(1845) Simples lettres sur l’art dramatique pp. 3-132
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(1845) Simples lettres sur l’art dramatique pp. 3-132

Première Lettre.

À M. D. L.,
Rédacteur de la Démocratie pacifique.
Mon ami,

Dans vos feuilletons du 10 septembre, du 15 octobre et du 10 novembre, vous me faites un triple appel. J’avais résolu de ne pas répondre au premier ; j’avais maintenu ma résolution après avoir lu le second ; vous insistez, je cède au troisième.

J’y cède, je vous le jure, à regret, à contrecœur ; comme on cède aux instances d’un ami qui, au milieu d’un accès de fausse gaieté, nous demande la cause de notre tristesse. Vous avez le droit d’interroger, j’ai perdu celui de ne pas répondre.

Ne voyez donc dans ma lettre ni récriminations, ni plaintes. Voyez des faits et pas autre chose.

Je ne désire rien, je ne demande rien, je n’accuse personne ; je fais le procès-verbal de l’art en l’an de grâce 1844, voilà tout.

Est-il mort ? Est-il vivant ? Demandez à ceux qui lui appuient un oreiller sur la bouche, comme fait le More Othello à la blanche Desdemona.

Oui, vous avez raison ; c’était un beau temps que celui où, riche de jeunesse, d’espérances, et j’oserai presque dire d’avenir, toute une génération se précipitait à notre suite, par la brèche qu’avaient ouverte Henri III, Hernani et la Maréchale d’Ancre. Ce fut une belle nuit que celle qui nous réunit tous les trois, Hugo, de Vigny et moi, pour faire en commun, après la première représentation de Christine, les corrections indiquées par le public. À cette heure, nous étions frères, qui donc nous a faits rivaux ?

Hélas ! mon ami, la force des choses, les événements, les hommes.

Si les trois poètes qui ont fait Marion de Lorme a, Chatterton et Antony se taisent, c’est que tant de dégoûts les ont abreuvés sur la route du théâtre, qu’ils ont été contraints ou de garder le silence, ou de se créer une autre tribune.

Attaquons les choses de haut : disons ce que les autres n’osent dire ; interrogeons la majesté royale, inviolable en matière politique, mais responsable en matière d’art.

Du moment où il y a un gouvernement, l’art ne peut échapper à l’influence de ce gouvernement, quel qu’il soit ; car le gouvernement tient d’une main les faveurs qui poussent en avant, de l’autre les rigueurs qui rejettent en arrière.

Pour que l’art prospère dans un empire, dans un royaume ou dans une république, il faut que le chef du gouvernement, empereur, roi ou consul, aime l’art ou fasse semblant de l’aimer.

Louis XIV aimait les poètes ; Louis XV ne les aimait pas, mais il les craignait, ce qui revient presque au même. Le roi Louis-Philippe ne les aime ni ne les craint ; c’est un des progrès les plus sensibles du gouvernement constitutionnel.

Qui sait si Shakespeareb, Molière et Schiller eussent existé sans Élisabeth, sans Louis XIV et sans le duc de Weimarc.

Jetez les yeux avec moi sur le privilège donné en 1672 à Lully pour tenir académie royale de musique.

« Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut :

« Les sciences et les arts étant les ornements les plus considérables des États, nous n’avons point eu de plus agréable divertissement depuis que nous avons donné la paix à nos peuples, que de les faire revivre en appelant près de nous tous ceux qui se sont acquis la réputation d’y exceller, non seulement dans l’étendue de notre royaume, mais aussi dans les pays étrangers ; et, pour les obliger davantage de s’y perfectionner, nous les avons honorés des marques de notre estime et de notre bienveillance. »

Maintenant, lisez le privilège de l’Opéra, donné en 1831 à M. Véron, et dites-moi s’il a été signé par des considérations analogues.

Ouvrons au hasard le registre des gratifications accordées par Louis XIV en 1663, et voyons, entre le nom du pensionnaire et le chiffre de la pension, la note inscrite de la propre main du roi.

Au sieur Corneille. — En considération des beaux ouvrages qu’il a donnés au théâtre, et pour lui donner moyen de les continuer, 2 000 livres.

Au sieur Molière. — Par gratification, et pour lui donner moyen de continuer son application aux belles-lettres, 1 000

Au sieur Racine. — Pour lui donner une marque de l’estime que Sa Majesté fait de son mérite, 600

Croyez-vous que ces notes, écrites de la main du roi, n’aient pas été, pour les poètes dont il est ici question, un encouragement plus réel que les sommes comptées par le trésorier.

En échange de ces 3 600 livres, Corneille rendait au roi Othon, Molière, Tartuffe d, et Racine, Iphigénie e. — Croyez-vous que le roi, qui, grâce aux grands hommes qui l’entouraient, fut appelé le grand roi, ne gagnait pas quelque chose sur eux, dites ?

Mais la question n’est pas encore enfermée dans la gratification d’argent ou dans l’encouragement d’amour-propre.

Tout ce que nous demanderions à la cour, puisqu’il y a une cour, ce serait un simple mouvement de curiosité. La curiosité peut encore ressembler à de la protection.

Mais, du moment où il n’y a ni sympathie ni curiosité, tout théâtre royal est perdu.

Or, il y a à Paris deux théâtres royaux, les seuls sur lesquels on puisse réellement faire de l’art : le Théâtre-Français et le théâtre de l’Odéon.

Ces deux théâtres sont dans la main du ministère, qui est lui-même dans la main de la chambre.

Attendez, nous marchons de déductions en déductions, et nous ferons la part de la chambre.

Le roi n’ayant pour l’art ni sympathie ni curiosité, le ministre a le droit d’être indifférent. Heureux quand il ne se croit pas obligé d’être hostile.

Nous ne parlons pas ici d’un ministre en particulier ; nous parlons des ministres en général. Les ministres sont les reflets de la pensée royale. Croyez-vous que Colbert et Louvois aimaient les hommes de lettres ? non ; mais Louis XIV les aimait, et Colbert et Louvois se firent les protecteurs de l’art, car protéger l’art à cette époque c’était flatter le maître.

Fouquet les aimait, lui… Mais déjà en rivalité avec Fouquet pour Mlle de La Vallièref, Louis XIV ne voulut pas l’être encore pour Molière et Racine. Il envoya Fouquet à la Bastille. Il avait compris que Mlle de La Vallière pouvait le faire heureux, mais que Molière et Racine le feraient grand. Il fut donc plus jaloux de Molière et de Racine qu’il ne l’avait été de Mlle de La Vallière.

Louis XIV tenait à ce qu’on dît, en parlant du dix-septième siècle : le siècle de Louis XIV. Maintenant, à quoi bon tenir à quelque chose ? Le xixe  siècle est déjà nommé. Il s’appelle le siècle de Napoléon.

Donc, comment voulez-vous que l’art prospère, quand on est obligé de s’avouer que c’est un bonheur de trouver le ministre indifférent.

Or, le ministre indifférent, s’il a un agent à nommer près des théâtres royaux, les seuls, nous l’avons dit, où l’on puisse faire de l’art, il nomme un agent qui remplisse ses vues particulières et non qui réponde au besoin général. Pourquoi se gênerait-il ? Il est certain que le contrôle suprême ne viendra point défaire ce qu’il a fait ; il ne sera ni approuvé ni blâmé, car celui qui a le droit de blâme ou d’approbation ne daignera pas même s’occuper de ce que le ministre fait pour ou contre une chose aussi peu importante que l’art.

Voilà pourquoi le théâtre de l’Odéon n’a que soixante mille francs de subvention, et pourquoi M. Buloz est commissaire du roi près le Théâtre-Français.

Occupons-nous d’abord du théâtre de l’Odéon ; nous passerons ensuite au Théâtre-Français.

Le théâtre de l’Odéon a obtenu à grand-peine de la chambre, — cette fois la faute n’est pas au ministre, — une subvention de 60 000 fr.

L’Odéon paye par an 23 000 francs aux hospices et 25 000 francs aux auteurs. C’est donc 10 000 francs nets que lui accorde la munificence de la chambre. Huit cent trente-trois francs trente-trois centimes par mois. Ce n’est pas, on en conviendra, la peine de réunir 450 députés pour arriver à un pareil résultat.

Et cependant, écoutez bien. L’Odéon est le contrepoids nécessaire du Théâtre-Français. L’Odéon ramasse ce que son dédaigneux confrère laisse tomber.

Les Vêpres siciliennes, Christine et Lucrèce, refusées au Théâtre-Français, ont été jouées à l’Odéon. Sans l’Odéon, elles n’eussent pas été jouées. Peut-être dira-t-on qu’il n’y aurait pas eu grand mal à cela. Mais vous ne le direz pas, vous, puisque vous voulez bien me demander pourquoi je ne fais plus de drames comme Christine.

Soyez tranquille, mon ami ; je vous répondrai à ce sujet tout à l’heure. Vous m’avez fait mettre la main à la plume ; tant pis pour vous, je ne la quitterai pas que je n’aie tout dit.

L’Odéon, avec une si faible somme, ne peut donc pas vivre ; il ne peut que lutter contre la mort. M. Harel, l’un des hommes les plus intelligents de Paris, a eu le privilège de l’Odéon avec 170 000 francs de subvention ; M. Harel n’a ni perdu ni gagné à l’Odéon, seulement il a fait pendant quatre ans de l’Odéon le premier théâtre français.

Le théâtre de l’Odéon, avec son chétif budget, avec ses quatre mois de clôture, avec sa troupe nomade, sans ensemble et sans consistance, n’est plus fermé, c’est vrai, mais n’est encore qu’entrouvert.

Il en résulte qu’on n’ose faire aujourd’hui pour M. Lireux ce que l’on faisait autrefois pour M. Harel, c’est-à-dire la Maréchale d’Ancre, Christine, Charles VII ; pour bâtir un édifice solide, il faut d’abord être certain de la solidité du sol sur lequel on le bâtit.

Il est donc presque impertinent de proposer à on homme de quelque valeur de faire une œuvre sérieuse pour l’Odéon, tant que la munificence des mandataires de la nation n’accordera à l’Odéon qu’une subvention de huit cent trente-trois francs trente-trois centimes par mois, somme que lui coûte la pose seule de ses affiches.

Reste le Théâtre-Français. Ah ! pour celui-là, c’est autre chose.

Le Théâtre-Français a deux cent mille francs de subvention et cent mille livres de rente ; il est situé au centre de Paris ; il ouvre son péristyle sur une des rues les plus populeuses de la capitale ; enfin il ne paye que 45 000 francs de loyer, à peu près ce que paye le théâtre des Délassements-Comiques ou de la Porte-Saint-Antoine ; encore de temps en temps ne les paye-t-il pas, et la liste civile est-elle obligée de lui en faire la remise.

Sondez le mystère de ces loyers en retard, de ces délais accordés, de ces arriérés remis, et vous aurez le secret de certaines influences, la solution de certaines questions que vous me posez comme insolubles.

D’où vient donc la décadence dans laquelle est tombé le Théâtre-Français, si florissant, si plein de vie en 1828, si misérable et si languissant en 1844 ?

En 1828, le commissaire du roi s’appelait M. le baron Taylor ; en 1844, le commissaire du roi s’appelle M. François Buloz.

Disons ce qu’était l’un : nous essayerons ensuite de faire comprendre ce qu’est l’autre.

M. le baron Taylor était une de ces natures fines et intelligentes, qui se connaissent en toutes choses, qui ne sont étrangères à rien, qui touchent par un point quelconque de leur individualité à toutes les classes sociales, un de ces hommes qui doivent se baisser s’ils veulent paraître petits, mais qui n’ont pas besoin de se hausser pour être grands.

M. le baron Taylor aimait l’art pour l’art ; la place qu’il occupait n’était point pour lui un métier banal, mais une mission sainte. L’œuvre qu’il poursuivait n’était point une spéculation qu’il essayait d’accomplir, c’était une gloire qu’il convoitait : chez lui, il n’y avait ni préférence pour une école, ni inimitié contre l’autre. Jeune de cœur, chaud d’espérance, il cherchait le beau avec la tenace candeur d’un homme qui croit que le beau peut encore se trouver. Apportant son pinceau d’artiste en aide à la plume du poète, il dessinait, avec un égal amour, la chlamyde de Léonidas, la cuirasse du duc de Guise, ou le pourpoint d’Hernani ; contemporain de tous les âges qu’il avait étudiés, citoyen du monde entier qu’il avait parcouru, pas un détail de mœurs, de costume, d’armure ne lui était inconnu ; pas un site historique ou pittoresque ne lui était étranger. Dans quelque temps que vécût le héros, il pouvait tracer pour le costumier un dessin exact des vêtements qu’il portait ; dans quelque lieu que se passât l’action, il pouvait donner au décorateur un croquis fidèle du lieu où s’accomplissait la scène. Bon, poli, affectueux avant la réception de l’ouvrage, c’était un soutien pendant les répétitions ; c’était un conseiller après la représentation, c’était un apologiste ou un défenseur. Placé, par sa position sociale, à la hauteur de tout ce qui était élevé, par sa supériorité personnelle, au niveau de ce qui était grand, il pouvait, dans la même journée, toucher la main de MM. de Martignac, de Chateaubriandg, de Béranger, de Lamartine, de Casimir Delavigne, de Hugo, de de Vigny, de Scribe et de Talma, et toutes ces mains étaient ou honorées ou joyeuses de toucher la sienne.

Aussi, qu’il arrivât à l’ouvrage un de ces petits incidents, comme une censure inintelligente en sème sur la route des auteurs, ce n’était pas aux subalternes que le baron Taylor s’adressait ; il n’allait pas faire antichambre chez messieurs de la commission, ou le pied de grue dans le corridor des Beaux-Arts, pour attendre que quelque chef de bureau sortit de son cabinet où il n’avait pas le droit d’entrer. C’était à la porte du ministre qu’il allait frapper ; c’était au seuil des Tuileries qu’il allait dire : « Me voilà ! » et au bout de cinq minutes le ministre venait au-devant de lui, et le roi lui faisait dire : « Entrez ! »

Quand la censure de 1829 arrêtait Marion de Lorme, c’était par l’intermédiaire du baron Taylor, toujours, que Victor Hugo était admis à discuter, avec Charles X lui-même, les craintes de la royauté et les audaces de l’art.

C’est que Charles X avait conservé vis-à-vis des gens de lettres quelques-unes des traditions de son aïeul Louis XIV ; aussi donnait-il encore M. de Martignac pour ministre, M. Taylor pour commissaire du roi.

À cette époque, c’est-à-dire en 1828, sept académiciens, dont trois ou quatre étaient députés, se réunissaient pour demander à Charles X de ne point laisser jouer Henri III, et Charles X répondait au porteur de la pétition préventive :

« Dites à ces messieurs que ce qu’ils me demandent est impossible ; l’art est roi comme moi, et entre têtes couronnées on se doit des égards. »

En 1836, sur la demande d’un seul député qui, il est vrai, disposait de huit voix à l’Académie et de quinze voix à la chambre, M. Thiers, aspirant académicien et ministre de l’intérieur par intérim, faisait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, disparaître de l’affiche du Théâtre-Français le drame d’Antony, annoncé pour le soir.

Il est vrai que nous jouissions des bénéfices de la révolution de juillet, et que la Charte vérité, remaniée par nos Lycurgues à cinq cents francs, avait, à ses anciens articles, ajouté cet article nouveau, conservateur des droits de l’art :

« Sous aucun prétexte la censure ne pourra être rétablie. »

Soyez tranquille, la censure aura son tour et nous en causerons.

Maintenant, pour ceux qui voudraient nier l’influence des hommes sur les œuvres, énumérons les succès du Théâtre-Français sous le protectorat de M. Taylor ; le simple catalogue en dira plus que tous les raisonnements.

Léonidas, Charles VI, les Trois Quartiers, le Tasse, le Jeune Mari, Henri III, Hernani, Othello, Brutus, Valérie, Bertrand et Raton, Chatterton et les Enfants d’Édouard.

Comme on le voit, nous ne parlons point ici de toutes les pièces jouées, nous parlons seulement des succès d’art et d’argent.

Aussi, messieurs les comédiens du roi ont-ils, sous M. Taylor, touché jusqu’à 18 000 fr. de part, c’est-à-dire 1 500 fr. par mois.

Chaque sociétaire touchait donc alors à lui tout seul le double à peu près de ce que touche l’Odéon.

C’était le beau temps de la Comédie-Française ; c’était le beau temps de l’art. Chacun de nous n’était pas obligé, comme aujourd’hui, d’aller traiter directement avec le ministère, et de stipuler des primes pour subvenir à cette chose à laquelle on ne subvient jamais, à l’absence des recettes ; nous reviendrons sur les primes.

C’est que, comme nous l’avons dit, de 1826 à 1834, M. le baron Taylor était commissaire du roi.

Mais lui aussi quitta le commissariat comme nous avons quitté le théâtre, lorsqu’il vit qu’il lui était impossible de faire en 1834 ce qu’il faisait en 1828.

Maintenant, abandonnons le baron Taylor à ses voyages d’artiste, à ses travaux d’archéologue, à ses collections de bibliophile, et passons à M. François Buloz.

M. François Buloz…, mais pardon, mon ami, M. François Buloz nous mènerait trop loin pour ce soir ; d’ailleurs le commissaire du roi actuel mérite bien une lettre à lui tout seul. Donc, à mardi ou à mercredi prochain pour causer de M. François Buloz.

Tout et toujours à vous,
Alexandre Dumas.

Deuxième Lettre.

Mon ami,

En mettant la main à la plume pour vous écrire cette seconde lettre, je suis obligé de rappeler à vous et au public, que les griefs que j’y exprime seraient restés ensevelis dans le dégoût et la lassitude que m’a inspirés une lutte dans laquelle toute la force est du côté de nos adversaires, si votre voix n’était venue me forcer de vous répondre1. Je ne joue donc pas ici le rôle d’avocat général portant une accusation ; mais, tout au contraire, celui d’accusé répondant aux interrogations qu’on lui pose : si j’ai déserté le théâtre avec armes et bagages, ainsi que l’ont fait MM. Soumet, Scribe, Hugo, de Vigny, et, dans les derniers temps, Casimir Delavigne lui-même, je veux prouver que notre désertion vient de ce que le service que nous faisions n’était plus tenable sous un homme comme M. Buloz.

Le jour où le bruit de la promotion de M. Buloz au commissariat royal se répandit dans le public, j’écrivis à l’un de ses amis logeant dans la même maison que lui, le voyant à toute heure du jour :

« Mon cher B…

« Dites de ma part à Buloz que le plus grand malheur qui pouvait arriver à l’art, aux artistes, et peut-être même à lui, c’était qu’il fût nommé commissaire du roi.

« Tout à vous,

« Alex. Dumas. »

C’est que je connaissais de longue date M. Buloz, non pas précisément pour un méchant homme, mais pour un homme ignorant, brutal et inintelligent.

Au reste, il est difficile de mieux choisir la massue avec laquelle on voulait assommer cette littérature vivace, qui avait résisté à tous les interrègnes qui s’étaient succédé au Théâtre-Français depuis le départ de M. Taylor jusqu’à l’entrée en fonctions de M. Buloz.

La France ayant perdu à l’extérieur toute influence politique, ne fallait-il pas aussi, pour que la pensée qui la faisait agir fût conséquente avec elle-même, que la France perdit toute influence littéraire. Le système conservateur du théâtre devait être mis de niveau avec le système conservateur du cabinet.

C’est une singulière aberration d’esprit, ou tout au moins un singulier déplacement de mots, n’est-ce pas ? que de donnera un pareil système le nom de conservateur ; cela ne ressemble-t-il pas infiniment à ce qui arrive à M. Raoul Rochette, qui a gardé son titre de conservateur des médailles, quoique les médailles aient été volées ?

Et lorsqu’on pense cependant que dans chaque ministère qui succède à l’autre, et qui, dans chaque succession, consacre de plus en plus cet abus de mots, il y a toujours, au bas chiffre, un ou deux académiciens qui conservent la langue, comme M. Guizot conserve la dignité nationale, comme M. Buloz conserve la gloire dramatique, comme M. Raoul Rochette a conservé les médailles !

Nous avons dit que M. Buloz était ignorant. Prouvons.

Un jour, M. le directeur des Beaux-Arts passe dans la rue Richelieu, jette, par hasard, les yeux sur l’affiche du Théâtre-Français, et lit ces mots :

CINNA,
Tragédie en cinq actes et en vers, de Racine.

Je ne me trompe pas, c’est bien Racine que je dis et que je veux dire : c’était imprimé ainsi. Sur quoi cela était-il imprimé ? sur l’affiche du Théâtre-Français. Où cette affiche était-elle collée ? à la porte du Théâtre-Français !

Il va sans dire qu’il y avait cinq cents autres affiches pareilles éparpillées sur les murs de la capitale, à des distances plus ou moins rapprochées du susdit théâtre.

La chose parut curieuse à M. le directeur des Beaux-Arts. Jusque-là il avait cru que Cinna était de Corneille. Ce qu’il lisait donnait un démenti à toutes ses croyances. Il commença par s’assurer que l’erreur ne venait point de sa mémoire ; puis, il se procura une affiche qu’il colla avec quatre pains à cacheter au milieu de la glace de son cabinet.

Quelques jours s’étaient à peine écoulés, lorsque M. le commissaire du roi vint pour affaires d’administration dans les bureaux de M. le directeur des Beaux-Arts.

C’était cette visite qu’attendait M. le directeur des Beaux-Arts, et c’est dans cette attente qu’il avait, avec quatre pains à cacheter, collé sur sa glace l’affiche du Théâtre-Français.

Les deux fonctionnaires, je, ne confonds pas l’un avec l’autre ; peste ! l’un est un homme d’esprit, lettré, trop lettré peut-être, qui a fait avec un autre homme d’esprit les Soirées de Neuilly : vous vous les rappelez, n’est-ce pas ? Les deux fonctionnaires, dis-je, causèrent d’abord de leurs affaires administratives ; puis, ces affaires terminées, M. Buloz se leva.

« À propos, monsieur le commissaire, dit le directeur au moment où celui-ci prenait sa canne et son chapeau, avant de vous en aller, lisez donc cette affiche. »

Et du doigt il lui montra l’affiche, collée sur la glace avec quatre pains à cacheter.

M. le commissaire du roi s’approcha et lut :

CINNA,
Tragédie en cinq actes et en vers, de Racine.

« Eh bien ? dit-il.

— Eh bien ? reprit le directeur.

— Quoi ? demanda le commissaire du roi.

— Rien. Lisez encore. »

Et M. le commissaire du roi relut :

CINNA,
Tragédie en cinq actes et en vers, de Racine.

« Après ? » fit-il.

M. le directeur des Beaux-Arts commença à croire que c’était M. le commissaire du roi qui, comme on dit en termes d’atelier, le faisait poser.

« Ne voyez-vous pas ? demanda-t-il.

— Quoi ?

— Cinna ?

— Eh bien ! oui…

— Tragédie en cinq actes et en vers, de Racine ?

— Eh bien ! oui…

— Vous voyez ?

— Sans doute.

— En ce cas, lisez une troisième fois.

— Quand je lirais cent fois, cela ne changera rien à la phrase : Cinna, tragédie en cinq actes et en vers, de Racine. Que trouvez-vous à redire à cela ?

— Une seule chose.

— Laquelle ?

— C’est, reprit le directeur des Beaux-Arts, étonné d’une si persistante ignorance, c’est que Cinna n’est point de Racine, mais de Corneille.

— Ah ! pédant !!! » fit M. le commissaire du roi en haussant les épaules et en retournant à son théâtre.

Je tiens l’anecdote de M. le directeur des Beaux-Arts lui-même.

Nous avons dit que M. le commissaire du roi était brutal. Prouvons.

Je ne tiens de personne l’anecdote que je vais raconter ; elle m’est personnelle.

M. Soumet faisait répéter le Gladiateur ; écrasé de fatigue, menacé par M. Buloz d’être joué malgré lui, ne se sentant pas la force d’aller à minuit au théâtre, faire répéter pour la soixantième fois sa tragédie, mon illustre confrère me vint trouver et me pria de faire pour cette derrière fois sa besogne de metteur en scène. J’avais déjà vu deux ou trois répétitions du Gladiateur ; j’étais au courant de l’ouvrage. J’acceptai donc avec grand plaisir, demandant seulement à M. Soumet un mot qui constatât ma mission. Il me remit un chiffon de papier sur lequel étaient écrites ces deux lignes :

« J’autorise M. Alex. Dumas, mon ami, à diriger la répétition du Gladiateur, et à faire à la mise en scène tel changement qu’il jugera convenable.

Alex. Soumet. »

Je croyais l’autorisation suffisante. Vous allez voir qu’elle ne l’était pas.

À minuit, je me présente au théâtre ; le concierge prend connaissance de mon billet de répétition et me laisse entrer. Le concierge du Théâtre-Français est fort poli. Il y a quelquefois d’étranges erreurs sociales.

Je suis accueilli par les artistes comme devait l’être l’auteur de vingt-cinq drames ou comédies, et par M. Buloz, avec le grognement qui lui est habituel, et que les gens qui ont affaire à lui sont forcés d’accepter pour un langage.

La répétition commence : sauf quelques changements de peu d’importance opérés d’accord avec les artistes, les trois premiers actes vont assez bien. Puis vient le quatrième acte, l’acte du cirque, l’acte important, l’acte mouvementé, l’acte décisif.

Quant à celui-là, il n’y avait pas une seule entrée ni une seule sortie arrêtée, et trois ou quatre répétitions étaient absolument nécessaires pour compléter sa mise en scène.

Je recueille les avis de deux ou trois amis de Soumet qui assistaient à la répétition ; ils sont unanimes, et je déclare en leur nom et au mien aux artistes que la tragédie du Gladiateur ne peut, sans compromettre le succès de la représentation et par conséquent la réputation de l’auteur, être jouée le lendemain.

« Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? demande M. le commissaire du roi.

— Il y a, mon cher monsieur, qu’il est matériellement impossible que la pièce de Soumet passe demain.

— Qu’est-ce qui dit cela ?

— Moi !

— Il faudra cependant bien qu’elle passe, que vous le disiez ou non.

— Vous êtes libre de la faire passer, mais je proteste contre la représentation.

— Qui êtes-vous pour vous mêler de cela ?

— Je pourrais vous dire que je suis l’auteur de Henri III et de Mademoiselle de Belle-Isle, ce que vous ne savez pas, peut-être ; mais comme ce titre ne me donnerait pas le droit de protester contre la représentation du Gladiateur, je me contenterai de vous répondre que je suis le mandataire de M. Soumet.

— Où est votre procuration ?

— La voici.

— Je ne connais de procurations que celles passées devant notaire. Ainsi continuons.

— Et si je m’oppose à ce que l’on continue, qu’arrivera-t-il ?

Il arrivera que j’appellerai les pompiers, et que je vous ferai mettre à la porte. »

……………………………………………………………………………………………

Ces points sont destinés à représenter ce qui se passa à la suite de cette impertinente réponse. Omne tulit punctum !

Le lendemain, j’envoyai M. Jules Lefèvre et M. Émile Deschamps, qui avaient été témoins de l’insulte qui m’avait été faite, dire à M. Buloz que je l’attendais quelque part.

M. Buloz me fit répondre que je devais savoir qu’il n’y allait jamais.

Nous avons dit que M. Buloz était inintelligent. Prouvons.

M. Buloz, la chose est patente pour nous (il serait trop coupable sans cela), M. Buloz a reçu mission d’arrêter l’essor de la littérature moderne, inquiétante pour le pouvoir, à cause des idées sociales et politiques qu’elle remue incessamment. Nous dirons plus tard à ce propos deux mots d’Antony et de Richard. Restons pour le moment dans la question. Ce qui ne trouvera point place dans cette seconde lettre trouvera place dans la troisième.

M. Buloz reçut des mains de M. Vedel, son prédécesseur, Mlle Rachel, aujourd’hui la seule ressource du Théâtre-Français, déserté par tous les auteurs, qui ont fait, sinon sa gloire, du moins sa prospérité passée.

C’était une excellente arme aux mains de M. le commissaire du roi que Mlle Rachel ; son talent tout antique, plein de froide majesté, de sobre passion et de sourde ironie, remarquable par une diction irréprochable bien plutôt que par des accents du cœur, devait reproduire d’une manière satisfaisante les types grecs et romains de la littérature du xviie  siècle, poétiques figures qui semblent moins empruntées à la nature vivante qu’à l’atelier du statuaire ; mais aussi ce talent monocorde devait échouer lorsqu’elle essayerait de représenter les créations pittoresques, excentriques ou passionnées du xixe  siècle. Aussi, Mlle Rachel, après avoir soulevé des applaudissements frénétiques dans Camille, dans Émilie, dans Hermione, dans Ériphile et dans Roxane, n’eut-elle qu’un médiocre succès dans Judith et dans Catherine II.

Et qu’on ne vienne pas dire que ces rôles ne convenaient pas à Mlle Rachel ; Mlle Rachel les a choisis entre tous, comme ceux qui lui étaient les plus sympathiques.

M. Buloz se trouvait donc dans l’heureuse position d’un homme qui, chargé de chasser la littérature moderne du Théâtre-Français, a reçu, comme nous l’avons dit, des mains de son prédécesseur, le moyen de neutraliser l’influence de la tragédie contemporaine et du drame actuel, en faisant revivre, grâce à un talent inattendu et inespéré, la littérature des maîtres morts.

Il ne restait donc à M. Buloz, pour accomplir sa mission conservatrice, qu’à trouver un homme qui pût faire pour la comédie ce que Mlle Rachel faisait pour la tragédie et le drame. Alors on éloignait du théâtre M. Scribe, comme on en avait éloigné M. Soumet, M. Victor Hugo, M. de Vigny et M. Casimir Delavigne lui-même, lequel, on se le rappelle, avait été forcé d’aller porter à la Renaissance sa Fille du Cid, qu’il avait faite pour Mlle Rachel.

Nous dûmes un instant trembler, car cet homme existait.

En effet, il y a à Paris, nous ne dirons pas un comédien de talent, mais un artiste de génie, capricieux et fantasque comme Garrick, terrible et emporté comme Kean. poétique et sombre comme Macready, un homme qui porte avec la même facilité le manteau royal de Richard III et les haillons du Joueur ; un homme qui attache à toutes ses créations un cachet tellement original, qu’à chaque création nouvelle tout le monde littéraire s’émeut ; un homme qui traîne après lui son public, en quelque lieu qu’il lui plaise de le conduire, soit au théâtre de l’Odéon, soit au théâtre de la Porte-Saint-Marlin, soit au théâtre de la Renaissance, soit au théâtre de l’Ambigu, soit au théâtre des Folies-Dramatiques. Cet homme eût joué les Scapin, les Mascarille, les Pourceaugnac, les Harpagon, les Figaro, comme il a joué les Cardillac et les don César de Bazan. Et alors, avec Corneille, Racine et Voltaire, joués trois jours de la semaine, avec Molière, Regnard et Beaumarchais, joués trois autres jours, le théâtre moderne devenait complètement inutile, et M. Buloz, après avoir travaillé six jours, non pas à une création, mais à un anéantissement, pouvait se reposer le septième, dans la gloire et la béatitude d’avoir accompli ce que nul autre que lui n’aurait pu et surtout n’aurait voulu faire.

Eh bien ! M. Buloz, pareil à ces gens dont parle l’Évangile, qui ont des yeux et qui ne voient point, qui ont des oreilles et qui n’entendent point, M. Buloz a passé près de ce comédien sans le voir et sans l’entendre.

Pendez-vous, M. Buloz !

Maintenant, qu’on ne vienne pas nous dire que c’est pour ouvrir la route aux jeunes gens, pour favoriser les premiers essais, pour démonopoliser l’art, que M. Buloz éloigne, mécontente et brutalise les auteurs de Clytemnestre et de Saül, de Marion de Lorme et d’Hernani, d’Un mariage d’argent et de la Camaraderie, des Vêpres Siciliennes et de Don Juan d’Autriche, de la Maréchale d’Ancre et de Chatterton, de Henri III et de Mademoiselle de Belle-Isle. Non, car nous allons donner la preuve que M. Buloz étouffe d’une main également impartiale l’espérance à venir du débutant qui se prépare à gravir la montagne, et le fécond présent du poète arrivé à son sommet.

Il y avait à Paris un homme auquel l’art contemporain devait beaucoup, qui a réuni tantôt au théâtre de l’Odéon, tantôt au théâtre de la Porte-Saint-Martin, qu’il a successivement dirigés, la plus belle troupe qui eût jamais existé, c’est-à-dire Mlle George, Frédérick, Lockroy, Ligier, Bocage, Duparai, Stockley, Vizentini, Mme Dorval, Mme Moreau-Cinti et Mlle Noblet. Si j’en oublie, que ceux-là me le pardonnent.

Cet homme avait fait représenter Christine, la Maréchale d’Ancre, la Mère et la Fille, Norma, les États de Blois, Richard Darlington h, Napoléon, Charles VII, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angèle, Léo Burckart i, la Tour de Nesle, Catherine Howard, Don Juan de Marana, la Fête de Néron, tout ce trop-plein enfin, qui ne demandait alors qu’à se répandre, et qu’on a comprimé depuis au risque que la machine littéraire éclatât, comme a éclaté deux ou trois fois la machine politique.

Cet homme, après avoir lutté dix ans contre tous les mauvais vouloirs, après avoir été demander aide et soutien à tous ceux dont le devoir est d’aider et de soutenir l’art, après s’être adressé au roi lui-même, cet homme, lassé de la lutte, écrasé sous le poids du fardeau, ayant tout essayé, tout entrepris, tout épuisé, fut obligé d’abandonner la place à de plus heureux que lui.

Alors cet homme, admirateur de Napoléon, dont il a été préfet, cet homme suit l’exemple de son dieu ; il se présente au Théâtre-Français une comédie à la main, et demande au régent Buloz l’hospitalité de Thémistocle.

Le malheureux, il avait mis le pied à bord du Bellérophon.

Écoutons-le se plaindre lui-même dans la préface des Grands et des Petits.

« Si cette comédie n’a pas eu le sort que lui promettaient les prédictions unanimes de la répétition, je ne puis accuser les acteurs, dont le talent et le zèle m’ont au contraire prêté un appui dont je suis vivement reconnaissant, et qui m’a aidé dans la lutte de tous les jours que j’ai eu à soutenir contre la malveillance préméditée de l’administration du théâtre, concentrée aujourd’hui tout entière dans la personne de M. Buloz.

« On me demandera peut-être ce que c’est que M. Buloz. Je vais le dire.

« M. Buloz est commissaire du roi jusqu’à concurrence de six mille francs, régisseur du théâtre dans la proportion de deux mille écus 2, représentant salarié de l’autorité auprès de la Comédie, agent appointé des comédiens auprès du pouvoir, — commissaire neutralisé par sa régie, — régisseur neutralisé par son commissariat, — fonctionnaire sui generis dont la double autorité est incessamment comprimée sous la parfaite équation de deux chiffres portés à son profit sur un double budget.

« On connaît l’histoire de l’âne de Buridan, immobile entre ses deux mesures. La condition de M. Buloz serait identiquement pareille, si l’autre n’avait pas fini par mourir de faim.

« Les capacités les plus incontestables auraient, il faut en convenir, bien de la peine à se faire jour au travers d’une situation si fausse, si contradictoire. Aussi les capacités de M. Buloz ne se montrent-elles jamais. Cela se conçoit. Un sociétaire, frappé des inconvénients attachés à cette inexorable puissance de l’équilibre, a proposé dernièrement d’ajouter un supplément de mille écus aux deux traitements égaux que consomme aujourd’hui le commissaire-régisseur. Ce serait le seul moyen de lui rendre son libre arbitre.

« Ce pouvoir, dont le commissaire a dépouillé le régisseur et que le régisseur paralyse à son tour dans les mains du commissaire, se retrouve libre et sans contrepoids à l’égard des auteurs condamnés par la constitution actuelle du théâtre à subir des relations avec M. Buloz. Ce n’est pas, qu’on le sache bien, de ses aptitudes que j’entends parler ici ; mon intention n’est pas de mesurer patiemment tout l’abîme qui sépare M. le commissaire du roi des fonctions littéraires qu’on a jugé à propos de lui confier. J’honore l’ignorance, je respecte l’incapacité ; je comprends l’insouciance qui n’a pas demandé à l’éducation de réparer les torts de la nature : mais ce qui ne comporte pas de justification, ce qui est intolérable, c’est l’abus d’une autorité déléguée, la haine personnelle se substituant au devoir de l’administrateur, l’hostilité la plus ardente craignant de s’avouer et ne marchant à son but que par des détours.

« Je fais grâce au lecteur du récit des épreuves que j’ai dû traverser avant d’arriver au jour de la représentation. Ma pièce reçue, malgré les efforts notoires du commissaire du roi, dénoncée par lui aux bureaux du ministère comme une œuvre monstrueuse et antisociale ; mes entrées au théâtre refusées, contre tous les usages, dans l’intervalle de la réception aux répétitions ; des obstacles suscités contre la distribution des rôles ; annonces tardives, omission de réclames, refus formel de répétitions jugées indispensables, et cent autres entraves de toute nature qu’attesteraient au besoin tous les sociétaires indignés : voilà ce que j’ai eu à souffrir, moi, écrivain isolé, inconnu, sans protection, sans coterie, de la part de l’homme auquel ses fonctions imposaient la défense de mes intérêts et de mes droits.

« J’affirme, sur la foi de confidences unanimes, que parmi tous les écrivains qui travaillent pour la scène française, il n’en est pas un qui ne partage les sentiments que je viens d’exprimer sur l’administration de cet homme, dont le maintien opiniâtre au poste qu’il occupe est un défi insolent à l’indulgence silencieuse de la presse, à la patience des comédiens et à la longanimité du ministère, qu’il fait flatter et menacer tour à tour dans les deux Revues dont il est l’âme, avec l’attention habile de ne jamais en être l’esprit.

Harel. »

Oui, monsieur Harel, oui, vous avez raison ; oui, qu’on interroge Hugo, Soumet, de Vigny, Belmontet, Scribe, Mazères, Mme Sand3, Eugène Sue, tous ceux enfin qui ont écrit soit une ligne, soit des volumes pour le théâtre, oui, la réponse sera unanime ; oui, M. Buloz eût déjà quitté son poste dramaticide, écrasé sous le poids de notre réprobation à tous, s’il n’était, en même temps qu’il est commissaire du roi et régisseur du Théâtre-Français, directeur de ces deux Revues qui épouvantent les deux ministères.

Heureusement nous ne sommes pas des ministres, nous, et nous pouvons fouetter ces deux Revues de notre plume comme Charles Ier fouettait la hache du bourreau de sa baguette, en disant dans notre dédain littéraire, comme il disait dans son dédain royal :

Hache du bourreau, tu ne nous fais pas peur !

Alexandre Dumas.

Troisième Lettre.

Mon ami,

Je vous ai dit que je connaissais M. Buloz de longue main ; en effet, la connaissance date de 1829.

M. Buloz était alors employé dans une imprimerie, je crois ; nous nous rencontrions à un petit restaurant du faubourg Saint-Germain, où l’exiguïté de notre bourse nous forçait de prendre nos repas.

Un jour, M. Buloz m’annonça qu’il allait acheter à M. le comte Ribing de Leuven le Journal des Voyages, pour en faire une Revue, et me demanda si je ne l’aiderais pas de ma plume.

Ma plume, vous le savez, a toujours été fort au service de mes amis, et même de mes connaissances. Je répondis à M. Buloz qu’il pouvait parfaitement compter sur moi.

De rétribution quelconque, il va sans dire qu’il n’en fut aucunement question.

Il y a des gens qui, confondant l’argent qu’on gagne avec l’argent qu’on mendie ou qu’on extorque, m’accusent d’être un homme d’argent : ces gens-là me font bien rire.

La première chose que je donnai à M. Buloz fut, je crois, la relation d’un voyage en Vendée. En passant à Angers, j’avais obtenu la grâce d’un Vendéen condamné aux galères. Voici tout ce qui m’est resté, dans l’esprit, de ce voyage.

La seconde chose fut un petit roman intitulé : la Rose rouge. Comme ce roman avait quelque importance, il me fut payé 100 ou 150 francs, je crois.

Puis vinrent les Scènes historiques. Isabeau de Bavière tout entière y passa. C’est mon premier roman en deux volumes.

Ce que M. Buloz me paya, je ne saurais le dire, ni lui non plus ; nous en étions encore à cette époque à ne pas trop compter ensemble.

Je tombai malade : mon médecin m’ordonna de voyager ; j’allai en Suisse, j’y restai trois mois, j’en revins avec une foule de souvenirs.

Un jour que je faisais chez M. Buloz des anecdotes de ces souvenirs, et que je venais de raconter la Pêche aux truites et le Beefteak d’ours :

— Parbleu ! me dit M. Buloz, faites-nous donc de ce que vous venez de raconter là deux articles pour la Revue.

J’hésitai longtemps ; je croyais ces choses bonnes à raconter et non à écrire. M. Buloz me prouva que j’avais tort, et j’écrivis les deux premiers articles de mes Impressions de voyage, c’est-à-dire la pêche aux truites et le beefteak d’ours.

Vous vous rappelez le succès qu’obtinrent ces deux caprices. M. Buloz m’en demanda d’autres. Nous arrêtâmes le prix à cent francs la feuille ; six cent cinquante francs ou sept cents francs le volume.

Quatre volumes y passèrent.

Le succès se soutint ; j’en eus la preuve dans l’offre que me fit M. Buloz de me lier à lui par un traité.

Deux autres journaux désiraient ma collaboration et me proposaient aussi des traités : ces traités étaient plus avantageux que celui que pouvait m’offrir la Revue des Deux Mondes. Mais M. Buloz était une ancienne connaissance : à cent écus de moins par volume, je lui donnai la préférence.

M. Buloz s’en souvient, M. Buloz le dit, ou plutôt M. Buloz l’avoue.

Cependant commençaient à s’agglomérer autour de la Revue des Deux Mondes ce faisceau d’intelligences auquel elle dut son succès. Balzac, Victor Hugo, Eugène Sue, George Sand et de Vigny avaient répondu à l’appel que leur avait fait la Revue naissante : poète ou romancier, chacun avait apporté sa pierre à l’édifice qui s’élevait :

H. de Balzac. — L’Enfant maudit et le Message.

V. Hugo. — Un fragment de voyage dans les Alpes ; Les Deux Voix ; La Guerre aux Démolisseurs.

E. Sue. — Les Voyages et aventures sur mer de Narcisse Gelin.

G. Sand. — Aldo le Rimeur ; Metella j ; Leone Leoni k.

A. de Vigny. — Les Scènes du désert ; Les Anecdotes sur Alger ; Les Consultations du docteur Noir ; Laurette ou le Cachet Rouge ; Quitte pour la peur.

L’appétit vient en mangeant. M. Buloz résolut d’élargir sa table : vers la fin de 1833, je crois, il acheta la Revue de Paris des mains de M. Amédée Pichot.

Dès lors M. Buloz eut deux Revues. M. Buloz se sentit fort et commença d’être ingrat.

M. de Balzac avait écrit, pour la Revue de Paris, La Grenadière, cette admirable nouvelle, perle de fraîcheur, brillante comme une larme ou comme un diamant ; et le Père Goriot, un des meilleurs romans, nous ne dirons pas de l’auteur, mais de l’époque.

Quelques mois après cette publication, encore retentissante dans tous les esprits, une question d’intérêts divise M. de Balzac et M. Buloz. Vous croyez que M. Buloz va se taire, n’est-ce pas ? qu’il n’osera accuser celui qui vient de contribuer si puissamment à la gloire de son journal ; vous croyez qu’à défaut de reconnaissance il aura la pudeur de ne pas déprécier aux yeux de ses souscripteurs l’homme que trois mois auparavant il leur présentait comme le premier et le plus fécond des romanciers. Détrompez-vous : M. de Balzac ne veut plus être l’instrument de la fortune naissante de M. Buloz ; M. Buloz brisera, ou, du moins, essaiera de briser M. de Balzac.

— Pardon, M. de Balzac, si je rappelle de pareilles injures, mais il faut cependant faire connaître à fond M. Buloz.

— Enfin, s’écrie-t-il, notre procès avec M. de Balzac est terminé. La Revue de Paris a obtenu ce qu’elle tenait à obtenir : ses avances lui seront rendues ; elle gagne à ce débat 2 100 fr. et la fin du Lys dans la vallée, que M. de Balzac ne lui livrera pas. Mais aussi, la Revue de Paris avait eu tort de se fier à la parole de M. de Balzac, sans conventions écrites  ; de prendre au sérieux un romancier aux abois , et d’attendre une œuvre complète du grand écrivain qui n’a jamais rien terminé .

Mais, assez de reproches ; il y a un arrêt qui décide que M. de Balzac est plus blanc que son Lys dans la vallée, qu’il avait vendu à la Revue de Paris, plante humble et inodore, oignon mal venu sur le terrain de ce grand génie que notre argent n’a pu féconder .

— En lisant cela, on se frotte les yeux ; en écoutant cela, on doute de ses oreilles. M. de Balzac, un romancier aux abois ! L’auteur d’Eugénie Grandet, de l’Enfant maudit, et du Père Goriot, un écrivain qui n’a jamais pu rien terminer, et dont les œuvres sont des oignons mal venus, que l’argent de M. Buloz n’a pu féconder !

Oh ! M. Buloz, ne relisez pas les cent volumes que M. de Balzac a écrits sous quatre noms différents, et que tout le monde a lus. Relisez la Grenadière, et ne parlez plus d’argent. En vérité, il y a des choses que ni vous ni personne ne payerez jamais !

Je fus un des premiers à reprocher en face à M. Buloz une pareille conduite : J’ignorais alors que ce fût un système.

J’ai nommé au hasard, et les uns après les autres, les auteurs qui travaillaient à cette époque pour la Revue des Deux Mondes. Après le nom de M. de Balzac, vient sous ma plume le nom de M. Victor Hugo.

M. Victor Hugo avait publié, comme nous l’avons dit, dans la Revue des Deux Mondes, un fragment de son Voyage dans les Alpes, son ode des Deux Voix et la Guerre aux Démolisseurs.

À peine propriétaire de la Revue de Paris, M. Buloz comprit de quelle importance il était d’attacher au nouveau drapeau le nom de notre grand poète ; il sollicita et obtint de lui une nouvelle. Nous disons sollicita et obtint ; ce sont les deux mots qu’il convient d’employer ; car M. Hugo, en écrivant une nouvelle, fit pour M. Buloz ce qu’il ne faisait pour personne.

Cette nouvelle eut nom Claude Gueux.

Vous vous le rappelez, mon ami ; car c’est un des beaux plaidoyers qui aient été faits en faveur de l’humanité ; c’est une des plus vives lueurs jetées sur cette question tant ressassée depuis, de la moralisation des bagnes.

Les trente ou quarante pages de M. Victor Hugo plaçaient du premier bond la Revue de Paris à la hauteur de sa devancière la Revue des Deux Mondes.

Aussi, voyez comme dans l’espérance d’avoir un second Claude Gueux M. Buloz caresse M. V. Hugo ; les deux Revues sont à sa dévotion. M. de Sainte-Beuve y chante ses louanges en vers et en prose, et M. Gustave Planche appelle M. Hugo son ami.

M. Hugo, l’ami de Gustave Planche !

Enfin, c’est M. Gustave Planche lui-même qui le dit dans la Revue du mois de mars 1834.

« J’arrive à votre nom, mon ami, qui n’est pas le moins glorieux de cette illustre famille. Vous avez retrouvé comme par enchantement toutes les souplesses, toutes les naïvetés dont notre langue semblait déshabituée depuis deux siècles ; vous avez rendu à la période française l’ampleur flottante et majestueuse qu’elle avait perdue depuis la Renaissance ; vous avez sculpté notre idiome, vous l’avez découpé en trèfles et en dentelles ; vous avez gravé dans la parole les merveilleux dessins qui nous ravissent dans les tours moresques, dans les palais vénitiens, dans les vieilles cathédrales chrétiennes. Nul mieux que vous ne possède l’art de lutter, par le nombre et la profusion des images, avec la peinture la plus franche et la plus vive ; vous avez pour chacune de vos pensées des traits et des nuances qui feraient envie aux héritiers du Titien et de Paul Véronèse ; quand il vous plaît de nous montrer les lignes d’un paysage ou l’armure d’un guerrier, le pinceau n’a plus rien à faire : pour achever son œuvre, il n’a qu’à mettre sur la toile les masses de lumière et d’ombres que vous avez choisies comme les meilleures. »

Suivent trois pages d’éloges.

Malheureusement, M. Victor Hugo refusa de faire un second Claude Gueux. M. Buloz eut beau prier, supplier, offrir de féconder de son argent l’oignon du poète ; la fantaisie du poète n’était pas là : il fit les Voix intérieures.

C’était une belle occasion pour M. Buloz de se venger du refus de M. Victor Hugo. Il lâcha sur lui son ami M. Gustave Planche.

Écoutez-le cette fois. Il est question non seulement d’une belle ode, mais d’une sainte action. Le poète que Charles X a fait chevalier ne veut pas que ce protecteur de sa jeunesse disparaisse obscurément de ce monde où il a porté le double symbole de la royauté et du martyre, la couronne fleurdelisée et la couronne d’épines.

C’était cette ode-là qu’il fallait respecter surtout. Mais il y a des gens qui ne respectent rien. Heureux ceux que ces gens-là cessent d’appeler leur ami !

« Ce n’est pas le sujet de la pièce que nous blâmons, dit le critique (il a cette pudeur du moins), mais bien le mouvement et la nature des pensées que le poète appelle à son aide pour exprimer sa reconnaissance : il reproche aux canons de l’hôtel des Invalides de n’avoir pas tonné le glas aux funérailles de Charles X ; il les accuse de partager la lâcheté humaine et d’adorer tour à tour Henri IV et Louis XI. Ce grief est au moins singulier. Si c’est à l’entraînement de la rime qu’il faut attribuer cette impardonnable bévue ; si le mot bronze nous a valu Louis onze, les amis de M. Hugo feront bien de l’entretenir souvent de l’esclavage de la rime, dussent-ils même réciter les vers de Nicolas Boileau sur cet important sujet. Avions-nous donc tort de croire que M. Hugo gouvernait la langue comme un écuyer son cheval. M. Hugo dit aux canons des Invalides : le fondeur a jeté dans le moule dont vous êtes sortis, l’étain, le cuivre et l’oubli du vaincu. Cette alliance de la matière et de la pensée est monstrueuse, inintelligible, et donne aux reproches du poète un caractère puéril. En parlant de Versailles, il dit qu’à la cour de Louis XIV, tout homme avait sa dorure. Si nous avions conservé quelque doute sur le caractère général de ces odes, ce mot seul suffirait à le résoudre ; pour traiter un homme comme un plafond, il faut porter à la réalité visible un amour effréné ; et nous craignons fort que cet amour chez M. Hugo ne soit tout à fait inguérissable. Arrivant aux malheureuses destinées de la maison de Bourbon, à Louis XIV châtié dans Louis XVI, le poète ajoute :

Quand il a neigé sous les pères,
L’avalanche est pour les enfants.

« Je défie le physicien le plus habile de trouver à cette phrase un sens raisonnable, à moins que la neige, soustraite aux lois de la gravitation, ne parle du centre de la terre pour arriver à sa surface ; encore resterait-il à deviner comment la chute de la neige est à l’avalanche, ce que les fautes d’une génération sont aux malheurs de la génération suivante. Plus loin M. Hugo compare la famille des Bourbons à une étoile sans orbite, poussée par tous les vents. Il est probable que M. Hugo a confondu les étoiles avec les planètes. Je conçois bien que le vent agite les feuilles, enfle les voiles d’un navire ; mais je ne comprends pas, je ne crois pas que personne comprenne comment le vent agiterait les corps célestes : la figure employée par M. Hugo pour peindre les malheurs de la maison de Bourbon est donc de tout point une figure absurde. »

— Suivent trois pages d’injures.

Ainsi, voilà où est tombé le poète qui a rendu à la période française l’ampleur flottante et majestueuse qu’elle avait perdue depuis la Renaissance. Il gouverne maintenant la langue comme un écuyer gouverne son cheval.

Voilà où est tombé le peintre qui faisait envie aux héritiers du Titien et de Paul Véronèse. Sa figure employée pour peindre les malheurs de la maison de Bourbon est une figure de tout point absurde.

N’est-ce pas miraculeux, dites-moi, de lire dans une même Revue ces deux articles écrits de la même main, signés du même nom ?

Ah ! M. Buloz, quel malheur que votre scorpion engourdi ait éprouvé le besoin d’aller réchauffer son venin au soleil de Rome ! Comme il vous servirait aujourd’hui, si toutefois il ne vous piquait pas vous-même !

Ce fut vers l’époque où parut dans la Revue des Deux Mondes une suite d’articles dans le genre de celui-ci, que notre grand poète, se sentant, comme Achille, blessé au talon par une flèche empoisonnée, laissa, du haut de son dédain, tomber les vers suivants :

Jeune homme, ce méchant fait une lâche guerre.
Ton indignation ne l’épouvante guère ;
Crois-moi donc ; laisse en paix, jeune homme au noble cœur,
Ce Zoïle à l’œil faux, ce malheureux moqueur.
Ton mépris : mais c’est l’air qu’il respire ; ta haine,
Ta haine est son odeur, sa sueur, son haleine.
Il sait qu’il peut souiller sans peur les noms fameux,
Et que, pour qu’on le touche, il est trop venimeux.
Il ne craint rien, pareil au champignon difforme
Poussé dans une nuit au pied d’un chêne énorme,
Qui laisse les chevreaux autour de lui paissant
Essayer leur dent folle à l’arbuste innocent ;
Sachant qu’il porte en lui ses vengeances trop sûres,
Tout gonflé de poison, il attend les morsures.

Comme ces vers n’étaient adressés à personne, les uns en firent hommage à M. Gustave Planche, les autres à M. François Buloz.

Le Zoïle à l’œil faux avait bien quelque analogie avec M. Planche ; mais le champignon difforme ressemblait fort à M. Buloz. Tous deux, comme le disait le poète, avaient poussé dans une nuit. Les avis restèrent partagés4.

C’est particulièrement à l’article Chronique littéraire du mois de décembre 1836 que M. V. Hugo répondait. Cet article est assez curieux, surtout mis en regard avec un autre article sur le même sujet, paru en 1835, pour que nous le reproduisions ici : dans tous deux, il est question, pour M. Hugo, de l’Académie.

Passons à M. Eugène Sue.

M. Eugène Sue fit successivement pour la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, c’est-à-dire pour M. Buloz, les Voyages et aventures sur mer de Narcisse Gelin ; Jean Cavalier ; Latréaumont ; le Morne au Diable et l’Histoire de la Marine ; mais c’est surtout de l’Histoire de la Marine que nous allons nous occuper, car l’Histoire de la Marine était doublement chère à M. Buloz, qui en avait acheté à l’auteur la propriété tout entière.

Aussi, voyez ce que M. Buloz pense de M. Eugène Sue quand l’Histoire de la Marine appartient à M. Buloz ; vous verrez ensuite ce que le même M. Buloz pense du même M. Eugène Sue, quand le Juif Errant appartient à M. Véron toujours, bien entendu, dans la même Revue de Paris.

« Celui qui écrit ces lignes est le seul qui puisse dire comment Eugène Sue passe cette fois du roman à l’histoire, du drame au récit de la fiction arrangée, à la biographie, et tout cela sans changer de mer ni de vaisseaux, ni de ciel bleu ou chargé de nuages ; soit donc qu’il écrive demain un autre roman, M. Eugène Sue sera toujours, dans ses histoires, l’admirable romancier que vous savez, comme aussi vous le retrouverez toujours dans ses romans l’historien que vous avez appris à connaître et à aimer.

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« Comme déjà l’historien maritime savait la mer, comme il savait le ciel, comme il avait été, lui aussi, dans la tempête et dans le calme, il entrait facilement dans de merveilleux détails de la biographie maritime qui avaient été inabordables pour ses devanciers. Que ce beau travail avait de charmes pour notre romancier maritime, quel admirable roman il trouvait dans toutes ces histoires, et comme il était à l’aise, lui si fort habitué à tout décrire, à tout sentir, à tout répéter, depuis le mot sublime jusqu’à l’ignoble juron, lui qui n’a reculé devant aucun tableau de la vie du matelot, orgie, débauche… et plus loin encore !

« Ainsi, l’Histoire de la marine française deviendra bientôt doublement populaire. On la lira comme on lit un roman et ensuite comme on lit une histoire. Or, nous ne savons pas qu’on pût mettre à la tête de cette histoire un nom d’historien plus populaire et plus à la hauteur que le nom d’Eugène Sue le romancier. »

Oh ! M. Buloz, combien vous avez changé d’opinion sur M. Eugène Sue depuis que votre double titre de commissaire du roi et de régisseur du Théâtre-Français ne vous permet plus de vendre des livres, et que vous avez cédé le reste de votre édition à M. Béthune ! Écoutez l’opinion actuelle de M. Buloz sur M. Eugène Sue, auteur non seulement de Plick et Plock, d’Atar-Gull, de la Salamandre, de la Vigie de Koat-Ven, de Jean Cavalier, d’Arthur, du Morne au Diable, de Mathilde, des Mystères de Paris, mais encore de Latréaumont, drame en cinq actes joué au Théâtre-Français. Écoutez !

« Après le fantastique succès des Mystères de Paris, cet interminable roman, si vite élevé au rang des chefs-d’œuvre et si vite tombé dans l’oubli, M. Eugène Sue n’avait qu’un seul parti à prendre pour échapper aux terribles dangers de la dépréciation, c’était de s’ensevelir dans son triomphe, de disparaître pour six mois et de se faire oublier, en un mot, comme son ouvrage. Une fois passé à l’état de mystère, le père de la Chouette, de Tortillard et de la Goualeuse, et de tant d’autres charmantes créations, se serait vu entouré d’une prestigieuse auréole, dont les plus entêtés critiques n’auraient osé nier l’éclat… Malheureusement, les hommes entourés de la faveur publique ne consentent jamais à se tirer un coup de pistolet, même par-dessus la tête. Ils se voient si grands, qu’ils craignent de se tuer en déchargeant leur arme à dix pouces plus haut que leur chapeau. »

Suivent trois colonnes et demie d’injures.

Attendez, Eugène Sue, attendez, mon ami, car vous n’êtes pas au bout de la colère de M. le commissaire du roi. Dix ans, vous l’avez aidé à faire sa fortune littéraire et politique, dix ans il a été contraint par intérêt à dire du bien de vous ; dix ans, si nous le laissons vivre dix ans, il va être occupé à en dire du mal ; il y a des gens qui ne sauraient pardonner ni le bien qu’on leur a fait, ni les services qu’on leur a rendus. Mais vous êtes en bonne compagnie, cher frère, entre Victor Hugo et George Sand, entre Notre-Dame de Paris et Consuelo, magnifiques édifices dont une seule pierre croulante suffirait pour écraser dix commissaires du roi de la taille de M. Buloz.

Passons à George Sand.

George Sand est bien coupable, car si quelqu’un a soulevé M. Buloz des profondeurs de la rue des Beaux-Arts au niveau de la rue de Grenelle, c’est surtout lui, ou elle, comme vous voudrez. Quant à moi, je dirai elle, car le mot elle rendra l’auteur de Lélia plus grande encore.

Comptons les romans que Mme Sand a écrits pour M. Buloz ; énumérons les chefs-d’œuvre enfouis dans la lourde et ténébreuse Revue des Deux Mondes, que cette fée à qui Dieu a donné une plume au lieu de baguette soulevait comme un ballon, illuminait comme un météore chaque fois que sa capricieuse et poétique fantaisie posait dans ce nid de hibou, un de ces cygnes au doux ramage ou au plumage éclatant qui composent sa riche et nombreuse famille. Vous rappelez-vous, mon ami, avoir vu passer dans la demi-teinte projetée sur eux par les œuvres voisines, ces idéales et merveilleuses créations qui, comme les anges de Martinn, portent leur lumière en eux-mêmes : lampes d’albâtre que l’âme fait resplendissante à travers le corps. Écoutez et comptez ces sœurs d’Ophélie et de Desdemona, ces frères de René et de Werther que je vais nommer :

Aldo le Rimeur, Metella, Leone Leoni, André, Mattea, Simon, Mauprat, la Dernière Aldini, l’Uscoque, Gabriel, Spiridion.

Aussi, peu d’auteurs ont-ils vu, comme George Sand, se réaliser ce rêve de gloire que l’artiste poursuit toute sa vie et n’atteint presque jamais que dans le tombeau. M. Buloz comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de cette rare universalité contemporaine ; il accapara, comme on dit en termes de librairie, Mme Sand ; il devint non seulement son publicateur, mais son éditeur. L’Histoire de la Marine de l’auteur de la Salamandre, et les œuvres complètes de l’auteur d’Indiana et de Valentine devinrent la base d’une spéculation. On vendit sur place, et le bureau de la Revue se changea en boutique.

L’affaire était bonne en elle-même, aussi prospéra-t-elle. M. Buloz, au bas chiffre, dut gagner trente ou quarante mille francs dans cette nouvelle combinaison.

Aussi, à cette époque, Mme Sand était-elle pour M. Buloz ce qu’elle est restée depuis pour tout le monde malgré M. Buloz, c’est-à-dire un des esprits les plus supérieurs qui aient existé. Il y a plus ; comme c’était alors l’intérêt de M. Buloz que cette idée se propageât de Paris à la province, de la province à l’étranger, les deux Revues résonnaient en chœur des louanges de Mme Sand. On faisait dans l’une des articles sur Jacques, dans l’autre des articles sur Lélia ; dans toutes deux, des articles sur les œuvres complètes. C’était un hosannah général, qui, d’ailleurs, avait un écho partout. Nous nous croyions, nous autres auteurs, peu habitués à ce bruit flatteur et caressant, revenus à cet âge d’argent où la critique était juste, parlait selon sa conscience, écrivait selon sa pensée. Nous disons âge d’argent, parce que dans l’âge d’or la critique n’avait pas encore été inventée. Alors Mme Sand était le dieu de M. Buloz. M. Buloz la priait, M. Buloz l’invoquait, et M. Buloz avait raison. Il n’y a que les athées qui ne prient pas ; seulement, il ne faut pas maudire ce qu’on a adoré, car alors on est pis qu’un athée ; on est un renégat.

Prière de M. Buloz pendant qu’il édite les œuvres complètes de Mme Sand.

« Revue de Paris de 1837.

« George Sand, ce talent ni vigoureux, si franc, qui s’est révélé tout entier si vite, et si vite emparé des honneurs d’une position suprême et incontestée ; George Sand, cette parole retentissante et presque souveraine, cette âme enthousiaste et dévouée, mais inconstante, est un auxiliaire que les camps les plus hostiles se disputent, une force dont chacun voudrait faire croire qu’il dispose à son tour… Âme douée d’une sensibilité qu’on peut appeler terrible ; d’une puissance de désir, d’un besoin d’émotions et d’enthousiasme qu’on peut appeler plus terrible encore. Vivant toujours en avant d’elle-même : soit que la magie de l’imagination la transporte sur les cimes les plus élevées de l’illusion et du bonheur, soit que les angoisses de la souffrance la plongent dans les abîmes les plus profonds, toujours vous croyez entendre sortir du fond de sa joie ou du fond de sa tristesse inassouvies, ce cri : plus loin, là-bas, là-bas. Engagée à la poursuite de son idéal qui fuit toujours devant elle, comme Ithaque devant Ulysse, elle donne tête baissée sur les écueils de la réalité, et tantôt se relève comme Ajax, superbe et blasphémant, pour reprendre sa course, et tantôt pleure et gémit comme une femme, et se roule si elle ne peut plus marcher.

« Disons donc que George Sand, âme immense et formée de tous les contrastes, est partout et nulle part, est tout et n’est rien, si ce n’est un grand poète. »

Bravo, M. Buloz, car un grand poète c’est tout. Un grand poète c’est Moïse, c’est Homère, c’est Virgile, c’est Dante, c’est Shakespeare, c’est Jean-Jacques Rousseau, c’est Goethel, c’est Chateaubriand, c’est Byron, c’est Walter Scott, c’est Cooper, c’est Hugo ; c’est, comme vous l’avez dit enfin, George Sand. Dieu lui-même n’est que la poésie universelle de la terre réunie au ciel.

Suivent les éloges successifs de Jacques, d’André, de Lélia, de la Marquise, de Metella.

Les œuvres de Mme Sand se vendaient chez M. Buloz, non seulement complètes, mais séparées.

Malédiction de M. Buloz quand il n’édite plus les œuvres de Mme Sand.

« Revue de Paris de 1844.

« Je ne connais rien de plus fatigant et de plus puéril que cet affreux patois (il s’agit du style de Mme Sand dans Jeanne) ; franchement, je préférerais presque l’argot : il a au moins le mérite de l’étrangeté, tandis que la langue de la plupart des personnages de Jeanne est d’une trivialité à faire frémir. Oh ! qui nous rendra la marchande d’herbes de Théophraste ! George Sand imite M. de Balzac aussi bien dans les formules énigmatiques, ampoulées, incorrectes, faussement originales, que dans les expressions triviales du jargon populaire.

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« Sérieusement, il faut que l’improvisation se montre bien rétive ou bien épuisée pour qu’un romancier ait recours à de pareils expédients ; que George Sand y prenne garde, on rencontre encore dans ses productions quelques détails charmants, quelques scènes vivement senties ; mais sa pensée a perdu la vieille et noble habitude de la clarté et de la distinction. Je ne parle plus du style : à part quelques passages, où le cœur rencontre par hasard, et comme de lui-même, la belle et pure langue d’autrefois, tout le reste est prétentieux ou hérissé d’incorrections ; on sent à chaque phrase un anneau qui manque à la chaîne des idées. La précipitation se révèle par des lacunes nombreuses, par des négligences sans fin. Peut-être, en dédiant son roman à une paysanne, George Sand a-t-il voulu justifier tous ces défauts, mais rien ne saurait excuser une semblable dégénérescence ; enfin, pour exprimer toute notre pensée, nous voyons George Sand, entre Walter Scott et M. de Balzac, se livrer tantôt étourdiment, tantôt d’une manière pénible à une double imitation. Mais nous cherchons en vain dans Jeanne l’originalité de la femme qui a fait André. »

Je le crois bien, M. Buloz, vous ne publiez ni n’éditez point Jeanne (comme vous publiiez et éditiez André) : c’est M. Véron qui publie Jeanne, c’est M. Perrotin qui édite Jeanne. Il faut donc démolir, nous nous servons de votre expression favorite, il faut donc démolir l’ouvrage que nous n’avons aucun intérêt à louer. Heureusement, M. Buloz, que votre Revue a 400 abonnés et le Constitutionnel 20 000, et que, quelque chose que vous fassiez, tout commissaire du roi et régisseur du Théâtre-Français que vous êtes, l’œuvre se défendra par elle-même.

Ah ! Mme Sand, quand vous regardez M. Buloz du haut de Consuelo, ce chef-d’œuvre dont le seul malheur est de n’avoir pas été imprimé dans la Revue des Deux Mondes, M. Buloz doit, à vous surtout, paraître bien petit.

Et cependant, demeurez tranquille, madame ; notre force est en nous-mêmes, et non dans les autres. Les éloges de M. Buloz, éditeur de vos œuvres, ne vous avaient pas fait grandir d’un pouce. Les injures de M. Buloz, commissaire du roi et régisseur du Théâtre-Français, ne vous diminueront pas d’une ligne. Vous avez été, vous êtes, et vous serez toujours, malgré ses éloges, un grand poète.

Passons à moi.

Pardon si je tombe de si haut ; mais faites attention que je porte M. Buloz : M. Buloz me précipite.

Je reprends donc ce malheureux moi où je l’ai abandonné, c’est-à-dire au moment où il venait de donner à la Revue des Deux Mondes ses Impressions de Voyages, et où il allait donner à la Revue de Paris son John Davys, ses Mémoires d’un Maître d’Armes, ses Quinze jours au Sinaï, ses Excursions sur les bords du Rhin, Albine et Fernande.

Le moi dont il est question, et qui est bien moi, s’était fait peu à peu une certaine position littéraire, en publiant une centaine de volumes et en composant une vingtaine de drames. Il en résulte que, comme M. Buloz n’était pas le seul éditeur et le seul publicateur de Paris, d’autres journalistes et d’autres libraires, étaient venus me faire des offres plus avantageuses que ne l’étaient et même que ne pouvaient l’être celles de M. Buloz. Mais j’ai certaines habitudes de bonnes façons, que je n’ai pu perdre même dans la fréquentation de certaines gens ; de sorte que, cédant aux instances de M. Buloz, je continuai à lui donner mes volumes à cinq cents francs meilleur marché qu’à tout autre. Cinq cents francs ne sont rien pour un académicien qui fait un volume tous les lustres, comme on dit à l’Académie ; mais ils sont quelque chose pour moi qui en fais vingt ou vingt-cinq par an. Cependant, j’en appelle à M. Buloz lui-même, y a-t-il jamais eu de ma part la moindre exigence ce rapport ?

Je continuais donc à donner mes volumes, tantôt à la Presse, tantôt au Siècle, tantôt à la Revue des Deux Mondes, recevant de M. Dujarrier ou de M. Perrée cinq cents francs par volume de plus que je ne recevais de M. Buloz, ayant, en outre, quand j’avais affaire à eux, l’avantage d’avoir affaire à des gens qui savent vivre, lorsque je revins de Florence avec les quatre volumes du Chevalier d’Harmental.

À mon arrivée, je trouvai une lettre de Desnoyers, qui me demandait quatre volumes pour le Siècle. Quatre volumes, c’était juste le chiffre de ce que je rapportais ; j’allai donc répondre à Desnoyers que mes volumes étaient bien ses serviteurs et ceux de M. Perrée, lorsque de son côté M. Buloz me fit demander ces quatre volumes pour la Revue de Paris.

J’en demande bien humblement pardon à Desnoyers et à Perrée, je cédai comme d’habitude à l’éloquente voix de M. Buloz, et je lui remis, au détriment du Siècle et au mien, puisque je perdais 2 000 fr. à cette remise, les quatre volumes du Chevalier d’Harmental.

Je fus puni par où j’avais péché.

Écoutez ceci, mon ami.

Une fois, par hasard, M. le directeur des deux Revues s’était avisé de faire pour le roman ce qu’il faisait, comme commissaire du roi et comme régisseur du Théâtre-Français, pour les ouvrages dramatiques, c’est-à-dire de vouloir juger par la lecture de la valeur de l’œuvre. Il avait lu le Chevalier d’Harmental.

Le Chevalier d’Harmental me fut renvoyé, refusé à l’unanimité par le comité de lecture de la Revue de Paris.

C’étaient deux mille francs dont M. Buloz me faisait cadeau de la main à la main. Aussi lui suis-je encore tout reconnaissant de ce renvoi.

On publia le Chevalier d’Harmental au Siècle. M. Buloz lui avait prédit une chute complète. C’est un bien grand Nostradamus que M. Buloz !

Disons, en l’honneur de M. Buloz, qu’il ne me garda point rancune, et que peu après, il vint me demander Albine, que je lui donnai.

J’étais resté aux deux Revues le seul et dernier rédacteur qui datât de leur création. On s’affectionne à ses filles, même quand elles sont devenues de mauvaises filles ; voyez le roi Lear et le père Goriot. J’avais donc toutes les peines du monde à me séparer d’elles, quand M. Buloz m’envoya demander, pour doter la cadette qui se retirait du monde littéraire, un roman quelconque. Seulement, la chose était pressée ; la Revue de Paris devait entrer incessamment en retraite, la pauvre fille n’ayant pas trouvé, comme sa sœur aînée, à se marier avec le gouvernement.

Il fallait qu’en filant du monde littéraire dans le monde politique, la pauvre étoile jetât un dernier reflet.

Je lui donnai Fernande.

Fernande, vendue à la Presse ; Fernande vendue 1 500 fr. de plus à la Presse qu’à la Revue de Paris, et pour laquelle enfin je remboursai de ma poche 1 500 fr. à M. Dujarrier.

Mais, que voulez-vous, mon cher ami, j’en suis à ne plus compter les bonnes actions qui ne me coûtent que 1 500 fr.

J’en étais donc là, me reposant sur ma bonne action, quand j’appris que la pauvre Revue de Paris avait revêtu le cilice politique. Je la vis passer de loin ; elle me parut bien mince ; elle s’était, la pauvre fille, un peu allongée ; mais elle s’était considérablement aplatie.

Tout à coup j’appris, l’oublieuse qu’elle est, que c’était à mon tour d’être attaqué par elle.

L’attaque ne s’était pas fait attendre : comme les Saxons, qui, pendant la bataille de Leipzigm, tournèrent leurs canons sur leurs frères d’armes, la Revue venait de faire feu sur moi de toutes ses batteries, avant que je me fusse éloigné d’elle, avant que j’eusse eu le temps de repasser le pont des Arts. Si le pointeur de la Revue de Paris y avait vu plus clair, j’étais tué, ma foi.

Le coup porta trop bas ; je ne fus qu’éclaboussé.

Je ne rappellerai pas ici tout le bien que M. Buloz disait de moi, quand, abandonné de tout le monde, il lui fallait pour le lendemain une feuille, pour la semaine suivante un volume. Je ne dirai pas non plus tout le mal qu’il en écrit maintenant : je me contenterai de rapporter le dernier article qu’il a fait contre moi ; c’est le cinquième ou sixième dont il me gratifie depuis cinq ou six mois.

« On nous annonce une bonne nouvelle, trop bonne cependant pour que nous osions y croire. M. Alexandre Dumas est las de sa propre fécondité ; il veut prendre du repos ; il veut voyager. Il brûle de voir l’Orient, pour s’assurer par lui-même si ses impressions sur ce pays-là étaient vraies 5. Voilà pourquoi, au lieu de mener de front trois romans dans trois journaux quotidiens, il ne fera plus, les uns disent que douze, les autres dix-huit volumes pour la Presse. Pour prix de sa collaboration exclusive, la Presse donne à M. Dumas 72 000 fr. par an. Une misère. Ainsi, l’auteur des Trois Mousquetaires a pris l’héroïque résolution de limiter sa fabrication littéraire ; c’est ce dont il est permis de douter, et le torrent de ses produits, arrêté du côté des journaux, inondera bientôt le théâtre, etc., etc. »

Comme c’est reconnaissant de la part du directeur des deux Revues auquel ma fabrication littéraire a livré, en dix ans, vingt ou vingt-deux volumes ! comme c’est adroit de la part du régisseur du théâtre auquel j’ai donné Henri III et Mademoiselle de Belle-Isle, deux des plus grands succès d’argent que le théâtre ait obtenus ! Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’au moment où M. Buloz, directeur des deux Revues, craint que les produits de M. Dumas n’inondent la scène, M. Buloz, régisseur du théâtre, menace M. Dumas de le faire assigner s’il ne livre pas à la Comédie-Française un drame, que M. Dumas s’était engager à lui donner, dans le cas où la Comédie-Française jouerait Christine.

Nous ne parlons pas d’Alfred de Vigny, maltraité par M. Buloz dans l’article qui rendait compte de son admirable drame de Chatterton ; il n’a rien fait représenter depuis au théâtre et presque rien publié en librairie. Sans doute, il doit à ce prudent silence d’avoir été épargné.

En vérité, nous savions bien que dans les triomphes antiques un esclave gagé suivait le triomphateur pour insulter à sa victoire. Mais nous ignorions que ce fût l’homme pour lequel il avait triomphé qui se déguisât en esclave pour jouer le rôle d’insulteur.

Et maintenant, sire, maintenant, M. le ministre, maintenant, M. le directeur des Beaux-Arts, est-il possible que M. Victor Hugo rapporte au Théâtre-Français un second Hernani ; M. Eugène Sue, un second Latréaumont ; Mme Sand, une seconde Cosima, et moi, une autre Mademoiselle de Belle-Isle, si nous sommes exposés à rencontrer dans le couloir du Théâtre-Français l’homme qui a écrit ou fait écrire contre nous les choses qu’on a lues ?

Je ne sais pas ce que feront mes confrères, mais ce que je sais, pour mon compte, c’est qu’un jugement seul du tribunal pourra me forcer à rentrer au Théâtre-Français, tant que M. Buloz y représentera l’autorité royale.

Alexandre Dumas.

Quatrième Lettre.
Intermède.

Mon ami,

M. Buloz est un adversaire commode, et je le remercie, quand je voulais me reposer un jour ou deux, de me donner des armes pour continuer le combat.

Cependant, ne prenez pas cette lettre pour une vraie lettre ; ce n’est qu’une espèce de réponse. Je vous demande donc la permission d’y être bête tout à mon aise. Je n’ai que des faits à vous citer, et vous savez que rien n’est bête comme un fait.

M. Buloz vous écrit hier :

« M. Dumas ne craint pas d’affirmer que le jour de ma nomination au commissariat royal, il aurait écrit une lettre à l’un de mes amis, exprimant son pronostic funèbre à ce sujet. La lettre de M. Bonnaire, que vous recevez en même temps que la mienne, répond suffisamment à cette assertion. »

D’abord je n’ai nommé personne. C’est M. Bonnaire qui s’est rappelé : j’en félicite la mémoire de M. Bonnaire à laquelle je ferai un appel.

M. Bonnaire doit se souvenir que le lendemain du jour où il avait reçu cette lettre, il vint me trouver, de si bon matin même, que j’étais encore au lit. Cette visite, je dois le dire, était toute conciliatrice. M. Bonnaire venait, au nom de M. Buloz, me dire que mon opinion sur lui était fausse ; qu’il arrivait avec le plus profond désir d’être l’homme de la jeune littérature qui avait fait sa fortune, et que la preuve en était que le premier acte de son administration serait la reprise de Christine. Je n’en persistai pas moins dans mon opinion, et, comme vous l’avez vu dans ma dernière lettre, je n’en ai pas changé.

Il y a plus, écoutez ceci.

Lorsque Mme Mélingue passa du théâtre de l’Ambigu au Théâtre-Français, son mari me fit une visite pour m’annoncer cette nouvelle, et me dire que Mme Mélingue était engagée pour jouer l’école moderne, en opposition à Mlle Rachel, qui jouait l’école ancienne ; en conséquence, il venait, me dit-il, me demander pour sa femme, au nom de M. Buloz, les rôles de Christine et de Bérengère.

Je commençai par exposer à M. Mélingue le système désastreux de M. Buloz, et j’ajoutai que la demande qu’il me faisait pour sa femme était inutile, attendu que, malgré la promesse faite, on ne laisserait jouer à Mme Mélingue aucune pièce de mon répertoire ; j’ajoutai que l’intention bien positive était de confisquer le talent de Mme Mélingue sans aucun profit ni pour elle, ni pour nous, ni pour le Théâtre-Français. Il ne voulait pas me croire, il insista : je donnai à Mme Mélingue les rôles de Christine et de Bérengère. On ne joua pas Christine, et l’on joua Charles VII, mais ce fut Mlle Noblet qui remplit le rôle distribué à Mme Mélingue.

Cette fois, il y a une lettre ; elle doit exister, qu’on la montre : elle date de plus de deux ans.

Maintenant, sans doute, M. Buloz va essayer d’user de son influence sur Mme Mélingue pour qu’elle nie, ou la menacer de sa vengeance, si elle ne nie pas ; mais que M. Buloz y fasse attention, il y a une justice au monde : si Mme Mélingue, à la suite de ce que je dis ici, avait à se plaindre de M. Buloz, soit comme commissaire du roi, soit comme régisseur du Théâtre-Français, ce serait à moi de la prendre par la main, de la conduire chez M. le directeur des Beaux-Arts, et plus haut encore s’il était besoin.

J’en fais mon affaire.

M. Buloz ajoute :

« Quant au récit burlesque de je ne sais quelle scène qui se serait passée à la répétition du Gladiateur, cela rentre, monsieur, dans cet ordre d’inventions et d’injures qui n’atteignent que ceux qui se les permettent. »

Vous vous trompez, M. Buloz : d’abord, cette scène n’a été burlesque que parce que vous n’avez pas voulu la prendre au sérieux ; ensuite, elle a atteint encore un autre que moi ; elle a atteint M. Soumet, et la preuve, c’est que voici la lettre que M. Soumet m’écrit :

« Mon cher Dumas,

« Je suis depuis cinq mois couché sur mon lit, immobile entre la vie et la mort, et j’espérais depuis que vous en êtes instruit que vous me consacreriez quelques minutes. Les personnes qui vous ont parlé de mon intention de démentir notre ancienne affaire avec Buloz sont stupides, et j’ajouterais l’ingratitude à leur stupidité, si j’étais capable de ne pas vous rendre la plus haute justice dans l’affaire du Gladiateur, où vous avez tout fait pour paralyser les mauvaises intentions d’une administration qui a fait jouer le Gladiateur trois jours avant le jour fixé, et qui a confié le cinquième acte à l’organe du souffleur, comme trois mille personnes peuvent l’attester.

« Quant à l’article de la Divine Épopée dans la Revue des Deux Mondes, il a précédé de si peu de jours ma représentation, que je n’ai su comment qualifier ce procédé.

« Je me suis présenté à six heures du matin chez vous pour vous empêcher de vous battre à ma place ; je n’en pourrais pas faire autant aujourd’hui, et depuis cette époque j’ai manifesté ouvertement ma profonde reconnaissance pour votre impétueux dévouement.

« Adieu, tout à vous.

Alexandre Soumet.
« Qui ne peut plus signer lui-même.

« P.-S. Je n’ai pas mis le pied à la Comédie française depuis trois ans.

« 4 décembre 1844. »

Vous entendez, M. Buloz, l’auteur de Saül, de Clytemnestre, de Jeanne d’Arc, de Norma, de la Fête de Néron, du Gladiateur, de la Divine Épopée, le poète qui partage le trône de la poésie avec Hugo et Lamartine ; l’homme dont la vie entière a été un dévouement à l’art dramatique, a été chassé par vous, c’est le terme dont Soumet s’est servi ce matin même, a été chassé par vous du Théâtre-Français.

Peut-être direz-vous que M. Soumet ment.

On ne ment pas, monsieur, quand on est depuis cinq mois sur un lit de douleur, les mains jointes devant un crucifix.

Et d’ailleurs. Soumet, ce Bayard de la littérature française, n’a jamais menti.

Maintenant, comme le public ignore ce que M. Soumet veut dire en parlant de l’article de la Revue des Deux Mondes, nous allons le dire, nous.

Écoutez, mon ami, je n’ai rien encore écrit de si curieux.

M. Soumet faisait répéter le Gladiateur, reçu depuis deux ans. M. Buloz vient lui demander son tour de représentation pour une œuvre qu’il protégeait. M. Soumet refuse.

M. Buloz se rappelle qu’il a deux Revues.

— Il va — ne perdez pas un mot de cela, — il va chez M. Magnin, qui devait faire dans la Revue des Deux Mondes un article sur la Divine Épopée, lui dit qu’il est important que l’article passe avant la représentation du drame, lui reprend des mains l’article commencé, sous prétexte que l’article sera plus rapidement fait à la Revue des Deux Mondes, et surtout mieux approprié à la circonstance.

L’article paraît huit jours avant la représentation !!!

En voulez-vous un fragment ?

« On ne peut refuser à M. Soumet une grande habileté de manier le rythme. Son poème est plein de beaux vers dans la plus mauvaise acception du mot. C’est quelque chose de creux, de brillant, de sonore, qui éblouit les oreilles et les yeux sans satisfaire l’esprit. Le dessin est lâché, et la couleur de convention. Nulle part on ne sent l’étude de la nature, nulle part le désir d’appliquer exactement le mot sur la chose ; les descriptions sont vagues, sans intérêt, et n’évoquent pas les objets qu’elles devraient représenter ; le style passe de l’afféterie la plus maniérée à la boursouflure la plus asiatique, et rien n’est plus désagréable que ce mélange du mignard avec le gigantesque : les comparaisons ne se rapportent pas aux choses qu’elles expriment, et détruisent l’effet des vers qui les précèdent. »

Je m’arrête, mon ami, je n’ai pas assez d’haleine pour vous dire quatre pages de critique, et surtout lorsque cette critique frappe un de mes meilleurs amis.

M. Magnin écrivit à Soumet une lettre désespérée ; mais M. Buloz n’en avait pas moins puni l’académicien récalcitrant. Cependant, vous voyez que ce n’était point encore assez pour lui, puisqu’il poursuivait sa vengeance, non seulement dans le poète, mais encore dans le drame.

M. le ministre, priez M. le directeur des Beaux-Arts d’aller prendre des nouvelles de M. Soumet : c’est bien le moins que vous deviez à un homme de ce mérite, et demandez-lui, à son retour, ce que M. Soumet lui aura dit de votre agent.

À cette lettre-là veut-on que j’en ajoute une autre. Attendez, nous ne sommes pas au bout. Je ne vais pas les chercher, moi, elles m’arrivent. Lisez, mon ami.

« Mon cher Dumas,

« Dans votre très spirituelle, trop spirituelle lettre adressée à la Démocratie, vous rendez service aux lettres en rendant justice à cet homme absurde qu’on appelle Buloz.

« Puisque vous êtes en train de dire ce qu’est Buloz, sachez que le féroce administrateur du Théâtre-Français n’a apporté que cette innovation dans son théâtre, c’est de retirer les entrées à l’un des auteurs d’une Fête de Néron, qui a été jouée aux Français, et qu’il a eu en même temps l’esprit de les laisser à bien des gens qui n’ont rien écrit pour le théâtre, et cela parce qu’il les craignait. Quand Cavé apprit ce retrait d’un droit du moins de convenance, il qualifia cette brutalité mentale de M. Buloz d’acte scandaleux d’un sot.

« Comme vous l’avez si bien dit, l’intelligence quitta le Théâtre-Français avec le bon et aimable Taylor.

« Votre dévoué confrère, L. Belmontet. »

Attendez, attendez, mon ami, nous ne sommes pas au bout. M. Buloz veut des lettres, nous lui en donnerons.

M. Buloz déverse sa responsabilité de directeur de la Revue de Paris sur M. Bonnaire.

Lisez ceci :

« Mon bon ami, si vous m’eussiez consulté plus tôt sûr les habitudes de la Revue de Paris, je vous eusse appris, par un exemple personnel, que ce journal pousse l’esprit d’impartialité beaucoup plus loin que vous ne le pensiez. Il écrase souvent, avez-vous dit, ses alliés ou ses collaborateurs de la veille ; ajoutez ceux du jour, du jour, en effet ; car il me souvient des fâcheuses modifications que dut subir le compte rendu de votre Laird de Dumbicky, pour être publié dans le numéro même où paraissait un chapitre de votre Fernande.

« Peut-être me répondrez-vous que Fernande était le dernier roman que vous dussiez fournir à la Revue.

« N’en doutez pas. Ce journal est l’impartialité même ; car, tout en rognant çà et là quelques bribes des éloges qu’on vous attribuait, M. Buloz, qui reçoit les épreuves de la Revue de Paris, racontait à l’auteur de ce compte rendu, et cet auteur vous savez qu’il est de vos amis, M. Buloz racontait, dis-je, que vous aviez contribué surtout à la prospérité de la Revue, en refusant de donner pour 500 fr., à l’Europe littéraire (concurrence redoutable pour M. Buloz), des articles qui ne vous étaient payés que 150 fr. à la Revue.

« Hélas ! cette impartialité de la Revue de Paris, je l’ai trop bien éprouvée pour en douter ici. Pardonnez-moi d’insérer le récit de mon humble mésaventure au-dessous des illustres infortunes que vous avez mentionnées. Je lus un jour dans la Revue de Paris qu’on signalait au public mon style déshonoré par une affectation entortillée et par l’incorrection grammaticale , ce même style que la Revue de Paris avait bénévolement offert au même public dix mois avant dans l’ouvrage même qu’elle critiquait. Il est vrai que M. Buloz n’éditait pas les volumes comme il avait édité la nouvelle, et puis ces volumes avaient changé de titre : ils s’appelaient Deux trahisons, au lieu de Madame de Limiers.

« Cet exemple, tiré d’un ordre inférieur, vous aidera peut-être à vous consoler, cher ami ; car il vous prouvera qu’à la Revue il y a décidément un niveau.

« À vous de cœur,

A. Maquet.

« 4 décembre 1844. »

M. Buloz cite, pour se justifier, une lettre de M. Cavé. L’avez-vous lue, cette lettre, mon ami ? Si non, lisez-la ; si oui, relisez-la encore.

Elle est charmante. Je vous avais bien dit que M. Cavé était un homme d’esprit.

Lettre de M. Cavé à M. Buloz.

« Monsieur, je me rappelle en effet qu’une faute d’impression vous a été signalée par moi sur l’affiche du Théâtre-Français ; c’est tout ce qu’il y a d’exact et de sérieux dans l’anecdote racontée par la Démocratie pacifique. »

Cette lettre, j’en demande bien pardon à M. Buloz, me paraît confirmer mon assertion. Où M. Cavé dit-il qu’il ne m’a point raconté le fait que j’ai cité ? Je ne vois pas le moindre démenti dans les trois lignes dont elle se compose, j’y vois seulement la transaction de l’honnête homme avec l’homme honnête. Si M. Cavé avait avoué qu’il m’avait raconté cette anecdote, qu’il a racontée non seulement à moi mais à dix autres personnes que je puis nommer au besoin, il ne pouvait laisser dix minutes M. Buloz commissaire du roi, ou rester dix minutes lui-même directeur des Beaux-Arts.

Ce n’est pas cela qu’il faut que M. Cavé écrive à M. Buloz, c’est qu’il ne m’a point raconté le fait que je prétends plus que jamais tenir de sa bouche.

Quant à la lettre de M. Scribe, elle ne répond à rien, car je n’ai pas précisément accusé M. Buloz d’avoir éloigné M. Scribe ; j’ai dit, — ce qui est bien différent, — qu’en engageant M. Frédérick, on aurait éloigné M. Scribe du Théâtre-Français, comme on en avait éloigné MM. Hugo, Soumet, Dumas, etc., etc. D’ailleurs, il y a un motif pour lequel M. Buloz doit en vouloir moins à M. Scribe qu’à nous : M. Scribe ne lui a jamais rendu d’autre service que de lui donner la lettre qu’il cite.

Au reste, nous aurions pu croire que M. Buloz ne tenait pas beaucoup à M. Scribe, en nous rappelant les comptes rendus, des premières représentations, de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes.

Malheureusement le temps nous manque pour les citations. Mais M. Buloz sait que nous avons l’habitude de publier nos œuvres, d’abord dans un journal et ensuite en volumes. On trouvera dans la seconde édition tout ce que nous avons pu oublier dans la première.

Terminons par le récit d’un fait qui n’est pas sans importance.

Ce matin, je rencontre Frédéric Soulié, l’auteur de Roméo et Juliette, de la Famille de Lusigny, du Proscrit et de Diane de Chivry, allant faire une répétition.

« Ah ! pardieu, me dit-il en venant à moi, tu es aimable ; tu cites les auteurs qui ont à se plaindre de M. Buloz, et tu m’oublies !

— Pardon, mon ami, mais tu le comprends bien, l’oubli peut se réparer. Qu’as-tu fait pour la Revue de Paris ?

— Message, Un Mot, la première partie des Mémoires du Diable, sept ou huit volumes à peu près.

— Et comment es-tu avec M. Buloz ?

— Tu vas en juger. Il y a deux ans que je n’ai mis le pied au Théâtre-Français, et la dernière fois que j’y ai été, comme je rencontrai Anaïs et qu’elle me demanda pourquoi je devenais si rare ? — J’ai peur d’y rencontrer M. Buloz, lui ai-je répondu, et vos corridors sont si étroits que je ne pourrais pas passer près de lui sans le toucher. Maintenant si tu veux de plus amples renseignements sur ce que pensait de toi et d’Eugène Sue M. Buloz en 1836 et de moi, ouvre la Revue de Paris du mois de juin, et tu trouveras quelque chose de curieux comparé à un feuilleton de la Revue de Paris du même mois de juin 1844. Adieu. »

Et sur ce, Soulié me quitta, je ne sais pour aller où, mais je suis sûr au moins que ce n’était pas pour aller au Théâtre-Français.

J’entrai dans un cabinet littéraire, et je pris en courant les deux notes suivantes :

Revue de Paris, juin 1836.

« Quant à la façon leste et pédante avec laquelle M…… traite les hommes de talent et de cœur, qui valent mieux que lui, nous croirions faire injure à ces hommes en prenant leur défense. Leur vie et leurs œuvres les défendent assez. MM. Eugène Sue, Alex. Dumas et Frédéric Soulié sont à l’abri des insinuations de M……, et nous lui souhaitons le style et la probité littéraire de ces hommes qui ne sont que des écrivains français. »

Revue de Paris, juin 1844.

« Vous, capitalistes de l’imagination, qui savez à un abonné près ce que rapportent ces inappréciables amphigouris, ces dix volumes de bagne, de coups d’épée et d’emprisonnement, faits pour être lus, non avec les yeux, mais avec les nerfs du public, vous conviendrez vous-mêmes qu’il n’y a pas de calculs à faire hors de ces trois grands noms : Eugène Sue, Alex. Dumas et Frédéric Soulié ; fondez demain une feuille nouvelle scandaleuse de bon marché, c’est seulement, vous le savez, vers les parages de Mathilde, du Chevalier d’Harmental ou des Mémoires du Diable, que vous aurez à détourner le cours du Pactole des actionnaires. »

Soulié avait raison, je l’avais oublié à tort, et il complète admirablement la liste de ceux qui ne rentreront pas au Théâtre-Français tant qu’ils craindront de rencontrer M. Buloz dans ses étroits corridors.

Alexandre Dumas.

Cinquième Lettre.

Mon ami,

J’ai tardé à vous écrire cette cinquième lettre ; vous allez apprécier les causes de mon retard.

Autrefois, les déclarations de guerre, soit générales, soit particulières, étaient portées par un héraut d’armes : celui auquel s’adressait le défi avait le temps de se préparer à la défense. Aujourd’hui, on néglige assez généralement cette formalité, que j’avoue, non pas avoir négligée, mais n’avoir pas remplie dans les formes usitées. M. Buloz pouvait donc ne pas être suffisamment prévenu de l’attaque, et, par conséquent, donner la surprise comme excuse de sa mauvaise défense.

Vous me direz peut-être, mon ami, qu’un publiciste qui, depuis six mois, fait insulter tout ce qu’il y a d’hommes éminents dans la littérature, a mauvaise grâce à dire qu’il ne s’attendait pas à ce qui arrive en ce moment à M. Buloz ; mais toute médiocre que soit cette raison, je l’admets comme bonne : à l’heure qu’il est, tout le monde a le courage d’attaquer le roi, tout le monde a le courage d’attaquer les ministres ; mais tout le monde n’a pas le courage d’attaquer un homme qui porte, comme une paire de pistolets, deux Revues à sa ceinture : le mot n’est pas de moi, il est de Méry ; mais Méry a eu comme moi quelques relations avec M. Buloz, et il lui rend pleine justice.

M. Buloz, contre toute probabilité, pouvait donc ne pas s’attendre à ce qui lui arrive, et il fallait lui laisser le temps de se remettre.

Il fallait lui laisser le temps d’aller demander des lettres, d’aller mendier des démentis, de faire un appel de confrère à la presse pour voir quelle sympathie il y rencontrerait.

M. Buloz, en un mois, a obtenu un certificat de M. Cavé, lequel confirme entièrement ce que j’ai dit, et me rappelle même un épisode de l’anecdote fort agréable, et que je me reprocherais de n’avoir pas mis sous les yeux du public ; puisque l’occasion s’en présente, réparons cet oubli.

Sur la même affiche que Cinna se trouvait porté le drame d’Angelo, tyran de Padoue ; sur le nom de l’auteur du drame on n’avait commis aucune erreur, rendons cette justice au prote de la Comédie-Française et à M. le commissaire du roi. Angelo n’était attribué ni à Casimir Delavigne, ni à de Vigny, ni à moi ; il était bel et bien attribué à son auteur, Victor Hugo.

L’affiche était donc conçue en ces termes :

CINNA,
Tragédie en cinq actes et en vers de Racine.

ANGELO,
Drame en quatre actes et en prose de M. VICTOR HUGO.

Or cette affiche apportée à M. Cavé par M. P*** comme une de ces curiosités dont on doit faire collection dans une direction des beaux-arts, était collée sur la glace, et M. Cavé adressait pour la troisième fois cette injonction insidieuse : « lisez », lorsque voyant que le commissaire du roi ne voulait pas comprendre, il lui mit le doigt sur le mot.

« Comment, dit M. Cavé, vous ne voyez pas Racine !

— Ah oui, dit M. le commissaire du roi, Racine en petites lettres et Victor Hugo en grosses lettres. Que voulez-vous, ce sont de ces petits sacrifices qu’en bonne administration il faut faire à la vanité des auteurs. »

Nous sommes heureux que le prétendu démenti de M. Cavé ait rappelé à MM. Alphonse Karr et Dujarrier, qui nous l’ont transmis, ce précieux détail que nous avions oublié.

Aussi, n’avons-nous jamais attaqué la bonne administration de M. Buloz. Nous avons attaqué seulement sa capacité, sa courtoisie, son intelligence.

À propos de courtoisie, citons en passant une petite anecdote, elle est courte ; mais, vous le savez, les courtes anecdotes sont les meilleures.

M. Guiraud, l’auteur des Machabées et du Comte Julien, lisait à M. Buloz une tragédie nouvelle.

« Monsieur, dit le commissaire du roi après le second acte, est-ce que vous allez me lire cela jusqu’au bout ? »

Vous le voyez, comme je l’avais promis, l’anecdote est courte, mais si courte qu’elle soit, elle n’en a pas moins laissé une profonde trace dans la mémoire de l’illustre académicien et dans celle de ses amis.

Je la tiens de Soumet, qui est un de ses amis.

Revenons à ce qu’a fait M. Buloz pendant ce mois.

M. Buloz a obtenu une lettre de M. Scribe.

M. Scribe est, avant tout, homme d’esprit. Il a compris que lorsque, dans une époque qui compte au rang de ses auteurs dramatiques MM. Hugo, Soumet, Guiraud, Viennet, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Mme Sand, etc., on est le seul qui soutienne un homme accusé d’ignorance, d’impolitesse et d’incapacité, etc., il faut donner au public une raison valable de ce solitaire appui qu’on veut bien lui prêter.

Aussi M. Scribe s’est-il hâté de nous dire qu’il achevait une comédie pour le Théâtre-Français. M. Scribe ne veut pas se brouiller avec M. Buloz en ce moment-ci surtout ; soit. Mais cependant M. Scribe sait qu’une comédie de lui sera toujours jouée, et il fait trop d’honneur à M. Buloz lorsqu’il croit que M. Buloz peut autre chose contre lui que de traiter, dans la Revue de Paris, sa comédie nouvelle comme il traite celle de ses confrères. M. Scribe a assez de talent cependant pour réclamer sa part des injures qui essayent de monter jusqu’à Hugo, jusqu’à Sand, jusqu’à Eugène Sue, jusqu’à Soulié et jusqu’à moi.

Mais ce qui prouve que la lettre de M. Scribe est, comme la lettre de M. Cavé, une raillerie au-dessus de la portée de l’intelligence de M. le commissaire du roi, c’est le mode de salutation qui la termine. Comprenez-vous, cher ami, que M. Buloz ait pris au sérieux une lettre qui se clôt par ces paroles : « Daignez agréer, monsieur, avec toute ma reconnaissance pour vos bons procédés, l’expression de ma considération la plus distinguée. »

En effet, on a des compliments affectueux pour ses inférieurs, des compliments empressés pour ses égaux, de la considération distinguée pour le commun des martyrs ; mais il n’y a que les princes et les jolies femmes que l’on prie de daigner agréer les sentiments que l’on a ou que l’on n’a pas pour eux ; vous voyez donc bien, mon cher ami, que M. Scribe, comme M. Cavé, se moquait de M. Buloz en traitant M. Buloz comme on traite un prince ou une jolie femme.

Maintenant, arrivons aux preuves de sympathie que M. Buloz a reçues de la presse pendant ce mois.

Un seul journal a soutenu M. Buloz. Ce journal est le Corsaire-Satan.

Or, veut-on savoir ce que le Satan pensait de M. Buloz avant qu’il se réunit au Corsaire ? Écoutez, mon ami, c’est assez curieux.

« Toutes les fois qu’on essayera de justifier, comme on l’a fait aujourd’hui, la position de M. le commissaire du roi près du Théâtre-Français, on commettra une haute imprudence. »

(Satan, 18 juillet 1844.)

« M. Buloz, à peu près nanti, écrasa tout, étouffa tout sous sa sourde et somnolente immobilité.

« M. Buloz n’est point directeur du Théâtre-Français ; M. Buloz n’est pas non plus commissaire royal, parce qu’il perçoit comme haute paye des demi-appointements incompatibles avec ces fonctions. M. Buloz n’est rien : deux négations ne feront jamais une affirmation. »

(Satan, 21 juillet 1844.)

« Au reste, s’il ne s’agit que de tomber dans un puits et de rester deux heures sans connaissance, pour devenir consul, nous connaissons un commissaire royal qui, même sans avoir besoin de tomber dans un puits, restera sans connaissances toute sa vie.

« Aussi est-il consul royal en pays froid. »

(Satan, 29 août 1844.)

PETIT COURS DE LITTÉRATURE DRAMATIQUE.

Le semainier. « Que donnerons-nous après-demain, M. Buloz ?

M. le commissaire royal. « Le Mercure galant, de Boursault. Je l’ai beaucoup connu, Boursault : il avait un très beau jardin du côté de la rue Blanche.

Le semainier. « Et avec ça ?

M. le commissaire royal. « Avec ça ?… Polyeucte, de Racine.

Le semainier. « Polyeucte, de Racine !… (Haut.) C’est bien, M. le commissaire. (Un peu plus bas et se retirant.) Polyeucte, de Racine… Bon… Ce pauvre commissaire royal, il y va absolument comme une oie qui abat des corneilles. »

L’anecdote, continue Satan, remonte aux premières années du commissariat, époque à laquelle M. Buloz pouvait penser que Polyeucte était de Racine. Maintenant, il croit que c’est de Voltaire.

——

« La Revue de Paris nous garde, dit-on, notre paquet : elle se propose de démolir rasibus le premier éloge que nous ferons.

« Pour qu’elle y ait moins de peine, le premier éloge que nous ferons sera celui de M. Buloz. »

(Dernier numéro du Satan, jeudi 5 septembre 1844, à propos de l’Éloge de Voltaire, par M. Harel.)

Que penser de cette opinion si différente de deux journaux qui viennent de se marier, sinon que le Corsaire a épousé Satan sous le régime dotal et non sous le régime de la communauté.

Pendant ce mois, M. Buloz, dit-on, a publié une brochure contre moi. Mais comme la brochure n’est pas signée de son nom, et même n’est pas signée du tout, j’ai cru que j’étais non seulement dispensé d’y répondre, mais même de la lire.

Passons à la question des primes. C’est là que m’attend M. Buloz. Moi, depuis sa réponse à M. Jules Lefèvre et à M. Émile Deschamps, je ne l’attends plus nulle part : malheureusement, je le trouve un peu partout.

D’abord, mon cher ami, si l’on faisait jamais l’histoire de la prime, constatons un fait : c’est que la prime n’a été inventée ni par Casimir Delavigne, ni par V. Hugo, ni par moi. La prime a été inventée par un de nos confrères qui, sous ce rapport, a plus d’invention que nous. Hugo l’a trouvée florissante au Théâtre-Français, en y apportant le Roi s’amuse, et moi en y apportant Caligula.

Ces primes étaient de mille francs par acte, pour M. Scribe, M. Casimir Delavigne et M. Hugo.

Or, que M. Buloz produise mes traités de Caligula, de Mademoiselle de Belle-Isle, de Lorenzino et d’Un Mariage sous Louis XV, on verra que seul, parmi ces messieurs, je n’ai jamais eu que cinq cents francs par acte de prime ferme, et cinq cents francs par acte de prime proportionnelle.

Deux acteurs qu’on m’enleva pour les faire passer à l’Odéon firent, à propos de Caligula, convertir la prime proportionnelle en prime ferme ; mais ceci est un cas tout particulier ; on réparait, ou du moins on essayait de réparer un tort irréparable.

Ma prime proportionnelle pour Mademoiselle de Belle-Isle (je devais faire 60 mille francs de recettes en vingt-trois représentations), ma prime était gagnée à la quinzième, et on me la paya.

Pour Lorenzino, pour un Mariage sous Louis XV, je ne reçus que 5 000 fr. en tout, c’est-à-dire 2 500 fr. pour chaque ouvrage.

Ce fut alors que M. de Rémusat, voyant que j’étais moins bien traité que mes confrères, m’offrit un matin, dans son cabinet, de faire combler par le ministère la différence qu’il y avait entre mes traités et ceux de M. Scribe, de M. Victor Hugo et de M. Delavigne.

C’était peut-être un bien grand orgueil à moi que de me placer sur le même rang qu’eux. Mais je ferai observer que ce n’était pas moi qui m’y mettais, mais M. de Rémusat lui-même qui m’invitait à m’y mettre.

J’ai donc reçu en tout, à titre de prime, du Théâtre-Français et du ministère, la somme de 38 000 fr., sur laquelle il faut défalquer les 2 500 fr. de Caligula qui tiennent à une transaction particulière, c’est-à-dire 35 500 fr.

J’ai donné Caligula, Mademoiselle de Belle-Isle, un Mariage sous Louis XV, les Demoiselles de Saint-Cyr, une Fille du Régent, et je tiens prêt pour l’époque où M. Buloz ne sera plus commissaire du roi, les Neveux de Bassompierre, en tout, 36 actes.

Au compte de mes confrères, le Théâtre-Français me redevrait donc encore 800 fr.

Maintenant, puisqu’on nous force à entrer dans ces détails, alignons au-dessous de ces 35 800 fr. ci 35 500 fr.
Les droits d’auteur que ces pièces m’ont rapportés, montant à 34 000
enfin les manuscrits s’élevant à 10 000
Et nous aurons un total de 79 500 fr.

Il y a aujourd’hui sept ans que Caligula a été représenté.

Or, en sept ans, le Théâtre-Français m’a donc, pour cinq pièces jouées et une pièce arrêtée par la censure dramatique, rapporté en tout, primes comprises, soixante-dix-neuf mille cinq cents francs, ci 79 500 fr.
Maintenant, sept ans de gestion comme commissaire royal rapportent à M. Buloz, en ne consignant ici que le traitement reconnu, à 13 000 fr. par an, 84 000 fr.

Comparons ces deux sommes, et reconnaissons entre elles une différence de 4 500 fr. au bénéfice de M. Buloz.

M. Buloz aura donc touché en sept ans 4 500 fr. de plus, pour détruire, que je n’aurai touché, moi, pour édifier.

Maintenant, si M. Buloz venait dire que la prime portée à 1 000 fr. par acte est exagérée, ce qui me paraît une thèse difficile à soutenir, puisque, y compris les primes, les auteurs dans la position de M. Hugo, de M. Scribe, de M. Casimir Delavigne, de M. Dumas enfin, touchent du Théâtre-Français moins que M. Buloz ne touche lui-même, nous lui répondrions par ces quelques lignes que nous recevons de notre ami Vacquerie :

« Mon cher Dumas,

« Non seulement Victor Hugo vous autorise à traiter dans vos lettres la question des primes, mais encore vous pouvez dire qu’il vient de refuser, il y a quatre ou cinq jours, de signer un traité dans lequel on lui offrait, non pas mille francs par acte, mais trois mille francs, somme qui porterait, comme vous le voyez, à quinze mille francs la prime totale d’une pièce en cinq actes.

« Tout à vous,

« Vacquerie. »

Or, du moment où un théâtre non subventionné offre pour avoir un drame en cinq actes une prime de 15 000 fr., le Théâtre-Français, qui reçoit une subvention de 200 000 livres, peut bien donner 5 000 fr.

D’ailleurs, ces primes, reçues du Théâtre-Français ou du ministère, n’ont point été surprises, elles ont été discutées, débattues, réglées ; ce n’est de la part du Théâtre-Français ni de celle du ministère une grâce, une faveur ou une gratification, c’est un marché conclu, une transaction commerciale réglée : ministre, directeur des beaux-arts, commissaire du roi, comités d’administration, étaient dans l’exercice de leur droit, et M. Buloz, qui en sa qualité de correcteur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux-Mondes, connaît sans doute la valeur des mots, doit savoir qu’il y a une grande différence entre l’argent qu’on gagne et l’argent qu’on reçoit.

Or l’argent que j’ai reçu directement du Théâtre-Français depuis sept ans, c’est-à-dire 53 000 fr. à peu près, je l’ai gagné en faisant faire trois cent dix mille francs de recette au susdit Théâtre-Français.

Maintenant, mon ami, voulez-vous savoir, au compte de M. Buloz lui-même, ce que j’ai perdu en gagnant ces 79 000 fr. de primes, de droits et de vente de manuscrits. Nous allons faire ensemble ce petit calcul.

M. Buloz, dans la Revue de Paris, annonce, sans pouvoir y croire cependant, que je bornerai désormais ma fabrication littéraire à 18 volumes par an, ce qui laisse à entendre que j’en fais d’ordinaire beaucoup plus.

M. Buloz a raison sur un point : cette année, j’ai fait 36 volumes, dont je tiens les manuscrits, la disposition de M. Buloz ou de toute autre personne qui voudrait s’assurer que ces 36 volumes sont, depuis la première jusqu’à la dernière ligne, écrits de ma main.

Or, mon ami, mettons les volumes à 4 000 fr. l’un dans l’autre, on ne m’accusera pas, j’espère, d’exagérer la valeur de mes produits6. Trente-six volumes à 4 000 fr. donneront un total de 144 000 fr.

Maintenant supposez que les six pièces, comédies ou drames, que j’ai données au Théâtre-Français, ne m’aient pris chacune que six semaines de composition et d’exécution, ce qui est insupportable7, mais je veux faire la part belle à M. Buloz, nous aurons neuf mois rien que pour la composition et l’exécution de ces six ouvrages.

Supposez, maintenant, ce qui est tout aussi insupportable, supposez, disons-nous, que les répétitions de ces six ouvrages n’aient pris pour chacun que six semaines, vous aurez un autre chiffre de neuf mois, qui, ajouté au premier, donnera un total de dix-huit mois, c’est-à-dire d’un an et demi.

Cette année et demie, à trente-six volumes par an, eût produit cinquante-quatre volumes, qui, à 4 000 fr. l’un, donneraient 216 000 fr. 216 000 fr.
Or, en travaillant pour le Théâtre-Français pendant un an et demi, et en gagnant pendant cette année et demie 79 000 fr.
j’ai donc non pas perdu, mais manqué à gagner 137 000 fr.

C’est un assez beau sacrifice, on en conviendra, fait au désir de fournir mon contingent à la littérature dramatique de l’époque.

Eh bien, ce contingent qui me coûte si cher, je suis tout prêt à le fournir encore, aux mêmes conditions que par le passé, si ces conditions continuent de subsister pour mes confrères ; à des conditions inférieures, si mes confrères les acceptent. Aux vingt drames ou comédies que j’ai composés en seize ans, et qui ont fait entrer dans les caisses des différents théâtres où je les ai donnés plus de trois millions de recette, je suis prêt à ajouter, si Dieu me donne encore seize ans de vie et de force, vingt autres comédies ou drames ; mais ce ne sera pas, comme on comprend bien, sur la scène où M. Buloz craint, comme il le dit dans la Revue de Paris, de voir déborder le trop plein de ma fabrication littéraire qu’il me prendra jamais l’idée de les donner.

Maintenant, grâce à Dieu, j’en ai à peu près fini avec M. le commissaire du roi, puisque j’ai dit ce qu’il avait fait pour éloigner du Théâtre-Français les auteurs vivants et les ouvrages modernes. Disons, à cette heure, ce qu’un autre eût pu faire à sa place, maître comme l’est M. le commissaire du roi de donner une direction au premier théâtre du monde.

Il n’y a de littérature dramatique vivante à cette heure que la littérature dramatique française.

Les Anglais n’ont plus rien depuis Sheridann. Les Allemands n’ont plus rien depuis Goethe et Schiller. Les Italiens n’ont plus rien depuis Maffei et Alfieri. Les Espagnols n’ont plus rien depuis Lope de Vega et Calderon. Les Russes n’ont jamais eu ou plutôt n’ont rien encore. Nos drames et nos comédies alimentent les théâtres de Londres, de Vienne, de Berlin, de Madrid, de Florence, de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de New York, d’Alexandrie et de Constantinople. On nous joue dans des pays dont M. Buloz ignore le nom, dans des idiomes dont M. Buloz ignore l’existence. Tous les peuples se désaltèrent à ce grand fleuve qui prend sa source à Paris, dont chaque flot est une pensée, et qui se répand large et fécondateur sur le monde.

C’est qu’en effet les choses devaient être ainsi. La France, par sa position topographique, est destinée à être l’arche de toutes les idées, le tabernacle de toutes les poésies. Placée sous une zone tempérée, elle a assez de jours purs pour comprendre la littérature, aux contours arrêtés, de l’Espagne et de l’Italie ; assez de jours nuageux pour sentir la poésie flottante et vaporeuse de l’Allemagne et de l’Angleterre ; enfin, assez de force et de justice pour faire à Dante et à Alfieri, à Shakespeare et à Sheridan, à Goethe et à Schiller, à Lope de Vega et à Calderon, la part qui leur est due dans cette immense Babel que l’esprit humain bâtit depuis le treizième siècle, et que la main du Seigneur lui-même tenterait en vain de renverser, si près qu’elle soit du ciel. Douée, comme centre, d’une puissance d’assimilation supérieure à celle de toutes les nations ses voisines, elle pouvait joindre à la raison et à l’esprit, qui sont ses qualités distinctives, qui sont ses dons naturels, la rêverie de Dante, l’humanité de Shakespeare, le pittoresque de Calderon, la fécondité de Lope de Vega, la passion de Schiller, le philosophisme poétique de Goethe. Les hommes n’eussent pas manqué à l’œuvre ; il ne s’agissait que de ne pas les décourager. Un siècle qui comptait parmi ses fils Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Soumet, Casimir Delavigne, de Vigny, Béranger, Lamennais, Nodier, Scribe, Soulié, Balzac, Eugène Sue, George Sand, pouvait tout entreprendre, tout accomplir.

Or, il ne fallait, pour faire un théâtre unique, splendide, magnifique, un théâtre qui réunît en lui les qualités de tous les autres théâtres enfin, que reprendre l’œuvre d’édification où M. le baron Taylor l’avait abandonnée ; il fallait dire au roi : « Sire, la grandeur des souverains n’est pas toujours en eux-mêmes, mais quelquefois aussi dans les hommes qui les entourent. » Il fallait dire aux ministres : « Excellences, dans une époque où l’on demande et où l’on obtient des chambres cent vingt millions pour les monuments publics, et deux cents millions pour les fortifications de Paris ; demandez donc de temps en temps un demi-million pour l’art. » Il fallait dire au peuple : « Peuple, écoute et regarde », car toutes les idées politiques, philosophiques, sociales, contemporaines, sont dans ce théâtre, ce journal qui se lit à haute voix chaque soir à Paris devant quarante mille spectateurs ; en France, devant cent mille. Et tout cela, M. Buloz le pouvait dire mieux que personne, puisqu’il a deux Revues avec lesquelles il a dit, ce me semble, depuis dix ans, beaucoup de choses qui ne valaient pas celles-là.

Mais, je le répète, M. Buloz a été non pas élu, mais choisi entre tous pour accomplir l’œuvre qu’il accomplit ; c’est une de ces anomalies comme notre époque seule en présente, et un jour ou se dira comme une des choses les plus curieuses qu’ait enfantées le chaos dans lequel nous vivons, qu’il y a eu un petit-fils de Louis XIV et un successeur de Colbert qui ont mis à la tête de l’art dramatique en France, un homme qui ne savait pas que Cinna fût de Corneille.

Il est vrai qu’on ajoutera que cet homme était Savoyard, et qu’on a été obligé de le naturaliser pour en faire un commissaire royal.