(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Malherbe, avec différens auteurs. » pp. 148-156
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Malherbe, avec différens auteurs. » pp. 148-156

Malherbe, avec différens auteurs.

Enfin Malherbe vint ; &, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir, &c.

Ce jugement, & la belle ode de Rousseau adressée à cet écrivain, décident sa réputation. On le regarde comme le père de la poësie Françoise, par les heureux changemens qu’il y apporta. Ses ouvrages servent encore de modèle. Il réforma notre langue, & lui donna plus de grace & de majesté. Nous avons de lui très-peu de poësies. Il perfectionnoit tout, & travailloit avec une lenteur prodigieuse. On comparoit sa muse à une belle femme dans les douleurs de l’enfantement. Il se glorifioit de cette lenteur, & disoit qu’ après avoir fait un poëme de cent vers, ou un discours de trois feuilles, il falloit se reposer dix ans tout entiers . Il ne put rien présenter de mieux au cardinal de Richelieu, parvenu au ministère, que deux stances composées trente ans auparavant, en y changeant quatre vers, pour les accommoder au sujet. Il s’en falloit bien qu’il eût, dans le commerce de la vie, ce flègme qu’il apportoit dans la composition : c’étoit la violence même. Ni la réflexion, ni l’âge, ne purent le corriger. L’humeur le dominoit absolument. Il faisoit des incartades à tout le monde. On raconte que les pauvres se plaisoient à lui demander souvent l’aumône, l’assurant qu’ils prieroient dieu pour lui. Malherbe ne manquoit jamais de leur répondre qu’il ne les croyoit pas en grande faveur dans le ciel, attendu que dieu les abandonnoit dans ce monde ; & qu’il aimeroit mieux que M. de Luynes, ou quelque autre favori, lui eût tenu ce langage. Malgré ce caractère malheureux, il n’eut que trois démêlés remarquables.

Le premier fut avec son élève en poësie, & son bon ami Racan. Ils se brouillèrent au point d’être plusieurs années sans se voir. La dispute vint de quelques vers mal récités. Tel en fait d’excellens, qui sçait à peine les lire : Malherbe étoit dans ce cas. On l’appelloit l’anti Mondori, par allusion à Mondori, le plus fameux comédien de son temps. Il aimoit à débiter ses productions, & s’en acquittoit si mal, que personne ne l’entendoit. Une extrême difficulté de langue, & la foiblesse de sa voix, gâtoient totalement sa prononciation. Il falloit qu’il crachât cinq ou six fois, en récitant une stance de quatre vers. Aussi le cavalier Marin disoit-il de Malherbe : « Je n’ai jamais vu d’homme plus humide, ni de poëte plus sec. » Celui-ci ne convenoit d’aucun de ces défauts. Venant de finir une ode, il courut la lire à Racan, excellent juge en cette matière, & d’ailleurs son ami. La lecture achevée, il demande bien vîte à Racan ce qu’il pense de l’ouvrage. Racan refuse d’abord de porter son jugement. Pressé de dire sa pensée, il avoue de bonne foi qu’il n’a presque rien entendu : Vous avez au moins , dit-il à son ami, mangé la moitié des vers. C’étoit la plus grande injure qu’on pût faire à Malherbe. Il entre en fureur. Morbleu ! répondit-il, si vous me fâchez, je les mangerai tous. Ils sont à moi, puisque je les ai faits. J’en puis faire ce que je voudrai. Racan lui réplique vivement. De paroles en paroles, ils en viennent aux injures, aux menaces, & ne préviennent les coups, qu’en se quittant brusquement, pour ne se revoir de long-temps.

La seconde querelle de Malherbe fut avec un jeune homme de la plus grande condition dans la robe. Cet enfant de Thémis vouloit aussi l’être d’Apollon. Il avoit composé quelques mauvais vers, qu’il croyoit excellens. L’envie de s’attirer l’estime de Malherbe, & d’avoir son suffrage, fit qu’il voulut le consulter sur sa pièce. Le jeune homme avoit la plus grande opinion de la poësie, & Malherbe n’en faisoit aucun cas. Poëte, il méprisoit son art, & traitoit la rime de puérilité. Lorsqu’on venoit se plaindre à lui, comme au prince des poëtes, du peu d’égard qu’on avoit pour eux, qu’on lui disoit qu’il n’y avoit de récompense que pour les militaires ou pour les financiers, il répondoit : Rien de plus juste que cette conduite. Faire autrement, ce seroit une sottise. La poësie ne doit pas être un métier ; elle n’est faite que pour nous procurer de l’amusement, & ne mérite aucune récompense. Il ajoutoit qu’ un bon poëte n’est pas plus utile à l’état qu’un bon joueur de quilles . Les jeunes gens, qui vouloient courir la même carrière que lui, étoient bien loin de trouver dans ce puissant athlète un père, un guide qui les encourageât. Malgré cette prévention extrême, il prit sur lui de faire des politesses au jeune magistrat, & d’entendre ses vers.

Malherbe en écoute la lecture avec le plus de patience qu’il peut : mais elle l’abandonne bientôt. Des expressions dures & forcées, des contresens, des épithètes sans nombre, la raison sacrifiée le plus souvent à la rime, le mettent hors de lui. Dans un mouvement, d’indignation, il se lève, fait des gestes convulsifs, & demande à l’auteur s’il avoit eu l’alternative de faire ces vers, ou d’être pendu. A moins de cela , ajouta-t-il, vous ne devez pas exposer votre réputation, en produisant une pièce si ridicule. Le jeune magistrat, au lieu de le remercier, prit mal la chose. On se fâche de part & d’autre, on se dit de très-grandes duretés. Ils se quittent ennemis jurés, Malherbe plein de mépris pour le magistrat, & le magistrat ne se possédant point dans son dépit contre Malherbe.

La troisième dispute de ce poëte, vraiment poëte, vint au sujet de ses parens. Malherbe les abhorroit tous. Il plaida toute sa vie avec eux. Il eut voulu voir au tombeau sa famille entière. C’est ce qu’il n’eut pas honte de publier dans une épitaphe qu’il composa sur un de ses oncles ou cousins, nommé d’Is, dont il étoit héritier :

Ici gît le bon monsieur d’Is,
Plût or à dieu qu’ils fussent dix !
Mes trois sœurs, mon père & ma mère,
Le grand Eléasar mon frère,
Mes trois tantes, & monsieur d’Is :
Vous les nommé-je pas tous dix ?

Un célèbre écrivain, de ses amis & de ses admirateurs, veut lui représenter l’indignité de cette conduite. Malherbe s’en offense, & proteste qu’il ne reviendra jamais de son aversion pour sa famille. L’ami persiste à vouloir qu’il dépose cette haine. Ne plaiderez-vous jamais, lui dit-il, qu’avec vos parens ? Avec qui donc , répond Malherbe, voulez-vous que je plaide ? Avec les Turcs & les Moscovites, qui ne me disputent rien ? La conversation s’échauffe. Elle alloit avoir des suites fâcheuses, lorsqu’un ami commun arrive, & les appaise tous deux.

On raconte bien des particularités sur Malherbe. Il n’avoit de la considération que pour l’argent. Il dégradoit sa poësie, par l’indigne emploi qu’il en faisoit. Aussi disoit-on qu’il demandoit l’aumône, le sonnet à la main. Faute de chaises, il ne recevoit les personnes qui venoient le voir, que les unes après les autres. Il fermoit souvent la porte de sa chambre, & crioit à ceux qui heurtoient : Attendez, il n’y a plus de chaises. Son indécence, lorsqu’il parloit des femmes, étoit extrême. Rien ne l’affligeoit plus dans sa vieillesse, que de n’avoir pas les mêmes talens qui l’avoient fait rechercher d’elles autrefois. Il dit, un jour, au duc de Bellegarde : Vous faites bien le galant & l’amoureux des belles dames : lisez-vous encore à livre ouvert ? expression qu’il employoit souvent, pour demander si l’on étoit encore en état de leur plaire. Le duc lui répondit qu’oui. Malherbe lui repliqua : Parbleu ! monsieur, j’aimerois mieux vous ressembler en cela, qu’en votre duché-pairie. Jamais sa langue ne put se refuser à un bon mot. Ayant un jour dîné chez l’archevêque de Rouen, il s’endormit après le repas. Le prélat le réveille, pour le mener à un sermon qu’il devoit prêcher : Dispensez-m’en, s’il vous plaît , lui dit Malherbe, je dormirai bien sans cela. Ce poëte à saillies ne respectoit guère la religion. Les honnêtes gens , disoit-il, n’en ont point d’autre que celle de leur prince. Un de ses amis, ayant été le voir, un samedi lendemain de la Chandeleur, à huit heures du matin, il le trouva mangeant du jambon. Ah ! monsieur , lui dit cet ami, la Vierge n’est plus en couche, elle est relevée. Oh ! répondit Malherbe ; les dames ne se lèvent point si matin. Il refusoit de se confesser dans sa dernière maladie, par la raison qu’il n’avoit accoutumé de le faire qu’à Pâques. Une heure avant que de mourir, il reprit sa garde d’un mot qui n’étoit pas bien François. On ajoute que, son confesseur lui représentant le bonheur de l’autre vie avec des expressions basses & peu correctes, Malherbe l’interrompit, en lui disant : Ne m’en parlez plus, votre mauvais stile m’en dégoûteroit. Il mourut en 1628. Il avoit été marié. Tous ses enfans moururent avant lui. Un d’eux, ayant été tué en duel par un jeune gentilhomme Provençal, nommé de Piles, il en fut au désespoir. A l’âge de soixante-treize ans, il voulut se battre contre de Piles. Ses amis lui représentant que la partie n’étoit pas égale entre un vieillard & un jeune homme, il leur répondit : C’est pour cela que je veux me battre. Je ne hasarde qu’un denier contre une pistole. Il fit élever un mausolée à son fils, de l’argent qu’il consentit de prendre afin de ne pas poursuivre de Piles. Malherbe étoit de Caën. Son compatriote, & son admirateur Ségrais, fit exécuter, en pierre, sa statue plus grande que le naturel, & graver sous un marbre noir ces quatre vers :

Malherbe, de la France éternel ornement,
        Pour rendre hommage à ta mémoire,
        Ségrais, enchanté de ta gloire,
        Te consacre ce monument.