(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettre sur l’orthographe » pp. 427-431
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Lettre sur l’orthographe » pp. 427-431

Lettre sur l’orthographe

À M. H. de Villemessant.

Mon cher monsieur,

Vous me faites l’honneur de me demander mon avis au sujet de ce petit Vocabulaire français qui va se trouver si à propos sous la main de quiconque aura une lettre à écrire : en voulant bien m’adresser pareille question, vous vous êtes souvenu sans doute que je ne suis pas seulement un académicien, mais que je suis aussi un membre de la Commission du dictionnaire. Charles Nodier, en son temps, avait souvent à donner de ces sortes de consultations que, tour à tour, il traitait avec son savoir varié ou qu’il éludait avec son aimable esprit. Je n’ai ni la plume ni le fonds de Charles Nodier ; je suis fort peu grammairien, et, de plus, je sens qu’un disciple de Franklin, de cet ingénieux utilitaire, trouverait mieux que moi ce qui est à dire sur l’épargne du temps, sur la simplification des moyens, sur la mise de toutes choses en petite monnaie à l’usage de tous.

Et pourtant je n’en reconnais pas moins le prix d’une idée pratique. Si l’on m’avait dit, avant de me l’avoir montré, qu’il était possible de faire tenir un dictionnaire, doublé même d’un extrait de grammaire, entre les feuillets d’un sous-main, je ne l’aurais pas cru ; mais il n’y a plus de tour de force, petit ou grand, qui puisse étonner en notre âge industrieux. L’idée donc me paraît excellente ; et je me figure très bien une personne, une femme élégante, qui fait son courrier dans son boudoir devant témoins, pendant qu’on jase autour d’elle, et qui ne serait pas fâchée de pouvoir se fixer sur l’exacte orthographe d’un mot, sans se lever toutefois et se déranger, sans déceler son doute, sans avoir recours même au plus portatif et au plus maniable des dictionnaires : elle n’a, maintenant, qu’à tourner d’une main négligente et comme par distraction son papier ; elle a l’air, tout au plus, de chercher le quantième du mois, et son œil est tombé précisément sur le mot qui faisait doute et qu’elle avait mal mis. Voilà la faute réparée.

Tout le monde, en effet, en est venu là aujourd’hui, de vouloir écrire correctement, décemment. Oh ! qu’on en était loin encore du temps de ces précieuses si vantées ! J’avais tout récemment l’occasion d’en faire la remarque. Ce n’est que dans la seconde moitié du xviie  siècle que les femmes de la société se sont piquées d’honneur et se sont mises, dans l’usage ordinaire, à vouloir écrire convenablement. La génération antérieure à Mme de Maintenon, à Mme de Sévigné, écrivait les plus jolies choses, ou les plus raffinées, dans une orthographe abominable. Ces habituées de l’hôtel de Rambouillet, ces correspondantes de la célèbre Mme de Sablé, et Mme de Sablé elle-même, elles avaient, avec de très beaux esprits, une orthographe de cuisinière. Mme de Bregy, une nièce du savant Saumaise, une précieuse des plus qualifiées, auteur d’un petit volume de pièces galantes, félicitant un jour Mme de Sablé sur son esprit à la fois et sur son potage qui était en renom, trouvait moyen de lui dire qu’elle quitterait volontiers tous les mets du plus magnifique repas de la Cour pour une assiettée de ce potage, à la condition de l’écouter tout en en mangeant ; cela est flatteur et spirituel, mais elle le lui écrivait en ces termes impossibles, dont je ne veux rien dérober :

… Aujourduy la Rayne et Mme de Toscane vont à Saint-Clou don la naturelle bauté sera reausé de toute les musique possible et d’un repas manifique don je quiterois tous les gous pour une ecuele non pas de nantille, mes pour une de vostre potage ; rien n’étan si delisieus que d’an manger an vous ecoulan parler.

Une ecuele de nantille pour un plat de lentilles, et le reste : qu’en dites-vous ?

Et voilà le bel esprit de ces grandes dames, dans tout le scandale du texte. Cette lettre, qui n’est que l’échantillon de beaucoup d’autres, est datée du 19 septembre 1675. On peut la voir au long dans l’édition de Tallemant des Réaux donnée par M. Paulin Paris.

On en était là dans la première moitié du xviie  siècle et dans le monde le plus raffiné : il y a de quoi rougir. Pas une étudiante de Murger ne voudrait écrire ainsi. En cela, comme en beaucoup d’autres choses, on en est resté longtemps au superflu avant de s’aviser du nécessaire. L’orthographe, c’est le nécessaire pour quiconque écrit. C’est en même temps la chose la plus délicate à conseiller, parce qu’il est de politesse qu’on la présuppose. Addison a dit que la propreté est une demi-vertu. Mais c’est aux mamans et aux bonnes de la faire pratiquer aux enfants ; il semble superflu et il est presque de mauvais goût à un moraliste de venir la conseiller. On dira encore à une femme : Soyez élégante ; mais comment lui dire : Soyez propre ? Eh bien ! l’orthographe est la propreté du style. Ces femmes très élégantes, élevées dans la première moitié du xviie  siècle, en manquaient, et Mme de Bregy en est une bonne preuve. Personne, certes, ne les voudrait imiter en ce point.

Duclos, le philosophe cynique, soutenait un jour qu’on pouvait se permettre bien plus de libertés en paroles devant les honnêtes femmes que devant celles qui ne le sont pas ; il était alors entre deux femmes de la Cour, et il se mit à leur faire un conte si fort et si salé que l’une d’elles s’écria : « Ah ! pour le coup, Duclos, vous nous croyez par trop honnêtes femmes. » Que si l’on appliquait cela à la manière d’écrire, et si quelque docteur relâché venait à poser en principe que plus on a d’esprit et moins on est tenu à ces misères de l’orthographe, que ce sont choses à laisser à des plumes bourgeoises et que la marque de la supériorité consiste à ne pas se priver de ces licences d’autrefois, un exemple comme celui de Mme de Bregy suffirait, certes, à dégoûter les moins susceptibles, à effrayer les moins timides, et il n’est personne qui ne s’écriât : « Dieu nous garde d’être jamais beaux esprits à ce point ! »

Personne, aujourd’hui, ne veut donc se passer d’orthographe. C’est un signe de première éducation, et celles même qui n’en ont pas eu tiennent à s’en donner le semblant. Au pis, on prend un maître de français. Mais que cette parfaite orthographe, si on ne la possède par usage et d’enfance, est donc rare ! Et je ne sais pourquoi je n’ai l’air de parler ici que des femmes : les hommes y manquent bien souvent. J’ai vu, j’ai reçu des lettres d’hommes, même les plus instruits d’ailleurs, des lettres pleines de sens ou de bonne information, et qui avaient de ces taches vraiment fâcheuses. Un savant qui passe pour orientaliste vous écrira, par exemple : « Le jour de nôtre arrivée… nous causammes… » Un autre, des plus experts dans la langue française romane, dans notre vieille langue du Moyen Âge, vous dénoncera dans un événement d’hier un fait « grâve ». Rien, à mes yeux, ne trahit son homme comme une faute d’orthographe. C’est presque toujours par une faute d’orthographe qu’on laisse passer le bout de l’oreille. Celui qui m’écrit qu’il a « de curieux authographes » peut savoir le turc ou le chinois, mais, à coup sûr, il n’a pas fait ses simples études classiques. Combien d’auteurs, même de nos jours, combien de critiques et de juges ou qui se donnent pour tels auraient besoin de se souvenir que l’orthographe est le commencement de la littérature ! Un petit vocabulaire sous la main ne leur serait pas inutile. Je remarque avec plaisir dans celui que je parcours bon nombre de ces petits avis à l’usage des demi-habiles ; je leur en souhaiterais un peu plus encore. Le cas où notre doit avoir un accent circonflexe pourrait être, par exemple, distingué de celui où il ne l’a pas. Mais, en attendant mieux, ce qu’on a fait me paraît très bien. Dans un siècle où tout marche si vite, où tous sont appelés indistinctement et souvent à l’improviste, où l’on a à peine le temps de la réflexion à travers l’action, où il nous faut faire après coup ce par où il eût été plus simple de commencer, on ne saurait trop introduire dans l’esprit de notions exactes, n’importe comment, ni par quel bout, à bâtons rompus, aux moments perdus, par les moindres interstices d’une journée occupée ou distraite : en fin de compte tout se retrouve.

Mais que Mgr le public est donc heureux, pensais-je, et que c’est un grand personnage ! Ces soins qu’on prenait autrefois pour les fils de princes ou de grands seigneurs, pour Mgr le Dauphin en personne, on les a pour lui. On lui épargne toutes les difficultés, on va au devant de tous ses désirs ; on prévient ses méprises ou ses faux pas ; il a sous la main, en quelques minces feuillets, ce qui faisait autrefois la matière d’un in-folio. Puisse-t-il, ainsi servi en enfant de grande maison, possesseur de tant d’instruments exacts et commodes, muni de toutes les facilités, de toutes les promptitudes, en faire le meilleur usage ! C’est mon vœu toutes les fois que je vois se produire une amélioration matérielle, une innovation petite ou grande. Et si nous écrivons plus correctement, que ce soit pour exprimer surtout des sentiments droits ou des pensées justes. Mais, pardon ! ce n’est plus de la lexicographie ni de la grammaire ; je vais moraliser, si je n’y prends garde, et je sors de la question.

Veuillez agréer, mon cher monsieur, l’assurance, etc.