(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré. » pp. 44-62
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré. » pp. 44-62

Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré.

Il y a déjà longtemps que j’ai envie, ne fût-ce que par variété, de parler une fois d’un ancien, et je n’ose. Ce n’est pas que les sujets manquent. J’ai là sur mon bureau des livres qui sont fort dignes qu’on s’en occupe et qu’on les recommande aux lecteurs studieux : et, par exemple, un Essai sur l’histoire de la critique chez les Grecs, dans lequel M. Egger a rassemblé avec science, avec esprit, toutes les notions curieuses qu’on peut désirer sur les critiques, les rhéteurs, les grammairiens de l’Antiquité avant et depuis Aristote. Le centre, le corps principal du travail est Aristote lui-même et sa Poétique traduite, commentée, cette Poétique que tant de gens hier invoquaient encore et que si peu ont lue. Mais, pour aborder convenablement les anciens, il faut des préparations singulières. Machiavel, en des années de disgrâce où il se voyait forcément mêlé à une vie vulgaire, ne les lisait qu’à une certaine heure du jour, et après avoir fait sa toilette comme pour se rendre digne de les approcher. Et puis, ce n’est pas tout de les approcher ; si l’on veut encore les présenter et les faire agréer aux autres, à quel degré de familiarité ne faut-il pas les posséder ? Pour y rendre attentifs les hommes de notre temps, si occupés à bon droit de leurs affaires, de leurs craintes, et qui, dans leurs courtes distractions, ne veulent pas du moins d’effort, je ne sais si tout l’art même suffirait. Les hommes pris en masse ne s’intéressent qu’à ce qui les touche, aux choses d’hier, à celles qui retentissent encore, aux grands noms qu’une gloire favorable n’a pas cessé de rendre présents. Le reste est matière d’étude, de curiosité solitaire, de projet lointain pour les années de la retraite et du repos, pour ces années qu’on ajourne toujours et qui ne viendront jamais ; mais dans le courant habituel, dans le torrent des intérêts et des idées, quand on n’a qu’un quart d’heure à donner çà et là aux lettres proprement dites, on n’a pas le temps, en vérité, de venir prêter l’oreille à un ancien, pas plus que, dans une foule où tout nous pousse, il n’y a moyen de s’arrêter à converser avec un vieillard qui s’exprime avec majesté et lenteur.

Pourtant, Pline aujourd’hui m’a tenté. Parmi les anciens, les deux Pline sont restés des plus présents et des plus récents au souvenir. Ils sont venus à nous en se donnant la main, l’oncle et le neveu ; celui-ci nous a raconté, dès notre enfance, la mort mémorable de l’autre. On en sait assez d’eux pour en désirer davantage. Pline l’Ancien, dit le Naturaliste, vient d’être traduit complètement par M. Littré, et le traducteur excellent a de plus apprécié son auteur dans une Notice écrite, comme tout ce qui sort de la plume de M. Littré, avec hauteur de vues, indépendance et fermeté. C’est le cas de se former une idée juste du personnage célèbre qui nous est ainsi montré en pleine lumière.

Pline l’Ancien n’était pas tout à fait un naturaliste, comme on se le figurerait au premier abord d’après le titre et la renommée de son principal ouvrage : c’était un homme de guerre, un administrateur. Né sous Tibère, mort la même année que Titus, il avait traversé les règnes de Claude et des autres empereurs en servant dans les armées, dans les diverses charges publiques. Jeune, commandant un corps de cavalerie en Germanie, il avait fait un traité spécial, et de théorie, sur l’Art de lancer le javelot à cheval. Il avait de plus écrit en vingt livres l’histoire des Guerres de Germanie, ce qui ne l’empêcha point de composer ensuite des livres de rhétorique et même de grammaire sur les difficultés du langage. C’est sous Néron qu’il s’amusa à ces menues questions grammaticales et littéraires ; il n’était pas sûr alors à la pensée de prendre son vol plus haut. Il s’appliqua dans un temps à la jurisprudence, et il plaida comme avocat. Cette diversité de fonctions et d’études était la force et l’honneur des Romains. Quand il mourut dans l’éruption du Vésuve, âgé de cinquante-huit ans, il était commandant de la flotte à Misène. Outre sa grande Histoire naturelle, dans ses dernières années il avait écrit l’Histoire politique de son temps, en trente et un livres. Son neveu nous a peint son genre d’esprit et ses habitudes de travail dans une lettre intéressante. Pline ne perdait pas un instant : levé avant le jour, il trouvait du temps la nuit pour ses travaux de prédilection ; c’est là ce qu’il appelait ses moments de loisir. Donnant la journée aux fonctions publiques et aux services de ses princes, il réglait le reste avec le sommeil et lui disputait le plus qu’il pouvait. Vivre, disait-il, c’est veiller. Aussi, quoique mort avant le terme, peu de gens ont plus vécu que lui.

« On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on ne connaît pas le prix du temps. » Cette pensée de Vauvenargues semble avoir été la règle de conduite de Pline. Il lisait ou se faisait lire à tous les instants, prenait des notes et faisait des extraits de tout. Il avait pour principe « qu’il n’est livre si mauvais dont on ne puisse tirer profit par quelque endroit ». Il poussait son économie du temps jusqu’à l’avarice. Un jour qu’il se faisait lire quelque chose devant un de ses amis, celui-ci fit répéter au lecteur une phrase qui avait été mal prononcée. — « Aviez-vous compris ? » dit Pline. Et comme l’ami répondit qu’il avait compris : « Alors, ajouta Pline, pourquoi faire recommencer ? Votre interruption nous a fait perdre dix lignes. » Il regardait comme perdu tout le temps qui n’était pas donné à l’étude. Ses extraits sur toute matière étaient considérables. Son neveu possédait de lui jusqu’à cent soixante registres de morceaux de choix, écrits, dit-il, d’une écriture très fine, et même sur le verso.

On devine déjà ce que peut être l’Histoire naturelle, écrite par un homme dont c’est là la principale méthode. Ce sera un vaste répertoire, un inventaire de tout ce qui aura été dit, bien plutôt que de ce qu’il aura vu et observé par lui-même. Pline n’est pas le moins du monde un Aristote, c’est-à-dire un génie directement observateur et original, critiquant l’objet de ses expériences ou de ses lectures, et aspirant à découvrir les vraies lois. On a pu dire avec une magnifique justesse, du précepteur d’Alexandre, que si quelqu’un a mérité d’être appelé l’instituteur du genre humain, c’est lui. Il n’y eut dans toute l’Antiquité qu’un Aristote. Pline n’est rien moins que cela ; il ne nous offre qu’un studieux zélé, un curieux de la nature, mais un curieux surtout dans le cabinet. Ce n’est pas qu’il n’observe directement les faits quand l’occasion s’en présente. Il parle quelque part d’expériences qu’il aurait faites sur le chant du cygne ; il ira voir volontiers une collection de plantes médicinales dans le jardin d’un célèbre amateur de son temps, Antonius Castor ; tout ce qu’il peut voir de curieux, il le voit : témoin sa mort mémorable. Cette mort, qui se confond avec la catastrophe du Vésuve, lui a donné dans la postérité l’air d’un observateur opiniâtre, et d’un martyr généreux de la science. En réalité, c’était plutôt un lettré, un érudit, admirant et étudiant la nature à travers les livres et les traités des autres, desquels il extrait et compile élégamment la substance et la fleur, et pas seulement la fleur, car il ne choisit pas toujours, et il agrée les erreurs tout autant que les vérités. Dans cet immense Digeste de la nature, dans cette Encyclopédie en trente-sept livres, le rédacteur et collecteur paraît remarquable avant tout et maître, en ce qu’un large souffle de talent et de grandeur y circule, en ce que la vigueur de sa plume ne faiblit nulle part, et ne se lasse pas d’exprimer tant de détails souvent fastidieux. Il les égaie par des anecdotes historiques piquantes ; il les orne au moins par la concision ; il les relève toutes les fois qu’il peut par des vues morales qui ont leur beauté, même lorsqu’elles touchent au lieu commun, par un sentiment profond de l’immensité sacrée de la nature, et aussi par celui de la majesté romaine.

Après une préface sous forme de lettre familière adressée à Titus, lettre spirituelle, mais difficile à saisir en quelques parties, et qui n’est pas du même ton que le reste de l’ouvrage, Pline entre en matière. Le second livre (lequel est véritablement le premier, puisque la préface ne saurait compter pour un) traite du monde et des éléments. En laissant de côté la physique et les explications particulières, en ne s’attachant qu’à ce que j’appelle les idées, il est aisé de reconnaître dans Pline un philosophe, un esprit supérieur à la plupart des choses qu’il va enregistrer. À propos du soleil, âme de la nature, dont il trace un éclatant tableau, il en vient à parler de Dieu. Il pense « que c’est le fait de la faiblesse humaine que de chercher l’image et la forme de Dieu ». Métaphoriquement, on peut dire que le soleil est « le principal régulateur, la principale divinité de la nature » ; mais, en réalité, il ne faut pas chercher à Dieu une forme particulière, encore moins croire qu’il y en a un nombre infini. Et ici Pline se sépare des opinions populaires de son temps ; il ne croit pas (est-il besoin de le dire ?) aux divinités païennes, mythologiques ; et quant aux divinités héroïques et aux apothéoses : « C’est être Dieu pour l’homme, dit-il, que de venir en aide à l’homme, et telle est la voie qui mène à l’éternelle gloire. » Mais, à part cette interprétation morale, le dieu Auguste et le dieu César ne lui imposent pas autrement. Pline appartient à cette classe d’esprits élevés et éclairés, tels que l’ancienne civilisation en possédait un assez grand nombre avant le christianisme, qui ne séparent point l’idée de Dieu de celle de l’univers, qui ne croient pas qu’elle en soit distincte, et qui, dans le détail de la vie et l’usage de la société, condescendent d’ailleurs aux idées reçues et aux préjugés utiles : « Il est bon, dans la société, de croire que les dieux prennent soin des choses humaines… La religion, répète-t-il en plus d’un endroit, est la base de la vie. » Mais ce n’est qu’une religion toute politique comme l’entendaient les Romains. Aussi Pline pourra nous transmettre ensuite bien des détails de superstition, il ne sera pas inconséquent pour cela. Ce qu’il rapporte de singulier, il est loin de l’admettre nécessairement ; sa foi n’y est pas engagée, il nous en prévient assez souvent pour qu’on se tienne pour averti là même où il ne prévient pas. Comme érudit, il suit ses auteurs, et tout ce qu’il y trouve à son gré, il l’enregistre sous leur garantie ; c’est à faire à eux d’en répondre. Ce n’est pas qu’il n’accueille de son fait et n’autorise bien des erreurs, sur les songes, par exemple, sur les comètes, sur les présages dus à la foudre : dans l’ignorance où il est des explications naturelles, il regarde ces accidents singuliers, non pas comme la cause, mais comme le symptôme d’autres événements avec lesquels il les suppose liés d’une manière mystérieuse. De même, il est tenté d’attribuer à une certaine force infuse dans la nature, à une sorte d’ivresse divine qui la possède par moments, les irrégularités, les productions bizarres, les merveilles capricieuses qu’il ne saurait rapporter à des lois. Ce sont là des préjugés et des erreurs ; ce sont surtout des explications vagues. Mais dès l’abord, ce me semble, on ne laisse pas de reconnaître en Pline un homme éclairé de son temps, un de ceux avec lesquels un homme éclairé du nôtre pourrait entrer en commerce immédiat et s’entendre, profiter et mettre du sien sans être choqué en rien d’essentiel et sans choquer à son tour ; avec qui, en un mot, on causerait de plain-pied comme avec un de ses pairs. Les explications que Pline n’avait pas, on les lui donnerait, et on ne trouverait en lui aucun obstacle d’un autre ordre, aucune résistance mystique ou théologique ; il admettrait sur preuve la rondeur de la terre, les antipodes, et le reste. J’insiste sur ce point, parce qu’en le comparant avec un célèbre encyclopédiste du Moyen Âge, Vincent de Beauvais, M. Littré ne me paraît pas avoir assez dégagé peut-être la nature de l’esprit de Pline, esprit qui est tout voisin du nôtre, qui est à bien des égards notre contemporain, tandis que celui du bon chapelain de saint Louis aurait fort à faire pour le devenir2.

Pline a le culte et l’enthousiasme de la science, une admiration reconnaissante pour les inventeurs illustres, le sentiment du progrès indéfini des connaissances humaines, le regret de les voir négligées parfois et retardées par des intérêts subalternes, par des passions égoïstes et cupides. Au chapitre sur les météores et les principaux souffles des vents, il faut l’entendre parler des anciens observateurs grecs et de leur supériorité relative :

Mon étonnement est extrême, dit-il, quand je vois que dans le monde, autrefois si plein de discordes et divisé en royaumes comme en autant de membres, un aussi grand nombre d’hommes s’est livré à la recherche de choses si difficiles à trouver, et cela sans en être empêchés par les guerres, par les hospitalités infidèles, par les pirates ennemis de tous, et interceptant presque les passages ; et cela avec un tel succès, que, pour des lieux où ils ne sont jamais allés, on en apprend plus sur certains points, à faire de leurs livres, que par toutes les connaissances des habitants. De nos jours, au contraire, au sein d’une paix que fête l’univers, sous un prince qui se plaît tant à voir prospérer les choses de la nature et les arts, non seulement on n’ajoute rien aux découvertes déjà faites, mais encore on ne se tient pas même au niveau des connaissances des anciens. Les récompenses n’étaient pas autrefois plus grandes, car la puissance souveraine était partagée entre plus de mains ; et pourtant beaucoup ont fouillé ces secrets de la nature, sans autre rémunération que la satisfaction d’être utiles à la postérité. Ce sont les mœurs qui ont déchu, et non les récompenses.

Cet éloquent regret revient en plus d’un endroit, bien qu’ailleurs il reconnaisse aussi les facilités et les bienfaits que l’on doit à cette unité pacifique de l’Empire. Mais c’est au luxe surtout, aux satisfactions de la table et de la mollesse, que toutes les activités dès lors étaient tournées. Savez-vous bien qu’on se moquait de Pline dans son temps, qu’on le raillait, lui amiral, général d’armée, de se livrer à ces recherches qui semblaient parfois minutieuses et frivoles, de s’en aller demander à l’étude des herbes et des simples je ne sais quelles recettes qu’il fallait laisser à Caton l’Ancien ? « Le monde raille les recherches auxquelles je me livre, disait-il, et tourne en ridicule mes travaux ; mais dans ce labeur, tout immense qu’il est, ce m’est une grande consolation encore départager ce dédain avec la nature. »

Il y a du rhéteur dans Pline ; il ne faut ni le méconnaître ni l’exagérer. Quand, redescendant des sphères et des astres, et de la région orageuse des météores, il en vient à décrire la terre, il se livre à un lieu commun véritable, exaltant, amplifiant les qualités et les mérites de cette surface du globe, subtilisant pour lui prêter plus de vertus qu’il n’est besoin. Il fait un petit tableau qui devait être très beau à citer dans les écoles du temps, comme nous ferions d’une belle page descriptive de Bernardin de Saint-Pierre ou de Chateaubriand. Mais aussi, et tout comme chez eux, des idées morales s’y mêlent et relèvent vite ce qui a pu sembler de pure rhétorique. Comparant sur ce globe la chétive étendue de la terre par rapport à celle de l’Océan et des mers (disproportion qui semblera encore évidente aujourd’hui malgré la découverte des continents nouveaux), il nous montre avec ironie ce théâtre de notre gloire, de nos ambitions, de nos fureurs ; il dira presque comme a dit depuis le poète Racan, qui, dans de beaux vers, nous transporte en idée avec le sage au haut de l’Olympe :

Il voit comme fourmis marcher nos légions
Dans ce petit amas de poussière et de boue,
Dont notre vanité fait tant de régions !

Pline a le sentiment de la misère et à la fois de la grandeur de l’homme, des contradictions qu’il croit y découvrir. « Rien de plus superbe que l’homme, dit-il, ou de plus misérable. » Cuvier lui a reproché une philosophie chagrine. Né à une époque de calamités et de corruption, Pline porte en effet ses impressions morales, et comme ses ressentiments de société, dans la considération de la nature. Son livre VII, où il traite de l’Homme, commence par un tableau énergique, éloquent et sombre, où il semble se ressouvenir des couleurs du poète Lucrèce, et préparer la matière aux réflexions d’un Pascal. Il nous montre l’homme, le seul de tous les animaux, jeté nu sur la terre nue, signalant son entrée dans le monde par des pleurs, ignorant le rire avant le quarantième jour ; et il s’attache, en toute rencontre, à nous faire voir, par une sorte de privilège fatal, ce maître de la terre malheureux, débile, toujours en échec, et, jusque dans l’éclair du plaisir, toujours prêt à se repentir de la vie. Je n’ai pas à discuter ici cette manière de voir dont Pascal a si puissamment usé depuis. Il est de grands esprits qui exagèrent peut-être les difficultés et qui créent les contradictions au sein d’eux-mêmes, pour se donner ensuite le tourment et le triomphe de les dénouer. De plus conciliants philosophes, des esprits plus largement contemplateurs, ont prétendu « qu’il n’y a point de contradictions dans la nature ». Il est difficile pourtant, si indulgent qu’on soit, de n’en point apercevoir quelques-unes dans l’homme, tel du moins que nous le voyons. Pline s’est contenté de les marquer, sans essayer d’en rendre compte. Tout ce livre sur l’Homme est d’ailleurs des plus curieux chez lui. Après avoir ramassé toutes sortes de singularités et bizarreries physiologiques sur les sexes, sur les organes des sens, il en vient aux grands hommes, à ceux qui ont excellé ou primé par une distinction quelconque. César lui paraît à bon droit avoir été, dans l’ordre de l’action, le premier des mortels :

Je pense, dit-il, que l’homme né avec l’esprit le plus vigoureux est le dictateur César. Je ne parle pas ici de son courage, de sa fermeté, de cette hauteur de pensée capable d’embrasser tout ce qui est sous le ciel ; mais je parle d’une vigueur qui lui était propre, et d’une rapidité qui semblait de feu.

Et après quelques détails connus, il ajoute :

Il a livré cinquante batailles rangées, l’emportant seul sur M. Marcellus, qui en avait livré trente-neuf. Sans parler des victoires remportées dans les guerres civiles, 1 192 000 hommes ont péri dans les combats livrés par lui. Ce n’est pas que je lui compte à titre de gloire un tel méfait, fût-il commis par nécessité, contre le genre humain : et il en est convenu lui-même, en ne donnant pas le chiffre du carnage des guerres civiles.

Ce sentiment moral et humain de Pline est digne de remarque ; il ne se lasse point de l’exprimer en maint endroit, mais nulle part plus admirablement que quand il parle de Sylla :

Le seul homme qui jusqu’à présent se soit attribué le surnom d’Heureux est L. Sylla, sans doute pour l’avoir acheté par le sang des citoyens et la prise d’assaut de la patrie. Et quels furent ses titres à se dire heureux ? Est-ce parce qu’il put proscrire et égorger tant de milliers de Romains ? Ô la détestable raison, et où l’avenir a plutôt vu un titre de malheur ! N’eurent-elles donc pas un meilleur sort ces victimes d’alors que nous plaignons aujourd’hui, tandis qu’il n’est personne qui n’exècre Sylla ? Et sa fin ne fut-elle pas plus cruelle que le malheur de tous ceux qu’il proscrivit, lui dont la chair se rongeait elle-même et enfantait son propre supplice ?

On sait l’affreuse maladie dont mourut Sylla. Et Pline nous apprend que, tandis que l’usage général à Rome était déjà de brûler les corps, la famille Cornelia, ainsi que quelques autres familles, avait conservé les rites anciens qui consistaient à les enterrer. Mais Sylla, le premier de sa race, voulut être brûlé à sa mort ; car il craignait, par représailles, d’être déterré un jour comme il avait fait déterrer le cadavre de Marius. Telle fut la préoccupation dernière de cet homme, le seul qui se soit proclamé heureux.

À côté et comme en regard de César, Pline exalte Cicéron, celui qu’il appelle le « flambeau » des lettres. Il faut voir dans le texte (car les meilleures traductions sont pâles en ces endroits) avec quelle effusion il célèbre ce beau génie, le seul que le peuple romain ait produit de vraiment égal à son empire : « Je te salue, ô toi, s’écrie-t-il, qui le premier fus nommé Père de la patrie, toi qui le premier méritas le triomphe sans quitter la toge… » À quelques livres de là nous apprenons à regret que le fils indigne de l’illustre orateur était un buveur éhonté ; qu’il se vantait d’avaler d’un seul trait des mesures de vin immenses ; qu’un jour qu’il était ivre, il jeta une coupe à la tête d’Agrippa : « Sans doute, dit ironiquement Pline, ce Cicéron voulait enlever à Marc-Antoine, meurtrier de son père, la palme du buveur. »

Le livre de Pline sur l’Homme est rempli de particularités, d’anecdotes intéressantes et qu’on ne trouve que là. Il va faisant un choix dans l’élite humaine et prélevant en chaque genre, comme il dit, la fleur des mortels . La gloire du génie le préoccupe et y tient une grande place. Il nous apprend que Ménandre, le prince des poètes comiques, à qui les rois d’Égypte et de Macédoine rendaient un si bel hommage en le demandant avec une flotte et des ambassadeurs, refusa leurs offres, et s’honora encore davantage en préférant le sentiment littéraire, la conscience des lettres (c’est le mot de Pline), à la faveur des rois.

Pendant que les Lacédémoniens assiégeaient Athènes, Bacchus, dit Pline, apparut plus d’une fois en songe à Lysandre leur roi, l’avertissant qu’il eût à ne pas troubler l’enterrement de celui qui avait fait ses délices, les délices de Bacchus dont les fêtes à l’origine se confondaient avec les solennités du théâtre. C’était le grand poète Sophocle qui venait de mourir. Lysandre, ayant demandé alors les noms des citoyens nouvellement morts dans Athènes, y reconnut aussitôt celui que le dieu voulait désigner, et laissa faire en paix ses funérailles. Conclurons-nous de cette anecdote que Pline croyait au dieu Bacchus ? Oh ! Non pas. Mais si l’anecdote n’est pas vraie, elle était digne de l’être ; et Pline, qui sentait ainsi, nous l’a conservée.

Toutes les anecdotes de Pline ne sont sans doute pas aussi délicates et aussi belles, et il y en a pour les goûts les plus divers. Après avoir épuisé sa série de curiosités de tout genre relatives à l’homme, il conclut par quelques réflexions philosophiques sur les Mânes, et sur ce qui suit la sépulture. Ces réflexions sont telles qu’on les peut attendre d’un esprit ferme, positif, sans illusion, sans croyance religieuse proprement dite. Je n’ai ni l’en féliciter, ni encore moins à l’en reprendre. Ce que je tiens à marquer, c’est que des pensées comme celles que j’indique, et rendues avec une si forte expression, suffisent à classer un esprit, quoi qu’il puisse dire ensuite et avoir l’air d’accueillir ou de croire. L’Antiquité aussi a eu son xviiie  siècle, j’entends par là sa manière philosophique de penser. Ce xviiie  siècle des anciens a commencé de très bonne heure et a duré fort longtemps, et Pline, si l’on va au fond, en était.

Non seulement, a dit Buffon le plus bienveillant de ses juges, il savait tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand, qui multiplie la science. Il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépend l’élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de pensée qui est le germe de la philosophie…

Le jugement de Buffon est extrêmement favorable à Pline ; il semble que le grand écrivain ait eu pour lui de la reconnaissance, qu’il ait deviné qu’on lui reprocherait un jour à lui-même quelques-uns des défauts qu’on peut imputer à l’auteur romain, et qu’il se soit plu d’avance à saluer en lui quelques-unes de ses propres qualités, quelques-uns des traits généraux de sa manière. Buffon, à l’égard de Pline, apporte ce je ne sais quoi de libéralité et de largesse qu’il est séant toujours aux nobles esprits de s’accorder entre eux à travers les âges. Il y a comme de l’hospitalité dans son jugement. Il accueille et traite son célèbre devancier comme un hôte de Rome à qui il ferait les honneurs du Jardin du Roi. Le jugement de Cuvier, plus sévère, est beaucoup plus juste, a remarqué M. Littré. Cuvier insiste moins que Buffon sur les mérites littéraires et philosophiques de Pline ; il les reconnaît pourtant, et fait la part de tout avec une stricte mais incontestable justesse. C’est un dessin exact, tracé d’une main sûre. Il apprécie et définit Pline et ses caractères avec autant de précision qu’il en mettrait à décrire tout autre individu de l’histoire naturelle. Quant aux autres jugements que cite M. Littré, et qui proviennent d’hommes spéciaux dans les sciences, ils sont sévères jusqu’à sembler durs. Je m’incline ; ces maîtres compétents ont sans doute trois fois raison en ce qui les concerne ; mais, en ce que nous avons droit de comprendre comme eux, ils ont tort. Si Pline a senti si bien et si souvent exprimé la majesté, la grandeur et (pourquoi ne dirait-on pas comme lui ?) la religion de la nature, eux, ils n’ont nullement senti et daigné saisir cet esprit général circulant et respirant dans Pline. Cette manière de penser en grand leur a échappé, et Buffon seul l’a reconnue ; il a eu, en jugeant Pline, de ces mots qu’aucun autre que lui n’aurait trouvés. Le jugement de Cuvier, couronné d’une ou deux des paroles de Buffon, embrasserait probablement l’entière vérité. Tout ceci n’est et ne peut être de ma part qu’une impression littéraire et morale ; c’est la seule que j’aie le droit d’apporter en ces doctes sujets ; mais je la donne telle qu’elle résulterait pour moi, rien que de la lecture du livre sur l’Homme.

Pline passe de là à l’examen des autres animaux, et on pense bien que je ne m’y embarquerai point avec lui. À chaque pas, et même à ne voir les choses qu’en profane, on rencontrerait des portraits pleins de vie et de talent (celui du Coq, du Rossignol, par exemple, au livre des Oiseaux) ; à chaque pas on trouve aussi des anecdotes plus ou moins authentiques, mais piquantes, et qui toutes, même dans leurs erreurs, jettent un grand jour sur les habitudes, les manières de voir et les superstitions de l’Antiquité. Quand, des animaux, il en vient aux productions de la terre, aux arbres et autres végétaux, Pline expose les usages qu’en ont tirés les arts et l’industrie aux diverses époques. Grâce à lui, on sait à point nommé quand et par qui chaque objet de consommation et de luxe a été introduit dans Rome. À propos du papyrus, par exemple, cette plante qui croît en Égypte, il nous parle au long de la fabrication du papier, des différentes qualités qu’il offrait pour la finesse, ou la solidité, de celui qui, plus mince, s’employait dans la correspondance épistolaire, de celui qui servait pour les ouvrages, du papier Auguste, du papier Livie, du papier Claude (sous l’Empire3 n’avions-nous pas le papier Grand-Aigle ?) : « Le papyrus, ajoute Pline, est sujet aussi à manquer. Il y eut, sous le règne de Tibère, une disette de papier, au point qu’il fallut nommer des sénateurs pour en régler la distribution ; autrement les relations de la vie auraient été troublées. » Oh ! que voilà donc une disette qui nous viendrait bien à propos ! Mais de telles choses n’arrivaient que sous Tibère, et nous n’avons plus à espérer de ces bonheurs-là aujourd’hui.

Après avoir, en nomenclateur infatigable, épuisé le catalogue de la nature, de tout ce qu’elle produit et qu’elle enferme en son sein, et des arts nombreux qui en dérivent, Pline s’arrête et conclut par ce petit hymne final : « Salut, ô Nature, mère de toutes choses ! et à nous, qui, seul entre tous les Romains, t’avons complètement célébrée, sois favorable ! »

C’était pour ajouter une observation de plus à son grand ouvrage, qu’étant à Misène à la tête de la flotte, au moment où l’éruption du Vésuve se déclara, Pline alla droit au péril, pour y saisir de plus près ce mystère des causes dont il était si curieux. Il avait toujours estimé « qu’une mort subite est la dernière félicité de la vie ». Il fut servi à souhait, et il périt suffoqué au milieu du tumulte des éléments. C’est dans ce rôle d’observateur intrépide que la postérité aime à le voir encore, expirant sur le rivage, ses tablettes à côté de lui. Il faut relire ce récit de sa mort dans la célèbre lettre que son neveu écrivit à Tacite sur ce sujet.

Ce neveu, élevé, adopté par lui, et dont la mémoire ne saurait se séparer de la sienne, est une des figures les plus aimables et, à notre égard, (si l’on peut dire) les plus modernes de l’Antiquité. Ses lettres, que chacun peut lire dans l’agréable traduction de Sacy, nous offrent tous les détails de la vie publique, de la vie domestique et littéraire d’un Romain éclairé et honnête homme, sous Trajan, à la belle époque finissante de l’Empire. Jamais le sentiment littéraire proprement dit, la passion des belles études et de l’honneur qu’elles procurent, jamais l’amour de l’honnête louange, le culte de la gloire et de la postérité, n’a été poussé plus loin et plus heureusement cultivé que chez Pline le Jeune. Il confesse ses goûts et son ambition décente avec une candeur et une ingénuité qui désarment, et je m’étonne que Montaigne l’ait pu taxer si rigoureusement de vanité. Pour moi, les lettres de Pline, quoique recueillies, composées et refaites à loisir, comme a fait depuis Balzac, comme on nous dit que Courier, de nos jours, recomposait les siennes, restent une lecture d’une douceur infinie et d’un grand charme. Les après-midi d’été à la campagne, si vous voulez vous redonner un léger goût, une saveur d’Antiquité, si vous n’êtes trop tourmenté ni par les passions, ni par les souvenirs, ni par la verve car je vous suppose un peu auteur vous-même, tout le monde l’est aujourd’hui), prenez Pline, ouvrez au hasard et lisez. Il est peu de sujets de la vie, et surtout de ceux qui tiennent à l’habitude des choses de l’esprit, sur lesquels il ne nous offre quelque pensée ingénieuse, brillante et polie, une de ces expressions qui reluisent comme une pierre gravée antique, ou comme les blancs cailloux qu’il se plaît à nous montrer en nous décrivant les belles eaux de ses fontaines. Pline est du petit nombre des Romains qui ont ce que Sacy appelle les mœurs, c’est-à-dire qui ont de la pudeur, de la modestie, de la décence. Avec plus de vivacité d’esprit et de relief, c’est le d’Aguesseau du déclin de l’Antiquité. On ne sait pas avec précision à quel âge il mourut, mais on se le figure ayant toujours gardé quelque chose de jeune, de riant, de rougissant et de pur, un de ces visages qui sont tout étonnés d’avoir des cheveux blancs. Il nous parle de tous les hommes de lettres célèbres de son temps, il correspond avec eux, il écrit à Quintilien, à Suétone, à Tacite : mais, c’est à ce dernier surtout que son souvenir est resté tendrement et intimement uni. L’opinion publique, en leur temps, ne les séparait point. Quand un homme instruit, un chevalier romain était au Cirque, et qu’il se trouvait par hasard assis à côté de Tacite sans savoir son nom, après un quart d’heure de conversation, s’apercevant qu’il avait affaire à quelqu’un de connu dans les lettres : « Vous êtes Pline, lui disait-il, à moins que vous ne soyez Tacite. » La postérité a continué de faire ainsi, et cette touchante confraternité dure encore. Et qu’on ne dise pas que Pline seul gagne aujourd’hui au rapprochement, et qu’il est bien heureux de ce voisinage de Tacite. Tous les deux y gagnent. La figure de Tacite, à n’en juger que par ses seuls écrits, nous paraîtrait trop sourcilleuse et trop sombre, si elle n’était adoucie et comme éclairée par le sourire de Pline. Il rend à Tacite en grâce ce que celui-ci lui prête en autorité.

Pline, à l’exemple de son oncle, est partout rempli de sentiments humains, généreux, pacifiques et compatissants. Il faut voir comme il parle de ses affranchis, des gens de sa maison, comme il les soigne en père de famille quand ils sont malades, comme il les pleure quand il les perd ! Il est homme en tout, et il se fait honneur de l’être. Il y a telle lettre de lui où il semblerait à demi chrétien par la morale. Mais, dans son proconsulat de Bithynie, il se vit en présence des chrétiens eux-mêmes, qui déjà se multipliaient extrêmement dans l’Empire. Il avait à faire exécuter contre eux les édits, et, tout en y procédant selon les rigueurs d’usage, il éprouvait des scrupules d’humanité ; il en référait à Trajan :

J’hésite beaucoup, dit-il, sur la différence des âges. Faut-il les assujettir tous à la peine sans distinguer les plus jeunes des plus âgés ? Doit-on pardonner à celui qui se repent ? ou est-il inutile de renoncer au christianisme, quand une fois on l’a embrassé ? Est-ce le nom seul qu’on punit en eux ? ou sont-ce les crimes attachés à ce nom ?

Parlant de ceux qu’il avait interrogés, et même de deux pauvres filles esclaves qu’il avait fait mettre à la question, il reconnaît qu’il n’a pu apercevoir en eux tous d’autre crime qu’une mauvaise superstition et une folie :

Ils assurent que toute leur faute ou leur erreur consiste en ceci, qu’ils s’assemblent à un jour marqué, avant le lever du soleil, et chantent tour à tour des vers à la louange du Christ, qu’ils regardent comme Dieu ; qu’ils s’engagent par serment non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol ni d’adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt ; qu’après cela ils ont coutume de se séparer, et ensuite de se rassembler pour manger en commun des mets innocents…

Pline et son oncle étaient des hommes humains, modérés, éclairés ; mais cette humanité des honnêtes gens d’alors était déjà devenue insuffisante pour la réformation du monde. Il fallait de plus héroïques remèdes : ce n’était pas trop de cette espèce de folie sainte qu’on appelle la charité. Pline la rencontre une fois sur son chemin ; il s’arrête un moment, mais il ne sait comment la nommer. Son oncle aussi avait oublié cette plante-là dans l’encyclopédie si complète qu’il a donnée des choses de la nature. C’est ainsi qu’à certaines époques du monde la prudence et même la vertu des modérés et des sages se trouvent vaines, et le malade réclame je ne sais quels miracles ou quelles vertus nouvelles pour se sauver.