(1874) Premiers lundis. Tome I « Dumouriez et la Révolution française, par M. Ledieu. »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « Dumouriez et la Révolution française, par M. Ledieu. »

Dumouriez et la Révolution française
par M. Ledieu.

En annonçant cet ouvrage, nous l’avons déjà caractérisé. C’est un plaidoyer d’ami en faveur de Dumouriez ; c’est un raisonnement à propos de sa vie ; les faits n’interviennent que comme des pièces justificatives d’un syllogisme. Le général Dumouriez a-t-il dû suivre le parti de la Révolution ? le général Dumouriez a-t-il dû abandonner le parti de la Révolution ? M. Ledieu, après s’être posé ces questions, les discute abondamment et les résout pour l’affirmative. Cette conséquence était forcée dans sa bouche. Quelle que soit la droiture d’intention de l’apologiste et la pureté du sentiment qui l’a dirigé, on sent combien les faits ont dû se rétrécir et se fausser, en entrant de rigueur dans un pareil cadre. L’habile et flexible Dumouriez, l’agent de la diplomatie occulte sous Louis XV, le courtisan rompu aux mystères de la vieille monarchie, le républicain au demi-sourire, y prend par degrés la physionomie austère du citoyen le plus dévoué et du sujet le plus loyal ; à force d’abstractions, il est devenu le type épuré du royalisme constitutionnel ; ou, si l’on aime mieux, du constitutionnel royaliste. Dieu nous garde de calomnier la mémoire d’un sauveur de la patrie ! Mais Dumouriez n’a pas mérité à lui seul les deux réputations réunies de Malesherbes et de La Fayette. De bonne heure il avait renoncé aux principes absolus ; les convictions qui remuent le plus puissamment les âmes ne faisaient qu’effleurer la sienne. Sûr de sa présence d’esprit, fort de sa merveilleuse sagacité, il s’abandonnait volontiers au cours des choses, et comptait, ainsi qu’à la guerre, sur les saillies du moment. Cet épicurisme politique n’était pas une simple affaire de calcul ou d’indifférence : il y avait mieux chez lui ; sans préjugés surannés, sans passions profondes, doué d’une conception éminemment prompte et lucide, Dumouriez était fait pour comprendre à merveille les divers partis de la scène révolutionnaire, et, si l’on excepte les jacobins stoïquement féroces, il lui était aisé de sympathiser plus ou moins vivement avec tous. En un seul jour, il eût pu, sans forcer son naturel, se jeter au château aux pieds de Marie-Antoinette, s’asseoir en patriote sincère à la table frugale de son collègue Roland, et, sortant le soir avec Danton par le bras, se prendre aux familières confidences du sans-culotte sans façon. Tel Dumouriez se dessine à nos yeux dans l’histoire, tel il ne se reproduit point dans l’ouvrage de M. Ledieu. En nous donnant, au lieu de Mémoires historiques un mémoire de barreau en bonne forme, l’auteur assoit en quelque sorte le vainqueur de l’Argonne sur la sellette ; et dès lors cette figure, si pleine de mouvement et de vie, prend un air d’apparat, comme devant les juges. Et qui donc songe à l’accuser aujourd’hui ? Il y a longtemps que les procès intentés par la Convention à Dumouriez et à La Fayette ont été cassés par une génération impartiale. Non pas sans doute que Dumouriez, en quittant son armée, ait obéi, comme La Fayette, à ce qu’il croyait un devoir. On peut assez le comprendre et l’excuser sans lui faire honneur d’une probité si inflexible. Son aversion pour la Montagne, ses craintes personnelles, des réminiscences monarchiques, une couronne de pacificateur à cueillir, voilà ce qui l’aveugla. Le patriotisme, sans être étranger à son âme, n’était chez lui que secondaire ; et c’est provoquer maladroitement la sévérité contre sa mémoire que de faire de lui un martyr. Mais pour traître, il ne l’a pas été davantage ; violemment placé entre l’échafaud de la Convention et les baïonnettes autrichiennes, il n’a pas échappé à l’indécision ni à l’imprévoyance ; son habileté l’a trahi dans une crise si rude. A ceux pourtant qui lui reprocheraient trop amèrement de s’être trompé, n’a-t-il pas droit de répondre aussi d’un seul mot : « A tel jour, à telle heure, j’ai sauvé la patrie ! »

M. Ledieu, dans la quatrième et dernière partie de son livre, suit Dumouriez hors de France, et nous esquisse sa vie depuis 93 jusqu’en 1823. On désirerait toujours plus de détails et moins de réflexions, une solennité moins oratoire ; l’auteur est trop fidèle à la règle de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux. Du reste, il annonce des Mémoires inédits de Dumouriez sur cette même époque ; espérons qu’il en fera jouir prochainement le public, et qu’il sacrifiera au culte de l’amitié des considérations, par trop scrupuleuses. Quoi qu’il en soit, son récit, réduit aux simples faits, donne une haute idée de la capacité prodigieuse et de l’infatigable activité du général proscrit. De nombreux écrits de circonstance adressés à la France ou à l’émigration, des pamphlets contre Bonaparte, des liaisons avec Moreau et Pichegru, des instructions militaires à l’Espagne, tout révèle en lui une ferveur d’esprit que l’âge ni l’infortune ne pouvaient glacer. On le vit dans sa retraite de Little-Ealing tracer d’une main octogénaire des plans de campagne pour la défense de l’Italie constitutionnelle, pour celle des Cortès d’Espagne et pour la cause des Hellènes. Il semblait, à mesure qu’il vieillissait dans l’exil, espérer de plus en plus fermement en l’avenir des peuples ; son âme, détrompée enfin des calculs d’autrefois et comme purifiée par les épreuves, s’attachait à la liberté avec la foi croissante de la jeunesse. Les habitudes de sa vie première s’effaçaient avec les années ; et celui qui n’aurait été qu’un second Belle-Isle sous l’ancien régime, devenait chaque jour plus ressemblant au vainqueur de Jemmapes. C’est ce spectacle sans doute qui a fait illusion à M. Ledieu ; il a conclu du présent au passé, et a interprété le Dumouriez de 93 par le Dumouriez de 1823. Mais il ne fallait pas oublier que les hommes d’une vaste intelligence, s’ils ne se rangent de bonne heure à des principes immuables, ne demeurent pas semblables à eux-mêmes aux diverses époques de leur vie, et qu’il en est de certaines âmes comme de ces rivières d’autant plus limpides qu’on les prend plus loin de leur source.

Citons de Dumouriez deux traits qui attestent l’élévation ou du moins la délicatesse de ses sentiments. Il continuait de recevoir, en Angleterre, la pension que l’archiduc Charles lui avait fait accorder en 1802. Mais à peine eut-il la certitude de l’alliance de l’Autriche avec Napoléon, qu’il envoya sa renonciation au traitement. Lors de la première Restauration, il crut avoir quelque droit à une récompense nationale pour les anciens services de son généralat en chef : d’ailleurs, ses efforts pour relever le trône constitutionnel contre la Convention devaient, ce semble, lui mériter la bienveillance des Bourbons : il aspirait au bâton de maréchal de France. On lui offrit vingt mille livres de traitement comme lieutenant général en retraite ; et il préféra demeurer dans l’exil.

Que l’émigration en ait agi de la sorte avec Dumouriez au moment où celui-ci lui devenait inutile, on le conçoit sans peine : l’ingratitude appartient de droit aux cours encore plus qu’aux républiques. Mais ce qui est inouï, ce qui caractérise au naturel l’incapacité de cette émigration, sa mesquinerie de vues, sa lésinerie de moyens, ses rancunes invétérées, en un mot toute l’étroitesse de son bigotisme politique, c’est l’accueil hostile et outrageux qu’elle fît au général éminent qui avait tenté de relever, en y inscrivant le mot de Constitution, une bannière dépopularisée. M. de Metternich s’essayait dès lors à l’ignoble système de persécution qu’il n’a pas oublié depuis. Chassé d’Anvers, de Bruxelles, de l’Électorat de Cologne, et finalement de tous les États de l’empereur, repoussé même de la Grande-Bretagne, Dumouriez arriva, après deux mois de dangers et de misères, sur le territoire de Venise, où de nouvelles tracasseries l’attendaient. On le peignit, dans les gazettes, comme un conspirateur. M. de Metternich fit même arrêter Batiste, aide de camp du général ; et celui-ci n’eut que le temps de s’enfuir à Berne, que bientôt il fut forcé de quitter pour Hambourg. Il avait pour unique ressource la vente des ouvrages qu’il publiait sur la politique. C’est sur ces entrefaites que Louis XVIII, retiré à Mittau, jeta les yeux sur Dumouriez. M. de Saint-Priest, qui avait le titre de ministre des affaires étrangères de sa majesté très chrétienne, fut chargé de nouer la négociation avec le général. Une correspondance s’engagea, et l’on parut s’entendre. Dumouriez voulait la Restauration ; mais il la voulait par la France, pour la France, et avec des garanties. Louis XVIII semblait entrer dans ces vues ; il fit venir Dumouriez à Mittau, le traita avec distinction, et le chargea d’une mission auprès de l’empereur de Russie, Paul. Mais dans la lettre dont il était porteur, Dumouriez vit avec étonnement qu’on ne lui donnait que le titre de maréchal de camp, et il en demanda la raison, en disant qu’il avait été nommé lieutenant général par Louis XVI. Le prince répondit que les nominations faites depuis la Révolution ne pouvaient être reconnues par lui. Cette réponse ajouta à l’étonnement de Dumouriez : il ne voulait pas être dégradé. On lui proposa un autre titre qu’il refusa. Bref, après bien des discussions, on éluda cette grave difficulté en le désignant simplement comme le général Dumouriez ; cela n’engageait à rien. Mais, en se rendant à Saint-Pétersbourg, Dumouriez réfléchit beaucoup sur cette petite circonstance ; il comprit que si on lui contestait si obstinément un grade, on n’était guère disposé à céder sur des points bien autrement importants ; et dès lors il se tint sur la réserve avec la cour de Mittau.