les besoins intellectuels ou littéraires des commis-voyageurs, des ouvrières à la journée et des garçons boulangers.
Alexandre Dumas père, fils aîné de Cham, travaille pour eux seuls. Il les inonde de ses feuilletons, il les entasse dans ses théâtres, il leur enseigne la mythologie, la numismatique, le fer forgé et les belles façons du grand siècle. Il plante d’Artagnan et Monte-Cristo dans le cœur de ces bourgeois et de ces prolétaires stagnants qui s’étonnent d’avoir si longtemps ignoré qu’il fût si facile d’apprendre l’histoire et d’être extrêmement élégant. Anne d’Autriche devient le modèle des grisettes et tous les clercs de notaire deviennent des Buckingham. Le grand Dumas aime ce peuple formé par lui et meurt universellement regrette après un règne de quarante ans, ayant dansé devant Dieu et devant les hommes la plus admirée et la plus sublime des Bamboulas littéraires.
Son fils lui succède. On pouvait craindre que ce petit nègre pointu ne fût pas digne de lui. On pouvait se dire avec terreur que, peut-être, il en serait de cet héritier comme de l’héritier de l’autre Alexandre, qui fut un idiot, dit l’histoire.
Eh bien ! non. Le fils Dumas n’est pas un idiot. Il est de bonne race et de belle venue, irrésistible, comme son père, sur l’employé de ministère et la piqueuse de bottines et même sur la vicomtesse de Beauséant pour laquelle son père n’écrivait pas, mais que lui, plus roublard, séduit et façonne à la ressemblance de la Dame aux Camélias ou de la baronne d’Ange.
Mais ce ne serait encore rien. Voici le triomphe complet de la race. Triomphe absolument incompréhensible pour les constructeurs de passages à niveau et de tout engin tubulaire.
Alexandre Dumas père ayant passé sa vie à montrer son derrière aux nations, dans des débraillements augustes, — unique point commun, ◀d’ailleurs▶, entre lui et le Patriarche vigneron, — Alexandre Dumas fils a voulu que cela fût immortalisé et coulé en bronze. Il a voulu qu’une effigie de son glorieux auteur fût érigée au milieu de Paris dans un quartier riche, inaccessible à la petite bourse de madame veuve Chéret. Il a voulu que ses lieutenants et ses clients vinssent parader sur le tréteau de l’inauguration et qu’une multitude compacte de Charles Raymonds et de Clareties vinssent braire le dithyrambe et roter l’apothéose aux pieds du simulacre du « Maître », du « Gardien fidèle de l’Idée », de l’« Aigle », du « Forgeron », du « grand Semeur », enfin, qui laissa tomber de ses génitoires dans le sillon de la France, ce grain nourricier qui s’appelle l’auteur des Idées de madame Aubray.
C’est un peu plus fort que Cham, cela ! Le plus médiocre des fils de Japhet ou même le premier venu parmi les nauséabonds enfants de Sem, aurait certainement voulu faire oublier et cacher à tout l’univers l’obscène ébriété paternelle. Dumas fils, au contraire, tire fortune et gloire de ce spectacle et la France, tout à fait domptée par ses domestiques et ses histrions, contemple avec un œil humide d’attendrissement ce grand nègre de métal qui se profile sur l’azur des cieux !
Victor Hugo a chanté la Colère du bronze. Poète menteur ! Le bronze n’a plus de colère, tu le sais bien, depuis qu’il ne coûte plus un sou aux fils pieux qui s’en font de la réclame et des droits d’auteur.
Le Neveu prodigue
L’oncle, c’est Watteau et le neveu, c’est Adolphe Willette, le Michel-Ange de cette chapelle Sixtine de la fantaisie et du scepticisme, qui s’appelle pour un vain peuple : « le Cabaret du Chat Noir ».
L’oncle Watteau a laissé à ce neveu, en même temps que son W, symbole de gloire cosmopolite, l’énorme bagage futile de ses rêveries amoureuses et de son faste de frontispice. Les Pierrots et les Colombines en paniers de l’auteur du Départ pour Cythère, paraissent avoir fort encombré l’imagination de ce vagissant écolier des plafonds lilas et des aurores fleur de pêcher du siècle des madrigaux.
Néanmoins, cet héritage de poussière carminée et de bleu tendre qui eût enrichi, dans ce temps-là, les palettes allégoriques de quarante peintres pour trumeaux, a été tout de suite fricassé et irrémédiablement dilapidé par ce moderne, à esthétique plus exigeante, qui s’est bientôt aperçu que l’âme humaine mourait d’asphyxie sur ce fumier de fleurs.
Jamais oncle ne fut si promptement expédié. Adolphe Willette, fils de l’intrépide et honoré colonel Willette ; nourri dans le milieu salubre et fortifiant de l’armée française ; — alors que l’armée française était encore la Reine Vierge des armées du monde, — né, comme l’enfant de troupe, dans une halte de garnison et, tout à coup, violenté par cette irrésistible vocation de l’Art qui saisit partout ses victimes et les emporte dans l’irrespirable éther ; Adolphe Willette, d’abord séduit par l’élégance frêle et perversement compliquée des Chinois de la taille douce, eut bientôt fait d’épuiser cette volatile essence de néant qu’il avait prise juvénilement pour un élixir de beauté.
Il se retrouva plus affamé que jamais après cette dînette de vapeurs et se mit passionnément à la recherche de son âme d’artiste, de son âme, à lui, dans les tâtonnantes expériences d’une synthèse psychologique dont les merveilleux dessins du Chat Noir attestent, depuis deux ans, l’ascendant effort.
Combien de fois l’ai-je vu, ce braconnier de l’idéal qui voudrait tant faire de la poésie expressive avec son pinceau, accoudé sur une table, la tête dans ses mains, immobile et absent du bruit extérieur, dans l’attente de cet oiseau bleu dont le vol est si pesant, hélas ! et qui est le merle blanc de tous les rêveurs !…
Watteau appartenait à une époque merveilleusement superficielle où il semble que tout le monde naissait avec le don spécial de ne rien entendre aux choses supérieures. L’infinie portée morale ou divine du lien conjugal, par exemple, échappait complètement à ce tourbillon des Stymphalides de la Chrétienté, à cette noire nuée d’oiseaux consumés et impudiques qui planaient alors dans les hauteurs aristocratiques de la société française.
Une espèce de paganisme mollasse s’y combinait avec je ne sais quels détritus infects de Port-Royal. Greuze tempérait Lucrèce et le miel sauvage des Géorgiques, recueilli dans les flancs entrouverts des taureaux d’Aristée, transformé en une mélasse impure, découlait du bec jaune de Fontenelle sur la palette rose de Boucher ou de Fragonard.
Les hommes de ce temps grandissaient dans une lumière lavée et trouble à travers laquelle ils apercevaient le ciel comme le frontispice turquin d’un poème encyclopédique et la nature comme une idylle à la Deshoulières ou à la Florian, pleine de petits moutons blancs et de petits arbres bleus découpés dans de petits printemps éternels. La vie entière était devenue une pastorale pour ces mortels en pâte tendre auprès de qui les prostitués Byzantins du xve siècle prennent dans l’imagination épouvantée les proportions titanesques des prosopopées eschyliennes.
Il y avait bien, il est vrai, ce fameux plan incliné de la création dont les âmes sentimentales ont parlé. Mais, il faut bien le dire, c’était une pente effroyable qui descendait de Louis XIV et s’en allait, à travers trois règnes de boue, droit au panier de la guillotine. On couchait les femmes sur cette pente et elles dévalaient jusqu’en bas, se retroussant de plus en plus et faisant éclater aux yeux des moins clairvoyants la splendeur mathématique des lois de leur chute…
Le calendrier de l’histoire est ainsi fait qu’il fallait ce carnaval du philosophisme et l’immense Courtille fraternelle des têtes coupées de 93, qui en fut la conséquence, pour précéder le grand Carême du Despotisme prêché par Napoléon devant toute l’Europe, sur soixante champs de bataille et dans la fumée du sang, de quatre millions de morts !…
Adolphe Willette appartient à la société la moins superficielle qui fut jamais, à une société de damnés, qui trempe ses fils dans le mépris comme dans un Styx de ténèbres, pour les rendre invulnérables à l’espérance. Néanmoins, les vrais Achilles gardent une place où le divin Sagittaire peut encore les atteindre et les percer, — pour quelles affreuses tortures, Dieu le sait !
Toutes les expériences imaginables ayant été faites désormais le sang rouge et le sang bleu ayant coulé ensemble dans le même ravin révolutionnaire ; les anciennes larmes amoureuses de la foi chrétienne ayant été détournées par de modernes ingénieurs pour l’irrigation du potager dramatique ; la noble gloire militaire ayant servi, comme une chandelle de deux sous, à graisser les bottes nauséeuses de l’Allemand ; la littérature, enfin, ayant réussi, en moins de soixante ans, à exténuer si complètement l’esprit français que ce malade en est réduit aux liquides de Zola ou de M. Catulle Mendès ; tout ce qui pouvait faire palpiter un généreux homme étant, à cette heure, éteint, déteint, bafoué, profané, déshonoré, vomi, balayé comme du crottin de journaliste ; les anachroniques amoureux de l’idéal, refoulés dans la triste caverne de Platon et agonisants de désirs, en arrivent, comme ce cuisinier funèbre de Baudelaire, à faire bouillir et à dévorer leur propre cœur.
Voulez-vous savoir si c’est un régal ? Voici la fresque de Willette, au cabaret du Chat Noir.
Une nuit claire et neigeuse. Un moulin aux ailes immenses, le moulin solitaire et mélancolique de l’espérance des poètes, qui tourne toujours à vide et qui n’a jamais le plus petit grain de bonheur à moudre pour ces affamés.
Au-dessus d’un toit apparaît un groupe, le plus lamentable qu’aucun poète ait jamais rêvé. Un groupe nu de vierges enfants, irrémissiblement vouées à l’enfer de la luxure et marquées inexorablement pour les quatre lupanars : le lupanar de la Curiosité, le lupanar du Plaisir, le lupanar de l’Orgueil et le sinistre lupanar de l’Avarice. Rien de plus navrant que ces innocences et ces candeurs inconsciemment emportées dans la cohue terrible qui se déroule jusqu’à l’autre extrémité de la toile et par laquelle le peintre-poète a voulu exprimer sa conception tragique de la vie humaine.
Cette conception est bien simple et n’aurait rien de nouveau sans l’expression qui l’originalise avec tant de puissance. C’est le duel de la Poésie et de l’Argent. Duel inégal et bête, comme tous les duels, où la Poésie est toujours frappée à mort. Ici, la poésie est représentée par le personnage de Pierrot, legs de l’oncle Watteau, mais, combien changé ! Il a troqué son sac à farine contre l’habit noir et, par-dessous cet infâme habit, il a mis la flanelle du plus joli petit enfer moderne. Il ne croit plus, comme au temps de Watteau, que l’existence soit amusante, mais il voudrait qu’elle le fût quand même, il le veut avec rage et il ira jusqu’à tuer si c’est nécessaire. Il n’y a pas à lui parler d’autre chose. Puisqu’on lui a pris tout le reste, il exige qu’on lui laisse au moins cela. Il en est d’autant plus entêté qu’il voit que c’est impossible et c’est alors qu’il exécute cette terrifiante symphonie religieuse de l’amour coupable et désespéré.
La multitude des fantômes enlacés et pressées de jouir roule, silencieuse, dans le triste ciel nocturne, au-dessus de Paris endormi. Toute cette frénésie aboutit au cercueil définitif, ignoré par Watteau, et aux simulacres religieux, jusque-là fort oubliés, mais qui protestent et qui triomphent à la fin des fins.
Je ne suis pas un critique d’art et j’ignore tout en peinture. Que les gens du métier s’exercent sur cette œuvre qui est bien plus une esquisse peinte qu’un tableau achevé. J’ai voulu surtout montrer une âme d’artistes par le dehors de son œuvre, et ces sortes d’âmes vont devenir, tout à l’heure, assez rares pour qu’on s’empile et qu’on s’assomme sur leur passage. Je n’ai qu’une seule observation critique à présenter humblement à Adolphe Willette, sous forme de prière.
Son Pierrot est mort et enterré après cette vaste noce. Il est même enterré religieusement, on ne sait trop pourquoi. Eh bien ! qu’il le laisse dans son cercueil. Pierrot n’est qu’un fantoche qui pouvait suffire à Watteau et à son siècle de pastel, mais qui ne doit pas lui suffire. Il est fait pour quelque chose de mieux que pour remâcher ce réglisse oublié sur la vieille table de nuit du peintre de madame de Pompadour.
Je sais bien qu’il a mis toute son âme dans cette défroque et c’est pour cela que la vile défroque a un si grand air. Mais c’est un vêtement trop humble pour sa condition. Qu’il en cherche un autre. La réalité historique est bien assez poignante pour que son imagination de poète ne soit nullement embarrassée de l’y découvrir.
◀D’ailleurs▶, un artiste a, plus qu’aucun homme, le devoir de ne rien profaner de grand et cela finirait par être une véritable profanation que de confier le rôle de l’Humanité à ce drôle enfariné, toujours fripon, toujours cocu, toujours rossé, toujours italien, dont le nom seul est un ridicule, quand il n’est pas une ignominie.
L’Art de Déplaire, ou le scalp critique
Le rédacteur en chef du Chat Noir, Émile Goudeau, l’irascible contempteur des fureurs humaines, le baron de Trenck de l’amour, qui a inventé d’attendre l’omnibus en se promenant le long des tuyaux de descente de la rue d’Ulm, le Tonnerre du Périgord, enfin, est extrêmement en colère contre moi. Il se sépare ostensiblement et informe le public que nul désormais ne devra lui demander compte de ce que ses collaborateurs pourront écrire, mais uniquement de ce qui sera signé de sa main.
Peu de précautions ont été prises pour m’annoncer ce schisme et il m’a été déclaré, sans aucun ménagement, que je devais me considérer comme le principal auteur d’un mécontentement
qui a égaré le poète de la Revanche des bêtes jusqu’au point de me traiter de « porphyrogénète dévoyé »
.
L’énormité de cet outrage ne sera sentie que d’un petit nombre d’hellénistes. Vainement expliquerai-je aux peintres profanes qui m’environnent que porphyrogénète signifie un monsieur qui est né dans la pourpre et qu’un dévoiement de cette fonction implique une inaptitude évidente au gouvernement des peuples. Les peintres glabres ou hirsutes ne comprendront ni la pourpre de mes langes ni la pourpre de mon indignation et j’accomplirai sans consolation mes hargneuses destinées.
Seigneur, vous m’avez fait puissant et solitaire.
Pourtant, j’avais rêvé d’associer Émile Goudeau aux massacres littéraires qui sont, à mes yeux, la seule raison plausible d’accepter la vie moderne. Nous nous serions remplis de la douceur de nous faire universellement détester et nous aurions formé ensemble quelques élèves dans l’art de déplaire souverainement aux romanciers et aux poètes que nous aurions fait griller à petit feu après leur avoir arraché la peau de la tête.
Puisque ce beau rêve est évanoui et que je dois me résigner à être l’unique bœuf de ce labourage critique, je prends dès aujourd’hui la résolution de ne plus garder aucune mesure et j’annonce que je vais cesser enfin d’être modéré. Qu’Émile Goudeau se lamente tant qu’il voudra, voici ma très véridique profession de foi.
L’homme de lettres sans principes ou sans art et l’empoisonneur sont identiques. Or, presque tous les gens de lettres sont dans une indigence absolue d’art et de principes. Il leur est tout à fait égal d’être vrais ou de ne l’être pas, d’écrire avec éloquence ou de paraître simplement idiots. Il est même ridicule de salir du papier pour affirmer une chose si généralement reconnue. Seulement, ces messieurs n’aiment pas qu’on la leur dise. Donc, le plus pressant de tous les besoins du cœur, c’est-à-dire le besoin d’être désagréable aux imbéciles et aux scélérats, exige qu’on la leur dise.
Mais comment et dans quelle forme ? — Dans la forme la plus insupportable pour eut qu’il sera possible de rencontrer. Lord Byron, dans son Child Harold, déplore son impuissance. Il voudrait que tout son mépris, toutes ses colères, toutes ses douleurs, pussent tenir dans un seul mot qui serait la foudre, afin de prononcer ce mot. Voilà l’idéal.
Le réel, c’est de trouver des épithètes homicides, des métaphores assommantes, des incidentes à couper et triangulaires. Il faut inventer des catachrèses qui empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des synecdoques qui arrachent les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités du râble, des litotes qui écorchent vif, des périphrases qui émasculent et des hyperboles de plomb fondu. Surtout, il ne faut pas que la mort soit douce.
Si, par exemple, Zola mourant peut dire avec sérénité : « Je n’ai reçu pendant ma vie que soixante mille coups de pied au derrière et je n’ai pas été défoncé. Je m’éteins comme un flambeau et je vais fumer longtemps sur une sale postérité. » Si Zola ou quelque autre prince de la crapule peut crever dans cette paix auguste, tout est perdu.
Et, puisque je parle de Zola, ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que l’impuissance humaine de punir exactement est surtout manifeste ici ? qu’il faut vraiment que nos mœurs littéraires soient bien avilies pour qu’on permette au plus abject et au plus outrecuidant des romanciers de se pavaner et de dindonner depuis quinze ans sur le tréteau de la plus retentissante publicité ? S’il plaît à la pauvre France, autrefois moqueuse et fière, de sentir piétiner sur elle cet histrion fangeux, si elle trouve tout simple que ce purulent imbécile profane de son groin la langue parlée par Pascal, on peut se demander si nous ne touchons pas à la fin de tout. La critique n’a donc plus de bottes ? Dieu ne fait donc plus pousser de bâtons sur la terre ? S’il existe encore des âme d’artistes dans Paris, il faudrait pourtant trouver un moyen de leur faire comprendre qu’il n’y a plus de respiration possible pour elles dans le sillon de cet industriel, que la syntaxe idéale de nos chefs-d’œuvre est sacrée et que les chiens de lettres qui la prostituent mériteraient qu’on leur coupât la queue et les oreilles et qu’on les fustigeât à coups de pelle de vidangeur dans le vestibule médiocrement lambrissé de la littérature jusqu’à ce qu’ils dégorgeassent leur septième vomissement !…
Émile Goudeau a l’air de dire qu’il faudrait, en maltraitant les choses, économiser un peu les personnes. Je déclare ne rien comprendre à cette distinction. Les œuvres et les hommes sont immédiatement solidaires, sous peine de néant, et quand l’œuvre mérite la trique, c’est sur les omoplates de l’homme que la trique doit tomber et, infatigablement, ressauter. Il est vrai que nos lois imbéciles s’opposent à ce genre de feuilleton littéraire qui serait certainement plus amusant que l’autre. Mais, enfin, l’essentiel, c’est de faire souffrir et, de tous les instruments de torture morale, la plume d’un bon journaliste est encore ce qu’il y a de mieux.
Je continuerai donc dans cette croyance et j’irai ainsi, s’il plaît à Dieu, m’exaspérant de plus en plus, prodiguant une caresse tous les six mois et dix mille claques chaque jour, sourd à toute prudence comme à toute crainte.
Je viens de parler des lois. Elles protègent assez peu les lettres en France pour que tout écrivain digne de ce nom ait l’occasion de désirer la justice et le droit strict de la réaliser par tous les moyens qui sont en son pouvoir. En l’absence de tout tribunal pour les crimes et délits de la pensée, c’est de l’indignation publique ou privée que relèvent les coupables, et c’est elle-même qui doit exécuter ses propres sentences.
◀D’ailleurs▶, je suis une manière de désespéré, ne croyant guère au relèvement de ce que je vois si profondément déchu et cet article n’est rien de plus que l’inutile protestation d’un solitaire contre toute une littérature à laquelle je voudrais qu’on appliquât le grand principe de politique transcendantale que je me donne la permission de formuler ainsi qu’il suit :
Aux peuples forts, il faut des législations fortes comme eux, à la fois miséricordieuses et inexorables ; aux peuples corrompus, il en faut d’exterminatrices.
Le Dixième Cercle de l’Enfer
Dante n’en a compté que neuf. Il appartenait à un romancier du xixe siècle, — le plus infernal des siècles, — de nommer le dixième, c’est-à-dire la Pitié en amour. Il paraît que c’est là le ver qui ne meurt pas, l’abominable fin fond de l’enfer des passions humaines, calque terrifiant de l’autre enfer que le Florentin entrevit, sans doute, dans les ténèbres de son propre cœur.
J’ai là sous mes yeux ce livre cruel et désolant : Ce qui ne meurt pas, par M. Barbey d’Aurevilly. C’est un nom assez connu de par le monde. Il y soulève assez de lâches envies et de basses colères pour n’avoir pas à redouter d’être obscur si le fier artiste qui le porte pouvait être avide de cette clameur imbécile qu’on accepte pour de la gloire.
Je viens de lire son dernier roman comme j’avais lu tous les autres, c’est-à-dire en sauvage, avec des sentiments et une éducation de sauvage. J’ignore tout de la vie civilisée, et ni mes lectures ni les efforts de mes cornacs ne pourront jamais me faire comprendre quoi que ce soit de la vie parisienne, sinon que Paris est un bien douloureux et bien sale endroit.
J’ai passé l’âge d’être éducable et j’arrive de diablement loin. J’arrive de presque aussi loin que la lune, d’un pays absolument imperméable à toute civilisation comme à toute littérature. J’ai été nourri au milieu des bêtes féroces, meilleures que l’homme, et c’est à elles que je dois le peu de bénignité qu’on remarque en moi. J’ai vécu complètement nu jusqu’à ces derniers temps et je ne me suis habillé d’une façon décente qu’en entrant au Chat Noir.
On fera là-dessus toutes les plaisanteries qu’on voudra, je m’en moque comme de ma première bouchée de chair humaine. Mais j’ai pensé qu’il était utile de le dire pour que la probable singularité de mes façons de regarder ces monuments publics appelés Écrivains n’étonnât pas trop mes ignobles confrères en journalisme.
Me voici donc, pour cette fois, en présence d’un livre fort !Étant un nouveau venu tout rempli du spiritualisme de la solitude et des préjugés aristocratiques du désert, il n’y a pas à espérer que je vais me traîner en bavant, comme une limace de feuilleton, sur cette fleur de l’art, éclatante et mystérieuse. Je ne sais pas une plus sotte manière de montrer un livre que de le feuilleter dans le vent de paroles d’un compte rendu. Si, vraiment, un livre, un roman surtout, existe, ce ne peut être qu’en vertu d’une conception géniale et unipersonnelle de la vie humaine. Il faut nécessairement qu’il y ait en lui ce qu’on appelle une idée, c’est-à-dire une pomme métaphysique cueillie sur l’arbre de la science du bien et du mal et déposée, pour y mûrir, sur la paille d’un style quelconque.
Quand la critique a dégagé cette idée ou cette conception, que voulez-vous qu’il lui reste à faire et qu’est-ce, après cela, que le frisson plus ou moins troublant du Guignol fictif de l’action qui ne peut jamais être que la traduction patoise du drame de la pensée ?
Ce qui ne meurt pas, c’est la Pitié, la pitié au cœur de la femme, l’inaltérable moelle de cet os surnuméraire, selon l’expression de Bossuet : « Cette Pitié éternelle, colombe ciaprée des couleurs du ciel d’où elle descend, mais qui a aussi un bec d’acier et des griffes d’aigle, car elle ne fait son nid dans les cœurs qu’à la condition de les déchirer. »
Voilà le stratum et voici maintenant la terrible idée morale qui vient s’y asseoir comme une reine d’horreur, déchevelée, la face morne et les yeux sans larmes : l’aumône de l’amour sans amour, la fornication par pitié, l’inceste sans la parenté et la désespérante inanité finale de tout cela. On ne conçoit pas une combinaison plus effroyable que la prostitution simultanée de ces deux choses d’essence surnaturelle : la Pitié et l’Amour. Ce n’est plus la donnée théologique du Péché épousant la Mort, comme dans Milton, c’est le concubinage sacrilège de la Passion humaine et d’une des formes les plus sacrées de la Passion divine !
La raison acculée à cette épouvantante réalité, pressée à la fois par l’évidence physique et la monstruosité morale, opprimée par le cauchemar de l’impossibilité du bonheur, de quelque prix qu’on veuille le payer ; — la pauvre raison se déconcerte, s’affole et prendrait la fuite en poussant des cris, si le dénouement vengeur de l’épilogue ne tombait pas enfin comme une hache sur cette hideuse nichée de reptiles qui sont d’égoïstes sentiments humains, se consumant sur eux-mêmes, au ras du sol, dans une solitude et dans un éloignement infinis de Dieu.
En vérité, je ne crois pas que, dans aucun livre, la passion humaine ait été déshonorée, flétrie, convaincue d’impuissance, éructée et vomie autant que dans celui-là qui n’étale point de prédication morale et qui, néanmoins, en est une terrifiante, de cela seul qu’il ne farde pas l’horrible détresse des Ilotes de l’amour charnel, mais qu’il les montre, au contraire, dans toutes les phases possibles de leur ivresse de désespérés.
C’est assez l’usage de M. Barbey d’Aurevilly de pratiquer sur les âmes cette espèce d’opération césarienne qui les accouche par force du triste aveu de leur misère. Catholique des plus hauts et des plus absolus dans un temps où personne ne veut plus du catholicisme, il pense que ce n’est pas l’affaire d’un laïque de prêcher une morale quelconque et d’avertir de ses devoirs le charbonnier le plus rudimentaire. Mais il faut que la Vérité soit dite et c’est son art même qui lui a donné le secret de la dire sans violer le territoire des gardiens de la Parole.
Sa poétique, à lui, c’est que « les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs »
.
Et c’est ainsi qu’il a écrit la Vieille Maîtresse, les Diaboliques, l’Histoire sans nom, etc., sortes de fresques morales, de la plus obsédante horreur, qui ne veulent être rien de plus que l’histoire même du Péché, pour me servir du mot chrétien, et qui le racontent si puissamment que « le cœur
s’en tord dans la poitrine et que le cerveau en est frappé comme d’une décharge d’électricité foudroyante »
!
Après cela, on comprendra sans doute que je me refuse à toute analyse ou examen strict de Ce qui ne meurt pas. L’auteur est devenu un peu trop célèbre pour qu’une apologie littéraire, à propos de sa dernière œuvre, puisse avoir le ragoût d’une découverte ou d’une nouveauté. Je n’avais à dire que ce que j’ai dit. Ce roman est le déshonneur voulu de la passion, cette usurière infernale qui nous fait payer de toute notre vie et de toutes nos facultés, l’atome de volupté qu’elle nous prête pour un atome de temps. C’est bien là cette infâme montrée pour la première fois, à ce qu’il semble, par un moraliste chrétien, dans son attitude la plus humiliée, la plus douloureuse, au plus profond des puits de l’enfer, au-dessous des neuf cercles rêvés par le vieux Dante et qui paraissent, en comparaison, des lieux de rafraîchissement, de lumière et de paix.
Le Tonneau du Cynique
L’article suivant n’était pas une actualité, le livre dont il parlait fut publié en 1882 et, après un assez vif scandale, tomba verticalement dans l’inexorable oubli. Mais la personnalité prodigieusement cocasse de son auteur, M. Louis Nicolardot, subsiste toujours, — par bonheur. La rédaction du Chat Noir avait donc prié son démolisseur de lui étaler cet insecte. Il eût été bizarre en effet que ce journal eût tant parlé de M. de Pontmartin, « ce rossignol de catacombe, ce grotesque infini auprès de qui les grotesques ordinaires ressemblent à des Dominations »
, et qu’il ne mentionnât pas une seule fois l’unique parangon du plus ridicule de tous les écrivains français.
« Diogène dont le tonneau était l’univers »
, a dit lord Byron parlant de Napoléon. Image grandiose, sinon très vraie, qu’un malicieux plaisant appliquait un jour avec une manière d’exactitude littérale à M. Louis Veuillot. Le tonneau de M. Louis Nicolardot est, depuis longtemps, le sépulcre plus ou moins blanchi de Sainte-Beuve, l’un de ses innombrables bienfaiteurs. Il s’y est très solidement installé et aboie du fond de ce gîte funèbre, contre tous les passants littéraires.
Il est peu d’hommes de lettres et de rédacteurs en chef qui ne connaissent M. Nicolardot. Le grand succès de son livre sur Voltaire, le porta naguère du premier coup aux frises du triomphe. Cinquante journaux parlèrent de lui pendant quelques jours et, depuis vingt ans il vit exclusivement sur ce caprice de la gloire. Ses autres livres, de date postérieure, furent peu remarqués, à l’exception de celui-ci (la Confession de Sainte-Beuve), qui renouvela pour lui les palpitations voluptueuses et les enivrements de son début.
La Confession de Sainte-Beuve, pénitent revêche qui se serait sans doute bien passé de ce confesseur posthume et indiscret est, en effet, d’un tel luxe de cynisme et de bassesse qu’elle devait attirer un assez grand nombre d’esprits curieux ou pervers. ◀D’ailleurs▶, il était difficile qu’un livre aussi résolument scandaleux n’excitât pas dans le rapide escadron des lanciers de la presse quotidienne le désir d’une charge tempestueuse sur ce fantassin lamentable et invincible qui s’appelle M. Louis Nicolardot et dont l’originalité touche à la fantasmagorie.
J’ai le redoutable honneur de connaître M. Nicolardot depuis quinze ans. Je le rencontrai pour la première fois chez un romancier célèbre où il avait conquis une sorte d’installation. Il y venait jusqu’à deux fois par jour, apportait des nouvelles et de méchants propos, empruntait des livres et de la monnaie et s’en allait régulièrement par la porte, en laissant derrière lui de vagues effluves que l’auteur de Georges Brummel ne compara jamais aux attirantes odeurs de l’époux du Cantique des Cantiques.
Je n’ai connu qu’un seul homme de cette crasse et de cette adhérence. C’était un vieux poète allemand, mort depuis peu et dont le nom n’a que faire ici. Mais il n’avait pas la prodigieuse statique de vanité olympienne de M. Nicolardot, ce fakir occidental qui contemple vingt fois par heure, dans la première glace venue, l’ombilic intellectuel du xixe siècle.
La vanité de ce personnage extraordinaire est si démesurément sphérique qu’elle finit par ressembler à une vertu. Il est évident que M. Nicolardot se croit quelque chose comme l’abbé commendataire de la littérature envisagée comme une institution de mortification et de pénitence. Il pense de bonne foi que tout lui est dû et que sa seule présence est un honneur et une occasion de ravissement que rien ne pourrait payer. Pour cette raison, il n’y eut jamais de moine mendiant à qui l’action de tendre la main ait moins coûté.
« Je parle trop, — me disait-il un jour, — on prend des notes. Tous les bons articles de Sainte-Beuve, depuis quelques années, sont des reflets éteints de mes conversations. Quant à d’Aurevilly, je fais ce que je peux, mais ce garçon-là me donne bien du souci. » Il en use avec les gens de lettres comme Dieu avec le jeune roi Salomon. Il commence par donner à pleines mains la sagesse, c’est-à-dire le secret de ne pas écrire de sottises ; ensuite, il s’aperçoit qu’il lui reste quelque chose entre les doigts, il les secoue négligemment et, aussitôt, la richesse, c’est-à-dire le style et la couleur, inonde, par surcroît, les indigents qui l’implorent.
M. Barbey d’Aurevilly disait : « Nicolardot est ma vertu. Quand Dieu me jugera, je lui dirai : Seigneur, je suis plein de péché, mais considérez que j’ai supporté Nicolardot et prenez mon âme en pitié. » Il l’appela un jour une « punaise-Nabuchodonosor ».
On conçoit très bien que tout puisse être dit à un homme de ce caractère. La vanité ou plutôt l’orgueil en a fait une espèce d’Achille, absolument invulnérable à toutes les invectives comme à toutes les humiliations. Je me rappelle une scène d’une beauté à ranimer les ossements de Stendhal.
M. Barbey d’Aurevilly avait un violent sujet de mécontentement contre Nicolardot et voulait en finir une bonne fois avec cette langue venimeuse. Il se laissa emporter à une vraie colère et s’exaspérant au souvenir de divers actes d’ingratitude plus que noire, débordant d’une verve terrible, il lança sur lui quelques-unes de ces paroles qu’il n’est donné à aucun homme d’endurer. J’observais cet être planté devant la cheminée, immobile et frigide, les mains au dos, un de ses sordides pieds sur un pauvre chenet à tête de sphinx, moins énigmatique que lui, le sourire aux lèvres, mais un sourire figé qui n’exprimait même pas le mépris, impassible comme un Indien attendant sous un arbre la cessation d’une averse torrentielle.
Il attendit ainsi que tout fût dit et qu’un silence lui permît de parler à son tour. Alors, de cette voix chantonnante de séminariste goguenard, si connue dans les bureaux de rédaction, il proféra ces simples mots : « Irez-vous chez Dentu ce soir ? » supprimant ainsi d’un seul mot toute la philippique. Ce fut si original que j’en eus le frisson. Il n’y avait plus de colère possible après ce trait de nature dont nous connaissions toute la naïveté et que le plus profond comédien n’aurait pas trouvé.
En ma qualité de catholique, il ne m’est pas donné de gémir douloureusement sur la disgrâce d’outre-tombe qui est résultée pour Sainte-Beuve de la publication du livre de M. Nicolardot. Le fameux critique des Lundis ne se recommandait pas précisément par la beauté du caractère, et quant au talent, nous verrons ce que la postérité de demain en décidera.
Sainte-Beuve, cet escargot sans clairvoyance de l’article hebdomadaire, a laissé derrière lui une bave de trente volumes avant de sortir des frivolités inouïes de sa pensée pour rentrer dans le néant épouvantable de son origine. À cause de ce nombre, la fière patrie du suffrage universel, le pays de la victoire du Nombre, l’a proclamé le roi des rois de la Critique et l’équitable dispensateur de cette justice distributive dont nos gens de lettres se montrent si saintement affamés.
On oublie que le mot de critique signifie juge et on ignore que Sainte-Beuve n’a jamais jugé rien ni personne. Il aurait fallu pour cela un ensemble d’énergies morales et intellectuelles que le malheureux ne possédait guère. Il était, en littérature, l’aréopagite du conditionnel antérieur et le dilettante de la préciosité renseignée. Il avait le byzantinisme de la note et le délire de la nuance imperceptible.
Cette magnifique ambition d’entrer dans les âmes, — comme Empédocle se précipita dans son volcan, — pour les explorer dans leurs plus incandescentes profondeurs, au hasard d’en être consumé cette impatience sublime de la vérité qui darde les cœurs puissants et les emporte sur tous les gouffres, celui-là ne l’a jamais connue, je vous en réponds. La vérité, la substance des choses, le fond des âmes, étaient de peu d’intérêt pour lui et les splendeurs morales de toute sorte glissaient sur son intelligence et sur son cœur comme les rayons du soleil d’Afrique sur les écailles d’un vieux crocodile affamé et larmoyant aux pieds du Sphinx de l’Épouvante.
Sainte-Beuve fut le triomphateur de la difficulté microscopique, l’éditeur des vieilles finesses de l’esprit du monde, le contemplateur perpétuellement vigilant et perpétuellement inattentif de la vie humaine dans les œuvres de la pensée, dont il ne vit que les superficielles couleurs décomposées par le grossissement phénoménal de son œil de myope sans en apercevoir jamais le canevas divin. Ce fut là toute sa vie jusqu’au moment où cet ennemi timide de Dieu s’endormit dans les affres sans grandeur d’une indigestion de blasphèmes, à l’ombre ridicule du Saucissonnier à l’ail qui fut le mancenillier de cette grande imbécillité méconnue.
Après cela, que nous importent les mœurs privées de ce défunt ? Quelle espèce d’intérêt littéraire ou philosophique peut-il sortir des anecdotes de M. Nicolardot, observateur très suspect et qui n’était pas sans doute l’acolyte perpétuel de Sainte-Beuve dans ses promenades du soir ? La plus longue partie de son misérable pamphlet, intitulée : le Rôdeur, est une interminable et horripilante dissertation sur la prostitution dans tous les siècles et sur l’impuissance comme résultat du scepticisme, à propos de Sainte-Beuve. M. Nicolardot, ecclésiastique raté et cuistre sans égal, prend des notes, depuis vingt ans, sur tous les livres qu’on a écrits, pour arriver à découvrir dans quelles proportions exactes la virilité physiologique se combine avec la virilité intellectuelle.
C’est sa manie la plus chère et l’une des plus exaspérées qui se puissent étudier en ce siècle de maniaques. Or, il est arrivé à ce résultat étourdissant que le scepticisme est un symptôme infaillible d’impuissance. Il n’est pas possible d’éreinter plus complètement une petite idée à moitié juste.
Partant de là, il dresse une liste de tous les sceptiques connus dont il affirme auguralement la parfaite impuissance, depuis Henri VIII, l’homme aux six femmes, jusqu’à Sainte-Beuve, en passant, — le croira-t-on ? — par Beaumarchais et Louis Veuillot !
Quant à l’élévation du style, on en peut juger par de telles phrases : « Il (Sainte-Beuve) sentait la main du temps aggraver rapidement une ancienne rétention d’urine qui allait le rendre impropre à la tiédeur de sa moitié de futur mariage civil. »
— « Il avoua à Pécontal que le trait d’union des sexes n’était pour lui qu’un point pour la sonde. »
En somme, la Confession de Sainte-Beuve est un livre à asphyxier les aigles jusqu’au fond de la nue, très digne de ce particulier littérateur, comblé des bienfaits de Sainte-Beuve et de beaucoup d’autres, et qui déshonore la pauvreté comme les plus superbes épicuriens ne déshonorèrent jamais la richesse.
L’Homme aux Tripes
Je me moquerais de tout le monde et de moi-même si je prétendais le désigner plus clairement, ce parfait drôle qui me disait un jour en présence de témoins que je pourrais nommer : « Je viens de forniquer avec Maman, Papa tenait la chandelle et trouvait ça très rigolo. »
Il y a six ans déjà. Il venait de publier son premier livre, la Chanson des gueux, œuvre de violent effort et d’imitation compliquée qui fit croire un instant à la plus puissante originalité poétique. Mais il ne recommença pas. Il n’avait absolument que cette note de crapaud dans le gosier et l’étalon superbe de la Renommée, pour avoir une seule fois sailli cette vieille jument à trompettes, fut éreinté du coup et vint s’atteler humblement à la charrette nocturne du journalisme.
La prétention la plus affichée de ce Richepin était alors de prolonger Villon et de renouveler la tradition des puissants goinfres dont Rabelais fut le prophète. Cette extrême nouveauté fit l’effet d’un coup de soleil du génie sur les têtes jeunes et le poète radieux, envahi d’un besoin subit de dénouement, se maria pour n’être pas seul à porter une aussi grande lyre.
Il se maria et devint un sot romancier. Triste fin ! Un seul rayon subsiste désormais de son ancienne rutilance : l’amour rabelaisien de la tripe, de ce qui remplit la tripe et de ce qui sort de la tripe. Il ne parle plus que de cela et quand il combat un géant corps à corps, il lui dit fièrement : « Je m’en vas mettre tes tripes au soleil. » La tripe est devenue le flambeau de son esprit.
Tous les peuples ont écouté en silence le récit de la scène grandiose de ces jours derniers où Richepin, de Sigisbé pacifique devenu souteneur sanguinaire, étripait un pauvre homme après le coucher du soleil, tandis qu’à la clarté rougeâtre d’une simple aurore boréale, le punais Bonnetain se battait avec Mirbeau stupéfait de se trouver en tête-à-tête avec cet avorton.
Il fallait le tintamarre de cette réclame pour dignement préparer le début au théâtre de Jean Richepin, réalisant enfin sur le vrai tréteau le cabotinisme de ses anciens rêves. Je n’ai pas vu ce noble spectacle. Le théâtre me dégoûte invinciblement et ce n’est pas cette pièce de néant, Nana-Sahib, qui m’y pousserait. ◀D’ailleurs▶, je connais suffisamment le faquin, type accompli de la plus idéale ignominie, dans une société patibulaire, abolisseuse de la potence.
Qu’on se représente un Carthaginois du bon temps des Mercenaires, devenu citoyen romain après les massacres et convoitant le patriciat pour banqueter avec le vertueux Caton. Physionomie à la fois ardente et impassible, bronzée et recuite au four de toutes les crapules, éclairée intérieurement d’on ne sait quelle sale lumière qui, débordant par deux yeux d’Indien jongleur, fait penser aux lampes symboliques des trois cents cruches de Gédéon. Caracalla par le front, Spartacus par le mufle, larbin à tout faire par tout le reste de sa personne, cette apparition met en miettes les inventions les plus caractérisées des romanciers.
Une pareille contradiction de tous les systèmes de physiognomonie ne s’imagine pas. Lorsque je vis pour la première fois cette remarquable brute, je crus que c’était un de ces communards suprêmes qui rêvent de se faire une paillasse de cadavres humains pour leurs immondes ébattements. Je pensai, naïf, qu’il y avait peut-être, sous « la bouillonnante écume de ténèbres »
de ce front d’esclave, l’idiote croyance à l’égalité, puisque, après
tout, cette doctrine jumelle de l’identité hégélienne a pour premier résultat pratique d’abriter l’orgueil de tous les Abjects réunis sous le panache d’insolence du premier imbécile venu. Doctrine tellement commode que la supériorité même d’un puissant esprit égaré dans cette métaphysique d’égoutier y trouve encore son compte, en ce sens qu’elle lui offre un refuge assuré contre toute loi d’obéissance, sans désespérer le moins du monde son inconsciente fringale de despotisme.
Mais non ! Richepin n’est pas un égalitaire, ni même un communard. Peut-être est-il simplement une chrysalide de bourgeois vertueux. Depuis, surtout, qu’il a pris l’habitude de jouer aux dominos avec madame Sarah Bernhardt, le diable seul pourrait dire ce qu’il est exactement. Il est, LUI, lui seul, et cela doit suffire. Il monte sur le canapé ou sur la borne, tend son biceps, piaffe comme s’il était la plus noble conquête de l’homme, trousse son derrière comme un gaillard qui trouve la vie très bonne et vous crie : regardez-moi, contemplez-moi, car je suis moi et j’ai inventé l’existence !
Voici, maintenant, une petite histoire qui donne sa mesure. Un jeune catholique des plus ingénus lui dit un jour qu’il tenait tous ses blasphèmes pour de viles fanfaronnades, que le fond de tout cela était une grande lâcheté et que les athées les plus impavides en apparence reculaient toujours devant une certaine chose à laquelle les plus acculantes provocations apostoliques étaient impuissantes à les déterminer. En d’autres termes, il paraissait impossible d’obtenir qu’un de ces audacieux se confessât, ne fût-ce qu’à titre d’expérience psychologique, et cela faisait grande pitié. Le catholique ajoutait qu’un pareil acte accompli comme l’Église entend qu’il le soit, si on pouvait y décider un athée, aurait pour résultat probable la conversion du personnage.
Richepin résolut aussitôt de tenter l’expérience. Il se confessa deux fois, pria, jeûna, s’abstint fort chrétiennement toute une semaine et, le dimanche suivant, jour de Pentecôte (1877), reçut la communion à Saint-Sulpice au milieu d’un groupe de dévotes édifiées.
Un chroniqueur inexact a raconté qu’en sortant de l’église, il aurait dit au jeune enthousiaste qui l’accompagnait : « Mon cher, le Dieu qui me fera rêver pourra se vanter d’être un rude lapin »
, — facile parodie d’un mot célèbre qui aurait eu pour résultat vraisemblablement immédiat une de ces raclées complètes que ce Capanée de caboulot a toujours soigneusement évitées.
Il fut, au contraire, sage et modeste et même, paraît-il, quelque peu troublé. Ce ne fut que quelques jours après qu’il avoua à son apôtre que cette communion ne lui avait rien fait du tout. Encore cet aveu fut-il assez pleutre, quant à l’expression, et nullement accompagné de sous-entendus ironiques ou insolents. Le drôle parlait sous la trique de Damoclès et sa prudence fut irréprochable.
Émile Goudeau qui écrit ici, à côté de moi et dont j’aime le talent, a jugé que le temps était enfin venu de se déshonorer quelque peu. Dans son dernier bulletin, il applaudit l’auteur de Nana-Sahib et déclare ne pouvoir contenir son admiration au spectacle d’un poète devenu saltimbanque. Émile Goudeau, qui est pourtant un caractère, pense que c’est une très bonne politique que de vautrer sa main dans la main de tout le monde et qu’il faut être extrêmement tendre pour les individus les plus dégoûtants, tels que M. Bonnetain, par exemple, le ramasseur des bouts de cigares de l’amour ou M. Champsaur, le collectionneur de tous les coups de pied au cul disponibles dont il conditionne sa célébrité et qu’il met pieusement sur son cœur.
Émile Goudeau ayant annoncé déjà qu’il sae séparait absolument de moi, je n’ai pas le droit de trouver mauvais qu’il se prostitue comme bon lui semble. Seulement, je trouve un peu écœurant que le seul journal assez courageux pour dire la vérité sur tant de choses et tant de gens consacrés par la lâcheté universelle, verse, lui aussi, du côté de la réclame et de la réclame pour Richepin, l’homme aux tripes, le bourgeois étalon, le substitut de quarante alphonses, le cabotin idéal et définitif, — comme s’il n’y avait plus au monde un seul homme de talent obscur et désespéré que les Samaritains du journalisme pussent ramasser sous le couteau des aventuriers de lettres, et faire monter dans la lumière !
La Frénésie du Médiocre
Hier matin, dimanche, je me suis éveillé au carillon de ma paroisse. Le son des cloches m’arrivait comme une onde puissante et suave qui serait venue rouler sur moi de l’extrémité d’un Océan. Je ne sais pourquoi cette musique de Domination et de Prière, — la plus irrésistible pour moi de toutes les musiques, — m’étreignait d’une force si extraordinaire. Je me levai, le cœur battant, lui aussi, mais non pas, hélas ! contre les flancs de bronze qu’il faudrait avoir quand on veut sonner de sa personne en ce lâche monde. Je m’immergeai cinq minutes dans cette clameur tranquille qui montait et qui descendait comme une volée d’immenses aigles planants qui eussent rempli tout le ciel ou comme une avalanche de dômes d’or sur l’azur noir d’un firmament oriental. En bas, les notes claires et joyeuses ne dépassant presque pas la terre ; en haut, les notes grondantes et profondes ayant l’air de s’accumuler et de pyramider sous la coupole des constellations, gamme renversée de l’allégresse humaine qui devient toujours plus grave en montant vers Dieu !
Je me souvins alors que c’était le jour des Rois, l’antique fête chrétienne de l’Épiphanie, et, comme le bruit des cloches s’éteignait, je me souvins aussi qu’il me fallait écrire un article sur M. Jules Vallès. Les Rois et Jules Vallès ! On ne peut pas tomber plus que cela. Adieu le rêve, adieu l’Orient et les nuits lumineuses, adieu les caravanes opulentes et les trois humbles monarques mitrés, adieu l’étoile et la crèche de l’Enfant Sauveur. Il ne s’agit plus de poésie, ni de chants, ni de joie, ni de prière, ni d’étoile d’aucuns sorte. Nous avons autre chose à faire que de rêvasser, sacrebleu ! Il est temps enfin que les bons tremblent et que les méchants se rassurent. Nous ne garderons qu’un très petit nombre de chameaux pour trimballer les bagages de la famille Vingtras, qui représente toute la société humaine.
Donc, M. Jules Vallès, puisqu’il faut absolument parler de lui, est un frénétique. C’est entendu, c’est acquis à l’histoire. Il a publié trois volumes chez Charpentier pour nous le dire, il va nous le redire dans un quatrième, et il a un journal quotidien pour le pétarader trente fois par mois. Et encore, quand j’écris qu’il est un frénétique, je suis un menteur : il est le frénétique des frénétiques, il est la frénésie même. Celui qui en doutera, il le fera bouillir et le mangera avec de la moutarde. Il est comme cela, cet homme ; il est le réfractaire spumeux qu’aucune bride traditionnelle n’a pu dompter et qui ne pardonnera jamais à Dieu ni aux hommes d’avoir été pauvre et d’avoir été pion dans sa jeunesse.
Il a passé sa vie à raconter cette chose inouïe la misère d’un jeune homme ! Il est vrai qu’il offre une panacée qui n’est pas nouvelle, la panacée de Jean-Jacques et de Michelet : tous ouvriers. Le citoyen qui n’aura pas les mains sales, on lui coupera la tête. Voilà tout, absolument tout. Je viens d’avaler les trois volumes Charpentier et je consens à devenir moi-même Jules Vallès si on y découvre autre chose.
Cet arracheur de toutes les dents du crocodile social a jugé convenable de déclarer la guerre aux étudiants de Paris qu’il appelle « fils de bourgeois »
. A-t-il donc l’ambition d’avoir été procréé par des goujats, ces futurs maîtres de la terre ? Il s’est pourtant donné la peine de nous écrire en 400 pages, dans Jacques Vingtras, l’histoire de son père, le pédagogue universitaire, et de sa mère, l’Auvergnate envieuse et avare.
« Je suis, dit-il, le premier enfant de cette union bénie. Je viens au monde dans un lit de vieux bois qui a des punaises de village et des puces de séminaire. »
Voilà comment ce noble homme parle du lit conjugal de ses parents, et il ne s’arrête plus. Comme il tient évidemment à ruisseler d’inouïsme, il fait ce que personne n’avait encore osé faire. Il déshonore ces pauvres gens. Il les déshonore à fond et il a tellement cela dans le cœur qu’il déniche parfois le plus remarquable talent d’expression. Non content de les peindre hideux, il les badigeonne de ridicule, et, quand il a rencontré le ridicule, il s’y baigne avec délices, il s’y plonge, il s’y vautre comme un cochon noir. Il fait avec les entrailles maternelles ce que Rabelais conseille de faire avec plusieurs autres choses dans un chapitre fort célèbre.
À l’exception d’une page intitulée : Louisette, d’une pitié naïve et éloquente, on ne voit partout que cet effroyable acharnement qui ne parvient jamais à se satisfaire. Jamais, peut-être, le bourgeois n’avait été montré plus répugnant, plus abominable qu’il ne montre les auteurs de ses jours. Alors, pourquoi « fils de bourgeois »
? Pourquoi cette épithète de démarcation appliquée à toute une culasse de jeunes gens d’extraction variée, dont quelques-uns, sans doute, ont la lâcheté de ne pas
cracher sur leur mère, mais qui sont peut-être aussi pauvres qu’on puisse l’être sous l’œil des chastes étoiles et qui ne feront pas fusiller à leur place d’infortunés porte-blouses pour se venger d’avoir traîné l’habit guenilleux du bachelier sans le sou ?
« Je suis peut-être né pour être domestique. »
L’auteur de Vingtras pousse ce cri involontaire, ou plutôt il accable la société de cette ironie comme d’une montagne lancée par un Hécatonchyre. Je ne puis m’empêcher d’être persuadé que ce mot est l’expression stricte de la simple vérité.
Oui, Vallès, vous étiez né pour donner des assiettes et pour frotter les appartements. Peut-être même seriez-vous monté derrière la voiture, mais j’en doute, il faut des grâces que vous n’avez pas. Vous racontez que vous avez été beaucoup aimé des femmes, et c’est cette circonstance qui m’a éclairé sur votre véritable vocation.
Oui, Jules, vous êtes un déclassé de plus, le cent millième dans une société de déclassés. Voyez plutôt vos deux homonymes du gouvernement. Ce sont vos frères, arrêtez-vous de leur lancer des excréments au visage. Ils étaient nés, comme vous, pour le pourboire et le coup de botte. Ils portent si bien ça sur leurs figures ! Ils diraient si bien comme vous : « Je blague toujours — mais
quand nous sommes entre nous il ne servirait de rien d’avoir l’air de croque-morts. Il faut être grave quand on parle au peuple ! »
(Le Bachelier, p. 103.) Ces deux hommes d’État ont, comme vous encore, raté leur vocation, mais ils se sont résignés, l’un à être premier ministre et l’autre quasi empereur, tandis que vous manquez totalement de résignation.
Hélas ! vous auriez si bien décrotté les boues de ces bourgeois dont vous conspuez la progéniture ! Tout me le prouve. Votre physionomie de cordonnier sinistre, d’abord votre mépris absolu de l’art et du beau votre haine enragée de la misère, de la sainte misère qui eût fait de vous un homme si vous n’aviez pas eu, comme Richepin et tant d’autres, une âme de domestique ; votre adoration pour tout ce qui est médiocre et bas, adoration furieuse qui est votre vraie frénésie, et la dominante de votre nature ; enfin, votre dextérité suprême quand il s’agit de se tirer des pieds, à des distances infinies de toute barricade, pendant que les pauvres diables qu’on a soûlés de rodomontades et de vociférations se font démolir la carcasse pour la plus grande gloire de vos idiotes et hypocrites rengaines de révolté.
Tenez, ô aimable auteur, vous avez écrit dans Vingtras, page 11, une phrase magique qui vous déshabille sur pied et qui vous montre à nu dans un clin d’œil. La voici, pour finir :
« Quand il passe une voiture de foin, j’ôte mon chapeau et je la suis. »
L’Écrasement de l’Infâme
L’Infâme, ce n’est plus Dieu, comme au temps de Voltaire, ce pauvre Seigneur Dieu, définitivement congédié et aboli par la science et la raison modernes coalisées. L’Infâme, aujourd’hui, c’est l’Art, l’Art ennemi qui pourrait relever les cœurs. Une vapeur, une goutte d’eau, disait Pascal, suffit pour tuer le roseau qui pense. Il paraît que toute la bêtise de l’univers n’est pas de trop pour écraser le roseau qui chante, et cette heure est enfin venue puisque la bêtise de l’univers est dans nos murs.
Un soir de la semaine passée, je fus entraîné à l’Athénée par quelques amis. Je ne mets jamais le pied dans une salle de spectacle à cause de l’odeur de la viande humaine dont j’ai le malheur de m’être dégoûté. Mais il y avait à entendre de la musique de M. Charles de Sivry et cela valait bien qu’on s’exterminât quelque peu.
Ce Charles de Sivry est une manière de grand artiste en voyage qui ne se serait jamais déplacé. Il ressemble à un prince de la Fantaisie qui tiendrait à garder l’incognito et il a toujours l’air de revenir d’excessivement loin. Un peu mage, un peu enlumineur, un peu journaliste, un peu ironique, un peu vertueux, lorsque je le vis pour la première fois, il me parut sorti tout à coup de terre et m’inquiéta quelques minutes. Je ne savais pas encore que ce mélange de plusieurs choses était précisément le caractère de son art, et j’ai appris depuis peu que ce musicien travaille beaucoup pour les sphères, — exactement comme Christophe Colomb avant de découvrir l’Amérique.
Découvrira-t-il, lui aussi, un nouveau monde esthétique ? un continent de sensations inconnues pour le réconfort d’un vieux monde épuisé de rengaines C’est possible, quoique nos esprits, oxydés d’argent, ne s’y prêtent guère. Je m’attends à tout de ces hommes maigres, à moustaches de léopard qui semblent porter la vie comme un commissionnaire amoureux est pressé de rentrer porterait une lettre de deuil à des bourgeois contristés. Quand ces fauves ont fini leurs courses, ils réintègrent l’antre lumineux où l’Idéal dompté file aux pieds de leur Fantaisie. Mais vous allez voir comme cela fait d’heureux citoyens dans une société qui adore les saltimbanques.
J’entendis, ce soir-là, une gracieuse fille qui chantait d’anciens airs populaires, recueillis et orchestrés par M. de Sivry, lequel sait fort bien pourtant qu’il existe un Paris moderne avec de la littérature de vaisselle, des horizontales, des sénateurs inclus et plusieurs autres choses actuelles, mais qui s’en moque et qui s’en va boire ailleurs, très loin. Ces quatre mélodies naïves : Noël breton, la Chanson de Renaud, la Vigne, les Sabots, ces simples et délicieuses fleurs de bruyère à un seul pétale, ont opéré en moi une sorte de rafraîchissement divin. En entendant cela, le compagnon d’Ulysse transformé, que tout Parisien porte en soi, reprend un moment forme humaine, et c’est Circé, l’abominable faiseuse de pourceaux, qui devient elle-même une truie immonde.
Cet aimable chef d’orchestre à physionomie singulière, qui réalisait pour moi seul, peut-être, l’enchantement du Songe d’une nuit d’été, en pleine réalité bête d’une soirée parisienne, j’aurais voulu l’embrasser pour le bonheur qu’il me donnait. Mais l’expérience m’a enseigné qu’on n’embrasse pas les musiciens et, ◀d’ailleurs▶, j’ai trop de vilaines affaires sur les bras pour qu’il me soit accordé de les mettre tendrement en rond sur n’importe quelle créature humaine.
Mais l’attendrissement ne doit être pour moi qu’une distraction des plus fugitives. Il doit s’interrompre brusquement ici. Après M. de Sivry, on a eu M. Donato et ses expériences. Alors, le pauvre musicien est rentré dans le néant, l’harmonieux Ariel s’est évanoui à l’apparition de Caliban ; M. de Sivry est devenu l’escamoteur de ses propres rayons, et c’est M. Donato qui a été l’artiste, le seul artiste, le fascinateur adoré d’un public bien digne de lui.
Il est gras, ce M. Donato, il a un beau ventre et une tête qui a l’air d’en être sortie. C’est une de ces figures d’individus qui ont passé la journée à vendre quelque chose, bouquins ou tripes. Le soir, il a de la puissance. Il prend un monsieur et le paralyse ou le rend idiot, rien qu’en le regardant. Qu’on lui confie un homme et il en fera tout ce qu’on voudra : une planche, une sonnette, une fontaine, un cadavre même, si on y tient absolument. Vous comprenez que de tels résultats, obtenus sous le gros œil d’un public plein de nourriture, doit faire paraître peu de chose un artiste, fût-il le plus grand du monde, quand on s’avise de comparer. Si on n’avait pas tant de tenue, on vomirait même de bon cœur sur cet infirme.
M. Donato dédaigne de représenter la science, il la sert par amour, comme Jacob servait Laban, en vue d’épouser ses filles convenablement dotées. Il est le garçon d’amphithéâtre de l’Expérience. Il ne veut pas qu’on le soupçonne de prétendre autre chose. Que dire de lui ? Ce qu’il fait n’est ni beau ni appétissant, en vérité, et sa personne manque du coup de foudre de la séduction. Quant à sa puissance de magnétiseur, d’où qu’elle lui vienne, elle ne m’intéresse guère. On prétend qu’il a des compères et que ce joli bercail se moque du public. Cela m’est tout à fait égal. Il me suffit de savoir que ces sortes de faits sont possibles et qu’ils ont été, depuis longtemps, sérieusement expérimentés par des gens de science qui ne se piquaient d’aucun tréteau. Mais ma répugnance est invincible à l’égard de ces exhibitions malpropres où le boniment scientifique est accompagné par de tripotantes rnains.
J’ai l’archaïsme de croire que le corps humain est une forme symboliquement divine et qu’il doit être respecté. Je ne conseillerais pas à M. Donato de me souffler sur la figure, eût-il même toutes ses dents. J’ai cet autre archaïsme de regarder comme du fumier tout ce qui manque essentiellement de beauté. Que M. Donato fasse un beau jour telle expérience magnétique qui produise cet effet d’inspirer à son sujet un mot spirituel, un mouvement généreux ou simplement un geste noble et je lécherai le dessous de ses pieds. Jusque-là, qu’il prenne soin d’éloigner toute sa personne de la mienne.
Je ne parlerais pas tant de ce négociant si je n’avais en vue que lui seul. Je n’en parlerais même pas du tout et je ne prononcerais pas son nom qui me laisse un goût de lard dans la bouche. Mais il y a le public. Ah ! mes amis, quel public ! Le public de partout, le public bête, lâche et grossier qui n’a que des yeux et un estomac, mais qui n’a ni un cœur, ni une cervelle, ni même des muscles pour châtier les ignobles histrions qui déshonorent devant lui la Ressemblance de Dieu.
J’ai passé là une heure terrible à me déchirer l’âme en regardant ce bétail qui piaffait et qui s’esclaffait de bonheur au spectacle de deux ou trois misérables dévorant avec des gestes de singes heureux des pommes de terre crues que le Donato leur avait offertes, comme de délicieuses poires. Cette chose me faisait, à moi, l’effet d’un viol en public, en plein soleil, au conspect d’une canaille en rut. Je me disais que c’était bien là le sale peuple d’esclaves que toute l’Europe commence à mépriser. Il peut venir maintenant, le puissant gueux, l’exterminateur providentiel, ses pieds de brute entreront dans la Fille aînée de l’Église, devenue la catin du monde, comme ils entreraient dans un excrément liquide.
Une seule voix s’est élevée contre cette profanation, une voix pantelante et indignée, aussitôt étouffée par la clameur des Ilotes qui ne voulaient pas qu’on interrompît leur ivresse. J’ai su que le vaillant qui avait parlé était un tout jeune homme, un poète, un méridional ardent et généreux. Il se nomme M. Georges d’Esparbès. Je le remercie au nom de tout ce qui peut encore nous rester d’âmes courageuses et de libres cœurs, à la veille de la grande Goujaterie qui va se lever, comme un soleil, sur notre planète.
Quant à cet infortuné Charles de Sivry, je lui conseille de regagner les plus prochaines sphères. Il a eu l’honneur de représenter l’Art, le pauvre Art, qui convient à notre génération comme un collier de perles à un goîtreux… et il a été vaincu, l’infâme, vaincu et écrasé comme une flûte par un pachyderme.
Qu’il s’envole donc sur son archet. C’est le meilleur balai pour un sorcier de la musique quand il veut s’en aller au sabbat des astres !
Enfin !…
Les Poèmes Ironiques, par Émile Goudeau
Ce livre, enfin, vient de paraître ! On l’attendait depuis fort longtemps. La lenteur professionnelle des éditeurs est, comme on sait, l’ordinaire tourment de ces Jobs de la patience qu’on appelle communément des poètes et qui, trop souvent, hélas, sont Jobs de l’autre manière. Émile Goudeau, par bonheur, n’est pas de ceux-là qui se déconcertent aisément et qui perdent leurs jours à déplorer un amer destin. C’est une de ces natures amples et viriles, comme la vieille souche gauloise n’en produit guère depuis quelque temps, un esclaffeur large et puissant qui s’arrangerait pour rire un peu jusque sur le fumier du patriarche et que la strangulante vie parisienne, avec ses tenailles d’argent, n’a pas été capable de laminer.
Émile Goudeau, ◀d’ailleurs▶, n’est plus un débutant. Les Fleurs du Bitume publiées chez Lemerre, en 1878, avaient presque donné sa mesure. C’étaient, déjà très vigoureuses, les facultés adolescentes du poète qui nous apparaît aujourd’hui dans le magnifique développement des Poèmes Ironiques. Dans l’intervalle, les irrésistibles nécessités de la vie l’avaient roulé çà et là sur les récifs inhospitaliers et les dunes traîtresses du journalisme. La banale mort de tant de poètes cherchait celui-là qui d’aventure, n’avait point la débilité de l’éphèbe antique périssant d’effroi au milieu des vagues flagitantes du Bosphore et il put résister aux dangereuses étreintes de la médiocrité. L’intense énergie poétique préserva en lui le journaliste, au travers duquel, il est vrai, transparaissait un peu trop l’incompressible lyrisme du poursuivant de l’idéal pour qu’un tel compagnon ne parût pas extrêmement inquiétant dans ces milieux où il ne devait pas se fixer.
C’est alors qu’il rencontra Rodolphe Salis, le spirituel cabaretier-journaliste et il devint cet étonnant rédacteur en chef du Chat Noir, à la verve redoutée, qui offre, depuis deux ans, l’unique exemple parisien d’un journaliste absolument indépendant, faisant servir à la plus désintéressée des polémiques toutes les forces vives d’un talent d’ordre supérieur.
La première chose qui frappe l’esprit à la lecture des Poèmes Ironiques, c’est l’impétueux désir de la vie, la débordante volonté de se désaltérer le cœur à n’importe quelle source jaillissante qui décuple ses palpitations. Cela seul mérite d’être beaucoup remarqué au lendemain du triomphe de Maurice Rollinat, cet autre poète d’une si différente inspiration, dont le regard, brisé aux angles de tous les sépulcres au milieu desquels il s’est fixé lui-même comme une effigie de désespoir, semble avoir perdu la puissance de réfléchir les vivantes harmonies de ce militant univers.
Émile Goudeau et Maurice Rollinat l’ont ◀d’ailleurs▶, aussi peu chrétiens l’un que l’autre et tous les deux sont outlaws de la loi divine. Mais le premier est un corsaire aux couleurs joyeuses, à l’action rapide, qui s’élance en chantant à l’abordage social et qui voudrait saturer sa minute d’existence de toutes les ivresses possibles, sans excepter l’ivresse religieuse elle-même, si ce mécréant pouvait la faire tenir dans son verre. Le second, l’auteur des Névroses, est une sorte de fossoyeur idéal qui creuse sa tombe dans la cave la plus ténébreuse de sa propre personnalité solitaire, trappiste effroyable sans Règle et sans Christ, pour qui le vaste ciel est tendu de noir et qui remplace par une procession de spectres tout le symbolisme chrétien.
Émile Goudeau est peut-être, de tous les hommes de son siècle, le plus éloigné du désespoir. Pourtant, il ne trouve pas la vie très belle ni très bonne. Ses poésies sont souvent amères et, plus d’une fois, on y rencontre de ces mots qui font songer à de terribles et mystérieux déchirements d’entrailles. Tout ce qui pourrait être dit de ce cancer de l’âme d’un poète n’est-il pas contenu dans ce sonnet, d’une si pénétrante mélancolie, qu’il a intitulé Lutte parisienne, et dans lequel il ressemble à un Hamlet moderne, plus troublant encore que l’Hamlet du vieux Shakespeare, qui tiendrait dans ses mains, non plus le crâne d’Yorick, mais son cœur, à lui, son triste cœur fatigué de battre ?
Brillamment, tout le jour, il avait combattuPour ses rêves, pour ses amours, pour ses idées,Lançant, audacieux, ses forces débridéesÀ l’assaut du Bonheur, cet assiégé têtu,
Les assistants disaient : Ce lutteur est vêtuD’ironie et de grâce, et, par larges bordées,Le rire éclate au coin de ses lèvres fardées ;On ne l’a jamais vu ni las, ni courbatu.
Le soir il salua debout la galerie,Clown élégant qui veut qu’au public on souriePuis, pour aller dormir un peu, se retira
Dans le logis hanté du spleen et des migraines ;Il lorgna vaguement les étoiles sereines,Et quand il eut fermé sa fenêtre, il pleura.
Il pleure, lui aussi, sans doute, mais après avoir « fermé sa fenêtre ». Et voilà toute son histoire. Les poètes discernent mieux que le vulgaire l’horreur de la vie, puisqu’ils sont eux-mêmes les urnes penchées de ce fleuve antique et que les plus larges flots humains qui déferlent en battant les rives, c’est par eux qu’ils ont commencé ! Qu’ils soient nés dans la pourpre des splendeurs ou dans les haillons de l’indigence, ils savent mieux que les autres hommes l’énorme misère de ce monde et l’invraisemblable quantité de ses douleurs. Cependant, tous ne cachent pas leurs larmes et on en connaît sur le visage desquels elles ruissellent, depuis des siècles, au regard des peuples.
L’auteur des Poèmes Ironiques est un de ceux-là qui ne veulent pas qu’on les voie pleurer. Puisqu’il est un ironique, il faut bien s’attendre à quelque amertume, mais il est aussi un viril, épris de virilité et il pense que c’est aux poètes qu’il appartient d’en donner l’exemple, parce qu’il voit en eux les dominateurs, les légitimes rois de la terre, injustement dépossédés. Sans chercher les causes profondes de l’aristocratie native de ce fils du peuple, le supérieur instinct poétique suffirait déjà à expliquer en lui cette manière d’être, si insupportable aux imbéciles et à jamais mystérieuse.
Aussi, l’instrument fier et sonore de sa poésie a-t-il quelquefois des cordes d’airain, dont la vibration grave et enveloppante s’enroule puissamment autour des cœurs pour les faire remonter dans les poitrines, et quand une émotion vient à les briser, ces cordes cruelles, c’est encore une beauté de plus !
La pièce qui ouvre son livre, par exemple, Lamentation de la Lumière, est une des choses les plus hautes et les plus auguralement mélancoliques qui se puissent rencontrer en poésie. Inspiration unique avec le support d’une exécution unique et parfaite ! Il n’y a pas de poète au monde qui ne dût tirer d’une pareille œuvre un immortel honneur.
Les autres grandes pièces : le Discours du Bitume, le Chant brutal des Viveurs, Maman Nature, la Revanche des Bêtes, les Deux Voitures, la Terre de Procuste, enfin, (titre sublime !) d’un vol moins aquilin que la première, mais extrêmement supérieures encore et marquées d’une originalité absolue, rendront témoignage de ce qui vient d’être affirmé de ce poète qui bat tout à l’heure son plein de talent et, peut-être aussi, du même coup, son plein de succès, tonitruant et joyeux jusqu’à l’enfantillage et jusqu’à la folie par pléthore de vie, impassiblement ironique par aristocratie et force de cœur. Ces poésies sont ses armes parlantes, à ce gentilhomme sans ancêtres et sans privilèges, hélas ! et feront beaucoup mieux comprendre que les vaines formules d’un article tel que celui-ci, l’exceptionnelle façon d’exister de cette planète désorbitée de la Poésie, flottant tantôt dans l’ombre et tantôt dans la lumière, mais ne se précipitant jamais complètement de son ciel !
Notre linge sale3
Ma foi, tant pis ! Cadet attendra. Cadet Coquelin ou Coquelin Cadet qui reçut le nom d’Ernest à sa naissance, on ne sait trop pourquoi, et qui mérita par la suite d’être appelé Cadet, par cette raison forte qu’il est le Roussel de la dynastie des Coquelin et qu’il a toujours l’air de porter ses trois châteaux sur le bout de son nez, ce qui fait de lui le plus considérable comique de l’univers.
Ce Cadet, non satisfait de nous faire crever de rire, a voulu encore faire crever de faim un pauvre éditeur et il a publié un livre, tout simplement. Je me suis imposé la loi sévère d’en parler ici. Mais, aujourd’hui, c’est bien impossible. Nous devenons très sales au Chat Noir, nous commençons à fermenter et il est tout à fait urgent de nous nettoyer.
La vie est trop courte pour rosser tout le monde, disais-je en un jour de mélancolie. Hélas ! il n’est que trop vrai, tout est trop court ! Sans doute, on a de la famille, comme Vallès, et on peut toujours l’assommer, faute de mieux, mais on a aussi des amis et c’est une douce consolation de les sentir à bonne portée, quand on est privé de la douceur de moudre le genre humain.
J’ai donc des amis, mes amis du Chat Noir, et ce sont de bien jolis garçons. Ils viennent de publier un dessin de Willette qui est certainement ce qui se peut imaginer de plus malpropre, de plus révoltant pour moi et de plus niais comme intention et comme exécution. Je ne vois guère que le purulent Léo Taxil qui fasse aussi répugnant, et encore ! Que Rodolphe Salis, qui est un noble homme, infiniment plus haut que tout cela, se soit laissé surprendre et n’ait pas vu du premier coup l’énormité de la chose, soit. Mais moi, dont le nom est imprimé à dix centimètres de l’objet je m’accorde le droit de lui dire dans son propre journal que cela est réellement déplorable pour ceux qui le souffrent autant que pour celui qui a le triste cœur de le faire.
L’un de mes plus longs articles au Chat Noir et l’un de ceux que j’ai faits avec le plus d’amour a été un article sur Adolphe Willette, l’auteur de cette porcherie. Voyant en lui la plus remarquable nature d’artiste, je l’invitais à ne pas se livrer à la prostitution. Je m’efforçais de lui relever le cœur, lui montrant, à ce fantassin plein d’impatience, le domptable Bucéphale des conquérants qui l’attendait dans la lumière. Je finissais en lui disant qu’« un artiste a, plus qu’aucun homme, le devoir de ne rien profaner de grand »
, et j’avais l’enfantillage de supposer que je serais compris.
Mais Adolphe Willette ne reçoit pas de conseil, il lui est tout à fait égal d’offenser un ami et, en outre, il fait une religion. La religion de l’amour, comme il le dit lui-même, — non pas l’amour spirituel entend par le christianisme, qui fit chanter Dante et peindre Fiesole, — oh ! non, mais l’amour priapique, la friction bestiale des muqueuses. Il est le contemplateur perpétuellement extatique du petit coquin. Pour tout dire, en un mot, son amour et son Dieu, c’est Cupidon, Cupidon lui-même, avec son arc, son carquois et ses ailes, tel que son dessin nous le représente. Nouveauté plafonnante et sublime ! Ce Cupidon est crucifié pour signifier que
Le cœur qui soupire,N’a pas ce qu’il désire.
Et l’horrible grue du premier plan qui se dépoitraille pour montrer une rutilante pièce de vingt francs, c’est l’infidèle et la cruelle, toujours chère à l’éphèbe agonisant qu’elle abandonne, mais toujours emportée loin de lui vers l’idole de métal.
En tant que peintre ou dessinateur, Willette semble toujours avoir ceci présent : l’amour charnel sans le sou, l’amère douleur de ne pouvoir posséder sans argent les femmes qui ne se donnent que pour de l’argent et qui ont un louis à la place du cœur. Quel noble désespoir pour un artiste et quelle sainte pensée pour un hiérophante que de vouloir remettre toutes ces choses à leur place ! Dans le corsage de la franche catin, le cœur de se donner une bonne fois pour rien : dans le carquois de Cupidon le radieux louis d’or et la bénigne lumière du soleil vironnant avec splendeur sur le libre et économique hymen. Voilà toute la doctrine.
Quant à la légende, « Oh le Sacré-Cœur » elle n’est guère explicable que par le besoin despotique de déshonorer une forme sainte sans nécessité apparente d’aucune sorte. Car cette misérable légende n’a aucun sens, même au point de vue du blasphème et du sacrilège, puisque c’est le louis qui fait la fonction du cœur et que cet adorable louis ne resplendit pas dans la poitrine du crucifié.
En somme, c’est infiniment odieux et pitoyable. Il est déshonorant pour un artiste de ne rien comprendre au Symbolisme universel qui est précisément l’axe et le pivot de toute conception idéale, même dans le sens de l’esthétique païenne. Si, réellement, Willette est persuadé que le Signe de la Croix, par exemple, n’a aucune valeur métaphysique et qu’il peut indifféremment être remplacé par un Triangle ou par un Croissant, il ne sera jamais un artiste, je le lui dis. Il pourra peindre de petites femmes et de petits Pierrots, il pourra s’élever jusqu’au trumeau, mais il n’escaladera aucune grande frise et sa palette de carmin sera aussi inféconde que l’insatiable vulve dont il est parlé dans le Saint Livre.
Pour moi, catholique, qui ai le cynisme et l’intolérance de ma foi, je consens volontiers à écrire dans les milieux les moins favorables. Il m’est égal de panacher dans la plus éclectique des rédactions, et je ne m’offense nullement des promiscuités les plus hétéroclites. On peut être athée et même socialiste à côté de moi sans que je me fâche, à condition, toutefois, qu’on ne me tripote pas. Je suis assez indépendant de cœur et d’esprit et ma forme d’affirmation est assez détachée en vigueur pour que je ne craigne pas de jouer ce jeu de thuriférer dans les tanières. Que ceux qui ne seront pas satisfaits m’apportent leurs museaux.
Mais s’il s’agit de descendre ou seulement d’avoir l’air de descendre dans la fosse d’aisances de l’anticléricalisme, je n’en suis plus et que tout aille au diable !
Le Père des Convalescents
Voici beaucoup de semaines qu’on me demande un article sur Coquelin Cadet. D’abord je ne voulais pas. Ces comédiens se vautrent dans la gloire et n’ont certes pas besoin qu’un pauvre journaliste leur apporte de la litière. Ils s’adressent directement au plus imbécile des publics, le public des théâtres, et ils cueillent, à même les narines de ce veau terrestre, le persil idéal qui est leur couronne de laurier.
Après réflexion, pourtant je me suis décidé. Coquelin Cadet est adoré de mes contemporains, fâcheuse recommandation ! De plus, c’est un faiseur de livres. Il m’appartient donc à ce double titre. Si les choses que je vais écrire, et dont je ne sais pas le premier mot en cette minute présente, ne lui plaisent pas, qu’il s’en prenne aux dangereux amis qui me persécutent à son sujet depuis tant de jours.
◀D’ailleurs▶, de quoi parlerais-je bien cette semaine ? Les boîtes de M. Poubelle ont épuisé l’imagination et rassasié pour quelque temps toutes les faims de l’esprit. La curiosité publique s’est assise en Balthazar à ce festin d’ordures ménagères, environnée de ses chroniqueurs très précieux comme d’autant de concubins chéris, et la centenaire prostituée, toujours soûle et toujours affamée, se lève enfin, sans avoir aperçu la menace écrite par les doigts de flamme de l’indigent opprimé.
Après cela, plus rien. La marchandise littéraire ne se renouvelle pas et les boules gouvernementales roulent toujours dans le même sens sur le billard présidentiel. Nous pataugeons en pleine rengaine. J’écrirai donc une bonne fois sur Coquelin Cadet et, ensuite, on me laissera peut-être tranquille.
Un dimanche, je passais devant le Théâtre-Français, à l’heure même où finissait une de ces matinées qui précèdent, à Paris, le coucher du soleil, et qu’on a inventées pour teindre de littérature dramatique les intelligents bourgeois que le repos dominical pourrait amollir. Un remous de boutiquiers me porta à la sortie des artistes où s’empilait la matière gouvernable. Je sus alors pour de bon qui étaient nos maîtres. On voulait voir les fronts sublimes. « C’est Coquelin, c’est Delaunay, voilà Samary, Cadet va sortir, ô ma mère, restons encore ! » On soufflait, on était haletant, l’émotion faisait gronder sourdement le diaphragme populaire. Jamais rois ou pinces idolâtrés de la multitude ne rencontrèrent plus d’enthousiasme sur leur passage. Il y avait là certainement des contempteurs de l’idée divine et d’austères républicains qui avaient laissé leurs écailles sur leur comptoir. Il y avait aussi quelques vierges navrées d’amour, et tout ce monde avait cessé de se posséder. Chaque artiste passant portait le saint Sacrement de la bêtise humaine, et le public frémissait de respect devant son vrai Dieu.
M. Vacquerie a écrit que « le théâtre est le Golgotha de l’idée »
. Cela veut dire sans doute que c’est un endroit où l’on ne s’amuse pas, où l’on souffre même terriblement et où l’on ne doit monter qu’avec épouvante pour en redescendre sauvé. En suivant cette belle image, les comédiens doivent-ils être considérés comme bourreaux ou comme martyrs ? M. Vacquerie ne s’étant pas expliqué plus clairement, nous allons contempler un instant le seul Coquelin Cadet, le plus irrésistible parmi ces remueurs d’entrailles contemporaines.
Tout le monde connaît cette moutonnante tête de flot, ce nez en promontoire où les hirondelles du comique viennent faire leur nid et cette bouche immense, cette bouche à monologue, cet antre du rire infini qui fait paraître petites toutes les habitations humaines, aussitôt qu’elle s’ouvre. L’ensemble est éclairé faiblement par deux lucarnes oculaires d’une couleur poussiéreuse, ombragées de sourcils pâles assez semblables à des balayures qu’on aurait ramenées du vaste front qui surplombe. L’effet ordinaire de cette physionomie profondément cocasse est de faire rêver d’un ruminant qui aurait pris l’habitude de brouter du côté du ciel.
Quand il est en scène ou qu’il monologue sur le tréteau de M. Sarcey, Coquelin Cadet a le geste montant et descendant d’une guillotine de joie qui ne trancherait que le sinistre têtard de l’ennui moderne, systole et diastole du grotesque le plus désopilant. Quand il ne dit rien, sa bouche m’a paru s’ouvrir démesurément ; quand il parle, elle se ferme et la bave comique a l’air de couler des coins de sa lèvre sur la pauvre rate humaine. Quand il dit le Hareng de Charles Cros, par exemple, cette invraisemblable stupidité, il apparaît comme un Dieu qui pèserait le destin des peuples dans une juste balance, et on est rempli de la voluptueuse allégresse de sentir qu’on devient tout à fait idiot.
Est-ce bien là la pieuse pensée de M. Vacquerie ? Peut-être. Le comique dans de telles proportions est un inestimable bienfait et m’inspirerait plus de reconnaissance et plus d’espoir que beaucoup de prêchailleries solennelles. Cependant, je ne crois pas qu’il faille nécessairement adorer Coquelin Cadet pour être sauvé. Je m’en tiendrai donc pour quelque temps encore à l’autre culte.
Mais ce n’est pas tout. Cadet n’est pas seulement un comédien, il est un auteur. Il a fait, entre autres livres, la Vie humoristique que je viens de lire et le Livre des Convalescents que j’avais lu, il y a trois ans. Ce dernier est, à coup sûr, le livre le plus insensé qu’on ait bâclé depuis plusieurs siècles. C’est l’assomption de la parfaite idiotie. On monte dans la bêtise humaine comme si on voyageait sur les « ailes de la foudre ».
Il paraît que c’est un charitable sentiment qui en a dicté les pages. Cadet s’est dit qu’on ne s’occupait pas assez des convalescents. Il s’est représenté avec émotion l’état cruel d’un malheureux homme qui revient à la santé, qui se détire douloureusement entre un pot de chambre et une garde-malade avec l’arrière-goût de l’horrible ipécacuanha, sans consolation d’aucune sorte et non encore assez robuste pour lire sans danger du Zola ou du Montépin. Alors, il a fait un livre pour ces infortunés, méritant ainsi d’être appelé leur père. Page touchante du grand livre que je devrais écrire sur les comédiens et qui s’appellerait l’Histoire de la vertu.
Je demande la permission de ne rien ajouter sur ce sujet. Je parle à des gens valides, dont quelques-uns même peuvent être regardés comme des titans, et s’ils veulent du Coquelin Cadet je leur propose la Vie humoristique. Ce n’est pas une œuvre d’une force infinie, ça ne crève pas la voûte céleste. Depuis le phoque du début jusqu’aux nègres de la fin, on ne peut pas dire que cela roule dans un char de feu. Mais il y a du mouvement et de la gaîté saine, il y a un atome de vie et un autre atome de cette chose anglaise dont le génie de Sterne fit un panache lumineux sur les trois royaumes quand la vieille Angleterre eut perdu sa gaîté.
Cela fait en tout deux atomes pour supporter une aussi grande boule comique. Les théologiens de l’Inde n’enseignent-ils pas que la sphère terrestre s’appuie sur une tortue, laquelle ne s’appuie absolument sur rien ?
Un Savonarole de Nuremberg
Le morceau qu’on va lire n’a jamais appartenu au Chat Noir, non plus que l’étude sur Louis Veuillot. Le Savonarole de Nuremberg a été le début de M. Léon Bloy au Figaro et le retentissement en fut assez considérable pour qu’il soit tout à fait légitime de le faire figurer ici. ◀D’ailleurs▶, il y a une autre raison. Le Père Didon est un triste moine vaniteux, affligé du mal de son Ordre, le plus superbe et le plus honteusement avide de popularité qui soit dans l’Église au dix-neuvième siècle. Il peut donc être utile de rappeler ce prêtre à l’humilité sacerdotale qu’il paraît avoir en profond mépris.
Chose curieuse ! l’article du Figaro parut le Mercredi des Cendres. Cette circonstance vraiment providentielle aurait dû lui donner à penser. Il était assez curieux que le Figaro, dont il avait quémandé le suffrage, eût été précisément choisi pour lui mettre ce jour-là sur la tête, non une pincée, mais une charretée de cendres ; tandis que tous les journalistes notoirement hostiles au christianisme et à toute espèce d’ordre moral, des scélérats et des pourceaux, tels que Francisque Sarcey ou Aurélien Scholl, le déshonoraient de leurs applaudissements.
Mais une vanité de cette force est ordinairement sourde et aveugle, et il est fort à craindre que ce dominicain saltimbanque, ce misérable mendiant de publicité ne retourne bientôt à son vomissement, avec ou sans l’approbation de ses supérieurs.
L’autre, le Savonarole de Florence, était un naïf moine auprès de celui-ci. Il se détirait comme le lion symbolique des Florentins sur le sonore tréteau de sa personnalité et poitrinait contre l’Église en mugissant pour la liberté des enfants de Dieu. Il est vrai que cela ne lui réussit pas et qu’il fut brûlé comme un hérétique vulgaire. L’autorité ecclésiastique était forte en ce temps-là et savait encore se faire obéir. Les moines turbulents ou plus sages qu’elle, ne la réformaient pas sans danger, et il fallait au moins être vivant et avoir inventé quelque chose pour lui déclarer la guerre.
Aujourd’hui, c’est devenu beaucoup plus facile. L’Église est un pouvoir désarmé qui ne menace plus la peau de personne. C’est pourquoi tant d’héroïsmes ont cessé d’être silencieux et tant de langues insolentes d’être captives. Il n’est plus même nécessaire d’être un homme.
Voici, par exemple, le Père Didon, de l’ordre des Frères Prêcheurs, que j’appelle un Savonarole, parce qu’il voudrait ressembler à ce braillard. En réalité, il lui ressemble comme un automate ressemble à un être passionné. Mais ils ont ceci de commun : le mépris de l’autorité religieuse et le besoin furieux d’être prophètes dans leur patrie. Rien de plus. Le Père Didon est un avaleur de formules comme on est un avaleur de sabres, et Dieu sait si notre siècle est fertile en formules !
Cet homme a tout englouti, tout engouffré. La divinité de la science, l’infini des connaissances humaines, la suprématie absolue de l’intelligence, l’égalité de l’homme et de la femme par l’instruction, le triomphe de l’expérimentalisme, la tolérance sage, le respect de toutes les croyances, l’harmonie de la science et de la foi, l’installation terrestre de la paix et de la fraternité, etc. ; toutes ces viles rengaines écaillées et poussiéreuses, bonnes tout au plus à conditionner un boniment électoral, il nous les rapporté d’Allemagne, dans un livre de néant dont l’unique supériorité est le plus effrayant ennui qui puisse être senti par des hommes.
Dans ce livre, qu’il a intitulé : Les Allemands, pour tirer le coup de pistolet de l’attraction patriotique, j’ai vainement cherché une lueur de vie organique, un tressaillement généreux, un frisson d’originalité littéraire. Le Père Didon est un dominicain mécanique exécuté à grands frais sur le type Savonarole avec les rognures de Jules Simon et de Prévost-Paradol. Sa fonction terrestre consiste à être à la fois inconscient et roublard.
Je demande pardon pour cette expression qui sera jugée peu respectueuse. Mais voilà quatre ou cinq années que ce religieux pérore devant les peuples sans avoir jamais pu sortir de la médiocrité intellectuelle la plus cadenassée et la plus ténébreuse. Comme nous sommes infiniment avides de scandale, nous avons pris patience jusqu’ici, nous avons voulu espérer que ce glorieux se dénouerait à la fin et que cela finirait par quelque retentissante pétarade d’apostasie. Mais notre longanimité de spectateurs a des bornes et nous ne pouvons pas attendre éternellement que ce timide se détermine à l’ascension de sa corde raide. Il finirait par se laisser tomber pleutrement sur nous avec sa petite brouette et son balancier. C’est vraiment trop de début pour un comédien, quelque frotté de constance que puisse être son public. Il faut renoncer aux premiers rôles et se résigner décidément au cabotinisme subalterne4.
Quant à sa triste brochure, elle ne vaut certes pas l’encre qu’on dépenserait pour en donner l’analyse, ici ou ailleurs, et je n’en aurais pas écrit un seul mot si la rigoureuse Providence n’avait pas permis qu’un atome de notre dignité nationale s’égarât dans la main d’un prêtre vaniteux qui se fait une petite boutique littéraire de notre indigence.
Les hommes de l’esprit le plus rudimentaire se représentent assez facilement un religieux au chœur ou dans sa cellule, priant ou méditant sous les bras de son crucifix. Si c’est un Frère Prêcheur, on accorde qu’il monte dans une chaire pour y annoncer la parole de Dieu, en lui souhaitant de bon cœur le don apostolique de toucher les âmes. Le Père Didon n’est pas de cette école. Il est citoyen avant d’être prêtre et législateur avant d’être moine. Il court au plus pressé, qui est de s’informer de toutes choses et de travailler au salut politique de la nation française.
En 1882, il vole à Berlin, se fait inscrire au nombre des « citoyens de l’Université » et devient étudiant. « Il y a, dit-il, deux types d’étudiants, le viveur et le laborieux. »
Était-il un viveur ou un laborieux ? Pourquoi ne nous l’apprend-il pas ? Évidemment, il ne pouvait pas promener sa robe dominicaine sur les bancs universitaires. Portait-il la petite casquette sans visière, les bottes de cavalerie et l’impertinente badine ? Avait-il un chien-lion ? A-t-il reçu en duel le traditionnel baptême de l’épée ? Tout cela eût été fort intéressant et d’une édification infinie. Peut-être n’a-t-il reçu que le « baptême de la science académique », car le Père Didon compte beaucoup plus de baptêmes que l’Église qui n’en a jamais connu qu’un seul.
Quoi qu’il en soit de cette période de sa vie privée, il paraît certain que la robe de saint Thomas d’Aquin a été quelque chose comme la queue du chien de cet Alcibiade sacerdotal. Elle a été prodigieusement absente et l’esprit religieux est resté au même vestiaire. ◀D’ailleurs▶, la France avait besoin d’un livre sur l’Allemagne et tout est sauvé puisque le voici.
Le Père Didon aime passionnément la France qui est, sans contredit la première nation du monde, puisqu’elle lui a donné le jour. On juge l’arbre à ses fruits. Mais il est un homme juste, et son patriotisme ne l’aveugle pas. Depuis qu’il est devenu étudiant berlinois, l’écrasante supériorité de l’Allemagne lui est apparue. Il le dit parce que la bouche parle de l’abondance du cœur et que la gloire, telle qu’il la conçoit, vient de l’abondance de la copie. Il sait très bien tout ce qu’on peut objecter : la lourdeur et la grossièreté allemandes, l’odieux égoïsme de ce peuple, l’impossibilité absolue de découvrir en lui une sympathie quelconque pour d’autres nations, toutes choses enfin qui sont dans un peuple comme dans un individu les signes évidents d’une congénitale infériorité. Il accorde tout cela. Mais l’instruction, l’instruction universelle ; voilà ce qui fait les peuples forts et les peuples grands. Or, nul peuple n’a autant d’écoles et d’universités que l’Allemagne. Donc, elle est, malgré tout, le premier du monde. Tout l’ouvrage tient dans cette donnée et tout ce que l’auteur met autour de sa bobine syllogistique est de la même force.
◀D’ailleurs▶, les contradictions ne l’embarrassent pas, et il n’y a peut-être jamais eu de dialecticien qui se soit souffleté lui-même de meilleure grâce. Exemple. Je lis à la page 224 : « La politique n’a aucune place dans le peuple des étudiants. On ne voit parmi eux ni socialiste, ni conservateur, ni
unitaire, etc. »
et je trouve immédiatement après, page 225 : « L’unité allemande, voilà une des passions ardentes qui agitent tout le peuple universitaire. »
Croyez-vous qu’il soit facile de dénicher un écrivain capable de se déjuger ainsi à trente lignes de distance.
Et ceci n’est qu’un imperceptible trait. Rien, sinon la lecture même du livre, si on pouvait en braver l’ennui, ne donnerait une idée juste du désordre de cette tête à rouages, construite comme l’outil du ramoneur, pour un ou deux mouvements très simples et déterminés d’avance, mais qui se détraque sans remède à la première complication inattendue.
Le Père Didon a le ridicule terrible de posséder une âme de pédant comme il ne s’en trouve plus en Europe, depuis deux siècles, sinon en Allemagne. Les livres et les mots agissent sur lui comme le paillon sur un sauvage. Au chapitre XVIII, il donne une liste malheureusement incomplète de trente ouvrages allemands sur la Vie de Jésus et il fait suivre cette énumération d’un intéressant énoncé des cours de philosophie de l’Université de Berlin pendant le semestre d’été de 1882, cours suivis par lui vraisemblablement. Cela prend six pages. À la septième, il pose sa plume et pousse ce cri :
« Quelle accumulation ! Quel riche entassement de clartés ! Et quel pays du monde, Espagne, Italie, Angleterre, Amérique, pourrait rien présenter d’équivalent ? »
Si, du moins, tout cela n’était que grotesque, mais il y a l’odieux spectacle d’un prêtre français déjà frappé une première fois par ses supérieurs ecclésiastiques et qui n’aurait, semble-t-il, rien de mieux à faire que de garder un humble silence ; mais qui redemande bassement un peu de bruit autour de son nom, quelles qu’en puissent être les conséquences et qui donnerait, je le crains bien, sa robe de moine, son caractère sacré, sa patrie, sa foi religieuse et jusqu’à sa propre vie pour une seule minute de ces misérables applaudissements qui l’enivrèrent un jour, — Dieu sait au prix de quelles sacrilèges condescendances !
L’Épée dans la Boue
Il était temps qu’elle y descendît à son tour, puisque c’était la seule noble chose française qui n’y fût pas encore descendue ! Depuis longtemps, on avait déshonoré tous les symboles humains de l’Autorité, et la Robe sacerdotale était devenue un vêtement d’ignominie. Les institutions appuyées sur le respect des peuples avaient roulé par terre et l’héroïque Épée de la France était bien, en réalité, l’unique splendeur vivante que le déluge de l’universel mépris n’eût pas submergée…
Maintenant, c’est fini. Un âne est enfin venu qui a rué dans la main défaillante du Pouvoir et le signe de notre force, déjà si profondément humilié, a connu cette honte suprême d’être gisant sous le soulier du voyou définitif qui sera, demain, le roi des rois.
Il y a quelques jours, Saint-Genest déplorait au Figaro l’ignoble circulaire ministérielle qui interdit l’accès de l’église à l’armée française. Cette mesure, encore plus imbécile que malveillante, n’est que la suite naturelle d’un système général de démolition par le dénigrement de l’esprit militaire dans notre patrie. C’est une sorte de conspiration, d’origine étrangère, dont le but évident est, néanmoins, un impénétrable mystère pour les stupides instruments qu’on y emploie, depuis M. Campenon jusqu’à M. Farre, pour ne pas remonter plus haut. Conspiration d’autant plus redoutable qu’elle est infiniment hypocrite et qu’elle s’appuie sur l’inconsciente complicité de la multitude.
Il n’y a peut-être jamais eu d’exemple de ce suicide involontaire de tout un peuple acharné à se déshonorer et à se désarmer lui-même. Comme il fallait une manière de sophisme lyrique à une race aussi généreuse, on a commencé par s’élever contre le chauvinisme, au nom de la fraternité universelle. Le chauvinisme, c’est-à-dire, au fond, la préférence, le choix décidé d’une patrie quelconque. On en est maintenant à la haine nationale de l’armée et de toutes les formes imaginables de la force publique. Ainsi, on ne tâtonne plus, on ne frappe plus au hasard, on sait désormais ce qu’on veut détruire et on ne se gêne plus pour le dire exactement. L’ESPRIT MILITAIRE, VOILÀ L’ENNEMI !
Certes nous voilà loin de 92 et de la fameuse envolée de républicains adolescents qui partaient en chantant pour la délivrance des peuples. Il est vrai que la filiale histoire révolutionnaire, écrite dès le lendemain par les quatorze armées sédentaires de nos historiens bêtes ou crédules, nous a quelque peu daubés sur l’enthousiasme sans tache de cette dénichée de collégiens sanglants. Mais, enfin, H y eut là toute une génération qui s’allaita d’infini pendant vingt ans et qui devint la prodigieuse armée de Napoléon. Or, on sait si Dieu a permis que cela fût grand puisque nos ennemis triomphants sont encore tentés de s’estimer vaincus quand ils s’en souviennent.
Il arrive donc la chose terrifiante que voici.
La France extermine sa propre armée, sa dernière ressource et c’est par le ridicule qu’elle achève ce que d’ineptes décrets ministériels ont commencé depuis quelques années. Il serait puéril de conserver sur ce point la plus diaphane des illusions. L’indigne publication intitulée le Colonel Ramollot est un de ces symptômes sur lesquels peuvent s’appuyer les diagnostics les plus certains d’un effroyable danger de mort.
Cette manière de pamphlet malpropre publié l’an passé, a extraordinairement dilaté la rate populaire. L’énormité du succès a dévoilé du coup l’affreuse indigence de ce sentiment patriotique qui drapait si fastueusement de lâches égoïsmes depuis qu’on avait été vaincu. Notre époque n’est pas aux chefs-d’œuvre, on le sait de reste. Mais dix chefs-d’œuvre auraient pu faire ripaille de publicité avec les seules miettes de gloire tombées de cette table de goujats en fête où l’on dévorait l’honneur de la France. Songez donc ! la discipline, l’obéissance, l’unité du drapeau, le respect des chefs, toutes ces choses vitales et redoutées, détruites enfin, souillées, crapuleusement bafouées, foulées aux pieds les plus immondes, — quelle allégresse inespérée pour tant d’âmes basses qui n’avaient pas reçu leur récompense après avoir si longtemps tremblé !
Un optimisme grégeois pouvait, à la rigueur, espérer encore que l’immondice serait balayée et engloutie dans l’éternité d’un prochain silence. Eh bien ! non. Il paraît qu’on en redemande. Le triste personnage qui est l’auteur de Ramollot vient de recommencer. Nous avons un second volume à succès qu’on rencontre déjà partout. Quoique je sois un assez déterminé contempteur de mes contemporains, je ne les insulterai pas au point de leur offrir une vision critique de cette chose que je ne puis nommer un livre et qui est bien certainement ce qui peut se concevoir de plus abject, de plus idiotement venimeux, de plus profanant. ◀D’ailleurs▶, j’ai surtout en vue l’armée française qu’on outrage impunément et que j’aime avec passion, comme l’une des plus grandes écoles du sacrifice qui se soient vues sur cette planète où la guerre est d’institution divine. J’ai simplement voulu dire ce qu’on souffre, en déplorant que mon éloquence n’égalât pas l’indignation de ma pensée.
J’ai parlé d’hypocrisie en commençant. J’avais sous les yeux la préface de cette resucée d’ignominie où l’auteur, plastronné par ses éditeurs, se défend d’avoir voulu insulter l’armée. Que dis-je ? il est son bienfaiteur et sa brochure est un bourrelet qu’il lui met sur la tête.
« Si l’armée, dit-il, comprend qu’on peut devenir Ramollot en se laissant aller, chacun évitera de personnifier cet être ridicule. »
Il nous donne sa parole d’honneur qu’on ne peut avoir aucun doute sur ses intentions puisqu’il est « un des rares fantaisistes du jour »
. Aimable et bienfaisante fantaisie assez semblable à celle de M. Jules Vallès, par exemple, qui déshonore à la fois sa mère et son père pour montrer avec quelle énergie désintéressée il prétend honorer la famille.
Je ne sais si ce farceur, passablement sinistre malgré son néant, est infiniment éloigné de rencontrer quelque fâcheuse aventure sur le coteau fleuri de sa facile célébrité, mais tout homme non atteint de cécité doit voir avec une cruelle évidence le gouffre de haines, de lâchetés et d’envies où descendent de telles œuvres pour leur servir d’aliment. Toute parole qui tombe dans la foule humaine devient une formule synthétique et oraculaire. C’est la gloire et c’est le danger de parler à la multitude. À l’heure où j’écris, tout officier de l’armée française est aux yeux du peuple un Ramollot en puissance ou en développement, comme depuis deux siècles tout dévot est un Tartuffe.
Et l’Europe, si formidablement armée, qui regarde la pauvre France par-dessus ses frontières démantelées, — quel jugement voulez-vous qu’elle prononce sur cette apostate de la Croix, sur cette renégate de l’Épée qui ne sait plus ce qu’elle fait, hélas ! depuis si longtemps qu’on lui donne à boire le vin terrible de la Désobéissance ?
Réflexions sur un Patriarche
Il paraît que l’auteur des Monstres parisiens s’appelle Abraham. Cela fait Abraham Catulle Mendès. Le contact de ces deux noms est un prodige dans le désordre, assez analogue à la déconcertante idiosyncrasie du romancier. Il a écrit l’histoire d’un clown comme il aurait écrit sa propre histoire, sa déplorable histoire, à lui, clown de la pensée et de l’expression, équilibriste de perversité idéale sur le sempiternel trapèze de l’imitation littéraire, qu’il ne fut donné qu’à lui seul peut-être de pousser jusqu’à une sorte d’originalité.
Le célèbre fantaisiste du Gil Blas est actuellement l’un des écrivains les plus considérés de cette portion du public français qui se pique d’un semblant de littérature. Il partage ce privilège quasi sacerdotal avec un petit nombre de bonzes puissants tels que Maupassant ou Émile Zola, depuis si longtemps indispensables à l’insalubre bourgeois qui les adore.
Catulle règne donc presque sans partage. Il règne autant que peut régner un cul-de-jatte au milieu d’un peuple qui a perdu l’habitude de ne pas se traîner sur son derrière. Il est l’emplâtre prévu, la cantharide fatale, le vésicatoire inéluctable qui s’applique de lui-même aux sociétés moribondes pour les faire crever plus rapidement. J’aurai sans doute l’occasion de reparler ici de Zola, de Maupassant et de plusieurs autres néfastes suçoirs de notre virus national. En attendant, M. Catulle Mendès doit suffire. Il est tellement complet comme byzantin qu’il pourrait à lui seul représenter toute une décadence.
J’ai écrit le mot imitation. M. Catulle Mendès est l’Annibal de l’imitation et ses livres sont ses éléphants pour escalader les livres des autres. Dans ses Poésies, par exemple, énorme in-8º publié en 1876, on trouve du Baudelaire, du Banville, du Leconte de Lisle, du Victor Hugo et, Dieu me pardonne ! jusqu’à du Vacquerie. Mais on trouve surtout du Victor Hugo et, pour celui-là, l’imitation est une manière de miracle et va jusqu’à l’identité absolue. Que dis-je ? c’est encore plus Victor Hugo que Victor Hugo lui-même. C’est à croire que la Légende des siècles est imitée d’Hespérus et des Contes épiques. Comme s’il avait enfin trouvé son rail, la plupart des livres de M. Mendès, à partir de ce jour, ont été du Victor Hugo, exclusivement. La vie et la mort d’un clown, les Mères ennemies, le Roi vierge, sont de véritables chefs-d’œuvre d’imitation. Si c’est inconscient ou involontaire, c’est à s’enlever dans la nue et à pousser des cris d’aigle, car il n’y eut jamais d’exemple d’une aussi despotique obsession littéraire.
Les Monstres parisiens ont été comme une halte dans ce galop furieux et comme le point de départ d’une transformation de ce singulier esprit. Soudainement, M. Abraham Catulle s’est retourné vers le doux sacristain du temple Hugo, Théodore de Banville, et lui a dit ; « Mon fils, mon cher fils, voici le feu et le bois, je vais te sacrifier pour être agréable au Seigneur Dieu », et ils ont laissé le vieil âne au pied de la montagne. Seulement, aucune bête ne s’est offerte au couteau de ce père, aucun ange n’a retenu son bras et le pauvre petit a été irréparablement immolé.
Au fond, l’affreux juif avait besoin d’une peau neuve pour remplacer la sienne qui commençait à avoir trop servi. Il a pris celle de cet innocent et il y a installé l’abominable ordure alambiquée de son cœur et de son esprit. Il parle en un endroit du Péché jaloux. Je crois me souvenir que c’est le Jeu qu’il désigne ainsi et vraiment ce n’est pas trop mal. Mais en même temps, il me semble que ce mot laisse entrevoir le trait le plus profond de sa nature. Tous ses monstres parisiens, il ne nous les montre pas en moraliste, mais en amoureux et en amoureux jaloux qui les porterait dans son cœur et qui les étalerait comme ses trésors avec une crainte horrible d’en être dépouillé. Il est lui-même le monstre sphérique, le monstre-plexus d’où s’épanouissent les monstres subalternes dont il dramatise la perversité.
Tous les sinistres fantoches qu’il dépeint : Le Mari de Léo, Félix Gargassou, Ariste Vincelot, Adèle Fleuriot, Madame de Portalègre, Madeleine Judas, Mademoiselle Abisag, Mademoiselle Antigone, etc., mâles et femelles à faire blanchir d’horreur un bison noir, c’est la progéniture adorée de ses entrailles, spirituelles, ce sont les créatures infiniment chères de son verbe le plus intime et les images enluminées de son rêve éternel.
Je ne suis pas assez Pontmartin pour parler de morale à propos de cet empoisonneur élégant qui aurait parfumé la ciguë avant de l’offrir à Socrate sur un plateau richement ciselé. ◀D’ailleurs▶, lui-même en parle sans cesse avec le diabolique instinct de profanation particulier à l’éréthisme sénile. Ce qui lui plaît par-dessus tout, c’est de salir l’innocence.
Imaginez-vous une chose plus atroce que celle-ci ?
« Geneviève a dix-huit ans. Toutes les grâces sont dans ses gestes, toutes les musiques dans sa voix. À la transparence de sa peau, plus pâle sous l’or doux des cheveux, se mêle ce bleu vague qu’ont les blancheurs immaculées. Il reste un peu de ciel dans la neige. Sa bouche aux lèvres fines ressemble à une fraîche rose et les dents y mettent une rosée de perles. L’azur presque vert de ses grands yeux calmes qui ne se troublent pas, est infini ; il y passe des rêveries comme une volée de cygnes. Mais elle n’est pas belle seulement. Elle a ce charme suprême, presque divin : la pureté… Jamais une mauvaise pensée n’a frôlé le front de Geneviève. Les paroles qu’elle dit, rares, peureuses, douces, ont le son de cristal des ingénuités parfaites, laissent entrevoir de saintes ignorances. Elle est la candeur elle-même, visible, incontestable, qui confond le désir, permet à peine l’amour…
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« À quel travail se livrait-elle pour payer le bien-être dont le grand-père était entouré ? faisait-elle des aquarelles vendues à vil prix, sans doute ? écrivait-elle dans des journaux de mode ? Justin pensa qu’un regard jeté sur le papier en désordre lui apprendrait peut-être la vérité.
« Il put à peine retenir un cri d’horreur ! ces croquis, c’étaient des ébauches d’infâmes priapées ; les lignes qu’il lut, — ces lignes d’une longue et fine écriture de femme ! — décrivaient avec des mots abjects les plus monstrueuses scènes d’une abominable débauche et, tremblant, se croyant fou, éperdu, il reconnut que les feuilles imprimées, — corrigées par Geneviève ! — étaient les épreuves d’un livre célèbre et immonde, dont un éditeur belge annonçait la publication prochaine. »
Telles sont les volutes et les spirales de l’innommable objet qui tient la place du cœur dans la poitrine de coléoptère de ce romancier, qu’on appelle à la fois Abraham et Catulle et que d’intimes amis désignent plus précisément du nom du mauvais apôtre. « Jésus-Christ, écrivait-il un jour, avait peut-être humilié Judas. »
Parole forte et singulièrement révélatrice de l’inexorable dégradation de l’homme, assez exceptionnellement avili pour la prononcer !
L’Obsession du Simulacre
Vous rappelez-vous la Colère du Bronze de Victor Hugo, la très légitime fureur de ce pauvre bronze que l’on prostitue aux contemporaines apothéoses et qui s’anime, à la fin, dans la Légende des Siècles, pour maudire, en langue métallique, les révoltantes effigies auxquelles le condamne notre crétinisme ? Il me semble qu’aujourd’hui ce minéral devrait être sur le point de succomber à un accès de rage.
On parle d’élever une statue à Coligny. Il paraît qu’on a recueilli beaucoup d’argent pour cette vilaine besogne et même beaucoup d’argent anglais. Les protestants d’Angleterre devaient bien ce souvenir à la mémoire de leur grand ami huguenot du seizième siècle, qui leur ouvrit les ports dont il avait la garde en qualité d’Amiral de France. Mais combien cela est honorable pour nous, qui pourrait le dire ? C’est à peu près comme si les Prussiens nous faisaient cadeau d’une statue de Bazaine, d’une colossale statue de Bazaine en cuivre repoussé, dans laquelle on pourrait faire des ascensions dominicales et qui serait érigée, par exemple, sur l’emplacement des Tuileries, les bras tendus vers l’Est, avec un phylactère d’or où serait inscrite cette parole du poète de l’Année terrible : Salve, Germania mater !
Une chose tout à fait remarquable, c’est le goût passionné des peuples athées pour les simulacres de chenapans et les images de dentistes célèbres. Ainsi, nous avons eu tout récemment le monument nègre de Dumas père, nous en aurons bientôt des centaines d’autres non moins indispensables, et ce sera la joie de vivre que de se promener dans cette chaudronnerie de gloire, par laquelle tout besoin religieux de nos âmes se trouvera désormais assouvi.
M. Charles Buet, auteur célèbre du Prêtre et d’un nombre infini de romans, vient de publier un livre sur l’Amiral de Coligny. C’est une histoire ou plutôt une collation synthétique et très complète des documents les plus vérifiés relatifs à l’histoire de ce parfait gredin. Il n’y a pas lieu de juger ici un tel livre dont l’analyse exigerait le vaste déroulement d’une chaussée de grande revue. Seulement, comme on se remet à rabâcher de Coligny et que ce vieux nom reprend ainsi une sorte d’actualité, j’ai voulu me rafraîchir l’esprit de quelques heures d’hydrothérapie historique. Par bonheur, c’est le livre de M. Buet et nul autre qui m’est tombé sous la main.
Celui-là, du moins, ne farde pas le personnage et le donne simplement pour ce qu’il fut, c’est-à-dire un Judas, un hypocrite et un assassin. Trois raisons fortes pour que les Français du dix-neuvième siècle le mettent dans leur paradis de statues. Ils pourront ainsi s’admirer dans leur type comme dans un miroir concave.
Le principal titre de gloire du vieux drôle est de servir de texte et de prétexte, depuis trois cents ans, aux déclamations des imbéciles contre la Saint-Barthélemy. S’il en fut la première victime, les ennuyeuses larmes de la Henriade l’ont bien cruellement vengé, et c’est vraiment trop commode de passer pour un martyr quand on est éventré, à la fin, comme une bête enragée, après avoir trahi et désolé sa patrie pendant vingt ans à la tête d’une armée de pillards, d’incendiaires et d’égorgeurs.
Que l’ignoble et renégate Angleterre — qui devint en un instant schismatique, de catholique qu’elle était, au premier commandement de son pourceau de roi, comme un docile troupier fait demi-tour, — dresse chez elle des monuments hauts comme la lune à l’atroce canaille qui lui vendait le royaume de France, où on se battait du moins pour la foi, qu’elle fasse semblant d’éclater d’enthousiasme pour cet hypocrite si semblable à tant de ses fils, rien n’est moins fait pour étonner. Mais que cette vendeuse de chair humaine, cette maquignonne de trahisons politiques, cette maquerelle aquatique de tous les traités qu’elle viole ou qu’elle élude à sa convenance vienne apporter son sale argent à la France pour une statue de Coligny et que la France l’accepte : en vérité, c’est à s’en aller dans tous les déserts pour y mourir de dégoût afin d’en ressusciter de fureur !…
Ah ! nous aurons de jolis discours et de jolis articles et de bien délicieuses images dans les journaux illustrés si cette immondice arrive à terme. Je voudrais bien savoir le nom du statuaire qui se chargera de l’accouchement. Je lui promets un panégyrique, à celui-là !
Et Dieu sait les anachroniques lamentations de crocodiles que nous devrons endurer sur la Saint-Barthélemy, sur ce misérable égorgillement de la Saint-Barthélémy dont on n’a tant braillé que pour faire oublier les cataractes de sang catholique répandues pendant un quart de siècle dans toutes nos provinces par ces tendres agneaux calvinistes si injustement persécutés !
Les bourgeois les plus cancéreux, les plus oxydés, les plus fangeusement égoïstes, auront toujours au fond de leurs immondes entrailles un borborygme de sensibilité quand on leur parlera de l’horrible massacre de la Saint-Barthélemy, que j’appelle, moi, un acte de légitime défense et que je trouve répréhensible en ce seul point, qu’il fut déplorablement raté.
La société catholique, en ce temps-là, commençait déjà à tomber en déliquescence. C’était le commencement du cloaque actuel. On était déjà timide, on raisonnaillait et on pleuraillait. Le bras charnel branlait fortement dans le manche doctrinal. On ne fit rien de propre et, le lendemain, c’était à recommencer.
Les chrétiens nidoreux du dix-neuvième siècle, gens équilibrés dont le derrière est un maëlstrom pour coups de bottes, ne parlent qu’à voix basse et tremblante de la nuit du 24 août 1572. Ces lâches ont peur de ce que leurs pères ont fait pour leur conserver le semblant d’autonomie religieuse qui est, aujourd’hui, comme le restant de pâtée spirituelle qui les empêche de crever de raison. Ils renient les Deux Bras de la Croix pour ne plus adorer — avec tous les tempéraments de leur sagesse de reculade, — que le tronc mutilé d’un Dieu manchot fait à leur image.
Ils donnent donc leur argent pour une statue de Coligny comme ils le donneront demain pour une statue de Calvin si on leur en demande. Ils le donnent même avec des larmes d’attendrissements. Cet argent, ainsi lubrifié, s’en ira concubiner avec l’argent du protestantisme anglais et ils feront à eux deux beaucoup de petits enfants en bronze qui seront des statues d’assassins, de voleurs ou de saltimbanques pour toutes nos places publiques. Tel est l’avenir amèrement prophétisé par moi, entrepreneur de démolitions, actuellement sans ouvrage.
Quant à M. Charles Buet, qu’il reprenne carrière. C’est un bon cheval de course qui peut servir longtemps encore avant de traîner les fiacres ou les omnibus de la décrépitude littéraire. Je le remercie chaleureusement, au nom du Chat Noir, de m’avoir donné la douche Coligny qui m’a fort à propos ranimé. Je commençais à furieusement m’avachir dans la lecture des Zola, des Ramollot et des Catulle Mendès. Un monstre parisien de plus, et j’étais exterminé !
Le Cent-unième Chacal
J’aurais pu tout aussi bien écrire le millionième. C’est un nombre déterminé pour un nombre indéterminé. J’ai voulu simplement donner l’idée d’une invraisemblable quantité de chacals. Il y a eu diverses ères dans ce monde : l’ère des juifs, l’ère chrétienne, l’ère des Olympiades, l’ère de la fondation de Rome, l’ère de Nabonassar, l’ère de Mahomet, l’ère de la République française. Que sais-je encore ? Il y a eu l’ère des Romantiques, puis l’ère des Parnassiens qui a fort heureusement conflué avec l’ère de l’ordure naturaliste. Nous en sommes présentement à l’ère des chacals. Je demande qu’il soit accordé la plus copieuse attention à ce considérable propos.
Il n’existe peut-être pas en France un seul imbécile qui ne soit persuadé que le christianisme est une saleté qu’il importe de balayer avec la plus extrême promptitude. À ce point de vue, l’anticléricalisme serait comme un département de la voirie européenne.
En d’autres temps, l’Église étant toute vive et très forte, un assez grand nombre de coupe-jarrets lui faisaient la guerre. Mais il fallait pour cela quelque bravoure, car les puissants la défendaient et elle savait au besoin se défendre elle-même. Les onagres philosophiques du dix-huitième siècle ne pouvaient ni ruer ni braire en sécurité et, jusqu’aux derniers jours du second empire, un certain degré d’insolence n’allait pas sans quelque danger. Les carnassiers trembleurs ne se montraient pas. Aujourd’hui que la vieille Mère est gisante et qu’ils la croient décédée, ils apparaissent comme une invasion de chacals affamés. Ils arrivent de partout, de la plaine et de la montagne, de l’égout et du lupanar. On en voit sortir des tombeaux mal gardés où ils trompaient leur famine en rongeant les os des morts. Ils sont de toute taille et de toute couleur. Il y en a de pelés et de vermineux, de chassieux et de lamentables. Il y en a de rossés qui sont très superbes. Il y en a même qui sont pleins d’allégresse et de juvénilité. C’est l’immense curée victorieuse des hurleurs immondes.
« Monsieur, me disait un jour un voyageur turgide et grotesque, je fais dans la piété. » La jeune littérature en voyage pour le circulus positiviste, fait dans l’impiété. C’est le début nécessaire, fatal, inéluctable. C’est le tremplin élastique et de plain-pied où la timide adolescence peut s’élancer de l’onanisme universitaire aux supérieures destinées. On ne voit plus que cela, c’est la marée de l’Océan, c’est l’infini. L’épiscopat et le bas clergé des cinq parties du monde ne suffisent plus pour défrayer de prêtres infâmes l’imagination fertile de nos romanciers dans les langes.
J’ai eu la fantaisie de ramasser du bout des doigts, dans le milieu des déjections, l’objet que voici : Chrétienne, par M. Flor O’Squarr. Cela se vend chez l’éditeur belge Kistemaeckers, à côté de Charlot s’amuse et de Bruxelles rigole. J’espère mourir dans l’ignorance du vrai nom de cet imbécile. Mais vraiment sa brochurette est une bien charmante et bien neuve trouvaille. Jugez-en :
Le citoyen Savinien Rivière est un ancien défenseur de la Commune de Paris, un déporté de la presqu’île Ducos, un anticlérical dont les publications philosophiques avaient porté l’inquiétude « jusqu’au fond du Vatican »
. Ce pauvre vieux palais des papes est ainsi ballotté dans une perpétuelle anxiété. Le premier chenapan guenilleux a toute la puissance qu’il faut pour le faire trembler et gémir sur sa base.
D’après les idées belges, tout homme qui dépose un excrément contre le mur de l’Église est nécessairement un héros, un tonneau d’Heidelberg de toutes les vertus, un martyr même, mais surtout et avant tout, c’est une âme religieuse de la plus sublime élévation. « De tous les croyants de son époque, cet insurgé, cet hérétique était peut-être le plus fervent. Il adorait l’Être suprême, mais ne lui souffrait pas d’autels humains. »
Voilà le reste de gigot philosophique que M. Flor O’Squarr se croit, en son âme et conscience, obligé de nous servir.
Donc, le héros devient amoureux. Il néglige tout à coup l’Humanité, son épouse austère, pour concubiner avec une simple femme, qu’il rencontre dans une église où « elle règne sur la messe »
. Il faut être tout à fait Flor O’Squarr pour avoir l’idée d’une femme qui règne sur la messe. J’ai lu bien des livres qui paraissaient être de la même force que le sien, je n’ai jamais trouvé cela. N’importe, le communard veut lui donner un autre trône, à cette reine, le trône de l’amour tel que le conçoivent ordinairement les communards, et que de profanes spiritualistes ont l’insigne mauvaise foi de se représenter comme une auge à cochons.
Toute dévote dissimulant une courtisane, comme chacun le sait bien, il n’a pas de peine à
lui faire comprendre qu’elle est une victime, qu’elle galvaude, dans le voisinage des « hommes noirs », sa belle jeunesse qui serait si saintement employée à jouir avec lui et que « l’abnégation poussée jusqu’à la folie, telle est l’exigence de Dieu. Et ce Dieu ne serait pas haï, détesté, méprisé par tout ce qui est jeune et vaillant ! Allons donc ! »
Le jeune et vaillant Flor O’Squarr est prêt à nous donner sa parole d’honneur que ce boniment saveté est irrésistible sur n’importe quelle dévote et, même, il ne serait pas éloigné d’affirmer que plus la dévote serait fervente et plus le boniment serait irrésistible.
Aussitôt, ça se précipite. On s’installe, on s’empile dans les caresses et les extases on se rue à « l’assaut des voluptés sublimes »
. Tout à coup, la chrétienne mal exterminée reparaît dans la gourgandine. Alors l’amoureux anticlérical, toujours prêt au sublime, s’élance dans la mer en fureur pour sauver des naufragés et meurt victime de son dévouement. Seulement, il ne meurt pas comme tout le monde. Il ressuscite une heure après, pour briser un crucifix, et la chrétienne épouvantée l’assassine pour accomplir la volonté de Dieu.
Ces choses agréables sont écrites dans un tout petit français de Bruxelles assez semblable à celui de l’auteur anonyme du Maudit et de plusieurs autres ouvrages qui firent les délices de beaucoup de boutiques. À la rigueur, on y trouverait une gouttelette de Goncourt, mais c’est si peu qu’il vaut mieux n’en pas parler.
Ce qui ressort de cette lecture, c’est le besoin social le plus pressant de massacrer tous les ecclésiastiques dans le plus bref délai possible, puisque leur influence est tellement pernicieuse qu’elle ne va à rien moins qu’à faire tuer des communards pleins de nobles sentiments par des dévotes qui auraient pu être pour eux de si délicieuses maîtresses.
Et voilà le coup de dent de ce dernier chacal, qui serait probablement un très doux caniche si la Mère des peuples était toujours fortement assise dans son Tabernacle de lumière !
Le Miracle des Larmes
Je n’aime pas le théâtre et je n’y vais guère. L’artifice palpable de la scène agit sur moi en sens inverse de ma conception esthétique. À mes yeux, le théâtre est le triomphe de la bagatelle et la décisive victoire du médiocre. Je ne saurai sans doute jamais, ni personne, ce que M. Francisque Sarcey entend par sa fameuse scène à faire, laquelle ne sera jamais faite. Il serait ◀d’ailleurs▶ profondément imbécile de s’informer exactement de ce qui se passe à l’intérieur de ce goret. Mais j’ai lu passablement de comédies ou de drames et j’ai toujours vu par la pensée les mêmes fantoches dramatiques s’agitant dans la même demi-douzaine de situations à effet certain, tandis qu’au-delà de l’absurde coupe transversale, dans la buée de l’amphithéâtre, l’innombrable bétail humain mugissait au diapason.
Il n’y a peut-être pas de local terrestre où la médiocrité de l’espèce raisonnable éclate avec plus de violence et s’accroupisse sur l’âme immortelle avec plus de despotisme. C’est par là que s’explique la fervente dévotion du spectateur mammifère, étrange poisson à l’écaille d’argent qui se prend par les yeux et qui se souvient par les nerfs.
Cette loi terrible du théâtre qui rature toujours le génie me paraît si rigoureusement ajustée à la nature même du pauvre être soi-disant pensant que, pour mon compte, je suis décidément inconsolable de la forme shakespearienne. Ce lanceur de rayons qu’on appelle l’auteur de Richard III avait pourtant sous sa main la forme épique qui eût été certainement plus shakespearienne encore. Mais si l’énorme génie anglais a pu être émasculé par l’exigence mécanique du théâtre, que penser et que dire des modernes Guignols de l’arrangement dont tout l’art consiste à soutirer le demi-quart d’une émotion bête de l’un ou l’autre des trois sentiments primordiaux assis dans l’âme humaine, les pieds sur la foudre, et qui ne parviendraient jamais à s’élancer du néant si un autre art que le leur n’intervenait pas.
J’en ai fait cette semaine la plus concluante expérience. On m’avait dit que madame Sarah Bernhardt était une prodigieuse artiste dans la Dame aux Camélias et je n’avais jamais vu Sarah Bernhardt. Jamais, vous entendez. C’est comme cela que je suis Parisien. Tout à l’heure, je parlerai d’elle, puisque c’est pour elle seule que j’écris cet article. En attendant, je dois bien quelque chose à M. Alexandre Dumas fils qui m’a donné l’occasion de vérifier une fois de plus ma doctrine sur la vanité du théâtre et d’installer définitivement sur un trône d’Orient mon tout-puissant mépris pour sa personnalité d’écrivain et pour le vil peuple qui l’admire.
Une anecdote aussi simple que peu connue fera mieux comprendre que n’importe quelle analyse le hideux Harpagon, — métis de juive et de mulâtre, — qui règne depuis vingt ans sur nos théâtres.
En 1869, il publia, dans des vues philanthropiques à peu près aussi désintéressées que celles de la sublime Maréchale Booth, une tendre brochure intitulée les Madeleines repenties. C’était une manière de plaidoyer pour les pauvres diablesses de filles qui se fatiguent de la joie et qui voudraient enfin se reprendre à l’odieuse crapule du métier. De naïves et saintes femmes avaient entrepris cette œuvre chrétienne de recueillir les infortunées et cette œuvre, je crois, a prospéré.
Il plut à M. Dumas de répandre sur elle sa protection, et sa brochure fut un appel à la charité publique. Dieu sait qu’il disait beaucoup de sottises, mais enfin il y avait une espèce d’émotion, un semblant de générosité miséricordieuse dans ces quelques pages et M. Barbey d’Aurevilly y fut pris.
C’était quelque chose, cela, et le bon nègre avisé résolut aussitôt à en tirer parti. Il vingt trouver le grand artiste dans sa solitude de la rue Rousselet et lui dit des choses telles que ceci : « Cher maître, voyez l’état de mon cœur, je sens que votre Dieu agit en moi et que je vais vous appartenir, à vous autres catholiques. Demain, peut-être, je serai parmi vous et je combattrai à côté de vous, Ne craignez pas de le dire très haut si vous daignez me gratifier de quelque article. » Le drôle avait, en parlant, les larmes aux yeux. M. Barbey d’Aurevilly, confiant et touché, fit l’article ému dans le sens de la probable conversion de ce sycophante qui se moquait de lui quelques jours après. Voilà pour la moralité du prêchailleur divorciste.
Quant à l’auteur dramatique, je ne le connaissais guère que par d’anciennes lectures qui avaient fort ennuyé mon adolescence et que la brièveté de la vie ne m’avait pas permis de recommencer. Venu en critique à la Porte-Saint-Martin, j’ai écouté son drame avec toute l’attention que la Providence m’a fait capable d’octroyer à une œuvre de néant et voici, en conscience, ce qui m’a le plus frappé. Je tiens à l’écrire parce qu’il me semble que c’est précisément le contraire de ce qui est partout affirmé.
M. Dumas fils n’est pas seulement un pédant. À la rigueur, cela pourrait m’être accordé par quelques esprits détachés qui n’y tiennent pas autrement et qui, ◀d’ailleurs▶, ne verraient aucun inconvénient au concubinage du pédantisme et du vrai talent. M. Dumas fils est encore et surtout un PRUD’HOMME, mais un de ces prud’hommes immenses comme la poésie n’en invente pas. Il est l’Apollon du Belvédère, le Jupiter tonitruant de la prudhommie. La Dame aux Camélias est une mosaïque de tous les clichés d’amour, de paternité ou de repentir humainement dégorgeables en l’espace de quatre heures par une quinzaine de personnes qui n’auraient pas autre chose à faire.
J’ai vainement espéré toute la soirée un de ces mots qui passent pour être la spécialité Dumas fils et je n’ai rien vu défiler. J’offre d’abandonner mes appointements annuels de rédacteur du Chat Noir à la personne qui m’en apportera un seul n’ayant pas été galvaudé depuis soixante ans par tous les commis-voyageurs du commerce et de l’industrie française.
Sans madame Sarah Bernhardt, j’aurais pris la fuite dès le premier acte. Mais, ma foi, c’était si étonnant que je suis resté. Cette fière artiste m’a donné la sensation fort inespérée du tragique le plus angoissant et le plus formidable dans le milieu le plus répulsif à toute grandeur aussi bien qu’à toute esthétique supérieure. Dans ce rôle évidemment créé par elle, eût-elle été précédée de cent artistes, madame Sarah Bernhardt n’est même plus une actrice. On ne peut dire ce qu’elle est, sinon la mère de la Pitié, de la Tendresse infinie, de la Douleur et de l’Épouvante, pendant toute la durée du drame imbécile immensément agrandi et transfiguré par elle. Elle vous prend le cœur dans ses mains de sculptrice habituées à manier une autre argile et elle en fait je ne sais quoi qui palpite et qui brûle aussitôt qu’elle paraît sur cette scène banale qu’elle remplit de sa présence.
Je ne crois pas, ◀d’ailleurs▶, qu’on puisse imaginer une plus monstrueuse disproportion de l’auteur à son interprète. Ici, M. Dumas, en tant qu’arrangeur de la pièce dont l’intuitive Sarah est assurément le vrai poète, ressemble à un croquant en visite chez une princesse très bonne qui consentirait à ne pas le faire jeter à la porte. Il n’y a rien de plus confondant pour un spectateur qui pense que la terrifiante scène du troisième acte entre le père et la maîtresse de son fils. Ce père est un bourgeois sentencieux construit sur le type immortel du parfait conservateur. Descendu pour un instant des hauteurs inaccessibles de son sacerdoce familial en vue d’arracher le jeune homme à une passion subversive, le vieux sot débite pendant un quart d’heure les boniments vertueux de Dumas. La spirituelle grande artiste, forcée par son rôle d’écouter en silence ce grotesque sermon, devrait, selon toutes les prévisions, éclater de rire au beau milieu et même jusqu’au point de se rouler par terre.
Eh bien ! voici le prodige. Non seulement, elle garde son sérieux, mais ce sérieux est terrible. C’est le sérieux de l’humilité, de la désarmante, de l’adorable humilité, telle que pourraient la concevoir et la produire les plus magnifiques âmes du monde.
L’expression de ce surnaturel sentiment ne doit pas être fort ordinaire au théâtre et en dépasse furieusement les traditions. Mais cela ne serait rien encore. Il y a le hoquet effrayant, l’orageuse montée des sanglots contenus et enfin les larmes, le ruissellement, la pluie silencieuse des larmes sur cette fleur automnale de l’amour souffrant, qui roulent et tombent sans interruption aussi longtemps que dure l’Alexandrine remontrance !
Voilà, je pense, une sorte de miracle en art. Par là, madame Sarah Bernhardt fait éclater tous les cadres connus de l’esthétique de théâtre et s’envole infiniment au-delà de toutes les catégories d’artistes. Seulement, c’est trop grand et trop beau pour l’idiote foule et nous étions peut-être le quart d’une demi-douzaine à le remarquer dans la salle. Ces larmes inconcevables et sublimes sont les perles évangéliques répandues devant le groin des pourceaux. Le plus beau diadème de la terre posé sur la plus noble des têtes n’égalerait pas en splendeur cette largesse inutile.
Après cela, que pourrais-je dire et qu’importe le reste ? On a tout écrit depuis dix ou quinze ans sur Sarah Bernhardt, tout, excepté cela, si ma mémoire est fidèle, et moi, le dernier venu, je me suis efforcé de l’écrire comme je l’ai senti, c’est-à-dire avec le tremblement véritable de tout mon cœur et l’extraordinaire angoisse ce mon esprit bouleversé.
Renaissance d’un Art perdu
J’ai résolu, pour cette fois, de ne rien démolir. Au contraire. La semaine sainte est un temps de miséricorde et, ◀d’ailleurs▶, j’ai besoin de reprendre haleine et de faire une halte réconfortante dans l’admiration. Il se trouve que l’occasion m’en est offerte. Non plus comme pour madame Sarah Bernhardt où ce sentiment était balancé par le mépris absolu que m’inspirent les œuvres et la personne de l’abominable Dumas, mais d’une façon complète et sans mélange d’aucune sorte.
On vient de me communiquer, Dieu sait avec quelles recommandations ! un exemplaire de l’ouvrage publié par l’éditeur Launette, l’Histoire des Quatre Fils Aymon, Très nobles et très vaillants chevaliers, illustrée de compositions en couleurs, par Eugène Grasset, gravé et imprimé par Charles Gillot.
Je donne le titre en entier, absolument comme si j’avais reçu beaucoup d’argent pour faire de la réclame à ce magnifique livre qui se recommande assez de lui-même et qui sera certainement beaucoup remarqué s’il reste encore de par le monde quelques douzaines de braves gens perméables à une beauté d’ordre supérieur.
J’ai peu de chose à dire de l’Histoire des Quatre Fils Aymon, en tant que texte pur et simple. Je ne suis point un monsieur de l’école des Chartes et mon ignorance en matière paléographique est à renverser. Il paraît que cette légende si populaire, tirée des anciennes chansons de geste et mise en français moderne par des traducteurs du dix-septième siècles, a une valeur historique et archéologique tout à fait incontestable. J’en suis fort aise, mais ce n’est pas de cela que j’ai faim.
Il paraît encore que « d’après les plus récentes recherches, appuyées de preuves qui paraissent probantes, le Charlemagne qui, dans ce roman, joue le rôle, si peu digne de sa gloire, d’un tyran injuste, souvent bafoué par ses victimes, devrait faire place à Charles Martel. C’est sa lutte contre les seigneurs francs qui aurait fait le sujet de la
chanson primitive, probablement composée au xiie
siècle et qui ne nous est pas parvenue »
.
Toutes ces considérations me touchent médiocrement. L’Histoire, je pense, demeurera, en dépit de ses plus savants passionnés, la vierge au sombre voile, silencieuse et inviolée, que personne n’a jamais pu connaître à de certaines profondeurs. Mais il nous reste de l’entrevoir dans le crépuscule des légendes et, cela, c’est l’inexprimable, la toute-puissante beauté du rêve.
C’est de là qu’est sortie toute cette littérature héroïque et naïve tant regrettée par madame de Staël et si prodigieusement supérieure à la littérature naturaliste de ce putride quartier du xixe siècle. Je viens donc de lire le vieux roman de la Bibliothèque bleue avec une espèce d’enthousiasme.
Ces personnages rudimentaires qui font des choses impossibles avec la plus touchante conviction ; ces chevaliers pleins de bravoure pour qui ce n’est rien de renverser des armées et des forteresses ; cette absence infinie de toute analyse, de tout repli philosophique, de tout artifice littéraire ; ces anachronismes gros comme des montagnes et, enfin, cette admirable ignorance de toute géographie et de toute science exacte : telles sont les choses que mépriserait infiniment ce charcutier de Zola, s’il daignait en prendre connaissance, et auprès desquelles ses photographies soi-disant exactes de la bassesse humaine ressemblent à de la balayure de crottin sur la plus délicieuse des mosaïques.
Essayez, par exemple, de rapprocher ces deux héros, Regnaut de Montauban et Mes Bottes, vous aurez à peu près la différence des époques, en même temps que la différence des poèmes.
Il était impossible de mieux comprendre cela que M. Eugène Grasset et de l’exprimer plus étonnamment. M. Grasset est un fort grand artiste à la manière des miraculeux imagiers-enlumineurs qui précédèrent de plusieurs siècles la Renaissance de l’art païen. Leur art, à ces contemplatifs patients et solitaires, était, au contraire, un art tout chrétien.
C’étaient toujours la Vierge et les saints martyrs, et la gloire du Paradis entrouvert. C’étaient aussi les bons chevaliers bataillant pour le pauvre monde et la justice du Seigneur Dieu ou pour la délivrance du Saint Tombeau.
L’imagination des peuples était saine alors, elle avait un excellent estomac et ne sentait le besoin d’aucun caviar esthétique. L’âme humaine était spiritualiste et surélevée du côté du ciel. On ne-pensait qu’à s’envoler et les formes sensibles des créatures correspondaient simplement pour ces amoureux expectants de l’éternité à une représentation symbolique de réalités surnaturelles dont toute chose terrestre n’était, à leurs yeux, que l’« énigmatique miroir ».
C’est pourquoi l’art entier du Moyen Âge est, de l’aveu même des fanatiques de la Renaissance, ce qu’il y eut jamais de plus profond. On peignit des étoiles d’or sous un dôme d’azur et cela figurait très bien le firmament. On donnait des yeux trop grands à la Mère de douleur regardant mourir son fils et cela faisait sangloter les multitudes. Les sainte Madeleine ou les sainte Agnès sculptées aux porches des cathédrales étaient tout en nimbe et n’avaient presque pas de corps, mais la bénigne clarté du Christ était sur leurs faces consumées d’amour. Qu’importait à ces pèlerins de la vie terrestre que le coq du Chef des Apôtres ressemblât à un autre oiseau ou que le grand prophète Jonas fût vomi par un trop petit poisson ?
Il faut avoir feuilleté les magnifiques, les sublimes vélins manuscrits conservés dans nos bibliothèques, gloire ancienne de tant de monastères, et qui ont pu échapper à l’idiote rage de la canaille protestante ou de la canaille révolutionnaire, pour avoir quelque idée juste de cet art presque immatériel et pour être en état de rendre quelque justice au merveilleux travail de M. Grasset, par qui cet art vient de renaître.
Les vrais artistes pourront seuls comprendre l’énormité d’effort et l’incroyable verve d’invention que suppose cette illustration en couleurs de l’Histoire des Quatre Fils Aymon, volume in-8, de 230 pages environ, avec figures et motifs d’encadrement ne se répétant jamais. Tout cela dans le plus strict sentiment archaïque de l’époque qu’il s’agissait de restituer.
Ce que M. Grasset vient d’accomplir est réellement une œuvre immense et profonde qui ne fera sans doute pas le vacarme des grandes toiles de Salon, trombonées par la grossière admiration de la populace des journaux, mais qui sera pour lui, néanmoins, d’un immortel honneur.
Je tenais à lui dire cela, moi solitaire et désespère enlumineur de mes propres songes d’héroïsme et d’idéale justice, dans un monde à l’âme glacée et aux teintes livides, sans enthousiasme et sans grandeur, où de prétendus artistes, de vils peinturiers sans fierté n’imaginent aucun expédient plus noble que de s’atteler au char de réclame de cette gourgandine effroyable qu’on nomme la presse, — prostituée purulente et vermineuse, proxénète achalandée du sale bourgeois qui l’adore et qui se complaît en elle comme dans la fille bien-aimée de son envie, de sa bassesse et de ses crapuleuses concupiscences.
Léon XIII et la Conspiration des Imbéciles (inédit)
I
Il est écrit que le nombre en est infini. Jugez de la force destructive d’une telle conspiration. Léon XIII avertit une fois de plus la prétendue société chrétienne tant de fois et si vainement avertie. La Lettre Encyclique qui vient d’être publiée in extenso ne sera sans doute pas beaucoup plus écoutée que ne le furent, au siècle dernier, les bulles de Clément XII et de Benoît XIV.
Dans la première, datée du 27 avril 1738, le Pape, « réfléchissant sur les grands maux que la société clandestine, dite des Francs-Maçons, lui donnait lieu de craindre, soit pour la tranquillité des États, soit pour le salut des âmes, défendait à tout chrétien, sous peine d’excommunication, de la favoriser, de s’y agréger et d’assister à ses réunions »
.
Cette excommunication, spécialement réservée au Souverain Pontife, portait le plus formidable caractère de réprobation et ne pouvait être levée que par lui.
Le 18 mai 1751, Benoît XIV confirmait par une seconde bulle la Constitution de son prédécesseur dans toutes ses dispositions. Ces actes de la suprême autorité religieuse furent renouvelés en 1821 par Pie VII, en 1825 par Léon XII épouvanté des progrès de la secte et enfin, le 25 septembre 1865, par Pie IX qui eut la gloire de protester presque seul, avec tant d’énergie et au risque de sa propre vie, contre toutes les bêtises homicides de son siècle.
Il est donc parfaitement établi qu’on ne peut être, en même temps, franc-maçon et catholique. Il paraît que c’est une chose terriblement difficile à comprendre, puisque non seulement les imbéciles qui forment l’immense majorité de toute nation, mais encore bon nombre de gens d’esprit, ne sont pas encore parvenus à s’en pénétrer. Aujourd’hui, l’infortuné successeur de Pie IX renouvelle l’objurgation. Encore une fois qui l’écoutera et qui voudra le croire ? L’infaillibilité doctrinale du Saint Père est une simple facétie pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’humanité civilisée et c’est même une question pour beaucoup de catholiques ruineux, façonnés à la ressemblance du Père Didon, qui n’ont pas assez de virilité pour opter entre une franche apostasie et la parfaite adhésion du cœur.
Quelle sorte d’accueil voulez-vous que fasse une société aussi foncièrement médiocre à des propositions de cet absolu et de cette rigueur ? — « Dieu est l’auteur de la souveraineté et de la société civile ; — ceux qui sont revêtus de la souveraineté doivent être regardés comme les coopérateurs ou les ministres de Dieu ; — Il est absolument faux que les peuples aient le droit de secouer l’obéissance selon leur bon plaisir. »
À coup sûr, un haussement d’épaules national sera tout l’effet de cette clameur paternelle sur notre république de gâteux superbes et l’antique honneur de la France, nullement réconforté, continuera de gir et d’agoniser par terre, assassiné par des banquiers et des Vénérables.
II
La franc-maçonnerie visée par l’Encyclique et la vieille hérésie janséniste ont ceci de commun qu’elles ne se démasquent dans aucun cas et n’ont jamais consenti à triompher par l’ostentation de leur puissance. Au contraire, l’une et l’autre ont toujours aimé le secret et l’argot du mystère.
Le victorieux procédé du Jansénisme consistait à se nier lui-même, à protester sans cesse de sa parfaite soumission à l’autorité ecclésiastique et à toujours considérer comme s’adressant à d’autres les blâmes ou les condamnations dont l’accablait directement cette autorité bafouée.
Les francs-maçons à leur tour, protestent invariablement de leur inaltérable simplicité. Ils ne sont rien de plus qu’une inoffensive pincée d’honnêtes gens associés dans un but de philanthropie, aimant à rire et sans aucune intention d’agir directement ou indirectement sur quoi que ce soit. Ainsi parlait, il y a quelques jours, le journal le Temps, organe accrédité de toutes les sottises mitoyennes, après la lecture du résumé de l’Encyclique.
« Dans la pensée de Léon XIII, disait-il, tout le mal vient de la franc-maçonnerie. Il y a là une notion évidemment exagérée de l’action de la franc-maçonnerie à notre époque et il nous semble que Léon XIII, malgré son habituelle lucidité d’esprit, confond les temps et les situations… Elle est simplement un moyen de rapprochement pacifique entre un certain nombre d’hommes. Elle est comme un vaste cercle où les causeries, les allocutions, les cérémonies traditionnelles, remplacent les cartes et le billard. Elle est surtout une institution de bienfaisance, contre laquelle il n’y a vraiment pas raison, aujourd’hui, de se mettre en campagne. Si le Pape veut trouver les causes des maux dont il se plaint, c’est ailleurs qu’il doit les chercher. »
C’est le constant sophisme de ces Tartuffes de sérénité. Les plus atroces démentis historiques ont beau les souffleter, ils ne perdent pas contenance et ne se mettent jamais en frais de nouveaux mensonges. Ils supposent toujours une humanité bonasse et modeste, satisfaite de progresser avec lenteur et dédaigneuse des souterraines intrigues dont on l’accuse. Les révolutions, suivant eux, sont les fruits naturels du terroir social ensemencé par le vent des philosophies, et mûris au soleil de la raison…
La plus stricte équité veut néanmoins qu’on distingue deux sortes de francs-maçons. De leur propre aveu, sur les huit millions d’adeptes répandus dans l’univers, « il n’y a guère que cinq cent mille membres actifs »
. Les autres mangent, boivent, chantent et paient. C’est l’immense armée des imbéciles, c’est le vivier, toujours plein, de la Jocrisserie orgueilleuse, rebelle seulement à l’autorité de l’Église, où les occultes cuisiniers de la haute initiation puisent à leur fantaisie pour les combinaisons démoniaques de leur politique.
« Parmi les membres de la secte, dit l’Encyclique, il s’en peut trouver et même en bon nombre qui, bien que non exempts de faute pour s’être affiliés à de semblables sociétés, ne trempent cependant pas dans leurs actes criminels et ignorent le but final que ces sociétés s’efforcent d’atteindre. »
C’est avec une sécurité parfaite qu’on peut se permettre de présenter ce joli troupeau comme le plus idéal chef-d’œuvre de l’abêtissement humain par l’effet d’une simple transposition de la loi d’obéissance.
III
Il n’y a que deux sortes d’hommes en ce monde disait un ancien, — Tacite, si j’ai bonne mémoire, — les hommes faits pour commander et les hommes faits pour obéir. C’est une proportion de un à mille environ, comme dans l’armée qui offre le type accompli de toute hiérarchie terrestre.
Les Francs-Maçons du dehors appartiennent à la seconde catégorie. Ils étaient nés pour végéter et pour germiner obscurément dans les plates-bandes soigneusement irriguées du potager social. Ils eussent accompli leurs utiles et rudimentaires destins sous l’œil vigilant des arracheurs d’ivraie et des émondeurs de sauvageons. Mais voici : l’Église et l’État ayant été séparés par le simple fait d’une législation athée, l’Église a été privée du concours des lois civiles de répression et le pauvre têtard politique appelé bourgeois, sollicité à la fois, comme Hercule adolescent, par le vice et par la vertu, s’en est allé du côté où on avait l’air de s’amuser davantage et il est devenu franc-maçon.
C’est l’affaire d’un homme de génie de raconter l’histoire des progrès de la bêtise européenne dus à l’extraordinaire diffusion de la lumière maçonnique dans ce dernier siècle. Nous avons tous connu de ces bons imbéciles, fiers de leurs insignes et décrétant à tout propos leur propre importance, contempteurs adipeux de la religion et du clergé, parfaitement assurés d’être redoutables à Dieu et aux rois et se reposant des vulgaires soucis de leur boutique ou de leur ménage par le fraternel délassement des travaux de table. Ces ruminants ont été montrés dans mille romans et ils ont fait les délices de plusieurs littératures. Mais c’est surtout en province qu’il est agréable de les étudier.
Ils sont les enfants du mystère. Sans doute, ils méprisent très fermement les mystères de la foi chrétienne, mais ils se tiennent dans un tremblant respect devant le sot mystère de la foi maçonnique. On leur a fait accomplir les « trois voyages », et ils ont monté les degrés de l’« échelle sans fin » ; on leur a fait faire « trois pas dans l’angle d’un carré long », on les a soûlés d’images symboliques, d’équerres, de compas, de glaives flamboyants, de lunes et d’étoiles, et ces superbes Capanées, qui n’ont pas assez d’injures pour la filiale soumission des chrétiens, font le serment de la plus aveugle obéissance à un pouvoir occulte qu’ils ne connaîtront jamais et qu’il leur faudra servir tant qu’ils vivront et quoi qu’il ordonne, jusqu’à répandre leur sang pour lui.
Il est vrai qu’en récompense de tant de ferveur on leur a donné un tablier de peau blanche, une paire de gants blancs de sapeur, comme emblème de leur innocence (!!!) et, qu’ils soient mariés ou non, une paire de gants de femme, de qualité inférieure, pour offrir à celle qu’ils estiment le plus. Franchement, c’est par trop idiot et si on veut absolument que la liturgie catholique soit une simagrée, c’est du moins, en comparaison, une simagrée sublime et je demande qu’on la mette un peu au-dessus des ridicules jongleries de ces farceurs.
IV
Et maintenant, si l’on vient à penser qu’il y a en France quelque chose comme seize cent mille individus, la plupart instruits et lettrés, — autant que puisse l’être le commun des bourgeois, — qui ont pu avaler, en haine du christianisme, une aussi dégoûtante pâtée de ridicule, on comprendra l’énorme danger de cette conspiration des imbéciles et le cri d’alarme du Père des fidèles.
Il ne s’agit pas seulement de sauver les âmes et de sauver les États, il faut encore sauver l’intelligence humaine qui est en perdition sur un océan de bêtise et qui va tout à l’heure être engloutie. Mais, hélas ! il est bien tard. Quand les hommes faits pour obéir n’ont plus de maîtres, ils les remplacent aussitôt par des tyrans et se précipitent
à l’esclavage. Je pense qu’on peut dire aujourd’hui de la France ce qu’avec beaucoup moins de raison, le marquis de Custine disait de la Russie en 1839 : « Ce peuple a le délire de la servitude ! »
Je connais un jeune poète d’un brillant esprit et déjà célèbre, armé de toutes pièces, à ce qu’il semblait, contre d’aussi stupides séductions. Il vient de se faire recevoir franc-maçon, Dieu sait dans quels intérêts !
Eh bien ! le croira-t-on ? les cocasseries du rite maçonnique l’ont embrasé d’enthousiasme. Il en est à déplorer sincèrement l’assassinat d’Adoniram, architecte du temple de Salomon, par les trois Compagnons jaloux, Jubelas, Jubelos et Jubelum ; il peut prononcer sans éclater de rire des noms de loges tels que ceux-ci : les Admirateurs de l’Univers, les Zélés Philanthropes, le Saint Antoine du Parfait Contentement, les Amis Triomphants, la Clémente Amitié Cosmopolite, les Disciples de Memphis, la Rose du Parfait Silence, la Ruche Philosophique, les Trinosophes de Bercy, etc.
C’est avec un attendrissement tout symbolique qu’il a remplacé le langage français par l’argot de la secte, argot inouï et inqualifiable qui veut que le pain soit appelé pierre brute ; le vin, poudre forte (blanche ou rouge) ; les bouteilles et carafes, barriques ; les verres, canons ; l’eau, poudre faible ; les liqueurs, poudre fulminante ; les bougies allumées, étoiles ; les serviettes, drapeaux ; les assiettes, tuiles ; les plats, plateaux ; les cuillers, truelles ; les fourchettes, pioches ; les couteaux, glaives ; le sel, sable ; le poivre, sable jaune ; les aliments, matériaux ; les chaises, stalles.
Enfin, ce malheureux poète est ému jusqu’aux larmes quand la voix avinée d’un marchand de cirage ou d’un graveur sur bois entonne ces deux couplets du cantique de clôture de tout banquet maçonnique.
Frères et CompagnonsDe la Maçonnerie,Sans chagrin, jouissonsDes plaisirs de la vie.Munis d’un rouge bord,Que par trois fois le signal de nos verresSoit une preuve que d’accordNous buvons à nos frères.
Joignons-nous main à main,Tenons-nous ferme ensembleRendons grâce au destinDu nœud qui nous rassemble,Et soyons assurésQu’il ne se boit, sur les deux hémisphères,Point de plus illustres santésQue celles de nos Frères.
Il semble impossible qu’un homme d’esprit se laisse choir dans un aussi compact crétinisme. Renan a passé par là, pourtant, après mille autres, le F Grand-Chancelier, Renan ! et si on le consultait, il répondrait auguralement que ces choses méritent un profond respect. Il a pris soin lui-même de nous révéler le vertigineux arcane de la doctrine maçonnique et le foudroyant enseignement qu’elle tient en réserve pour écraser un beau jour l’infâme spiritualisme chrétien.
« Le culte du soleil, écrivait-il en 1863, est le seul culte raisonnable et scientifique. Le soleil est le DIEU particulier de notre planète ! »
V
« Le but de l’Ordre doit rester son premier secret, disait en 1774, la grande Loge d’Allemagne, le monde n’est pas assez robuste pour en supporter la révélation. »
Ce but, connu seulement des Maçons des arrière-loges, dit-on, et parfaitement ignoré du bétail vulgaire de l’affiliation, malgré les avertissements sans cesse renouvelés de l’autorité ecclésiastique que personne ne veut plus écouter ni croire, est qualifié par Léon XIII de l’épithète de « Satanique ».
Il est vrai que personne aujourd’hui ne croit plus au Diable et son influence, évidente aux yeux de l’Église, est niée avec dérision par une multitude de gens pleins d’esprit qui ne le valent certes pas. « Le chef-d’œuvre de ce personnage,
disait le Père Ventura, c’est d’être parvenu à faire croire qu’il n’existe plus. »
Eh bien ! à ne prendre le mot du Saint Père que dans son acception mondaine ou littéraire, très différente de l’acception théologique, c’est-à-dire, comme signifiant une extrême perversité humaine, on est forcé de reconnaître qu’il est surabondamment justifié par l’histoire même des francs-maçons, histoire entièrement dénuée de splendeur au simple point de vue de la morale la plus rudimentaire. Aussitôt qu’on commence à étudier cette histoire, le fameux secret se trouve inondé de lumière. C’est le secret de tous les diables et l’on découvre que ces ennemis du genre humain l’ont très mal gardé.
On sait généralement que la franc-maçonnerie plonge ses racines occultes, sinon par un lien historique positif, du moins par des analogies et des identités frappantes de doctrines, par-delà le protestantisme, les Templiers, les Albigeois, les Manichéens, les Gnostiques, jusque chez ces sectaires juifs appelés Disciples de Jean, au temps des Apôtres, qui opposaient le Précurseur à son Maître, enseignant que ce n’était pas Jésus-Christ, mais Jean-Baptiste qui était la lumière.
On voit que le tablier maçonnique a de la race, bien qu’il prétende à une origine incomparablement plus ancienne, et qu’il se recommande de Caïn lui-même qu’ils affirment avoir été fils de Lucifer.
J’espère qu’on n’attend pas de moi l’éclaircissement d’une généalogie aussi ténébreuse, ni même un historique quelconque de la secte. Ce n’est pas ici le lieu et, ◀d’ailleurs▶, l’attrait me manque.
Il suffira de rappeler que la franc-maçonnerie, presque invisible au dix-septième siècle, a été importée d’Angleterre en France, de là en Europe, sous la Régence et, favorisée par nos parlements jansénistes devenus les maîtres, a gagné, de proche en proche, le droit de cité et de souverain empire. Ce furent un prince et une princesse de Bourbon qui eurent le malheur de faire sa fortune.
Le duc de Chartres, depuis duc d’Orléans et Philippe Égalité, est proclamé Grand Maître le 24 juin 1771, à la fête de Saint-Jean qui est celle de l’Ordre Maçonnique. Il réunit sous son obédience les Loges Écossaises jusque-là séparées du rite français et devient, à la tête d’une innombrable armée d’invisibles scélérats, l’antagoniste victorieux du Roi très chrétien.
Trois ans après la franc-maçonnerie récompense le duc de Chartres en achevant, à son profit, le travail de centralisation si heureusement inauguré. Le Grand Orient affilie régulièrement les Loges d’adoption, c’est-à-dire celles des Franches-Maçonnes, établies en dehors de celles des hommes ; il les fait passer sous l’obédience du duc ; il leur donne pour Grande-Maîtresse sa sœur, la duchesse de Bourbon5.
Ce qui suivit n’est que trop connu et appartient à l’histoire universelle. Toute catastrophe nationale comme toute grande trahison est à la charge de cette racaille impie et ténébreuse, de par le témoignage certain de cent mille documents accusateurs.
Mais on peut dire qu’en ce jour, la victoire de la Franc-Maçonnerie fut absolument décisive et que le Monstre s’assit en maître sur le cœur de la malheureuse France.
VI
Le Souverain Pontife voudrait pourtant nous sauver. Il voit ce que nous ne voyons pas et il craint pour nous ce qui devrait nous faire trembler. Isolé dans son vieux palais bâti par les génies, gardé comme un captif par les argousins de cette même royauté maçonnique par laquelle il fut spolié, dénué de toute espérance terrestre et menacé de toutes les menaces humaines, le 261e successeur de Pierre, lève vers le ciel ses yeux lassés et, dans les grandissantes ténèbres du siècle à son déclin, jette une fois de plus sur ce triste monde son filet miraculeux.
Et puis, il attend, le vieux Pêcheur, avec la sérénité divine de son caractère trois fois auguste et la fermeté pleine de douceur qu’il tient de la certitude des promesses dont il a reçu le dépôt. Il sait que l’Église doit triompher à la fin des fins, et quand même il serait seul à le savoir par toute la terre, — tous les hommes et toutes les forces conjurées de la nature s’élançant contre lui avec un ouragan de clameurs, — il ne serait nullement troublé, à moins qu’il ne se troublât lui-même, comme Pascal l’a dit de son Maître.
La parole, maintenant, est aux journaux, à tous les journaux, puisque c’est sur eux, désormais, que l’esprit humain doit compter pour sa nourriture. Ce qui va être dit de sottises, de mensonges, de blasphèmes et de calomnies, c’est Dieu qui le sait. Nous sommes devenus une bien horrible, bien lâche humanité et toute grande parole comme toute grande chose, a l’infaillible don de nous faire bien venimeusement écumer !
Qu’importe, après tout ? Celui que les chrétiens adorent et dont le Pape est Vicaire, s’est appelé lui-même la Voie, la Vérité et la Vie, et il fut douloureusement sacrifié malgré tous ces noms, mais pour se relever trois jours après, avec une immense gloire, du fond d’un sépulcre très bien gardé. Si ce sont là des symboles sans réalité, ils ont au moins ceci pour eux de fortifier infiniment ceux qui les portent dans leur cœur et d’être assurément plus intelligibles et plus touchants que l’ignoble mascarade fratricide de la franc-maçonnerie !
Les Artistes mystérieux6. Maurice Rollinat
I
Je vis et j’entendis pour la première fois, il y a cinq ans, Maurice Rollinat, dans le lieu le moins mystérieux du monde. Cela s’appelait et s’appelle encore, je crois, le club des Hydropathes. C’est une manière de tréteau fraternel et miséricordieux à l’usage des adolescents des trois ou quatre sexes de la nouvelle génération artistique. L’inventeur et le fondateur de cette petite machine à battre la gloire est Émile Goudeau, poète fameux des Fleurs du bitume et du Chat noir, conquérant ironique des trottoirs de la Pentapole occidentale.
Dans cette Jouvence de la célébrité parisienne, les candides applaudissements ont je ne sais quoi de triomphal, d’équestre et qui tient du rêve. Le trèfle magique du succès semble y naître sous les bottes vergogneuses de maint poète lustré par la misère. Les jeunes poètes seront toujours, comme chacun sait, des fauves très doux et des insatiables qui se contentent de peu — quelque chose comme les Héliogabales de la modération — et la ferveur ambiante des Hydropathes a peut-être redonné l’essor à quelque noble oiseau bleu saignant une dernière fois dans le bleu plus profond du ciel, avant de retomber sur cette plate terre qui ne paraît ronde qu’aux géographes ou aux voluptueux favoris de la Fortune.
Je ne fus donc pas extrêmement étonné d’y rencontrer Rollinat que je ne connaissais pas encore et dont il m’avait été parlé comme d’un poète-musicien de l’originalité la plus rare, mais parfaitement obscur. Il me parut très simple que cet artiste extraordinaire — en tenant pour vraies et conformes au plus parfait discernement critique les choses inouïes qu’on en disait — vînt chercher dans ce milieu de jeunesse et de chaleureux désintéressement, le picotin d’enthousiasme qu’il faut à ces étalons divins et qui les fait galoper quand même dans les chemins épouvantables de la vie moderne.
Il se mit au piano et chanta pendant près d’une heure. Il chanta des vers de Baudelaire et quelques-uns de ses propres vers. Dès les premières notes, je vis une chose que je ne me croyais pas destiné à jamais voir. Une foule, à la lettre, ne respirant plus, comme si les doigts de ce très savant magicien mis en contact avec les touches, faisaient couler sur nous tous qui étions là, un fluide extatique et stupéfiant. Pour moi, je ne conçois pas que la première impression de cette musique et de cette poésie puisse jamais s’effacer de l’âme, tant elle est inattendue, violente et profonde !
J’étais assis solitairement dans un coin de cette salle devenue soudainement le palais sonore du vertige, haletant, épouvanté, brisé. La musique, infiniment étrange, tour à tour suave et déchirante, s’enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts ; elles adhéraient et se collaient l’une à l’autre si tenacement, si inflexiblement — dans le centre d’un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières — qu’on pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art, une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve !
Cette lucidité passagère et si étrangement avertissante que toute grande commotion esthétique fait vaciller quelques minutes dans la tête humaine, me montrait, comme en une extase, la profonde vie cachée de ces êtres de désir et de douleur, de ces Ugolins de l’art, affamés d’infini et s’efforçant, au fond d’un enfer, de tromper leur famine enragée sur le crâne de quelque stupide ennemi. Je concevais très bien la poignante, la despotique substantialité du rêve et sa glorieuse primauté sur les animales et contingentes réalités de la vie sensible.
Cette musique, plus terrible peut-être dans ses suavités que dans ses violences, cette voix de poète si navrée d’angoisse et si crucifiée — semblables à la Tristesse et à la Peur qu’une effroyable tendresse aurait amoureusement enlacées — ondulaient et serpentaient si formidablement autour de ce tas de cœurs modernes jetés par la fantaisie dans ce sous-sol banal, que l’applaudissement lui-même — cette détente nerveuse de la brute humaine ravie — ne se produisait pas immédiatement. Les nerfs enroulés autour de l’âme par cette mélodie tortionnaire, comme les entrailles du martyr de Rubens autour de son cabestan, ne se déroulaient qu’avec lenteur sous les visages blêmes et stupéfaits.
Porté comme je l’étais par ma sensation sur le rebord crépusculaire de la vie normale, je ne pus me défendre, en dépit des différences les plus énormes et les plus essentielles, de songer au désespéré Henri Heine à propos de Rollinat. Vous vous rappelez cette impitoyable poésie du scarabée, d’un spiritualisme si cruel. Cet insecte d’or et d’azur qui a brûlé ses ailes à la flamme des lampes vulgaires et qui rampe dans la vermine avec des douleurs de Dieu, le spiritualiste Rollinat m’y faisait penser et me le faisait voir jusqu’au point d’en pleurer et d’en défaillir.
La similitude, il est vrai, s’arrête là et se fixe sur cet unique trait. Henri Heine était un désespéré radical, à l’ironie de démon, un sagittaire empoisonneur qui trempait ses flèches dans le fiel brûlant de son cœur et les dardait contre les mamelles augustes de la Pitié. Rollinat n’a point d’ironie et n’est terrible qu’à force de mélancolie, espèce de miracle que je ne crois pas qu’aucun autre art que le sien ait jamais obtenu au même degré. Son spiritualisme est si impatient et si forcené qu’il semble que toutes les choses créées doivent crier le Saint Nom quand il les chante dans ses vers et il est en même temps si religieux et si tendre, que les plus farouches clameurs qu’il ait poussées, ne sont jamais autre chose que les convulsions d’une âme affreusement solitaire et saturée de l’épouvante de la mort.
II
Je l’ai dit. Cinq ans se sont écoulés depuis cette étonnante soirée. Dès lors, j’ai beaucoup recherché les occasions d’entendre Rollinat, et je suis arrivé au point de connaître tout ce qu’il a écrit en musique et en poésie. J’ai voulu sincèrement vérifier ma première impression et redresser en moi, par les procédés les plus infaillibles de l’orthopédie critique, toutes les gibbosités présumables de mon premier enthousiasme. Or, je le déclare avec naïveté, à la seule différence de l’inattendu, je retrouve encore aujourd’hui la même palpitation terrible, la même main toute-puissante qui vous prend le cœur et qui le met où bon lui semble et, surtout, le même mystère d’une source d’inspiration perpétuellement identique pour des œuvres d’une variété et d’une abondance infinies.
Une telle façon de sentir, évidemment, n’est pas de nature à produire une critique extrêmement vive dans le sens vulgaire et malveillant que l’on veut absolument donner à ce mot. Il semble, au contraire, qu’elle ne doive me permettre que le dithyrambe le plus lyrique et le plus doux. Pourquoi pas ? Rollinat est encore un inconnu et n’offusque personne jusqu’à cette heure. Quelques artistes commencent, il est vrai, à l’apercevoir un peu, Dieu sait avec quels sentiments ! Mais la grosse foule ignorera longtemps, sans doute, un génie si peu fait pour elle.
◀D’ailleurs▶, avec sa double face de poète et de musicien et son indépendance absolue de toute confraternité littéraire, il est destiné à recevoir d’innombrables conseils. Les musiciens se rempliront de miséricorde pour sa poésie ; et des poètes, débordants de sollicitude, lui recommanderont de soigner sa musique. Tous l’égorgeront avec la plus suave frénésie, parfaitement assurés qu’il est aussi impossible de dédoubler en lui le poète du musicien que le musicien du poète.
Il suffit, en effet, de l’avoir entendu une seule fois pour sentir l’étrange exception de cette nature si extraordinairement complexe par les facultés et si merveilleusement simple par l’expression. Assurément, la musique et les vers de Rollinat peuvent très bien se passer d’être ensemble et vivre encore très glorieusement. Mais, séparés, ils n’auront pas toute la vie que ce profond artiste a voulu souffler en eux.
Comme je le disais tout à l’heure, il a osé faire ce rêve de réunir — par l’infini dans la profondeur et l’intensité — en un seul art d’une espèce inconnue, deux arts aussi nettement distincts et d’y surajouter une interprétation assez puissante pour les souder et les cadenasser ensemble dans l’unité absolue de l’expression tragique. Et ces trois choses sont pour lui comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare pour le sourcilleux Jupiter !
Or, voilà précisément l’inconvénient à peu près sans remède de ce superbe effort. Rollinat ne trouve pas d’interprétateurs. Soit indocilité d’esprit, soit impuissance d’âme, personne, jusqu’à présent, n’a pu surmonter l’inexprimable difficulté d cette musique inouïe, fantastique, extra-terrestre, qui corporise le rêve et la peur force de les exaspérer. Tout au plus arrive-t-on à dire ses vers en imitant, comme on peut, son étonnante manière. Mais qui pourra les dire comme lui, avec cette voix stridente et gastralgique, ces voilements d’agonie, ces envols soudains, ces rentrées d’irrévélable angoisse et ces gestes trucidants d’homme éventré qui retient ses entrailles avant de baver son dernier soupir ?
Très vraisemblablement, Rollinat est condamné à demeurer pour longtemps, pour toujours, peut-être, son propre virtuose. C’est sa gloire et c’est son deuil. Ce qu’il y a de plus grand en lui aura le sort mélancolique de cette combinaison de mystère et de folie rêveuse qui fut l’âme chantante de Paganini, tradition bizarre et poétique qui va s’effaçant dans les hautaines et sombres encoignures de l’histoire !
III
Cette étude ayant pour unique objet d’annoncer à l’avance une célébrité future et peut-être imminente, je ne puis prétendre à donner ici qu’une idée générale de la personnalité artistique de Rollinat. Hommage sincère dont je ne me dissimule guère la probable inutilité. J’imagine que son succès de virtuose, succès qui gronde déjà et qui va tout à l’heure éclater, ne sera nullement le genre de succès capable d’enivrer un esprit aussi fier que le sien. Je crains, au contraire, pour lui, un succès tout américain, succès tératologique de curiosité, ou d’engouement, analogue à celui d’Edgar Poe ou de Baudelaire, artistes sublimes dans l’étrange et qui, pour leur peine d’avoir été étranges, durent attendre la mort pour se dessouiller de la célébrité banale et entrer dans la gloire tranquille de leur génie.
Ces deux poètes passeront ◀d’ailleurs▶ aux yeux vulgaires de l’écoutante multitude pour avoir été les deux mamelles du poète Rollinat. Quant au musicien, les Aréopagites équilibrés qui vont claquer Auber ou M. Ambroise Thomas affirmeront avec serment que c’est Chopin qui l’a engendré. Sous prétexte qu’il leur ressemble, on dira qu’il les imite et on lui jettera à la tête, pour l’écraser, ces noms illustres, qu’il admire et qu’il révère plus que personne.
Par bonheur, il a l’âme trop haute pour en souffrir. Mais si toute critique élevée ne déserte pas cette société de plus en plus dédaigneuse des œuvres de l’esprit, les merveilleuses affinités poétiques de Rollinat tourneront infailliblement à sa gloire. Il sera démontré surabondamment que ce poète musicien, bien loin d’imiter qui que ce fût, était, au contraire, dans son art, le plus solitaire, le plus hermétique, le plus inaccessible des originaux. Malgré l’impossibilité absolue de produire ici la moins complète des analyses, je voudrais cependant indiquer la dominante de cet esprit singulier, le plexus nerveux de cette poésie si profondément moderne et, au fond, si malheureuse de l’être. Je veux parler de la plus continuelle, de la plus possédante, de la plus cabrée épouvante de la mort. C’est ce que je nommais, un peu plus haut, la source unique de son inspiration.
Il est certainement très peu de sources où les chameliers de la littérature, que saint Jérôme appelé des animaux de gloire, aient aussi copieusement abreuvé leur bétail. Tout le monde parle volontiers de la mort qui épouvante tout le monde. La platitude humaine a presque réussi à en faire une idée vulgaire. Eh bien ! Rollinat trouve le moyen d’être absolument original avec cette poussière.
Sa terreur n’est nullement celle de Pascal, qui regardait l’enfer, elle n’est pas, non plus, celle de Baudelaire et d’Edgar Poe, qui ne virent pas la nature. Sa terreur est faite comme son âme et comme son génie, c’est-à-dire pleine de désirs et pleine de larmes, très mystique et très humble, à la façon des Premiers Coupables dans les fresques naïves des Primitifs. Il ne voit pas de but à une chienne d’existence qui finit si mal, et il en éclate de douleur.
Alors, il se tourne vers la Nature et lui demande comme à une mère de le consoler et de le rafraîchir. Il la caresse, il la chante, il la bénit, il s’y roule, il s’y baigne, il la dévore de baisers, il la boit des yeux du corps et des yeux de l’âme, il l’adore comme la maîtresse infiniment chère et infiniment impossible, qui ne donnera jamais ni dégoût, ni lassitude, ni pâmoisons mortelles, et dont la très pure beauté ne cessera jamais d’être mystérieuse… Tout à coup, il s’aperçoit qu’elle est aussi triste, aussi désolée, aussi mourante que lui-même et voilà le sublime ! Mais quelles âmes il faut pour le comprendre !
À défaut d’une vision nette, Rollinat a le pressentiment de ce secret de douleur universelle que saint Paul appelait le gémissement de toute créature. Idée divine et navrante qui a suffi pour allaiter toute la poésie contemplative du Moyen Âge et qui s’est abattue comme un cygne noir mélodieux sur le cœur de ce poète moderne qui chante sans le savoir comme la grande Liturgie chrétienne et qui finira quelque jour par ressusciter, non pas de la mort — puisque aucun homme ne saurait être plus vivant que lui — mais de l’épouvante de la mort !
IV
Cette fin de siècle redoutable et chargée de mystère, comme la plupart des fins de siècle, offre à l’observation philosophique cette énorme singularité morale d’un assez grand nombre d’hommes livrés aux poignantes angoisses d’un spiritualisme sans issue et qui n’est précisé par aucune formule religieuse. Si on veut bien considérer ce que c’est que l’âme et son effrayant appétit naturel d’unité et d’infini, on sera facilement étonné de cette force inouïe contre l’inanition, de la patience inconcevable de ce tigre céleste, captif et sans nourriture. C’est un miracle d’extravagante compression pratiquée sur une machine infiniment surchauffée et qui néanmoins n’éclate pas.
J’ai parlé du spiritualisme forcené de Maurice Rollinat. Il faudrait inventer je ne sais quel mot pour donner l’idée juste de cette belle flamme blanche crénelée de pourpre et d’or, repliée, tordue, volubile et mugissante dans l’asphyxiante touffeur souterraine de sa catacombe d’incrédulité. Un tel spiritualisme ressemble à une conception dantesque. C’est une espèce d’enfer réalisé dans un seul cœur, un enfer vide d’espérance et plein de Dieu comme l’autre enfer, mais d’un Dieu qu’on ne voit pas et qu’on est enragé de ne pas voir plein d’anges aussi, mais d’anges ténébreux qui portent les noms désolants de tous les dégoûts et de toutes les influences néfastes de la vie.
Il existe beaucoup de ces étranges tourmentés que les autres siècles n’ont pas connus et auxquels ils n’auraient sans doute rien compris. C’est l’inétouffable, l’inextinguible sentiment religieux survivant à la notion même de tout symbole divin. Les natures vulgaires s’en tirent comme elles peuvent, en adorant l’argent ou la chair. Les natures supérieures ne s’en tirent pas et s’en vont par le monde en poussant des cris plus terribles que ceux de ces aigles blessés qui emportent leur agonie au fond de l’azur et qui n’en finissent pas de tomber du ciel.
Ces cris vont à la sainte Mère Église dont les premiers-nés furent toujours les Lamentables, les Saignants, les Éperdus, les Poètes. Elle recueille autant qu’elle peut de ces Infortunés, elle lave de ses larmes pures leurs plus profondes plaies et les réchauffe longtemps dans ses bras miraculeux. Quelquefois elle les ressuscite, et Dieu seul pourrait dire alors dans quelles solitudes pacifiantes et lumineuses les entraîne l’ouragan de la jolie divine !…
Le poète extraordinaire dont je voudrais faire entrevoir la physionomie si douloureusement sympathique est certainement un de ceux-là, et il appartient plus qu’aucun autre à cette Légion Thébaine des invincibles de la plus idéale spiritualité, qui se laissent massacrer sereinement par les idolâtres abjects de la matière. Si Maurice Rollinat n’est pas chrétien par la foi et par les pratiques extérieures de sa vie, il l’est inconsciemment par le transcendant effort spirituel de son art, par la recherche désespérée de cet élixir de beauté absolue qui restituerait au genre humain le paradis perdu s’il suffisait d’avoir la plus grande âme du monde pour en découvrir la formule.
Il l’est par son insurmontable horreur de tout ce qui rassasie la médiocrité, par le besoin égaré et tâtonnant du surnaturel, de ce surnaturel enveloppant qui est la respiration même de Dieu à travers sa création et que son ignorance religieuse confond ordinairement avec le fantastique, parce que cette réalité divine — sentie seulement par un petit nombre de créatures d’élection — lui paraît infiniment ténébreuse et menaçante dans le silence inscrutable de la nature. Il l’est enfin par l’acceptation de la Douleur, de cette impératrice terrible, fille du Péché, si formidablement assise sur les cinq parties du monde et qui crève la voûte du ciel des pointes fleuronnées de son diadème sanglant, — autocrate universelle, qui remplace les pères ensevelis, les mères sans tendresse, les épouses impossibles, les amis absents, la santé perdue et qui porte jusqu’au pied du Dieu crucifié des millions de cœurs lavés des larmes purifiantes de l’expiation.
La musique de Rollinat doit produire, sur tout homme ayant le sentiment intime des analogies, une forte et profonde impression religieuse, non pas précisément par le rythme ou le style qui sont déjà de fort grands mystères, mais par cette chose indéfinissable qu’on appelle l’accent et qui est, en art, comme le cri par lequel nous sommes avertis que le pressentiment du ciel est atteint dans le fond de l’âme de qui nous le fait entendre et veut le contraindre à se répercuter en nous. Cette musique donne l’impression religieuse parce qu’elle est infiniment mélancolique et, au fond, pleine d’une tendresse extraordinairement navrée et solitaire. Il vient, en l’entendant, quelque chose comme l’idée bizarre d’un pauvre cœur débordant de larmes impossibles à répandre et porté çà et là par des mains tremblantes…
Un jour, un ami frappé de cet accent religieux de la musique de Rollinat lui suggéra de s’essayer sur une des belles hymnes du Bréviaire romain et lui désigna très particulièrement le Quot undis lacrymarum que l’Église chante le jour de la fête de Notre-Dame des Sept Douleurs. Ce poème liturgique d’une si pénétrante tristesse et d’une si tendre déploration maternelle, semblait merveilleusement approprié à cette espèce de génie musical, désolé, laminé, émacié par la souffrance, au point de faire penser, — analogiquement, — à quelque très antique crucifix d’ivoire ravagé par toutes les poussières hostiles des siècles et devenu ainsi deux fois lamentable par les stigmates matériels de la décrépitude surajoutés à l’expression symbolique de la plus idéale torture.
Rollinat écrivit alors cette mélodie quasi séraphique que l’Église catholique popularisera quelque jour et qui semble faire pleuvoir, autour de celui qui la chante, des rayons d’extase. Épreuve singulière dont le résultat fut la démonstration surabondante de l’inspiration musicalement religieuse de cet Enfant Trouvé de l’Amour divin qui peut bien avoir perdu sa foi religieuse, comme cinquante millions d’autres, dans l’épouvantable déroute de la société chrétienne au dix-neuvième siècle, mais qui l’a perdue sans l’abjecte espérance d’un néant futur qui le terrasse d’épouvante, âme frissonnante et sanglotante dans la nuit, roseau chantant bafoué par les souffles de l’invisible, pèlerin de l’idéal roulé par la tempête humaine, temple vivant du Dieu inconnu, désormais habitable pour le seul Père des miséricordes qui ne sera jamais l’époux de nos immondes justices, et que sa prédilection pour de tels enfants ferait encore une fois descendre sur notre fumier si cela pouvait redevenir nécessaire !
V
Je me suis abstenu jusqu’ici de toute citation. Cela ne me semblait ni facile ni sage. En général, les citations sont dangereuses pour la critique qui ose les faire aussi bien que pour le poète qui les subit. L’un est en danger pour sa gloire et l’autre pour son autorité. En poésie, comme en religion et en politique, tout le monde se croit docteur et manque essentiellement de docilité. Mais si le poète qu’on voudrait glorifier est extraordinairement complexe, si, comme un torrent tombé d’un glacier, il roule tout un pan désagrégé de la création, la difficulté devient à peu près insurmontable et touche à l’impossible.
Néanmoins, cette étude est si peu un travail de pure critique, je me suis placé dans cette revue, plus religieuse encore que littéraire, à un point de vue si spécial, j’ai tellement voulu montrer, à travers le grand artiste, l’âme vivante de l’homme et j’écris pour des lecteurs de tant de sympathie et de si peu de mondanité, que cette épreuve redoutable de la citation ne peut avoir l’ordinaire degré d’imprudence et de témérité7. ◀D’ailleurs, il s’agit beaucoup moins de faire admirer le poète que de justifier, à la manière des logiciens, par des exemples tangibles et immédiats, l’excès apparent de mes inductions morales et religieuses à propos d’un artiste que des chrétiens sans miséricorde pourraient être tentés de rejeter pour sa peine d’être un holocauste un peu plus difficile que d’autres à consumer, — comme si leurs yeux arides étaient les yeux ruisselants de pleurs de l’infaillible Justice.
Je vais donc donner deux pièces recueillies aux deux extrémités opposées de l’œuvre poétique et musicale de Rollinat. Ces deux pièces, très différentes de style, de mouvement et d’inspiration, mais identiques d’accent et qu’il m’a été donné de lui entendre chanter plusieurs fois — Dieu sait avec quelles trépidations intérieures ! — me paraissent se rejoindre mystérieusement et former au-dessus du fleuve houleux et mugissant de ses poésies comme un pont idéal du haut duquel il doit être moins difficile d’en conjecturer la grandeur.
Voici la première :
MEMENTO QUIA PULVIS ES…
Crachant au monde qu’il effleureSa bourdonnante vanité,L’homme est un moucheron d’une heureQui veut pomper l’éternité ;C’est un corps jouisseur qui souffre,Un esprit ailé qui se tord,C’est le brin d’herbe au bord du gouffreAvant la mort.
Puis, la main froide et violette,Il pince et ramène ses drapsSans pouvoir dire qu’il halète,Étreint par d’invisibles bras ;Et, dans son cœur qui s’enténèbre,Il entend siffler le remord,Comme une vipère funèbrePendant la mort.
Enfin l’homme se décompose,S’émiette et se consume tout ;Le vent déterre cette choseEt l’éparpille on ne sait où ;Et le dérisoire fantôme,L’oubli ! vient, s’accroupit et dortSur cette mémoire d’atome,Après la mort.
On voit, dès le titre, de quelle source d’inspiration est sorti ce poème. Quelque malveillant que puisse être le bourdonnement de la critique, il est évidemment incontestable que le poète, ici, a obéi à une propulsion religieuse des plus nettement caractérisées. Mais il est facile d’observer que ce mouvement lyrique a d’autant plus de puissance que la partie raisonnante de l’esprit a moins de lumière religieuse, et que le sentiment gagne en intensité tout ce que la conscience a perdu de son libre essor.
Cette conscience est le fauve captif dont j’ai parlé plus haut, patient jusqu’à paraître le geôlier de ses stupides gardiens, mais, à la fin, n’en pouvant plus et jetant par terre les murailles de son cachot à force de rugissements ! L’effet littéraire est un raccourci effroyablement rapide et poignant de tout le néant de ce monde, une sorte de constriction esthétique à la manière de Pascal qui faisait tenir dans un mot toutes les écumes de la vie et qui avait l’air de crier vers Dieu, comme s’il avait été l’intendant des douleurs et des épouvantes de l’humanité.
Or, le cachot de cet aimable fauve qui s’appelle Rollinat — on le voit très distinctement dans son Memento — c’est l’épouvante de la mort, l’épouvante suprême de ce qui la précède, de ce qui l’accompagne et de ce qui la suit. L’accent de ces vers, pour qui sait discerner l’âme humaine à travers les artifices de la poésie, est surtout l’affolement, l’éperdûment, la clameur terrifiée de l’esprit en présence d’une éternité supposée chimérique et d’une vie par trop courte, en vérité, pour l’énorme souffrance du remords et des rêves déçus.
Si, du moins, il était possible de s’accommoder de cela ! S’il existait un moyen de s’établir et de s’installer, comme un roi dépossédé, sans sujets ni royaume, sur le trône glacial et solitaire de l’indifférence complète ! On dit qu’il y a des hommes qui y parviennent. Ceux-là sont les Sphinx de l’abjection, les Croupissants monstrueux. Mais l’âme « naturellement chrétienne » d’un poète n’y parvient jamais et, moins qu’aucune autre, l’âme, naturellement mystique de Rollinat. Car il y a en lui, en cet esprit ailé qui se tord, un mystique singulièrement contagieux et pénétrant, un mystique égaré et sans flambeau, mais fixé, comme tous les mystiques, dans une intense et expectante préoccupation du surnaturel — dès lors, perpétuellement livré aux affres de l’invisible et, sans relâche, suraiguisant de toute l’angoisse de sa vision intérieure l’atroce couteau de la réalité.
Dussè-je exaspérer les culs-de-jatte de l’admiration bête ou faire sourire les sempiternels figés du dédain facile, je ne puis m’empêcher d’arriver à cette conclusion que Rollinat est absolument un mystique, et c’est, parmi les choses que déteste le monde, celle de toutes qu’il déteste le plus. Le langage moderne, ce Bas-Empire de notre décadence intellectuelle, a trouvé le moyen de faire du mot mysticisme une injure. À le croire, ce mot qui exprime l’état le plus haut de l’âme, escortée de toutes ses puissances, quand elle gravite magnifiquement vers son centre, dans les splendeurs sidérales de l’inspiration : ce mot signifierait la béate et immobile stupidité d’une contemplation imbécile.
En réalité, le mysticisme est l’activité suprême et les Mystiques sont les vrais clairvoyants de l’humanité. Tous les génies dominateurs, tous ceux-là qui ont eu la puissance de traîner après eux, dans les sillons de la terre, le troupeau d’eunuques et de décapités qui s’appelle le genre humain, tous les héros de l’Épée, de la Croix ou de la Pensée, tous ont été des Mystiques en quelque manière, et cette manière de mysticisme que l’on déshonore aujourd’hui du nom de superstition était en eux comme une vibration prolongée du FIAT créateur, et répondait à cet éternel appétit de majesté qui se bâtit des solitudes dans les grandes âmes, comme les Pharaons se bâtissaient des solitudes dans l’immensité des déserts !
VI
« Il faut être toujours ivre, disait Baudelaire. Tout est là : c’est l’unique question. Pour n’être pas les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
Baudelaire, redevenu croyant aux derniers jours de sa vie, a-t-il connu la grande ivresse qui fait broncher les hommes vers le ciel et hors du temps, et dont toutes les ivresses de la terre ne sont que des symboles ?
David, dans un de ses psaumes, ose comparer Dieu à un géant hébété et assommé par le vin,
tanquam potens CRAPULATUS a vino
. Notre vocabulaire n’a pas de mot qui traduise exactement l’étonnante énormité de cette expression du texte sacré. Le langage si profondément symbolique de la Bible offre beaucoup d’exemples de cette
figure de l’ébriété matérielle par laquelle les Écrivains inspirés expriment, comme ils peuvent, le délire surnaturel de l’amour divin. Les Poètes, ces Tantales de l’infini, peuvent bien conseiller ou même verser l’ivresse aux altérés qui leur ressemblent, mais s’ils ne rencontrent pas la source vive, toute la pauvre terre mourante de soif ne donnerait pas un breuvage assez capiteux pour les enivrer eux-mêmes.
Maurice Rollinat n’en est plus à demander l’ivresse à quoi que ce soit. La souffrance l’a fait humble, malgré les cris effrayants de sa détresse. Il ne demande qu’une goutte d’eau et il la demande à la nature. Il se fait le mendiant des solitudes, le mendiant des arbres et des rochers, de la nue et du vent. Il s’agenouille devant cette mélancolique image verte de l’espérance, non pour l’adorer, mais pour lui dire de considérer combien il est pauvre, combien il est nu et combien il souffre. Alors, l’Innocente de soixante siècles, tout accablée elle-même de l’antique malédiction, répand maternellement sur lui quelque chose de sa paix si tristement douce et si résignée…
Écoutez le chant de gratitude et d’apaisement du poète :
BALLADE DE L’ARC-EN-CIEL D’AUTOMNE
La végétation, le marais et le solOnt fini d’éponger les larmes de la pluie ;L’insecte reparaît, l’oiseau reprend son volVers l’arbre échevelé que le zéphir essuie ;Et l’horizon lointain perd sa couleur de suie.Lors, voici qu’enjambant tout le coteau rouillé,Irisant l’étang morne et le roc ennuyé,S’arrondit au milieu d’un clair-obscur étrangeLe grand fer à cheval du firmament mouillé,Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange !
Les champignons pointus gonflent leur parasolQui semble regretter l’averse évanouie ;Le grillon chante en ut et la rainette en sol ;Et mêlant à leur voix sa stupeur inouïe,Le soir laisse rêver la terre épanouie.Puis, sous l’arche de pont du ciel émerveillé,Un troupeau de brouillards passe tout effrayé ;Le donjon se recule et de sapeurs se frange,Et le soleil vaincu meurt lentement noyé,Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange !
Tandis que dans l’air pur, grisant comme l’alcoolMontent l’acre fraîcheur de la mare bleuieEt les hennissements des poulains sans licol,Le suprême sanglot de la nature enfuieVa s’exhaler au fond de la nue éblouie,Et sur l’eau que le saule a l’air de supplier,Du cerisier sanglant à l’ocreux peuplier,Dans une paix mystique et que rien ne dérange,On voit s’effacer l’arc impossible à plier,Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange !ENVOI.
Ô toi, le cœur sur qui mon cœur s’est appuyéDans l’orage du sort qui m’a terrifié,Quand tu m’es apparue en rêve comme un ange,Devant mes yeux chagrins l’arc-en-ciel a brillé,Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange !
Voyez-vous ce lyrique en proie au vertige de la mort, déchiré et dévoré par la constante pensée de l’inéluctable et irrémédiable destruction, avec l’horripilante incertitude de tout, excepté d’avoir aimé et d’avoir souffert ! Le voyez-vous écrivant de tels vers et, ensuite, les chantant de manière à produire dans l’âme de ceux qui l’écoutent l’abolition absolue et immédiate de toutes les mécaniques sociales ambiantes, pour les transporter en pleine nature idéale à cinquante mille lieues des bienfaits de la civilisation ! Assurément, le poète qui a reçu le don d’évoquer ainsi la nature, ne ressemble guère au macabre frénétique et halluciné que la sottise ou l’envie veulent absolument voir en Rollinat.
Néanmoins, en écartant le préjugé exclusif et trois fois imbécile qui blasonne son art des lugubres simulacres de la tombe, il est certain que dans cette admirable ballade rustique, comme dans les nombreux poèmes du même genre qu’il a écrits, on retrouve la même poussée vers l’infini et l’extra-terrestre, la même inquiétude d’une âme que rien ne remplit et qui se meurt de l’ennui de vivre. C’est son accent cela ! C’est sa palpitation profonde ! C’est le cri incomprimable de ses entrailles !
Les larmes de la pluie, l’étang morne, le roc ennuyé, la stupeur du soir, le soleil mourant, le sanglot de la lumière, toutes ces expressions disent assez l’angoisse de ce contemplateur de la création. Ah ! certes, il ne croit pas, lui, aux gais paysages et à la nature en fête ! À défaut de la grande Croix lumineuse, une exceptionnelle dilatation de cœur l’a fait capable de deviner l’inénarrable tristesse des créatures enveloppées dans la Coulpe immense de l’homme et irrémissiblement inclinées vers la mort. Alors il pleure avec elle et il pleure sur elle ; il pleure comme dut pleurer le Premier Homme quand il vit toute la terre s’obscurcir et souffrir à cause de sa Désobéissance et que cette solidarité entrevue de l’expiation fit déborder en lui les amertumes de la plus incommensurable pitié.
Qu’y a-t-il, au fond, de plus chrétien que cela ? et qu’y a-t-il de moins semblable à l’orgueilleuse rêverie des panthéistes qui ne connaissent pas de telles larmes et, sans doute, les mépriseraient, mais qui ne connaissent pas non plus une telle poésie et qui n’arriveraient jamais à la comprendre ?
Voilà, si je ne me trompe, la grande originalité littéraire de Rollinat, ce qui fait de lui un personnage absolument inouï et hermétique pour la plupart de ses contemporains. Lamartine, par exemple, a chanté la nature dans les plus beaux vers du monde, mais il ne l’a jamais épousée et s’est contenté de soupirer pour elle toute sa vie avec des yeux pâmés qui ne la regardaient même pas. Quelle différence ! et quel abîme si je pouvais communiquer la sensation de la musique qui accompagne ordinairement les vers de Rollinat et qui leur donne une valeur esthétique presque surnaturelle. Mais comment faire ? Cette musique est tellement une avec cette poésie qu’il faudrait, je crois, reproduire les mêmes réflexions, avec le désavantage de ne pouvoir citer des sons et l’inconvénient plus grand encore d’avoir à parler à des hommes qui ne peuvent pas avoir pour comprendre d’aussi mystérieuses analogies spirituelles, la subtilité des anges.
VII
Un certain jour qu’une grande foule pressait Jésus dans le désert, loin des lieux habités et n’ayant rien à manger, dit l’Évangile, il s’attendrit sur elle, disant : « J’ai grande pitié de cette troupe. » Les admirateurs et les fidèles de la Vérité et du Beau sont aujourd’hui comme cette troupe dans le désert, parfaitement isolés du monde et sans nourriture ; mais avec cette différence qu’ils sont en bien petit nombre et qu’un Dieu visible ne pleure pas sur eux et n’accomplit aucun miracle sensible pour les sauver. Le Christianisme enseigne que la souffrance est nécessaire et les hommes de génie qui sont les Pélicans de l’intelligence paraissent avoir reçu la mission de le démontrer, tant cette féroce amoureuse des hommes est jalouse des plus grands d’entre eux et tellement est intime son enlacement à ces rouvres mélancoliques de la patience.
Lorsqu’un de ces tronçons de cœur sanglants ou gangrenés qu’on appelle poètes, apparaît sur la terre, s’il arrive que la multitude l’aperçoive, c’est toujours dans le transparent azur opalisé d’un jour éclatant qu’on l’y voit descendre. Les vieilles flèches d’or du classique soleil des académies se confondent dans l’imagination populaire avec le ruissellement divin de son chant.
L’impitoyable légende non des siècles, mais des minutes de son triomphe, atteste l’effrayante impartialité du néant de tous les triomphes, en ne lui faisant grâce d’aucune de ses couronnes de poussière. Et lorsque cet éphémère et tous ses pareils, avec lui, ont croulé comme des chapiteaux de nuées derrière le prochain horizon, on ne sait déjà plus si l’étrange lueur pourprée qu’ils ont un instant répandue était leur propre sang ou bien de la lumière !
Pourtant, si l’histoire des littératures n’est pas la plus creuse, la plus caverneusement démeublée des inutilités de la pensée ; s’il est vrai, décidément, que l’âme mise à nu d’un pauvre homme soit le plus considérable des enseignements ; eh bien ! il faut donc regarder l’âme des poètes qui sont assurément les plus pauvres et les plus lamentables de tous les mortels, puisqu’ils ne prennent la force de nous précipiter vers le ciel que dans leur désespoir d’en être dépossédés.
On se souvient de Pascal, ce grand aigle noir à deux têtes de la poésie, l’une pour regarder l’espérance, l’autre pour fixer l’enfer. Tout poète, c’est-à-dire toute âme supérieure est au premier rang dans l’ordre de préséance de la Chute ; c’est là sa place privilégiée et la meilleure de toutes les places pour la plus parfaite ascension de son cri !
Ah ! les belles douleurs des poètes ! les sublimes supplices de la grandeur humaine ! Quelle Iliade sans Homère et quel martyrologe ignoré ! L’opinion, cette Junon aux yeux de bœuf, s’amuse à cracher dans ces puits et, quelquefois, elle s’étonne bêtement de leur profondeur, qui la devrait épouvanter, si ces sortes d’yeux pouvaient s’épouvanter ou s’affoler d’autre chose que de l’écarlate liquide des égorgements. Les âmes supérieures s’égorgent silencieusement et invisiblement elles-mêmes dans l’obscurité quasi sépulcrale de leurs combats intérieurs. Il se livre là, dans cet atome vivant de leur cœur, de fières batailles, des batailles plus grandes qu’Arbelles et Austerlitz, où tombent des empires et se perdent des provinces, où décampent des multitudes et se signent parfois de honteux traités. Quels yeux de la terre seraient capables de contempler cette Cité des cœurs, où combattent d’un combat spirituel, sans repos ni trêve, la vraie vie et la vraie mort !
Il en est de ces âmes qui trouvent le moyen de faire la besogne d’Atlas dans le tonneau de Diogène, d’autres qui sont à la fois la Montagne, Prométhée et le Vautour. Il en est qui s’en vont à la dérive de tous les courants de la vie et qui en obscurcissent tous les flots en y laissant tomber leur image, narcisses ténébreux de l’enfer, éperdus de leur propre difformité. Ce monde immatériel est d’une grandeur à faire mourir l’imagination et à étonner même l’extravagance !
Que de livres n’a-t-on pas écrits sur l’infortune des gens de génie ! Je ne sais si quelqu’un a parlé de la plus insupportable de leurs agonies, c’est-à-dire de la pitié immense qu’ils doivent ressentir pour eux-mêmes, quand ils se regardent et qu’ils aperçoivent le fond de leur effrayante vocation. Ces hommes d’envergure si puissante qu’ils entraînent après eux des peuples dans l’aire illimitée de leur essor, ces êtres sur qui porte en définitive tout le poids de tous les cœurs humains, comme s’ils étaient en pyramide sur leur poitrine ; — que voulez-vous qu’ils deviennent quand ils s’aperçoivent qu’il en est réellement ainsi et qu’ils auront peut-être un jour à répondre, comme l’Alexandre des Saints Livres, du silence de la terre !…
Maurice Rollinat est un de ces hommes et l’un des plus mystérieux. Voilà bien des pages que j’écris pour ne dire que cela. Quelques autres qui devraient l’écrire, le pensent et ne l’écrivent pas.
Quand il sera devenu célèbre, il lui faudra sans doute essuyer les crachats de l’univers, et si les hommes pouvaient oublier de le faire souffrir, ses exorbitantes facultés seraient encore — dans l’ergastule abominable de cette vie plate et médiocre — ses plus inexorables tourmenteurs. Et puisqu’il faut absolument parler littérature pour être écouté, la brûlante soif du Beau absolu qui le dévore, comme l’inextinguible feu du livre des Proverbes, qui ne dit jamais : « c’est assez ! » et le lyrisme inassouvissable de sa pensée, ne suffiraient-ils pas pour faire de toute sa vie — en supposant même l’impossible unanimité de l’admiration — le plus insupportable des exils ?
Mais le monde n’admire pas de la sorte, et si ce Dégoûté revient deux fois à quelque chose, c’est, comme le chien de saint Pierre, à son vomissement. En attendant que le Caïn de la bêtise perde l’habitude d’égorger ses aînés, le sang d’Abel continue de crier vers Dieu ; il s’élève un peu plus chaque jour, il s’enfle et grossit lentement comme une nuée de tempête et de destruction. Un chrétien de génie, s’indignant un jour de la multitude des noms profanes dont la science humaine a souillé le front rutilant des astres, parlait avec une éloquence étrangement inspirée de la vengeance possible des étoiles !…
Cette vengeance, je la crois inéluctable comme l’infinie Justice, et elle s’exercera si terriblement, à la fin, que les plus effrayantes catastrophes de l’histoire ressembleront alors à des réjouissances nuptiales ; et — parce que Dieu ne peut absolument pas se passer de son nimbe d’étoiles vivantes qui sont ses grands hommes — cette vengeance éclatera dans la minute vraisemblablement prochaine où l’injustice et l’indifférence universelles auront obscurci la dernière de ces créatures lumineuses chargées de raconter sa gloire !