(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

I.

Bourdaloue a, entre autres choses, cela d’admirable qu’il n’a point et ne peut avoir de biographie. Qu’a-t-il fait durant sa vie ? Il a prêché la parole sainte, il a été l’homme du verbe évangélique ; il a été une grande et puissante voix. Peu de jours avant de mourir, il prêchait encore à une solennité de vêture d’une religieuse ; ce fut là qu’il prit le mal qui l’emporta. Durant trente-quatre ans, en vue de la Cour et de la ville, il avait fait la même chose : il avait prêché. Après sa mort, une lettre du supérieur de la maison professe, le père Martineauk ; un éloge mis en tête de ses Sermons par le religieux qui en fut l’éditeur, le père Bretonneau ; une lettre de M. de Lamoignon, son ami de tous les temps ; un autre hommage plus développé mais du même genre, par une personne de condition, Mme de Pringy, c’est tout ce qu’on a sur Bourdaloue ; et, je le dirai, quand on l’a lu lui-même et considéré quelque temps dans l’esprit qui convient, on ne cherche point sur son compte d’autres particularités, on n’en désire pas : on entre avec lui dans le sens de cette conduite égale, uniforme, qui est le caractère de la prudence chrétienne et le plus beau support de cette saine éloquence ; et l’on répète avec une des personnes qui l’ont le mieux connu : « Ce qui m’a le plus touché dans sa conduite, c’est l’uniformité de ses œuvres. »

On ne sait rien ou à peu près rien non plus de la vie de La Bruyère ; mais, à l’égard de ce dernier, le sentiment qu’on apporte est, ce me semble, tout différent. On voudrait savoir, deviner ; c’est un curieux qui en éveille d’autres ; moraliste fin, piquant, satirique, on le cherche lui-même derrière ses descriptions ; exquis et délicat dans ses maximes, on voudrait saisir l’occasion où elles sont nées, et connaître la part de son cœur qui est entrée dans son expérience. C’est un peintre hardi à la fois et discret, qui a voilé une partie de ses personnages et qui s’est dérobé lui-même ; il laisse entrevoir autant de choses qu’il en montre ; on le suivrait volontiers dans sa demi-ombre et dans ses mystères ; on cherche toujours une clef avec lui. Il pique, il aiguillonne, il irrite, c’est une partie de son art ; il ne satisfait pas. Rien de tel pour Bourdaloue : sa personne et tout ce qui touche l’homme, l’individu auteur ou orateur, a disparu dans la plénitude et l’excellence ordinaire de sa parole, ou plutôt il y est passé et s’y est produit tout entier. Il a dit tout ce qu’il savait, il a dit les remèdes ; il a eu de bonne heure cette science prudente qui est le don de quelques-uns, et que la pratique du christianisme est incomparable pour aiguiser et développer ; il l’a continuellement distribuée et versée à tous par l’organe d’un puissant et infatigable talent. « On versera dans votre sein une bonne mesure qui sera pressée, entassée, comblée. » Cette parole de l’Évangéliste, qu’il cite dès son premier sermon, lui est applicable. Le propre de Bourdaloue, c’est qu’il rassasie. Hors de là, dans le monde, quand il y allait par rencontre ; à Bâville, quand il y passait quelques jours ; à la maison professe des Jésuites rue Saint-Antoine où il vivait, c’était un homme « d’un esprit charmant et d’une facilité fort aimable », d’une rare bonté et d’un parfait agrément dans le commerce ; très gai, et se plaisant avant tout à une amitié sans contrainte. « Son cœur était à découvert et, pour ainsi dire, transparent », a écrit de lui le docte Huet qui, dans les dernières années, le voyait tous les jours, et qui eut la douleur de lui survivre.

Louis Bourdaloue naquit à Bourges le 28 (et non le 20) du mois d’août 1632, d’une bonne famille d’avocats, d’échevins, de lieutenants au bailliage, de conseillers au présidial, en un mot, de cette bourgeoisie déjà anoblie, et qui n’avait qu’à faire un pas pour pénétrer plus ou moins dans la noblesse. La sœur de Bourdaloue, mariée à un Chamillart, fut tante de M. de Chamillart, ministre d’État. On a remarqué que le père de Bourdaloue, homme d’une exacte probité, avait lui-même « une grâce singulière à parler en public ». Le mérite de Bourdaloue s’annonça dès l’enfance : « Il était naturel, plein de feu et de bonté, dit Mme de Pringy ; il suça la vertu avec le lait, et ne sortit de l’enfance que pour entrer dans les routes laborieuses du christianisme. » Il n’eut dans sa vie qu’une seule aventure et qui fut décisive, ce fut, si j’ose dire, l’aventure de piété qui devint le point de départ de sa carrière. Dévoré de désir de se consacrer à Dieu et contrarié sans doute par les desseins de sa famille qui le voulait engager dans l’état paternel, il se déroba par la fuite, vint à Paris sans l’aveu de ses parents, et se jeta dans le noviciat des Jésuites. Son père ne fut pas plus tôt instruit du lieu de sa retraite, qu’il accourut en poste à Paris et ramena son fils à Bourges. Mais, bientôt vaincu par la constance du jeune homme et assuré de la solidité de sa vocation, il le laissa libre d’entrer dans une Société, où lui-même autrefois il avait pensé à s’engager dans sa jeunesse. Une fois entré chez les Jésuites, Bourdaloue, qui n’avait que seize ans (10 novembre 1648), suivit ses études, enseigna et professa soit les lettres, soit la théologie, et fut appliqué, durant dix-huit ans, à divers emplois scolastiques où il se munissait et s’aguerrissait, sans le savoir, pour sa destination future. Dix-huit années d’études, d’exercice continuel, de préparation laborieuse, voilà ce qu’il y a au fond de cette éloquence si forte et si pleine, et ce qui plus tard, l’expérience du monde s’y joignant, l’a composée et nourrie. Les diverses aptitudes de Bourdaloue laissaient sa principale vocation encore indécise. On sait qu’on lui confia dans un temps à élever le jeune M. de Louvois, tout à l’heure ministre. Quelques sermons que Bourdaloue eut l’occasion de prêcher pendant qu’il professait la théologie morale, avaient cependant déclaré ce qu’il était avant toute chose, et le succès qu’ils eurent détermina le choix que ses supérieurs firent de lui pour l’appliquer uniquement à la prédication. Il avait trente-quatre ans.

Jusque-là, n’admirez-vous pas cette vie constante, unie, enfermée, toute à l’acquisition des connaissances sacrées, toute à l’éducation et à la formation intérieure du talent naturel ? On n’entrevoit, dans cette jeunesse de Bourdaloue, aucun de ces écarts, aucun de ces orages qu’a laissé apercevoir la jeunesse de Massillon ; aucune variation ne s’y fait soupçonner ni sentir : et bientôt son talent d’orateur sacré nous le dira encore mieux dans la droiture continue de sa simplicité éloquente. Il ne faut pas croire pourtant que Bourdaloue fût d’un naturel froid : tous ceux qui l’ont connu parlent, il est vrai, de sa douceur, mais c’est d’une douceur « qui devait lui coûter, du tempérament dont il était ». Ce tempérament plein de feu s’était, par un heureux accord et dès sa pente première, porté tout entier du côté de la règle et des devoirs : son zèle pur les animait en s’en acquittant, et lui en rendait l’exercice facile et léger. Heureuse jeunesse qui se poursuivit avec toute sa force et toute son intégrité dans l’âge mûr ! Persévérance et uniformité ardente, qui le tint toujours à l’abri de tout échec et de tout soupçon ; qui se sent et transpire dans tout ce qu’il profère et enseigne, et qui lui assurait, dans l’ordre moral et chrétien, une autorité que nul en son siècle n’a surpassée, pas même Bossuet !

Après avoir prêché avec éclat dans diverses villes de province, et y avoir achevé son apprentissage de la parole publique, Bourdaloue revint à Paris en 1669, et y parut dans l’église de la maison professe des Jésuites, où la foule venait l’entendre : il y débuta en orateur consommé. L’année suivante (1670), il fut appelé à prêcher l’Avent en présence de Louis XIV, puis le Carême en 1672, et depuis lors il reparut dix fois à la Cour avec le même succès65. Il ne faut pas croire et répéter, d’après quelques auteurs, que l’éloquence de la chaire dans le sermon, était à naître quand Bourdaloue parut. Bossuet avait prêché la plus grande partie des siens ; mais en laissant même de côté Bossuet, qui fait exception en tout, il y avait eu une excellente école de sermonnaires qui avaient déjà en partie réformé la chaire et en avaient banni le mauvais goût, les excès d’érudition ou d’imagination surannés et déplacés : M. Singlin, à Port-Royal de Paris ; Desmares, à Saint-Roch, avaient donné l’idée d’une instruction morale, ferme, sensée et pure, et d’une éloquence judicieuse. Mais ces exemples, trop tôt interrompus, n’avaient pas eu force de loi, et il fallut en effet le règne de Bourdaloue, durant plus de trente ans, pour inaugurer et établir dans le sermon la véritable et juste éloquence, digne en tout de l’époque de Louis XIV.

Mme de Sévigné nous a tenu au courant des succès et de la vogue de Bourdaloue, dès le début de sa carrière. Le dirai-je ? je n’aime pas également tous les endroits, si souvent cités, de Mme de Sévigné à son sujet ; elle abuse quelquefois, en parlant de lui, de ces folâtreries de style et de cette belle humeur d’expression qui font contraste avec les choses graves. Ainsi, quand elle dit à propos du premier Avent que Bourdaloue prêcha à la Cour (décembre 1670) : « Au reste, le père Bourdaloue prêche divinement bien aux Tuileries. Nous nous trompions dans la pensée qu’il ne jouerait bien que dans son tripot ; il passe infiniment tout ce que nous avons ouï. » Son tripot, c’est-à-dire la maison professe. Et encore, pour le Carême de 1671 : « J’avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue, mais l’impossibilité m’en a ôté le goût : les laquais y étaient dès le mercredi, et la presse était à mourir. » Le Bourdaloue ! elle en parle comme d’un acteur ; et en maint endroit elle se joue ainsi, selon son habitude et contrairement à l’idée, à la réflexion sévère que devait, ce semble, laisser et imprimer à tous une éloquence que, d’ailleurs, elle sent et décrit si bien.

Aujourd’hui, le genre de talent de Bourdaloue nous semble bien loin de prêter à de telles vivacités de couleurs, et, pour mieux essayer d’y pénétrer, je dirai d’abord l’effet assez général que cette éloquence produit à la lecture, et par quel effort, par quelle application du cœur et de l’esprit il est besoin de passer pour revenir et s’élever à la juste idée qu’il convient d’avoir de sa grandeur, de sa sobre beauté et de sa moralité profonde. Les gens du métier, les habiles ou les vertueux, qui l’ont étudiée et pratiquée à fond, ont gardé ou retrouvé, en l’appréciant, l’admiration qu’elle inspirait autrefois : le commun des lecteurs, je le crois, a besoin de refaire un peu son éducation à cet égard. Et d’abord, n’oublions jamais que Bourdaloue était, avant tout, un orateur, non un écrivain. C’était un orateur, et il en avait tous les dons pour le genre d’enseignement sacré auquel il s’était voué : il avait l’action, le feu, la rapidité, et, en déroulant ce fleuve de la parole qui chez lui, à la lecture, nous paraît volontiers égal et surtout puissant par sa vigueur suivie et sa continuité, il y avait des endroits où il tonnait. On a dit qu’il baissait volontiers les yeux en parlant, et qu’il s’interdisait cette éloquence du regard que Massillon s’accordait quelquefois : cela est possible ; mais, dans tous les cas, cette forme de débit n’était qu’une convenance de plus, une manière de pousser plus avant, et comme tout droit devant lui, dans sa démonstration inflexible et sévère. Aujourd’hui, ces heureuses et vives qualités de l’orateur, parmi lesquelles il faut compter l’une des premières, « une voix pleine, résonnante, douce et harmonieuse », ont disparu, et l’écrivain seul nous reste, écrivain juste, clair, exact, probe comme sa pensée, mais qui n’a rien de surprenant. D’Aguesseau a très bien loué en Bourdaloue « la beauté des plans généraux, l’ordre et la distribution qui règnent dans chaque partie du discours, la clarté et, si l’on peut parler ainsi, la popularité de l’expression 66, simple sans bassesse et noble sans affectation ». Cette qualité moyenne de l’expression, si bien appropriée au genre, est presque aujourd’hui un inconvénient à la lecture : elle contribue à en amortir l’effet. Je faisais ces jours-ci une expérience : je lisais, et avec le plus de fruit que je pouvais, l’admirable sermon de Bourdaloue Sur la pensée de la mort, mais je le lisais haut et devant de jeunes amis. Je ne crois pas qu’il y ait rien de plus parfait dans le genre pur du sermon que ce discours qui fut fait pour le mercredi des Cendres (1672), et qui a pour texte le Memento : « Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière. » Tous les mérites de Bourdaloue y sont réunis. Il excelle d’ordinaire dans le choix de ses textes et dans le parti qu’il en tire pour la division morale de son sujet : mais mainte fois il est subtil ou il semble l’être dans l’interprétation qu’il donne, dans l’antithèse qu’il fait des divers mots de ce texte ; on dirait qu’il les oppose à plaisir et qu’il en joue (comme saint Augustin), et ce n’est qu’au développement qu’on s’aperçoit de la solidité du sens en même temps que de la finesse de l’analyse. Ici l’usage qu’il fait du texte est simple, et l’avertissement sort de lui-même. S’emparant de cette poussière du jour des Cendres, il va démontrer que la pensée présente et actuelle de la mort, qu’elle tend à donner à chacun, est le meilleur remède, l’application la plus efficace et dans les crises de passion qui nous entraînent, et dans les conseils ou résolutions qu’on veut prendre, et dans le cours ordinaire des devoirs à accomplir et des exercices de la vie :

Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n’êtes pas maître de votre ambition et de votre cupidité : Memento. Souvenez-vous, et pensez ce que c’est que l’ambition et la cupidité d’un homme qui doit mourir. — Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre : Memento. Souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. — Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent, et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs : Memento. Souvenez-vous, et pensez comment il importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l’usage que nous devons faire de la pensée de la mort, et c’est aussi tout le sujet de votre attention…

Dire le parti que Bourdaloue a tiré de ces trois points de vue et surtout des deux premiers, c’est ce que toute analyse est insuffisante à rendre et ce qu’il faut chercher dans le sermon même. Là comme toujours, il enseigne ouvertement et sans détour : « Écoutez-moi, et ne perdez rien d’une instruction si édifiante. » Car le propre de Bourdaloue (tant il est sûr de sa modestie et tant il s’oublie lui-même) est de se confondre totalement avec son ministère de prédicateur et d’apôtre ; il ne laisse rien aux délicatesses du siècle : « Écoutez-moi. — Suivez-moi. — Appliquez-vous. — Comprenez ceci. — Écoutez-en la preuve. — Appliquez-vous toujours. » Ce sont les formes ordinaires de ce démonstrateur chrétien qui, de ces trois choses proposées à l’orateur ancien, instruire, plaire, émouvoir, ne songe qu’à la première, méprise la seconde, et est bien sûr d’arriver à la troisième par la force même de l’enseignement et la nature pénétrante de la vérité. S’il a, comme on l’a dit, quelque chose de Démosthène, c’est en cela.

En lisant ce sermon Sur la pensée de la mort et à mesure que j’avançais, je sentais s’évanouir ces vagues idées d’un dieu non chrétien, d’un dieu des bonnes gens, qui se sont aujourd’hui glissées insensiblement presque dans toutes les âmes. Je sentais s’évanouir également ces idées naturelles ou plutôt de naturaliste et de médecin, qui ne s’y sont pas moins glissées ; ce qui faisait dire à Pline l’Ancien que de toutes les morts la mort subite était la plus enviable « et le comble du bonheur de la vie » ; ce qui a fait dire également à Buffon « que la plupart des hommes meurent sans le savoir ; que la mort n’est pas une chose aussi terrible que nous nous l’imaginons ; que nous la jugeons mal de loin ; que c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance, et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher de près… ». Je sentais, au contraire, reparaître présente et vivante cette idée formidable de la mort au sens chrétien, idée souverainement efficace si on la sait appliquer à toutes les misères et les vanités, à toutes les incertitudes de la vie : ce fondement solide et permanent de la morale chrétienne m’apparaissait à nu et se découvrait dans toute son étendue par l’austère exposition de Bourdaloue, et j’éprouvais que, dans le tissu serré et la continuité de son développement, il n’y a pas un instant de pause où l’on puisse respirer, tant un anneau succède à l’autre et tant ce n’est qu’une seule et même chaîne : « Il m’a souvent ôté la respiration, disait Mme de Sévigné, par l’extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours, et je ne respirais que quand il lui plaisait de finir… » À peine s’il vous laissait le temps de s’écrier, comme cela arriva un jour au maréchal de Grammont en pleine église : « Morbleu ! il a raison ! » — J’éprouvais encore que, sous la rigueur du raisonnement chez Bourdaloue, il se sent un feu, une ferveur et une passion comme chez Rousseau (pardon du choc de ces deux noms), sauf que celui-ci déclame souvent en raisonnant et qu’avec l’autre on est dans la probité pure. Je reconnaissais toute la différence qu’il y a entre le développement de Bourdaloue et celui de Massillon, ce dernier ayant plutôt un développement de luxe et d’abondance qui baigne et qui repose, et l’autre un développement de raisonnement et de nécessité qui enchaîne. Peu de morceaux, peu de couplets chez Bourdaloue qui se puissent détacher ; il en a pourtant, et, dans son premier point Sur la pensée de la mort, quel beau passage que celui où, par contraste avec l’effet de cette pensée présente, il montre que, si l’homme était sûr de ne point mourir et de jouir dès ici-bas d’une destinée immortelle, il n’y aurait plus de remède ni de raison à opposer au libre débordement de sa passion !

On aurait beau nous faire là-dessus de longs discours ; on aurait beau nous redire tout ce qu’en ont dit les philosophes ; on aurait beau y procéder par voie de raisonnement et de démonstration, nous prendrions tout cela pour des subtilités encore plus vaines que la vanité même dont il s’agirait de nous persuader. La foi avec tous ses motifs n’y ferait plus rien : dégagés que nous serions de ce souvenir de la mort, qui, comme un maître sévère, nous retient dans l’ordre, nous nous ferions un point de sagesse de vivre au gré de nos désirs, nous compterions pour réel et pour vrai tout ce que le monde a de faux et de brillant ; et notre raison, prenant parti contre nous-même, commencerait à s’accorder et à être d’intelligence avec la passion.

Mais quand on nous dit qu’il faut mourir, et quand nous nous le disons à nous-mêmes, ah ! chrétiens, notre amour-propre, tout ingénieux qu’il est, n’a plus de quoi se défendre… Il ne faut que cette cendre qu’on nous met sur la tête, et qui nous retrace l’idée de la mort, pour rabattre toutes les enflures de notre cœur…

Je suivais donc ce développement plein, pressant et sans trêve, et qui vous tient en suspens jusqu’au terme, m’arrêtant à peine à ce qui m’y paraissait plus saillant (le saillant, proprement dit, y est rare), et ne pouvant cependant méconnaître ce qu’il y avait par moments d’approprié à cet auditoire de Notre-Dame, à la fois populaire et majestueux. Car dans ce rappel mainte fois répété : Memento, homo…, l’orateur tout à coup se retourne plus particulièrement vers quelques-uns de ceux qui l’écoutent, l’ambitieux, l’avare et l’homme de fortune, le grand seigneur, la femme mondaine, et il leur dit, à chacun, après une description particulière de leur mal et en leur étalant une poussière de mort, semblable à la leur, à ce qu’elle sera un jour : Venez et voyez ! — « Je n’ai qu’à l’adresser, cet arrêt, à tout ce qu’il y a dans cet auditoire d’âmes passionnées, pour les obliger à n’avoir plus ces désirs vastes et sans mesure qui les tourmentent toujours et qu’on ne remplit jamais… » Supposez en cet auditoire un Louvois, un Colbert, comme ils y étaient sans doute, et ressentez l’effet.

Je lisais tout cela à haute voix ; et avec ce ressouvenir des premières années où l’on eût la foi vive et entière, avec ces sentiments sérieux et rassis que l’âge nous rend ou nous donne, et aussi avec ce goût d’une littérature apaisée, qui est désormais la mienne en vieillissant, je trouvais ce discours aussi excellent de forme que de fond, beau et bon de tout point. Mes jeunes amis, qui m’écoutaient et ne me contredisaient pas, résistaient cependant ; et pourquoi ? — Le dirai-je ? il n’y avait pas, à leur gré (et c’est, je le sais, l’opinion du grand nombre), assez de traits chez Bourdaloue. Dans quatre lignes de saint Bernard ou de Bossuet, il y en a bien autrement, me disait l’un d’eux, et l’on m’en citait ; et ce seul désavantage amortissait le grand effet moral du saint orateur dans leur pensée. Ils auraient répété volontiers ce que disait Mme de Montespan : « que le père Bourdaloue prêchait assez bien pour la dégoûter de ceux qui prêchaient, mais non pas assez bien pour remplir l’idée qu’elle avait d’un prédicateur ». Ce quelque chose qu’ils concevaient au-delà les empêchait de s’abandonner et de se rendre à l’impression saine et forte de Bourdaloue.

Je sais tout ce qu’on peut dire et ce qu’on a dit des Sermons de Bossuet : n’exagérons rien pourtant. Bossuet, sublime dans l’oraison funèbre, n’a pas atteint la même excellence dans toutes les parties du sermon ; il y est inégal, inachevé. Bourdaloue, en ce genre et du vivant de Bossuet, tout à côté de lui, était réputé le maître. Respectons ces jugements de contemporains aussi éclairés, et sans doute le jugement de Bossuet même. Non, cela est trop sensible, Bourdaloue n’a pas comme Bossuet les foudres à son commandement et la main pleine d’éclairs, pas plus qu’il n’a comme Massillon l’urne de parfums qui s’épanche. Bourdaloue, c’est l’orateur qu’il faut être quand on veut prêcher trente-quatre ans de suite et être utile : il ne s’agit pas de tout dissiper d’abord, de s’illustrer par des exploits, d’avoir des saillies qui étonnent, qui ravissent et auxquelles on applaudit, mais de durer, d’édifier avec sûreté, de recommencer sans cesse, d’être avec son talent comme avec une armée qui n’a pas seulement à gagner une ou deux batailles, mais à s’établir au cœur du pays ennemi et à y vivre. C’est la merveille à laquelle a su atteindre celui que ses contemporains appelaient le grand Bourdaloue, et que nous nous obstinons à ne plus appeler que l’estimable et judicieux Bourdaloue.

Nous sommes devenus difficiles : le style purement judicieux nous rebute et nous ennuie, et Bourdaloue, en parlant, ne raffinait pas : il a l’expression claire, ferme, puisée dans la pleine acception de la langue ; il ne l’a jamais neuve (une ou deux fois il demande pardon d’employer les mots outrer, humaniser). Il y a des sermons (celui sur la Madeleine) où son expression même ne nous paraît pas toujours suffisamment polie et distinguée. C’est Nicole éloquent, a-t-on dit. Il s’occupait des choses et non des mots ; il n’avait pas la splendeur naturelle de l’élocution, et il ne la cherchait pas : il s’en tenait à ce style d’honnête homme qui ne veut que donner à la vérité un corps sans lui imposer de couronne. Inférieur à Bossuet qui a cet éclat par lui-même et qui le rencontre dans l’inspiration directe de la pensée, il est supérieur toutefois à ceux qui le poursuivent et qui l’affectent, qui ne sont contents, en parlant des choses de Dieu et des vertus du christianisme, que lorsqu’ils les ont figurées en des termes forcés, singuliers, imprévus, que personne n’avait trouvés jusque-là. Quand on demande à Bourdaloue ces traits, ces lumières du discours qui lui manquent, et qu’on lui oppose sans cesse Bossuet, je crains qu’on ne fasse une confusion, et que Bossuet ne soit là que pour cacher Chateaubriand, et pour signifier, sous un nom magnifique et plus sûr, ce genre de goût que l’auteur du Génie du christianisme nous a inculqué, je veux dire le culte de l’image et de la métaphore. Même lorsqu’on en est sobre pour soi, on la cherche et on la désire chez les autres. Dans une trame de style unie et simple, quelque chose désormais nous manque. Au reste, tous les reproches à cet égard qu’on peut faire à Bourdaloue, ou plutôt les regrets qu’on peut former à son sujet, se réduisent à ceci : il a été un grand orateur, et il n’est qu’un bon écrivain.

Plusieurs critiques ont supérieurement parlé de Bourdaloue ; M. Vinet (tout protestant qu’il était) dans quelques articles du Semeur 67, et le cardinal Maury dans son Essai sur l’éloquence de la chaire. Ce dernier, dans sa conclusion, a dit avec un bon sens élevé qui l’honore :

Enfin je ne puis lire les ouvrages de ce grand homme sans me dire à moi-même (en y désirant quelquefois, j’oserai l’avouer avec respect, plus d’élan à sa sensibilité, plus d’ardeur à son génie, plus de ce feu sacré qui embrasait l’âme de Bossuet, surtout plus d’éclat et de souplesse à son imagination) : Voilà donc, si l’on ajoute ce beau idéal, jusqu’où le génie de la chaire peut s’élever quand il est fécondé et soutenu par un travail immense !

Il lui a appliqué très ingénieusement, pour la savante disposition des plans et la distribution des diverses parties, le mot de Quintilien qui compare cette sorte d’orateur tacticien à un général habile qui sait ranger ses troupes dans le meilleur ordre. Bourdaloue a donc, comme on dit, l’imperatoria virtus, cette qualité souveraine de général qui fait que tout marche en ordre et à son rang ; que rien ne s’ébranle sans le mot du chef. C’est en effet l’impression que donne la savante disposition de son discours, cette forme de dialectique morale et de démonstration ferme qui s’avance d’abord sur deux ou trois lignes de front, et qui aime encore à se subdiviser dans le détail par groupes de trois ou quatre arguments. Bourdaloue excelle à livrer de ces batailles rangées à la conscience de ses auditeurs. Un jour qu’il devait prêcher à Saint-Sulpice, comme la foule qui encombrait l’église faisait du bruit, tout d’un coup en le voyant paraître en chaire, le prince de Condé s’écria : « Silence ! voici l’ennemi. »

Je ne fais aujourd’hui que courir à travers Bourdaloue en indiquant les points supérieurs par où il rachète et relève cette uniformité qui fut sa vertu, mais qui, à distance, a besoin d’être un peu expliquée pour sa gloire. Cet homme simple, modeste autant qu’éloquent, entre les mains duquel les plus grands personnages remettaient leur conscience et qu’on voulait pour confesseur habituel après qu’il vous avait converti, Bourdaloue eut l’influence la plus directe sur les dernières années du Grand Condé, et à sa mort, six semaines après Bossuet, il eut à prononcer son oraison funèbre. Non seulement il ne fut point écrasé par la comparaison, mais cette oraison funèbre originale et neuve se soutient à la lecture en regard du chef-d’œuvre du grand évêque. Bourdaloue même y a peut-être l’avantage par un côté : il y reste plus réel et plus vrai, plus d’accord en tout avec la chaire chrétienne. Bourdaloue n’a prononcé dans sa vie que deux oraisons funèbres ; il estimait que la chaire est peu faite pour ces éloges profanes ; les deux fois qu’il dérogea à ses habitudes, ce fut par devoir et par nécessité, et toujours en faveur de la maison de Condé. Un ancien secrétaire des commandements de M. le Prince père du Grand Condé, Perrault, président de la Chambre des comptes, voulut en mourant, par reconnaissance pour son ancien maître, instituer une fondation en son honneur, et c’est en conséquence de cette fondation que Bourdaloue dut prononcer devant le Grand Condé l’oraison funèbre de son père mort depuis longtemps. Il ne considéra son sujet qu’à un point de vue chrétien, et ne loua dans l’ancien fauteur de tant de troubles civils que le converti du calvinisme et celui qui avait replacé sa maison et sa race dans le giron de l’Église. Ce fut le 10 décembre 1683, dans la maison professe des Jésuites, que Bourdaloue prononça cette première oraison funèbre : il y parlait de l’hérésie, contre laquelle on n’avait pas pris encore les dernières mesures violentes, avec modération et avec une charité réelle :

À Dieu ne plaise que j’aie la pensée de faire ici aucun reproche à ceux que l’erreur ni le schisme ne m’empêchent point de regarder comme mes frères, et pour le salut desquels je voudrais, au sens de saint Paul, être moi-même anathème ! Dieu, témoin de mes intentions, sait combien je suis éloigné de ce qui les pourrait aigrir ; et malheur à moi, si un autre esprit que celui de la douceur et de la charité pour leurs personnes se mêlait jamais dans ce qui est de mon ministère !

Il exhortait chacun à aider le monarque dans ses dispositions saintes, mais à l’aider surtout et à concourir pacifiquement avec lui, « ajoutant à son zèle, disait-il, nos bons exemples, l’édification de nos mœurs, la ferveur de nos prières, les secours mêmes de nos aumônes, dont l’efficace et la vertu fera sur l’hérésie bien plus d’impression que nos raisonnements et nos paroles ». En terminant cette oraison funèbre, genre de discours pour lui tout nouveau, et dans lequel il ne demandait qu’à être supporté de son auditoire, il faisait une prière directe au ciel pour le prince de Condé présent :

C’est pour ce fils et pour ce héros que nous faisons continuellement des vœux ; et ces vœux, ô mon Dieu, sont trop justes, trop saints, trop ardents, pour n’être pas enfin exaucés de vous ! c’est pour lui que nous vous offrons des sacrifices : il a rempli la terre de son nom, et nous vous demandons que son nom, si comblé de gloire sur la terre, soit encore écrit dans le ciel. Vous nous l’accorderez, Seigneur, et ce ne peut être en vain que vous nous inspirez pour lui tant de désirs et tant de zèle. Répandez donc sur sa personne la plénitude de vos lumières et de vos grâces…

Le vœu de Bourdaloue fut rempli : peu de temps après ce discours, le prince de Condé se convertit sincèrement, il s’approcha des autels ; cet esprit si brillant, si curieux, si altier, que les impies s’étaient flattés de posséder, leur échappa et se rangea humblement à la voie commune. Bourdaloue fut témoin et instrument de ce retour ; il assista et prépara le héros dans les deux dernières années ; il l’entendit, à l’heure de la mort, proférer ces nobles paroles, répétées par Vauvenargues : « Oui, nous verrons Dieu comme il est, Sicuti est, facie ad faciem. » Il l’entendit exprimer cette seule crainte touchante : « Je crains que mon esprit ne s’affaiblisse, et que par là je ne sois privé de la consolation que j’aurais eue de mourir occupé de lui et m’unissant à lui. » Et lorsque Condé eut légué son cœur à la maison professe de la Société, il dut, par reconnaissance, par devoir, prononcer une seconde fois une oraison funèbre68.

Cet éloge funèbre du Grand Condé, dont Mme de Sévigné a esquissé une vive analyse dans une lettre à Bussy et dont elle se disait transportée, est d’un caractère à part et garde encore l’empreinte morale de la manière de Bourdaloue ; il laisse la vie glorieuse et mondaine du prince, ou plutôt, dans cette vie, il ne s’attache qu’à son cœur, à ce qui s’y conserve d’intègre, de droit, de fidèle, jusque dans ses infidélités envers son roi et envers son Dieu, et il va dégageant de plus en plus cette partie pure, héroïque et chrétienne, jusqu’à ce qu’il la considère en plein dans la maturité finale et un peu tardive de ses dernières années. Lorsqu’il arrive à l’heure de cette conversion, il a un retour sur lui-même, comme il s’en permet peu d’ordinaire ; mais ici le mouvement est indiqué et comme irrésistible :

Le dirai-je, chrétiens ? Dieu m’avait donné comme un pressentiment de ce miracle, et dans le lieu même où je vous parle aujourd’hui, dans une cérémonie toute semblable à celle pour laquelle vous êtes ici assemblés, le prince lui-même m’écoutant, j’en avais non seulement formé le vœu, mais comme anticipé l’effet par une prière, qui parut alors tenir quelque chose de la prédiction. Soit inspiration ou transport de zèle, élevé au-dessus de moi, je m’étais promis, Seigneur, ou plutôt je m’étais assuré de vous, que vous ne laisseriez pas ce grand homme, avec un cœur aussi droit que celui que je lui connaissais, dans la voie de la perdition et de la corruption du monde. Lui-même, dont la présence m’animait, en fut ému. Et qui sait, ô mon Dieu, si, vous servant dès lors de mon faible organe, vous ne commençâtes pas dans ce moment-là à l’éclairer et à le toucher de vos divines lumières ? Quoi qu’il en soit, ni mes vœux ni mes souhaits n’ont été vains ! il vous a plu, Seigneur, de les exaucer, et j’ai en la consolation de voir ma parole accomplie. Ce prince, qui m’avait écouté, a depuis écouté votre voix secrète, et, parce qu’il avait un cœur droit, il a suivi l’attrait de votre grâce…

On voit bien que ceux qui dénient l’onction à Bourdaloue n’ont pas entendu de sa bouche ces passages, et ils les ont lus négligemment. Il en a un assez pareil dans le sermon qui ouvre son premier Avent, pour le jour de la Toussaint, lorsque voulant inspirer le désir et donner un avant-goût du bonheur réservé aux justes et auquel ils atteignent dès cette vie, il s’écrie :

Avoir Dieu pour partage et pour récompense, voilà le sort avantageux de ceux qui cherchent Dieu de bonne foi et avec une intention pure. Le dirai-je, et me permettrez-vous de m’en rendre à moi-même le témoignage ? tout pécheur et tout indigne que je suis, voilà ce que Dieu, par sa grâce, m’a fait plus d’une fois sentir. Combien de fois, Seigneur, m’est-il arrivé de goûter avec suavité l’abondance de ces consolations célestes dont vous êtes la source, et qui sont déjà sur la terre un paradis anticipé ! Combien de fois, rempli de vous, ai-je méprisé tout le reste ! etc.

C’est ainsi qu’à certains endroits, chez Bourdaloue, le réseau de la dialectique se détend, s’interrompt tout à coup, et laisse apercevoir le cœur de celui qui parle ; c’est ainsi que son ciel un peu triste et surbaissé s’entrouvre, et laisse passer le rayon.