(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre III. De la nature du temps »
/ 2642
(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre III. De la nature du temps »

Chapitre III.
De la nature du temps

Succession et conscience. — Origine de l’idée d’un Temps universel. — La Durée réelle et le temps mesurable. — De la simultanéité immédiatement perçue : simultanéité de flux et simultanéité dans l’instant. — De la simultanéité indiquée par les horloges. — Le temps qui se déroule. — Le temps déroulé et la quatrième dimension. — À quel signe on reconnaîtra qu’un Temps est réel.

Il n’est pas douteux que le temps ne se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est-ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage, mais d’un écoulement et d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes, l’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe : la chose et l’état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition ; et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. Elle est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient, distincte d’un passé dont elle assurerait la conservation ; c’est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse. Une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu’à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure ; mais elle a encore trop de qualités, trop de détermination, et il faudrait effacer d’abord la différence entre les sons, puis abolir les caractères distinctifs du son lui-même, n’en retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n’aurions aucune idée du temps.

Comment passons-nous de ce temps intérieur au temps des choses ? Nous percevons le monde matériel, et cette perception nous paraît, à tort ou à raison, être à la fois en nous et hors de nous : par un côté, c’est un état de conscience ; par un autre, c’est une pellicule superficielle de matière où coïncideraient le sentant et le senti. À chaque moment de notre vie intérieure correspond ainsi un moment de notre corps, et de toute la matière environnante, qui lui serait « simultané » : cette matière semble alors participer de notre durée consciente 17. Graduellement nous étendons cette durée à l’ensemble du monde matériel, parce que nous n’apercevons aucune raison de la limiter au voisinage immédiat de notre corps : l’univers nous paraît former un seul tout ; et si la partie qui est autour de nous dure à notre manière, il doit en être de même, pensons-nous, de celle qui l’entoure elle-même, et ainsi encore indéfiniment. Ainsi naît l’idée d’une Durée de l’univers, c’est-à-dire d’une conscience impersonnelle qui serait le trait d’union entre toutes les consciences individuelles, comme entre ces consciences et le reste de la nature 18. Une telle conscience saisirait dans une seule perception, instantanée, des événements multiples situés en des points divers de l’espace ; la simultanéité serait précisément la possibilité pour deux ou plusieurs événements d’entrer dans une perception unique et instantanée. Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il d’illusoire dans cette manière de se représenter les choses ? Ce qui importe pour le moment, ce n’est pas d’y faire la part de la vérité ou de l’erreur, c’est d’apercevoir nettement où finit l’expérience, où commence l’hypothèse. Il n’est pas douteux que notre conscience se sente durer, ni que notre perception fasse partie de notre conscience, ni qu’il entre quelque chose de notre corps, et de la matière qui nous environne, dans notre perception 19 : ainsi, notre durée et une certaine participation sentie, vécue, de notre entourage matériel à cette durée intérieure sont des faits d’expérience. Mais d’abord, comme nous le montrions jadis, la nature de cette participation est inconnue : elle pourrait tenir à une propriété qu’auraient les choses extérieures, sans durer elles-mêmes, de se manifester dans notre durée en tant qu’elles agissent sur nous et de scander ou de jalonner ainsi le cours de notre vie consciente 20. Puis, à supposer que cet entourage « dure », rien ne prouve rigoureusement que nous retrouvions la même durée quand nous changeons d’entourage : des durées différentes, je veux dire diversement rythmées, pourraient coexister. Nous avons fait jadis une hypothèse de ce genre en ce qui concerne les espèces vivantes. Nous distinguions des durées à tension plus ou moins haute, caractéristiques des divers degrés de conscience, qui s’échelonneraient le long du règne animal. Toutefois nous n’apercevions alors, nous ne voyons, encore aujourd’hui, aucune raison d’étendre à l’univers matériel cette hypothèse d’une multiplicité de durées. Nous avions laissé ouverte la question de savoir si l’univers était divisible ou non en mondes indépendants les uns des autres ; notre monde à nous, avec l’élan particulier qu’y manifeste la vie, nous suffisait. Mais s’il fallait trancher la question, nous opterions, dans l’état actuel de nos connaissances, pour l’hypothèse d’un Temps matériel un et universel. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est fondée sur un raisonnement par analogie que nous devons tenir pour concluant tant qu’on ne nous aura rien offert de plus satisfaisant. Ce raisonnement à peine conscient se formulerait, croyons-nous, de la manière suivante. Toutes les consciences humaines sont de même nature, perçoivent de la même manière, marchent en quelque sorte du même pas et vivent la même durée. Or, rien ne nous empêche d’imaginer autant de consciences humaines qu’on voudra, disséminées de loin en loin à travers la totalité de l’univers, mais juste assez rapprochées les unes des autres pour que deux d’entre elles consécutives, prises au hasard, aient en commun la portion extrême du champ de leur expérience extérieure. Chacune de ces deux expériences extérieures participe à la durée de chacune des deux consciences. Et puisque les deux consciences ont le même rythme de durée, il doit en être ainsi des deux expériences. Mais les deux expériences ont une partie commune. Par ce trait d’union, alors, elles se rejoignent en une expérience unique, se déroulant dans une durée unique qui sera, à volonté, celle de l’une ou de l’autre des deux consciences. Le même raisonnement pouvant se répéter de proche en proche, une même durée va ramasser le long de sa route les événements de la totalité du monde matériel ; et nous pourrons alors éliminer les consciences humaines que nous avions d’abord disposées de loin en loin comme autant de relais pour le mouvement de notre pensée : il n’y aura plus que le temps impersonnel où s’écouleront toutes choses. En formulant ainsi la croyance de l’humanité, nous y mettons peut-être plus de précision qu’il ne convient. Chacun de nous se contente en général d’élargir indéfiniment, par un vague effort d’imagination, son entourage matériel immédiat, lequel, étant perçu par lui, participe à la durée de sa conscience. Mais dès que cet effort se précise, dès que nous cherchons à le légitimer, nous nous surprenons dédoublant et multipliant notre conscience, la transportant aux confins extrêmes de notre expérience extérieure, puis au bout du champ d’expérience nouveau qu’elle s’est ainsi offert, et ainsi de suite indéfiniment : ce sont bien des consciences multiples issues de la nôtre, semblables à la nôtre, que nous chargeons de faire la chaîne à travers l’immensité de l’univers et d’attester, par l’identité de leurs durées internes et la contiguïté de leurs expériences extérieures, l’unité d’un Temps impersonnel. Telle est l’hypothèse du sens commun. Nous prétendons que ce pourrait aussi bien être celle d’Einstein, et que la théorie de la Relativité est plutôt faite pour confirmer l’idée d’un Temps commun à toutes choses. Cette idée, hypothétique dans tous les cas, nous paraît même prendre une rigueur et une consistance particulières dans la théorie de la Relativité, entendue comme il faut l’entendre. Telle est la conclusion qui se dégagera de notre travail d’analyse. Mais là n’est pas le point important pour le moment. Laissons de côté la question du Temps unique. Ce que nous voulons établir, c’est qu’on ne peut pas parler d’une réalité qui dure sans y introduire de la conscience. Le métaphysicien fera intervenir directement une conscience universelle. Le sens commun y pensera vaguement. Le mathématicien, il est vrai, n’aura pas à s’occuper d’elle, puisqu’il s’intéresse à la mesure des choses et non pas à leur nature. Mais s’il se demandait ce qu’il mesure, s’il fixait son attention sur le temps lui-même, nécessairement il se représenterait de la succession, et par conséquent de l’avant et de l’après, et par conséquent un pont entre les deux (sinon, il n’y aurait que l’un des deux, pur instantané) : or, encore une fois, impossible d’imaginer ou de concevoir un trait d’union entre l’avant et l’après sans un élément de mémoire, et par conséquent de conscience.

On répugnera peut-être à l’emploi du mot si l’on y attache un sens anthropomorphique. Mais point n’est besoin, pour se représenter une chose qui dure, de prendre sa mémoire à soi et de la transporter, même atténuée, à l’intérieur de la chose. Si fort qu’on en diminue l’intensité, on risquera d’y laisser à quelque degré la variété et la richesse de la vie intérieure ; on lui conservera donc son caractère personnel, en tout cas humain. C’est la marche inverse qu’il faut suivre. On devra considérer un moment du déroulement de l’univers, c’est-à-dire un instantané qui existerait indépendamment de toute conscience, puis on tâchera d’évoquer conjointement un autre moment aussi rapproché que possible de celui-là, et de faire entrer ainsi dans le monde un minimum de temps sans laisser passer avec lui la plus faible lueur de mémoire. On verra que c’est impossible. Sans une mémoire élémentaire qui relie les deux instants l’un à l’autre, il n’y aura que l’un ou l’autre des deux, un instant unique par conséquent, pas d’avant et d’après, pas de succession, pas de temps. On pourra n’accorder à cette mémoire que juste ce qu’il faut pour faire la liaison ; elle sera, si l’on veut, cette liaison même, simple prolongement de l’avant dans l’après immédiat avec un oubli perpétuellement renouvelé de ce qui n’est pas le moment immédiatement antérieur. On n’en aura pas moins introduit de la mémoire. À vrai dire, il est impossible de distinguer entre la durée, si courte soit-elle, qui sépare deux instants et une mémoire qui les relierait l’un à l’autre, car la durée est essentiellement une continuation de ce qui n’est plus dans ce qui est. Voilà le temps réel, je veux dire perçu et vécu. Voilà aussi n’importe quel temps conçu, car on ne peut concevoir un temps sans se le représenter perçu et vécu. Durée implique donc conscience ; et nous mettons de la conscience au fond des choses par cela même que nous leur attribuons un temps qui dure.

Que d’ailleurs nous le laissions en nous ou que nous le mettions hors de nous, le temps qui dure n’est pas mesurable. La mesure qui n’est pas purement conventionnelle implique en effet division et superposition. Or on ne saurait superposer des durées successives pour vérifier si elles sont égales ou inégales ; par hypothèse, l’une n’est plus quand l’autre paraît ; l’idée d’égalité constatable perd ici toute signification. D’autre part, si la durée réelle devient divisible, comme nous allons voir, par la solidarité qui s’établit entre elle et la ligne qui la symbolise, elle consiste elle-même en un progrès indivisible et global. Écoutez la mélodie en fermant les yeux, en ne pensant qu’à elle, en ne juxtaposant plus sur un papier ou sur un clavier imaginaires les notes que vous conserviez ainsi l’une pour l’autre, qui acceptaient alors de devenir simultanées et renonçaient à leur continuité de fluidité dans le temps pour se congeler dans l’espace : vous retrouverez indivisée, indivisible, la mélodie ou la portion de mélodie que vous aurez replacée dans la durée pure. Or notre durée intérieure, envisagée du premier au dernier moment de notre vie consciente, est quelque chose comme cette mélodie. Notre attention peut se détourner d’elle et par conséquent de son indivisibilité ; mais, quand nous essayons de la couper, c’est comme si nous passions brusquement une lame à travers une flamme : nous ne divisons que l’espace occupé par elle. Quand nous assistons à un mouvement très rapide, comme celui d’une étoile filante, nous distinguons très nettement la ligne de feu, divisible à volonté, de l’indivisible mobilité qu’elle sous-tend : c’est cette mobilité qui est pure durée. Le Temps impersonnel et universel, s’il existe, a beau se prolonger sans fin du passé à l’avenir : il est tout d’une pièce ; les parties que nous y distinguons sont simplement celles d’un espace qui en dessine la trace et qui en devient à nos yeux l’équivalent ; nous divisons le déroulé, mais non pas le déroulement. Comment passons-nous d’abord du déroulement au déroulé, de la durée pure au temps mesurable ? Il est aisé de reconstituer le mécanisme de cette opération.

Si je promène mon doigt sur une feuille de papier sans la regarder, le mouvement que j’accomplis, perçu du dedans, est une continuité de conscience, quelque chose de mon propre flux, enfin de la durée. Si maintenant j’ouvre les yeux, je vois que mon doigt trace sur la feuille de papier une ligne qui se conserve, où tout est juxtaposition et non plus succession ; j’ai là du déroulé, qui est l’enregistrement de l’effet du mouvement, et qui en sera aussi bien le symbole. Or cette ligne est divisible, elle est mesurable. En la divisant et en la mesurant, je pourrai donc dire, si cela m’est commode, que je divise et mesure la durée du mouvement qui la trace.

Il est donc bien vrai que le temps se mesure par l’intermédiaire du mouvement. Mais il faut ajouter que, si cette mesure du temps par le mouvement est possible, c’est surtout parce que nous sommes capables d’accomplir des mouvements nous-mêmes et que ces mouvements ont alors un double aspect : comme sensation musculaire, ils font partie du courant de notre vie consciente, ils durent ; comme perception visuelle, ils décrivent une trajectoire, ils se donnent un espace. Je dis « surtout », car on pourrait à la rigueur concevoir un être conscient réduit à la perception visuelle et qui arriverait néanmoins à construire l’idée de temps mesurable. Il faudrait alors que sa vie se passât à la contemplation d’un mouvement extérieur se prolongeant sans fin. Il faudrait aussi qu’il pût extraire du mouvement perçu dans l’espace, et qui participe de la divisibilité de sa trajectoire, la pure mobilité, je veux dire la solidarité ininterrompue de l’avant et de l’après qui est donnée à la conscience comme un fait indivisible : nous faisions tout à l’heure cette distinction quand nous parlions de la ligne de feu tracée par l’étoile filante. Une telle conscience aurait une continuité de vie constituée par le sentiment ininterrompu d’une mobilité extérieure qui se déroulerait indéfiniment. Et l’ininterruption de déroulement resterait encore distincte de la trace divisible laissée dans l’espace, laquelle est encore du déroulé. Celle-ci se divise et se mesure parce qu’elle est espace. L’autre est durée. Sans le déroulement continu, il n’y aurait plus que l’espace, et un espace qui, ne sous-tendant plus une durée, ne représenterait plus du temps.

Maintenant, rien n’empêche de supposer que chacun de nous trace dans l’espace un mouvement ininterrompu du commencement à la fin de sa vie consciente. Il pourrait marcher nuit et jour. Il accomplirait ainsi un voyage coextensif à sa vie consciente. Toute son histoire se déroulerait alors dans un Temps mesurable.

Est-ce à un tel voyage que nous pensons quand nous parlons du Temps impersonnel ? Pas tout à fait, parce que nous vivons une vie sociale et même cosmique, autant et plus qu’une vie individuelle. Nous substituons tout naturellement au voyage que nous ferions le voyage de toute autre personne, puis un mouvement ininterrompu quelconque qui en serait contemporain. J’appelle « contemporains » deux flux qui sont pour ma conscience un ou deux indifféremment, ma conscience les percevant ensemble comme un écoulement unique s’il lui plaît de donner un acte indivisé d’attention, les distinguant au contraire tout du long si elle préfère partager son attention entre eux, faisant même l’un et l’autre à la fois si elle décide de partager son attention et pourtant de ne pas la couper en deux. J’appelle « simultanées » deux perceptions instantanées qui sont saisies dans un seul et même acte de l’esprit, l’attention pouvant ici encore en faire une ou deux, à volonté. Ceci posé, il est aisé de voir que nous avons tout intérêt à prendre pour « déroulement du temps » un mouvement indépendant de celui de notre propre corps. À vrai dire, nous le trouvons déjà pris. La société l’a adopté pour nous. C’est le mouvement de rotation de la Terre. Mais si nous l’acceptons, si nous comprenons que ce soit du temps et non pas seulement de l’espace, c’est parce qu’un voyage de notre propre corps est toujours là, virtuel, et qu’il aurait pu être pour nous le déroulement du temps.

Peu importe d’ailleurs que ce soit un mobile ou un autre que nous adoptions comme compteur du temps. Dès que nous avons extériorisé notre propre durée en mouvement dans l’espace, le reste s’ensuit. Désormais le temps nous apparaîtra comme le déroulement d’un fil, c’est-à-dire comme le trajet du mobile chargé de le compter. Nous aurons mesuré, dirons-nous, le temps de ce déroulement et par conséquent aussi celui du déroulement universel.

Mais toutes choses ne nous sembleraient pas se dérouler avec le fil, chaque moment actuel de l’univers ne serait pas pour nous le bout du fil, si nous n’avions pas à notre disposition le concept de simultanéité. On verra tout à l’heure le rôle de ce concept dans la théorie d’Einstein. Pour le moment, nous voudrions en bien marquer l’origine psychologique, dont nous avons déjà dit un mot. Les théoriciens de la Relativité ne parlent jamais que de la simultanéité de deux instants. Avant celle-là, il en est pourtant une autre, dont l’idée est plus naturelle : la simultanéité de deux flux. Nous disions qu’il est de l’essence même de notre attention de pouvoir se partager sans se diviser. Quand nous sommes assis au bord d’une rivière, l’écoulement de l’eau, le glissement d’un bateau ou le vol d’un oiseau, le murmure ininterrompu de notre vie profonde sont pour nous trois choses différentes ou une seule, à volonté. Nous pouvons intérioriser le tout, avoir affaire à une perception unique qui entraîne, confondus, les trois flux dans son cours ; ou nous pouvons laisser extérieurs les deux premiers et partager alors notre attention entre le dedans et le dehors ; ou, mieux encore, nous pouvons faire l’un et l’autre à la fois, notre attention reliant et pourtant séparant les trois écoulements, grâce au singulier privilège qu’elle possède d’être une et plusieurs. Telle est notre première idée de la simultanéité. Nous appelons alors simultanés deux flux extérieurs qui occupent la même durée parce qu’ils tiennent l’un et l’autre dans la durée d’un même troisième, le nôtre : cette durée n’est que la nôtre quand notre conscience ne regarde que nous, mais elle devient également la leur quand notre attention embrasse les trois flux dans un seul acte indivisible.

Maintenant, de la simultanéité de deux flux nous ne passerions jamais à celle de deux instants si nous restions dans la durée pure, car toute durée est épaisse : le temps réel n’a pas d’instants. Mais nous formons naturellement l’idée d’instant, et aussi celle d’instants simultanés, dès que nous avons pris l’habitude de convertir le temps en espace. Car si une durée n’a pas d’instants, une ligne se termine par des points 21. Et, du moment qu’à une durée nous faisons correspondre une ligne, à des portions de la ligne devront correspondre des « portions de durée », et à une extrémité de la ligne une « extrémité de durée » : tel sera l’instant, — quelque chose qui n’existe pas actuellement, mais virtuellement. L’instant est ce qui terminerait une durée si elle s’arrêtait. Mais elle ne s’arrête pas. Le temps réel ne saurait donc fournir l’instant ; celui-ci est issu du point mathématique, c’est-à-dire de l’espace. Et pourtant, sans le temps réel, le point ne serait que point, il n’y aurait pas d’instant. Instantanéité implique ainsi deux choses : une continuité de temps réel, je veux dire de durée, et un temps spatialisé, je veux dire une ligne qui, décrite par un mouvement, est devenue par là symbolique du temps : ce temps spatialisé, qui comporte des points, ricoche sur le temps réel et y fait surgir l’instant. Ce ne serait pas possible, sans la tendance — fertile en illusions — qui nous porte à appliquer le mouvement contre l’espace parcouru, à faire coïncider la trajectoire avec le trajet, et à décomposer alors le mouvement parcourant la ligne comme nous décomposons la ligne elle-même : s’il nous a plu de distinguer sur la ligne des points, ces points deviendront alors des « positions » du mobile (comme si celui-ci, mouvant, pouvait jamais coïncider avec quelque chose qui est du repos ! comme s’il ne renoncerait pas ainsi tout de suite à se mouvoir !). Alors, ayant pointé sur le trajet du mouvement des positions, c’est-à-dire des extrémités de subdivisions de ligne, nous les faisons correspondre à des « instants » de la continuité du mouvement : simples arrêts virtuels, pures vues de l’esprit. Nous avons décrit jadis le mécanisme de cette opération ; nous avons montré aussi comment les difficultés soulevées par les philosophes autour de la question du mouvement s’évanouissent dès qu’on aperçoit le rapport de l’instant au temps spatialisé, celui du temps spatialisé à la durée pure. Bornons-nous ici à faire remarquer que l’opération a beau paraître savante, elle est naturelle à l’esprit humain ; nous la pratiquons instinctivement. La recette en est déposée dans le langage.

Simultanéité dans l’instant et simultanéité de flux sont donc choses distinctes, mais qui se complètent réciproquement. Sans la simultanéité de flux, nous ne tiendrions pas pour substituables l’un à l’autre ces trois termes, continuité de notre vie intérieure, continuité d’un mouvement volontaire que notre pensée prolonge indéfiniment, continuité d’un mouvement quelconque à travers l’espace. Durée réelle et temps spatialisé ne seraient donc pas équivalents, et par conséquent il n’y aurait pas pour nous de temps en général ; il n’y aurait que la durée de chacun de nous. Mais, d’autre part, ce temps ne peut être compté que grâce à la simultanéité dans l’instant. Il faut cette simultanéité dans l’instant pour 1° noter la simultanéité d’un phénomène et d’un moment d’horloge, 2° pointer, tout le long de notre propre durée, les simultanéités de ces moments avec des moments de notre durée qui sont créés par l’acte de pointage lui-même. De ces deux actes, le premier est l’essentiel pour la mesure du temps. Mais, sans le second, il y aurait là une mesure quelconque, nous aboutirions à un nombre t représentant n’importe quoi, nous ne penserions pas à du temps. C’est donc la simultanéité entre deux instants de deux mouvements extérieurs à nous qui fait que nous pouvons mesurer du temps ; mais c’est la simultanéité de ces moments avec des moments piqués par eux le long de notre durée interne qui fait que cette mesure est une mesure de temps.

Nous devrons nous appesantir sur ces deux points. Mais ouvrons d’abord une parenthèse. Nous venons de distinguer deux « simultanéités dans l’instant » : aucune des deux n’est la simultanéité dont il est le plus question dans la théorie de la Relativité, je veux dire la simultanéité entre des indications données par deux horloges éloignées l’une de l’autre. De celle-là nous avons parlé dans la première partie de notre travail ; nous nous occuperons spécialement d’elle tout à l’heure. Mais il est clair que la théorie de la Relativité elle-même ne pourra s’empêcher d’admettre les deux simultanéités que nous venons de décrire : elle se bornera à en ajouter une troisième, celle qui dépend d’un réglage d’horloges. Or, nous montrerons sans doute que les indications de deux horloges H et H′ éloignées l’une de l’autre, réglées l’une sur l’autre et marquant la même heure, sont ou ne sont pas simultanées selon le point de vue. La théorie de la Relativité est en droit de le dire, — nous verrons à quelle condition. Mais par là elle reconnaît qu’un événement E, s’accomplissant à côté de l’horloge H, est donné en simultanéité avec une indication de l’horloge H dans un sens tout autre que celui-là, — dans le sens que le psychologue attribue au mot simultanéité. Et de même pour la simultanéité de l’événement E′ avec l’indication de l’horloge « voisine » H′. Car si l’on ne commençait pas par admettre une simultanéité de ce genre, absolue, et qui n’a rien à voir avec des réglages d’horloges, les horloges ne serviraient à rien. Ce seraient des mécaniques qu’on s’amuserait à comparer les unes aux autres ; elles ne seraient pas employées à classer des événements ; bref, elles existeraient pour elles et non pas pour nous rendre service. Elles perdraient leur raison d’être pour le théoricien de la Relativité comme pour tout le monde, car il ne les fait intervenir, lui aussi, que pour marquer le temps d’un événement. Maintenant, il est très vrai que la simultanéité ainsi entendue n’est constatable entre moments de deux flux que si les flux passent « au même endroit ». Il est très vrai aussi que le sens commun, la science elle-même jusqu’à présent, ont étendu a priori cette conception de la simultanéité à des événements que séparerait n’importe quelle distance. Ils se figuraient sans doute, comme nous le disions plus haut, une conscience coextensive à l’univers, capable d’embrasser les deux événements dans une perception unique et instantanée.

Mais ils faisaient surtout application d’un principe inhérent à toute représentation mathématique des choses, et qui s’impose aussi bien à la théorie de la Relativité. On y trouverait l’idée que la distinction du « petit » et du « grand », du « peu éloigné » et du « très éloigné », n’a pas de valeur scientifique, et que si l’on peut parler de simultanéité en dehors de tout réglage d’horloges, indépendamment de tout point de vue, quand il s’agit d’un événement et d’une horloge peu distants l’un de l’autre, on en a aussi bien le droit quand la distance est grande entre l’horloge et l’événement, ou entre les deux horloges. Il n’y a pas de physique, pas d’astronomie, pas de science possible, si l’on refuse au savant le droit de figurer schématiquement sur une feuille de papier la totalité de l’univers. On admet donc implicitement la possibilité de réduire sans déformer. On estime que la dimension n’est pas un absolu, qu’il y a seulement des rapports entre dimensions, et que tout se passerait de même dans un univers rapetissé à volonté si les relations entre parties étaient conservées. Mais comment alors empêcher que notre imagination, et même notre entendement, traitent la simultanéité des indications de deux horloges très éloignées l’une de l’autre comme la simultanéité de deux horloges peu éloignées, c’est-à-dire situées « au même endroit » ? Un microbe intelligent trouverait entre deux horloges « voisines » un intervalle énorme ; et il n’accorderait pas l’existence d’une simultanéité absolue, intuitivement aperçue, entre leurs indications. Plus einsteinien qu’Einstein, il ne parlerait ici de simultanéité que s’il avait pu noter des indications identiques sur deux horloges microbiennes, réglées l’une sur l’autre par signaux optiques, qu’il eût substituées à nos deux horloges « voisines ». La simultanéité qui est absolue à nos yeux serait relative aux siens, car il reporterait la simultanéité absolue aux indications de deux horloges microbiennes qu’il apercevrait à son tour (qu’il aurait d’ailleurs également tort d’apercevoir) « au même endroit ». Mais peu importe pour le moment : nous ne critiquons pas la conception d’Einstein ; nous voulons simplement montrer à quoi tient l’extension naturelle qu’on a toujours pratiquée de l’idée de simultanéité, après l’avoir puisée en effet dans la constatation de deux événements « voisins ». Cette analyse, qui n’a guère été tentée jusqu’à présent, nous révèle un fait dont pourrait d’ailleurs tirer parti la théorie de la Relativité. Nous voyons que, si notre esprit passe ici avec tant de facilité d’une petite distance à une grande, de la simultanéité entre événements voisins à la simultanéité entre événements lointains, s’il étend au second cas le caractère absolu du premier, c’est parce qu’il est habitué à croire qu’on peut modifier arbitrairement les dimensions de toutes choses, à condition d’en conserver les rapports. Mais il est temps de fermer la parenthèse. Revenons à la simultanéité intuitivement aperçue dont nous parlions d’abord et aux deux propositions que nous avions énoncées : 1° c’est la simultanéité entre deux instants de deux mouvements extérieurs à nous qui nous permet de mesurer un intervalle de temps ; 2° c’est la simultanéité de ces moments avec des moments pointés par eux le long de notre durée intérieure qui fait que cette mesure est une mesure de temps.

Le premier point est évident. On a vu plus haut comment la durée intérieure s’extériorise en temps spatialisé et comment celui-ci, espace plutôt que temps, est mesurable. C’est désormais par son intermédiaire que nous mesurerons tout intervalle de temps. Comme nous l’aurons divisé en parties correspondant à des espaces égaux et qui sont égales par définition, nous aurons en chaque point de division une extrémité d’intervalle, un instant, et nous prendrons pour unité de temps l’intervalle lui-même. Nous pourrons considérer alors n’importe quel mouvement s’accomplissant à côté de ce mouvement modèle, n’importe quel changement : tout le long de ce déroulement nous pointerons des « simultanéités dans l’instant ». Autant nous aurons constaté de ces simultanéités, autant nous compterons d’unités de temps à la durée du phénomène. Mesurer du temps consiste donc à nombrer des simultanéités. Toute autre mesure implique la possibilité de superposer directement ou indirectement l’unité de mesure à l’objet mesuré. Toute autre mesure porte donc sur les intervalles entre les extrémités, lors même qu’on se borne, en fait, à compter ces extrémités. Mais, quand il s’agit du temps, on ne peut que compter des extrémités : on conviendra simplement de dire qu’on a par là mesuré l’intervalle. Si maintenant on remarque que la science opère exclusivement sur des mesures, on s’apercevra qu’en ce qui concerne le temps la science compte des instants, note des simultanéités, mais reste sans prise sur ce qui se passe dans les intervalles. Elle peut accroître indéfiniment le nombre des extrémités, rétrécir indéfiniment les intervalles ; mais toujours l’intervalle lui échappe, ne lui montre que ses extrémités. Si tous les mouvements de l’univers s’accéléraient tout à coup dans la même proportion, y compris celui qui sert de mesure au temps, il y aurait quelque chose de changé pour une conscience qui ne serait pas solidaire des mouvements moléculaires intra-cérébraux ; entre le lever et le coucher du soleil elle ne recevrait pas le même enrichissement ; elle constaterait donc un changement ; même, l’hypothèse d’une accélération simultanée de tous les mouvements de l’univers n’a de sens que si l’on se figure une conscience spectatrice dont la durée toute qualitative comporte le plus ou le moins sans être pour cela accessible à la mesure 22. Mais le changement n’existerait que pour cette conscience capable de comparer l’écoulement des choses à celui de la vie intérieure. Au regard de la science il n’y aurait rien de changé. Allons plus loin. La rapidité de déroulement de ce Temps extérieur et mathématique pourrait devenir infinie, tous les états passés, présents et à venir de l’univers pourraient se trouver donnés d’un seul coup, à la place du déroulement il pourrait n’y avoir que du déroulé : le mouvement représentatif du Temps serait devenu une ligne ; à chacune des divisions de cette ligne correspondrait la même partie de l’univers déroulé qui y correspondait tout à l’heure dans l’univers se déroulant ; rien ne serait changé aux yeux de la science. Ses formules et ses calculs resteraient ce qu’ils sont.

Il est vrai qu’au moment précis où l’on aurait passé du déroulement au déroulé, il aurait fallu doter l’espace d’une dimension supplémentaire. Nous faisions remarquer, il y a plus de trente ans 23, que le temps spatialisé est en réalité une quatrième dimension de l’espace. Seule, cette quatrième dimension nous permettra de juxtaposer ce qui est donné en succession : sans elle, nous n’aurions pas la place. Qu’un univers ait trois dimensions, ou deux, ou une seule, qu’il n’en ait même pas du tout et se réduise à un point, toujours on pourra convertir la succession indéfinie de tous ses événements en juxtaposition instantanée ou éternelle par le seul fait de lui concéder une dimension additionnelle. S’il n’en a aucune, se réduisant à un point qui change indéfiniment de qualité, on peut supposer que la rapidité de succession des qualités devienne infinie et que ces points de qualité soient donnés tout d’un coup, pourvu qu’à ce monde sans dimension on apporte une ligne où les points se juxtaposent. S’il avait une dimension déjà, s’il était linéaire, ce sont deux dimensions qu’il lui faudrait pour juxtaposer les lignes de qualité — chacune indéfinie — qui étaient les moments successifs de son histoire. Même observation encore s’il en avait deux, si c’était un univers superficiel, toile indéfinie sur laquelle se dessineraient indéfiniment des images plates l’occupant chacune tout entière : la rapidité de succession de ces images pourra encore devenir infinie, et d’un univers qui se déroule nous passerons encore à un univers déroulé, pourvu que nous soit accordée une dimension supplémentaire. Nous aurons alors, empilées les unes sur les autres, toutes les toiles sans fin nous donnant toutes les images successives qui composent l’histoire entière de l’univers ; nous les posséderons ensemble ; mais d’un univers plat nous aurons dû passer à un univers volumineux. On comprend donc facilement comment le seul fait d’attribuer au temps une rapidité infinie, de substituer le déroulé au déroulement, nous contraindrait à doter notre univers solide d’une quatrième dimension. Or, par cela seul que la science ne peut pas spécifier la « rapidité de déroulement » du temps, qu’elle compte des simultanéités mais laisse nécessairement de côté les intervalles, elle porte sur un temps dont nous pouvons aussi bien supposer la rapidité de déroulement infinie, et par là elle confère virtuellement à l’espace une dimension additionnelle.

Immanente à notre mesure du temps est donc la tendance à en vider le contenu dans un espace à quatre dimensions où passé, présent et avenir seraient juxtaposés ou superposés de toute éternité. Cette tendance exprime simplement notre impuissance à traduire mathématiquement le temps lui-même, la nécessité où nous sommes de lui substituer, pour le mesurer, des simultanéités que nous comptons : ces simultanéités sont des instantanéités ; elles ne participent pas à la nature du temps réel ; elles ne durent pas. Ce sont de simples vues de l’esprit, qui jalonnent d’arrêts virtuels la durée consciente et le mouvement réel, utilisant à cet effet le point mathématique qui a été transporté de l’espace au temps.

Mais si notre science n’atteint ainsi que de l’espace, il est aisé de voir pourquoi la dimension d’espace qui est venue remplacer le temps s’appelle encore du temps. C’est que notre conscience est là. Elle réinsuffle de la durée vivante au temps desséché en espace. Notre pensée, interprétant le temps mathématique, refait en sens inverse le chemin qu’elle a parcouru pour l’obtenir. De la durée intérieure elle avait passé à un certain mouvement indivisé qui y était encore étroitement lié et qui était devenu le mouvement modèle, générateur ou compteur du Temps ; de ce qu’il y a de mobilité pure dans ce mouvement, et qui est le trait d’union du mouvement avec la durée, elle a passé à la trajectoire du mouvement, qui est pur espace ; divisant la trajectoire en parties égales, elle a passé des points de division de cette trajectoire aux points de division correspondants ou « simultanés » de la trajectoire de tout autre mouvement : la durée de ce dernier mouvement se trouve ainsi mesurée ; on a un nombre déterminé de simultanéités ; ce sera la mesure du temps ; ce sera désormais le temps lui-même. Mais ce n’est là du temps que parce qu’on peut se reporter à ce qu’on a fait. Des simultanéités qui jalonnent la continuité des mouvements on est toujours prêt à remonter aux mouvements eux-mêmes, et par eux à la durée intérieure qui en est contemporaine, substituant ainsi à une série de simultanéités dans l’instant, que l’on compte mais qui ne sont plus du temps, la simultanéité de flux qui nous ramène à la durée interne, à la durée réelle.

Certains se demanderont s’il est utile d’y revenir, et si la science n’a pas précisément corrigé une imperfection de notre esprit, écarté une limitation de notre nature, en étalant la « pure durée » dans l’espace. Ils diront : « Le temps qui est pure durée est toujours en voie d’écoulement ; nous ne saisissons de lui que le passé et le présent, lequel est déjà du passé ; l’avenir paraît fermé à notre connaissance, justement parce que nous le croyons ouvert à notre action, — promesse ou attente de nouveauté imprévisible. Mais l’opération par laquelle nous convertissons le temps en espace pour le mesurer nous renseigne implicitement sur son contenu. La mesure d’une chose est parfois révélatrice de sa nature, et l’expression mathématique se trouve justement ici avoir une vertu magique : créée par nous ou surgie à notre appel, elle fait plus que nous ne lui demandions ; car nous ne pouvons convertir en espace le temps déjà écoulé sans traiter de même le Temps tout entier : l’acte par lequel nous introduisons le passé et le présent dans l’espace y étale, sans nous consulter, l’avenir. Cet avenir nous reste sans doute masqué par un écran ; mais nous l’avons maintenant là, tout fait, donné avec le reste. Même, ce que nous appelions l’écoulement du temps n’était que le glissement continu de l’écran et la vision graduellement obtenue de ce qui attendait, globalement, dans l’éternité. Prenons donc cette durée pour ce qu’elle est, pour une négation, pour un empêchement sans cesse reculé de tout voir : nos actes eux-mêmes ne nous apparaîtront plus comme un apport de nouveauté imprévisible. Ils font partie de la trame universelle des choses, donnée d’un seul coup. Nous ne les introduisons pas dans le monde ; c’est le monde qui les introduit tout faits en nous, dans notre conscience, au fur et à mesure que nous les atteignons. Oui, c’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe ; c’est le mouvement en avant de notre vision qui actualise, moment par moment, une histoire virtuellement donnée tout entière. » — Telle est la métaphysique immanente à la représentation spatiale du temps. Elle est inévitable. Distincte ou confuse, elle fut toujours la métaphysique naturelle de l’esprit spéculant sur le devenir. Nous n’avons pas ici à la discuter, encore moins à en mettre une autre à la place. Nous avons dit ailleurs pourquoi nous voyons dans la durée l’étoffe même de notre être et de toutes choses, et comment l’univers est à nos yeux une continuité de création. Nous restions ainsi le plus près possible de l’immédiat ; nous n’affirmions rien que la science ne pût accepter et utiliser ; récemment encore, dans un livre admirable, un mathématicien philosophe affirmait la nécessité d’admettre une advance of Nature et rattachait cette conception à la nôtre 24. Pour le moment, nous nous bornons à tracer une ligne de démarcation entre ce qui est hypothèse, construction métaphysique, et ce qui est donnée pure et simple de l’expérience, car nous voulons nous en tenir à l’expérience. La durée réelle est éprouvée ; nous constatons que le temps se déroule, et d’autre part nous ne pouvons pas le mesurer sans le convertir en espace et supposer déroulé tout ce que nous en connaissons. Or, impossible d’en spatialiser par la pensée une partie seulement : l’acte, une fois commencé, par lequel nous déroulons le passé et abolissons ainsi la succession réelle nous entraîne à un déroulement total du temps ; fatalement alors nous sommes amenés à mettre sur le compte de l’imperfection humaine notre ignorance d’un avenir qui serait présent et à tenir la durée pour une pure négation, une « privation d’éternité ». Fatalement nous revenons à la théorie platonicienne. Mais puisque cette conception doit surgir de ce que nous n’avons aucun moyen de limiter au passé notre représentation spatiale du temps écoulé, il est possible que la conception soit erronée, et il est en tout cas certain que c’est une pure construction de l’esprit. Tenons-nous-en alors à l’expérience.

Si le temps a une réalité positive, si le retard de la durée sur l’instantanéité représente une certaine hésitation ou indétermination inhérente à une certaine partie des choses qui tient suspendue à elle tout le reste, enfin s’il y a évolution créatrice, je comprends très bien que la partie déjà déroulée du temps apparaisse comme juxtaposition dans l’espace et non plus comme succession pure ; je conçois aussi que toute la partie de l’univers qui est mathématiquement liée au présent et au passé — c’est-à-dire le déroulement futur du monde inorganique — soit représentable par le même schéma (nous avons montré jadis qu’en matière astronomique et physique la prévision est en réalité une vision). On pressent qu’une philosophie où la durée est tenue pour réelle et même pour agissante pourra fort bien admettre l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein (où d’ailleurs la quatrième dimension dénommée temps n’est plus, comme dans nos exemples de tout à l’heure, une dimension entièrement assimilable aux autres). Au contraire, jamais vous ne tirerez du schéma de Minkowski l’idée d’un flux temporel. Ne vaut-il pas mieux alors s’en tenir jusqu’à nouvel ordre à celui des deux points de vue qui ne sacrifie rien de l’expérience, et par conséquent — pour ne pas préjuger la question — rien des apparences ? Comment d’ailleurs rejeter totalement l’expérience interne si l’on est physicien, si l’on opère sur des perceptions et par là même sur des données de la conscience ? Il est vrai qu’une certaine doctrine accepte le témoignage des sens, c’est-à-dire de la conscience, pour obtenir des termes entre lesquels établir des rapports, puis ne conserve que les rapports et tient les termes pour inexistants. Mais c’est là une métaphysique greffée sur la science, ce n’est pas de la science. Et, à vrai dire, c’est par abstraction que nous distinguons des termes, par abstraction aussi des rapports : un continu fluent d’où nous tirons à la fois termes et rapports et qui est, en plus de tout cela, fluidité, voilà la seule donnée immédiate de l’expérience.

Mais nous devons fermer cette trop longue parenthèse. Nous croyons avoir atteint notre objet, qui était de déterminer les caractères d’un temps où il y a réellement succession. Abolissez ces caractères ; il n’y a plus succession, mais juxtaposition. Vous pouvez dire que vous avez encore affaire à du temps, — on est libre de donner aux mots le sens qu’on veut, pourvu qu’on commence par le définir, — mais nous saurons qu’il ne s’agit plus du temps expérimenté ; nous serons devant un temps symbolique et conventionnel, grandeur auxiliaire introduite en vue du calcul des grandeurs réelles. C’est peut-être pour n’avoir pas analysé d’abord notre représentation du temps qui coule, notre sentiment de la durée réelle, qu’on a eu tant de peine à déterminer la signification philosophique des théories d’Einstein, je veux dire leur rapport à la réalité. Ceux que gênait l’apparence paradoxale de la théorie ont dit que les Temps multiples d’Einstein étaient de pures entités mathématiques. Mais ceux qui voudraient dissoudre les choses en rapports, qui considèrent toute réalité, même la nôtre, comme du mathématique confusément aperçu, diraient volontiers que l’Espace-Temps de Minkowski et d’Einstein est la réalité même, que tous les Temps d’Einstein sont également réels, autant et peut-être plus que le temps qui coule avec nous. De part et d’autre, on va trop vite en besogne. Nous venons de dire, et nous montrerons tout à l’heure avec plus de détail, pourquoi la théorie de la Relativité ne peut pas exprimer toute la réalité. Mais il est impossible qu’elle n’exprime pas quelque réalité. Car le temps qui intervient dans l’expérience Michelson-Morley est un temps réel ; — réel encore le temps où nous revenons avec l’application des formules de Lorentz. Si l’on part du temps réel pour aboutir au temps réel, on a peut-être usé d’artifices mathématiques dans l’intervalle, mais ces artifices doivent avoir quelque connexion avec les choses. C’est donc la part du réel, la part du conventionnel, qu’il s’agit de faire. Nos analyses étaient simplement destinées à préparer ce travail.

 

Mais nous venons de prononcer le mot « réalité » ; et constamment, dans ce qui va suivre, nous parlerons de ce qui est réel, de ce qui ne l’est pas. Qu’entendrons-nous par là ? S’il fallait définir la réalité en général, dire à quelle marque on la reconnaît, nous ne pourrions le faire sans nous classer dans une école : les philosophes ne sont pas d’accord, et le problème a reçu autant de solutions que le réalisme et l’idéalisme comportent de nuances. Nous devrions, en outre, distinguer entre le point de vue de la philosophie et celui de la science : celle-là considère plutôt comme réel le concret, tout chargé de qualité ; celle-ci extrait ou abstrait un certain aspect des choses, et ne retient que ce qui est grandeur ou relation entre des grandeurs. Fort heureusement nous n’avons à nous occuper, dans tout ce qui va suivre, que d’une seule réalité, le temps. Dans ces conditions, il nous sera facile de suivre la règle que nous nous sommes imposée dans le présent essai : celle de ne rien avancer qui ne puisse être accepté par n’importe quel philosophe, n’importe quel savant, — rien même qui ne soit impliqué dans toute philosophie et dans toute science.

Tout le monde nous accordera en effet qu’on ne conçoit pas de temps sans un avant et un après : le temps est succession. Or nous venons de montrer que là où il n’y a pas quelque mémoire, quelque conscience, réelle ou virtuelle, constatée ou imaginée, effectivement présente ou idéalement introduite, il ne peut pas y avoir un avant et un après : il y a l’un ou l’autre, il n’y a pas les deux ; et il faut les deux pour faire du temps. Donc, dans ce qui va suivre, quand nous voudrons savoir si nous avons affaire à un temps réel ou à un temps fictif, nous aurons simplement à nous demander si l’objet qu’on nous présente pourrait ou ne pourrait pas être perçu, devenir conscient. Le cas est privilégié ; il est même unique. S’il s’agit de couleur, par exemple, la conscience intervient sans doute au début de l’étude pour donner au physicien la perception de la chose ; mais le physicien a le droit et le devoir de substituer à la donnée de la conscience quelque chose de mesurable et de nombrable sur quoi il opérera désormais, en lui laissant simplement pour plus de commodité le nom de la perception originelle. Il peut le faire, parce que, cette perception originelle étant éliminée, quelque chose demeure ou tout au moins est censé demeurer. Mais que restera-t-il du temps si vous en éliminez la succession ? et que reste-t-il de la succession si vous écartez jusqu’à la possibilité de percevoir un avant et un après ? Je vous concède le droit de substituer au temps une ligne, par exemple, puisqu’il faut bien le mesurer. Mais une ligne ne devra s’appeler du temps que là où la juxtaposition qu’elle nous offre sera convertible en succession ; ou bien alors ce sera arbitrairement, conventionnellement, que vous laisserez à cette ligne le nom de temps : il faudra nous en avertir, pour ne pas nous exposer à une confusion grave. Que sera-ce, si vous introduisez dans vos raisonnements et vos calculs l’hypothèse que la chose dénommée par vous « temps » ne peut pas, sous peine de contradiction, être perçue par une conscience, réelle ou imaginaire ? Ne sera-ce pas alors, par définition, sur un temps fictif, irréel, que vous opérerez ? Or tel est le cas des temps auxquels nous aurons souvent affaire dans la théorie de la Relativité. Nous en rencontrerons de perçus ou de perceptibles ; ceux-là pourront être tenus pour réels. Mais il en est d’autres auxquels la théorie défend, en quelque sorte, d’être perçus ou de devenir perceptibles : s’ils le devenaient, ils changeraient de grandeur, — de telle sorte que la mesure, exacte si elle porte sur ce qu’on n’aperçoit pas, serait fausse aussitôt qu’on apercevrait. Ceux-ci, comment ne pas les déclarer irréels, au moins en tant que « temporels » ? J’admets que le physicien trouve commode de les appeler encore du temps ; — on en verra tout à l’heure la raison. Mais si l’on assimile ces Temps à l’autre, on tombe dans des paradoxes qui ont certainement nui à la théorie de la Relativité, encore qu’ils aient contribué à la rendre populaire. On ne s’étonnera donc pas si la propriété d’être perçu ou perceptible est exigée par nous, dans la présente recherche, pour tout ce qu’on nous offrira comme du réel. Nous ne trancherons pas la question de savoir si toute réalité possède ce caractère. Il ne s’agira ici que de la réalité du temps.