Ducis épistolaire (suite)
Quelques questions qui me sont adressées de divers côtés sur ce correspondant et ce malade de Ducis, Deleyre, m’engagent à y revenir un peu et à entrer dans quelques détails plus précis sur une figure des plus intéressantes et l’une de celles qui aident le mieux à comprendre ce monde de Rousseau et des philosophes, sur un personnage qui est lui-même un type parmi les secondaires.
I.
Ce tendre et mélancolique Deleyre, que nous surprenons par la Correspondance de Ducis en pleine crise de sauvagerie et d’hypocondrie vers l’âge de cinquante ans, n’y était pas arrivé d’un coup et sans avoir traversé bien des épreuves.
Aucun grand homme, aucun grand esprit ou talent, si singulier ou original qu’il semble, n’est seul de son espèce. Jean-Jacques Rousseau n’était pas le seul, au xviiie siècle, de cette forme d’humeur, de sensibilité et de talent. Deleyre, né en 1726 et de quatorze ans plus jeune que lui, le suivait d’assez près en tout ; il n’était pas seulement le plus passionné de ses disciples, c’était en quelque sorte un Rousseau en second, un Rousseau affaibli, non affadi, nullement copiste, bien naturel, bien sincère, — j’allais dire, plus sincère quelquefois que l’autre. — Je repasse sur les traits de ressemblance.
Il avait été dévot dans sa jeunesse, dévot au point d’entrer à quinze ans dans la Société des Jésuites. A vingt-deux ans, il s’était complètement affranchi des croyances ; mais le principe d’exaltation était dans sa famille, et l’un de ses jeunes frères, entré également chez les Jésuites, et juste au moment de leur suppression en France, avait l’imagination si frappée qu’il n’avait cru trouver de salut et d’abri qu’en s’allant jeter de là à La Trappe. Deleyre, dans le feu de la jeunesse, émancipé et venu à Paris, s’était concilié aussitôt des protecteurs et des amis par ses qualités aimables ; Montesquieu, Duclos, Diderot, le duc de Nivernais, lui portèrent intérêt, lui firent ou lui voulurent du bien. Il connut Rousseau avant ses éclats d’humeur et quand le grand écrivain, dans l’enfantement de la Nouvelle Héloïse, n’était encore que l’hôte un peu farouche, l’ours de Mme d’Epinay, et habitant l’Ermitage. Pour lui, enthousiaste, affectueux, actif, il était un intermédiaire continuel entre Diderot et lui ; il se vantait d’être leur écolier à tous deux, et il tenait en effet de cette double filiation. Aussi, quand il vit les brouilles et les petites altercations commencer entre eux, il se jeta à la traverse, il les supplia à mains jointes de ne pas rompre par de misérables zizanies la bonne intelligence qui faisait une partie de leur force :
« Qui aimerez-vous, Messieurs, quand votre amitié réciproque aura cessé ? Vous (c’est à Rousseau qu’il parlait), vous achèverez de haïr tous les hommes, et lui (Diderot), finira de les aimer. Me fais-je entendre ? vous deviendrez (pardon, je vous prie), un misanthrope consommé, et votre ami ne sera plus philanthrope. Vous m’avez donné de si nobles idées de la vérité et de la vertu ! Serai-je donc encore trompé, moi qui le fus jusqu’au moment où je vous ai connu tous deux ? Ne faites pas cette plaie à mon cœur, ou plutôt aux vôtres ; car vous seriez les premiers blessés, et vous le seriez sans remède. Si l’estime que j’ai conçue pour vous, ô mes divins amis, pouvait être une illusion, faites quelle soit éternelle. »
C’est en ces termes que Deleyre écrivait à Jean-Jacques déjà méfiant et soupçonneux. Il va même trop loin dans les lettres de ce temps que j’ai sous les yeux73 ; il joue, il plaisante imprudemment avec le bizarre ermite comme avec un caractère bien fait et qui entendrait la raillerie ; il s’égaye beaucoup trop aux dépens de son humeur belliqueuse, à propos du fusil que Rousseau tenait toujours chargé contre les voleurs et qu’il s’amusait parfois à tirer sur les loirs. Rousseau, revenant plus tard sur cette époque de sa vie et ressassant ses souvenirs, croyait voir à travers ces légèretés de Deleyre les trames et les noirceurs de Diderot. Mais quand il fallut choisir plus tard entre Diderot et Jean-Jacques, Deleyre n’hésita pas, et pour lui Rousseau eut raison, les Encyclopédistes eurent tort.
Toutefois, il avait commencé par être un des ouvriers les plus zélés de l’Encyclopédie ; il y avait fait l’article Fanatisme, dont il lui resta toujours une note bridante et comme une marque au front : cet article lui barra bien des chemins. Il y gagna d’avoir contre lui la haine religionnelle, comme il l’appelait, la plus forte de toutes et la plus acharnée ; elle le poursuivra dorénavant dans toutes ses carrières. A un moment décisif, près de devenir époux et père de famille, il se vit même obligé de signer une espèce de rétractation, afin de ne pas se fermer tout avenir, à lui et aux siens. Que de scrupules, quelle humiliation secrète il en eut ! et combien il dut s’accuser tout bas de pusillanimité et de faiblesse !
Rousseau, tout en le méconnaissant bien souvent, en le brusquant en mainte occasion et
en le maltraitant même, l’aimait assez ; il sentait au fond qu’il avait affaire à un
adorateur fidèle, à quelqu’un qui comprenait tout de lui, qui lui passait tout et qui
était selon sa nature. « Cher Deleyre, lui disait-il, sans être votre ami, j’ai
de l’amitié pour vous. »
Et moyennant cette distinction à demi bourrue, à demi
obligeante, il lui donnait parfois de bons conseils ; un jour, par exemple, que Deleyre
s’était refait journaliste et polémiste à l’étranger :
« Cher Deleyre, lui écrivait Rousseau, défiez-vous de votre esprit satirique ; surtout apprenez à respecter la religion : l’humanité seule exige ce respect. Les grands, les riches, les heureux du siècle seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de leur ôter encore cet espoir ! »
A ces conseils mêlés de reproches, Deleyre ne restait pas sans réponse : il avait été
croyant, il ne l’était plus ; il ne s’estimait pas, disait-il, moins vertueux
aujourd’hui qu’alors. Il priait à sa manière : « D’autres invoquent les dieux
avant le sommeil ; pour moi, je bénis mes amis. »
— Il avait pourtant des
jours et des heures où il exprimait le regret de ne plus sentir en lui aucune aspiration
vers l’avenir, aucun recours à la récompense du juste ; il eût désiré plus de malheurs
encore qu’il ne lui en était échu, s’il avait dû y puiser et y ressaisir une espérance
d’immortalité :
« Vous, écrivait-il à Rousseau, vous attendez une récompense qui vous serait bien due et dont je vous envie l’espoir délicieux au prix des persécutions qui le peuvent mériter. D’où vient que cette espérance n’entre plus dans mon cœur ? Ah ! tombent sur moi tous les fléaux de la nature et de la fortune pour me rendre un remède si doux ! Hélas ! et le bien et le mal, tout conspire à m’en ôter l’idée. Plus je vis et je réfléchis, moins je me sens ce que je voudrais être, destiné pour un meilleur avenir. La dégradation sensible et continuelle de mon être ne m’en imprime que le néant. Le cœur s’élance vers l’immortalité, la raison me repousse vers la poussière. Priez ce Dieu qui doit entendre vos vœux, s’il en écoute sur la terre, de me rendre plus semblable à vous qui êtes son image par l’intelligence et la volonté. Vous ne souhaitez que le bonheur des hommes, et vous leur en montrez la voie par vos écrits. Qu’a-t-il besoin d’anges pour révéler et pour inspirer ce qu’il voit et ce qu’il veut, cet Être inconnu que j’adore de cœur et que j’aime avec vous ? »
L’homme qui s’écrie ainsi dans le secret de son cœur et dans l’effusion de son amertume
n’est pas un impie. Mais on voit quel rôle immense tenait et remplissait Rousseau à ses
yeux, un rôle de révélateur et d’initiateur. Il le définissait (exagération et illusion,
tant que vous voudrez !) le plus honnête homme et le plus vertueux qu’il connût,
« l’homme le plus près de sa conscience. »
L’expression, du reste, est admirable.
Aux heures de gaieté légère (car il en avait), Deleyre écrivait parfois des choses
charmantes et délicates, dont Rousseau faisait son profit. C’est ainsi qu’au temps où se
composait la Nouvelle Héloïse, lui parlant du prochain mariage d’une
jeune fille, il la montrait dans sa pudeur, se désolant à l’approche d’un époux :
« C’est, disait-il, une eau pure qui commence à se troubler au premier souffle
du vent. »
Et il ajoutait, comme pour le piquer au jeu : « Dites de
belles choses là-dessus. »
Rousseau, en effet, répondant à l’appel, s’emparait
de cette pensée et de cette image virginale, et l’employait dans la Nouvelle
Héloïse à l’occasion du mariage de Claire (deuxième partie, lettre XV) :
« Et, en vérité, elle est si belle, disait-il, que j’aurais cru la gâter en y
changeant autre chose que quelques termes. »
Il aurait même mieux fait de n’y
pas changer un seul mot.
Une autre fois, dans le même temps du séjour de Rousseau à l’Ermitage, Deleyre, au retour de quelque absence et de quelque poursuite de fortune, écrivait à celui dont l’amitié était sa première ambition :
« Rappelez-moi, cher citoyen, dans votre retraite, sur vos bancs de gazon, au pied du grand escalier à six marches, qui s’élève devant votre porte. Oh ! la jolie porte, faite comme celle de votre cœur pour de vrais amis, et où l’on ne peut entrer deux à la fois ! quand y serai-je admis pour n’en plus sortir !… »
Il y a bien longtemps que je n’ai visité l’Ermitage, et je ne sais s’il existe encore ; mais il revit tout entier en ces six lignes, comme un petit temple rustique et classique.
Exalté pour les femmes, mais en toute délicatesse et pureté, Deleyre, à un moment, devint passionnément amoureux et se maria ; il dut dès lors compter avec la société, avec ces mêmes préjugés dont il avait horreur, et subir des chaînes. Il se résigna, non sans ressentir des blessures profondes. Il avait quelque appui à Versailles, aux Affaires étrangères : on l’attacha d’abord comme secrétaire particulier à l’ambassadeur de France à Vienne. Là, l’auteur de ces romances sentimentales, dont l’une a dû à Rousseau une si délicieuse mélodie, put faire connaissance avec l’abbé Métastase et causer musique avec lui ; mais cette agréable rencontre, et celle aussi du bibliothécaire de l’empereur, le philosophe Jameray-Duval, qui lui marquait confiance et amitié, ne lui rendirent pas l’habitude d’une Cour plus facile ; il y resta peu et changea bientôt d’emploi. Ce changement ne lui profita guère, car il ne fit que passer d’une Cour dans une autre, dans celle de Parme où Condillac se l’adjoignit comme un de ses auxiliaires et collaborateurs pour l’éducation du prince qui lui était confié. Deleyre y demeura des années, attaché par la nécessité, par ses devoirs envers sa jeune famille, et il y subit de bien douloureuses contraintes. Les lettres qu’on a de lui à Jean-Jacques pendant ce temps, et qui vont jusqu’à la fin de 1766, rendraient témoignage de ses continuelles souffrances. La haine monacale qu’il avait encourue dès son arrivée et qui avait aussitôt senti en lui une proie et une victime, les dénonciations dont il s’était vu l’objet, et qui pouvaient recommencer toujours, ne lui permettaient pas de penser à se fixer dans ce pays d’inquisition : il cherchait en idée un asile ailleurs pour un avenir plus ou moins prochain, et il n’en trouvait nulle part un à son gré. Dans son mélange de rêverie et d’épreuve, de réalité et de chimère, il songeait par moments à la Corse dont Rousseau était censé faire la Constitution et qui semblait sur le point de se régénérer :
« En un mot, cher ami, je cherche un pays où je n’entende point le peuple se plaindre du gouvernement, où l’on puisse parler avec plaisir et des lois et de leur exécution, où l’étranger n’ait rien à craindre des citoyens, ni ceux-ci de leurs régisseurs. En connaissez-vous quelqu’un de cette espèce ? »
Il demandait cela à Rousseau et sans rire, sans plaisanter, je vous assure. Ce pays idéal, il l’eût placé chez les Sauvages plutôt que de s’en passer. Il croyait à l’île de Tinian ou à Salente, en attendant Boston et Philadelphie. Il s’écriait d’un accent déchirant :
« Si je pouvais trouver à vivre loin d’une Cour, dans un pays de liberté, je m’y traînerais à quatre pattes, mes enfants sur le dos. »
A d’autres jours, à des moments moins irrités et moins amers, mais non moins tristes, il disait en paroles d’un découragement profond :
« Combien je donnerais des années qui me sont encore destinées pour en passer une ou deux avec vous, au moins à portée de vous voir quelquefois ! Mais nos jours se consument en désirs, parmi lesquels les plus honnêtes ne sont pas les moins infructueux. Ni le méchant ni l’homme de bien ne trouvent de satisfaction sur la terre. Tout nous échappe, et la possession de ce qu’on souhaite, et le goût de ce qu’on possède. Chaque jouissance est une perte, ou pour le corps ou pour l’âme ; et notre existence s’écoule dans une succession de sentiments inquiets qui se détruisent et nous emportent dans leur néant. »
Rousseau, certes, ne sent pas plus et ne dit pas mieux. — Et ceci encore :
« L’estime des hommes ne me touche point, depuis que je vois comme on la surprend. L’expérience me fait tous les jours retirer dans moi-même pour y rendre mon existence plus substantielle en la resserrant. Je ne cherche à connaître ni la nature trop vaste pour ma courte durée et ma faible vue, ni les hommes trop remuants et trop impénétrables pour un être qui ne tend qu’au repos. Si je lis et si j’étudie, c’est afin de me dispenser du commerce pénible de la société. En fréquentant le monde, j’aurais la douleur de sentir empirer mes idées sur le genre humain, et n’ayant pas la force de devenir méchant ni le courage d’être meilleur, je serais comme les damnés que l’impuissance du mal et le désespoir du bien tourmentent également. »
On ne saurait mieux décrire sa misère, ni mieux analyser son propre martyre.
Cette dernière consolation d’un commerce de lettres avec Rousseau, avec l’homme par
lequel il tenait le plus à la vie et dont les écrits faisaient partie de son âme, il ne
l’eut point jusqu’à la fin de son séjour à Parme. Il avait d’ailleurs▶ reconquis
complètement son estime, et à force de patience, de soumission et de chaleur de cœur, il
l’avait désarmé et vaincu. Il était parvenu à réaliser le vœu qu’il exprimait avec tant
de modestie : « Je tâcherai d’établir ma réputation dans votre amitié. »
Avec quel transport il lui envoyait, tant qu’il le put et qu’il sut où l’atteindre, des
paroles d’admiration sympathique et de tendresse : « Vous, que mon cœur poursuit
dans tous les pays du monde, vous qui me tenez lieu des anges gardiens et du démon de
Socrate !… goûtez le bonheur d’influer au loin sur les âmes par l’expansion de la
vôtre ! »
Et confondant un moment ses douleurs avec celles du maître, mêlant
ses larmes aux siennes à l’occasion de la mort de M. de Luxembourg : « Soyons
hommes et point philosophes, lui disait-il, malheureux même s’il le faut, pour être
plus humains ! »
Je le demande, se peut-il de plus belle, de plus délicate
manière de sentir ?
Deleyre était de ceux qui aiment mieux pâtir que jouir et prospérer ; il craignait
toujours de faire tort aux autres, et de peur d’être heureux aux dépens du grand nombre,
il se rangeait volontiers de lui-même du côté des misérables : il avait retourné le
proverbe comme trop dur et trop égoïste : « Je trouve le proverbe bien cruel,
disait-il, et j’aime encore mieux faire pitié qu’envie, moi. »
Nature vraiment
pitoyable et tendre, il a la piété sans la religion !
La vie errante de Rousseau, après son retour d’Angleterre, rompit entre eux toute correspondance. Deleyre, qui resta encore quelques années à Parme, y vécut, à sa manière, dans le supplice de Rousseau ; il l’imitait, sans y songer, par un secret accord douloureux, jusque dans cette variété d’une même mélancolie. Si l’on pouvait douter de la nature et de la profondeur croissante de son mal, la première page de son testament, écrit pendant qu’il était encore en Italie (1772), en serait une preuve trop révélatrice. Je donnerai ce préambule ; mais qu’on veuille bien distinguer et dégager la vérité de l’accent, sous ce qui nous semble aujourd’hui un peu déclamatoire et qui appartient au langage du siècle ; il n’est pas mal, ◀d’ailleurs, de voir le sentiment des malheurs publics se mêler si intimement aux infortunes personnelles du rêveur ; les générations qui souffraient ainsi, et dont les âmes se soulevaient avec de tels gémissements sous toutes les sortes d’oppressions, méritaient de vivre assez pour assister et coopérer à la délivrance de 89. Écoutons Deleyre et sa confession en vue de la mort :
« La France où je suis né est tombée de la corruption des mœurs sous le joug du despotisme. La nation est trop aveugle ou trop lâche pour vouloir et pouvoir en sortir. Le gouvernement devient odieux et finira par la tyrannie. Au sentiment des maux publics se joint dans mon âme une raison puissante de désirer la fin de mes peines secrètes. Tout ce que j’ai vu dans mon siècle serait capable de me faire mépriser les hommes, si je ne craignais de rejeter sur eux les torts de mon caractère, qui sont ceux de ma nature. Enfin, que ce soit ma faute ou celle d’autrui, je ne puis plus supporter mon existence. J’ai pourtant chéri la vertu : je ne crois pas avoir fait de mal à personne, pas même à mes ennemis ; j’ai toujours cherché les gens de bien et fui les méchants. Ce penchant, joint à la reconnaissance, est le nœud de toutes mes liaisons et de toutes mes relations avec le peu de personnes que j’ai fréquentées. Je n’aime point à trouver dans autrui la cause de mes dégoûts pour la vie. Si j’espérais encore y être utile, je la regretterais ; mais de quelque côté que je m’envisage, tout m’invite à désirer la mort. Comme je ne sais si j’aurai la patience de l’attendre ou le courage de la hâter, j’explique ici mes volontés dernières. »
Des idées de suicide, on le voit, n’avaient cessé de traverser ou d’obséder son esprit74.
Tel était au vrai, dans son for intérieur, l’homme de bien, de sensibilité et de tourment que Ducis, à quelques années de là, retrouva en France avec sa famille, toujours inquiet et toujours alarmé, la même âme en peine, et qu’il entreprit de guérir et de consoler. Il n’arriva à le bien connaître que peu à peu et par degrés. Moi-même je n’avais fait qu’esquisser sa physionomie dans l’article précédent. Enhardi par les questions qui m’ont été faites, et muni de toutes pièces, j’ai tâché aujourd’hui de mieux graver les traits et de fixer dans la mémoire de tous l’idée de ce second de Rousseau, de ce disciple unique et parfaitement naturel, dont les rapports de ressemblance avec le maître avaient déjà frappé quelques-uns des contemporains.
II.
Nous revenons à Ducis et à sa médecine morale, pleine de cordialité et d’indulgence. Thomas, cet autre lui-même, était en tiers dans la cure, et Deleyre lui a plus tard payé la dette de la reconnaissance en écrivant sa Vie avec une emphase sincère et un pathétique où le cœur déborde.
Ducis, tout en consolant son étrange malade et en lui insinuant les remèdes les plus appropriés, se peint à nous avec sa chaleur d’imagination, avec ses goûts modérés et parfois ses désirs plus grands que son destin.
Il a des commencements de plainte aussi. Il a beau se contenter des dons du sort et de la médiocrité du sage, il y a des moments où il sent le besoin pourtant d’un peu plus de fortune pour la variété et pour le renouvellement de la vie ; il a conscience de ce qui lui manque, tant pour l’entière satisfaction du cœur et de l’esprit que pour les excitations légitimes du talent :
« Il nous faudrait à tous deux (à Thomas et à lui), mais surtout à moi, dit-il, un peu plus de fortune : cela me mettrait à même de couper, par quelques parties agréables, la monotonie d’une existence qui n’a point assez de mouvement pour un homme né penseur, que la vue des mêmes visages et du même horizon ramène trop facilement sur son état et sur la misère des choses humaines. »
Puis il se repent presque aussitôt d’avoir trop demandé, et faisant allusion à quelque image mélancolique que lui suggérait une lettre de Deleyre (malheureusement nous ne possédons aucune de celles qui sont adressées à Ducis) :
« Hélas ! mon cher ami, s’écriait-il, vous avez bien raison : sur ce grand fleuve de la vie, parmi tant de barques qui le descendent rapidement pour ne le remonter jamais, c’est encore un bonheur que d’avoir trouvé dans son batelet quelques bonnes âmes qui mêlent leurs provisions avec les vôtres et mettent leur cœur en commun avec vous. On entend le bruit de la vague qui nous dit que nous passons, et l’on jette un regard sur la scène variée du rivage qui s’enfuit. »
Ces charmants passages de Ducis m’en rappellent de tout pareils dans les lettres de Béranger : même philosophie riante et résignée, mêmes images poétiques à la fois et naturelles ; mais, chez Ducis le tragique, il s’y mêle bientôt des tons plus sombres et qui montent. Il continue ainsi :
« Ce mot de vos paysans, en montrant les ruines d’un village que la fièvre a détruit : La mort y a passé, ce mot m’a fait frémir. Mais, en y songeant, le monde entier n’est-il pas comme ce village ? En vérité, il ne faut qu’une cabane dans un séjour d’apparition où nous ne sommes que des Ombres occupées à en voir passer d’autres, et où les mots d’établissement, de projets, de gloire, de grandeurs, ne peuvent exciter que la pitié. »
Et tout à coup, une autre fois, à propos de la mort ou de la maladie de quelques membres de l’Académie, Condillac, Watelet, M. de Beauvau :
« Mon ami, je regarde nos quarante fauteuils comme quarante tombes qui se pressent les unes contre les autres. »
Mais ceci tourne à l’imagination funèbre et devient trop effrayant. C’est Shakespeare en personne entré à l’Académie.
Il explique lui-même, au reste, ses contradictions intérieures, les éléments divers et contraires qui s’agitent, qui se heurtent en lui, et desquels se compose son essence ; et voulant rassurer son ami, il se dépeint et se développe soudainement à nos yeux dans un magnifique portrait :
« (5 février 1784). Je me retrouve et me reconnais, mon cher ami, dans une bonne partie de ce que vous me dites sur les crises et les maladies de votre imagination. Il ne faut pas que cela vous effraye.
Nous portons, nous autres, des volcans dans notre âme ; nous sommes lions ou colombes. Nous avons besoin d’indulgence ; mais les privilèges de ces complexions fortes en rachètent tous les défauts.
J’en sens l’influence dans mes ouvrages : une émotion puissante me transporte sur les hauteurs de mon sujet. J’aime à traverser des abîmes, à franchir des précipices, à découvrir des lieux où le pied de l’homme n’ait point imprimé sa trace. C’est sous l’inspiration de la nature que je me plais à prendre la plume. Tout ce que je vois, tout ce que je décompose avec mon esprit, n’est plus animé pour moi.
Je ne sais à quel degré de talent je pourrai m’élever dans mes ouvrages ; mais si la nature m’a donné une façon particulière de la voir et de la sentir, je tâcherai de la manifester franchement, sans autre poétique que celle de la nature, avec une douceur d’enfant et une violence de tourbillon.
Je sens qu’au fond je suis indisciplinable… Je ne peux ni sentir sur parole, ni écrire d’après autrui… »
Poète, il n’aspire qu’à manifester la nature dans ses ouvrages en vers, et il ne s’aperçoit pas qu’il ne la manifestera jamais plus pleinement, avec plus de couleur et de chaleur, qu’à ce moment même où il en forme le dessein et où il en parle ainsi. Ducis, sans doute, n’a que des parties de poète ; mais celui qui s’en explique comme il vient de le faire a, certes, de grandes parties.
Tel qu’il apparaît jusque dans son incomplet, et tout mal servi qu’il était par l’instrument insuffisant de la langue poétique d’alors, par cette versification solennelle qui, dans le noble, excluait les trois quarts des mots, presque toutes les particularités de la vie et tous les accidents de l’existence réelle, ce poète en Ducis éclatait assez pour se donner à tout instant la joie de l’air libre et de la grande carrière, tandis que le pauvre Deleyre avec son expression hésitante, ses nuances exquises, suivies d’empêchement et de mutisme, n’était qu’un malade, un romantique venu avant l’heure et cherchant sa langue.
Ducis, lui, ne cherchait pas. Les lettres sont semées de ces jolis paysages si gais, si français, des environs de Marly ou de Versailles, et qu’il nous rend d’un pinceau familier et vrai :
« J’espère, mon cher Deleyre, que vous avez encore présent à la pensée tout ce que nous nous sommes dit dans notre longue promenade aux environs de Marly. Vous avez pu remarquer, comme moi, combien l’aspect des beautés simples de la nature ramenait facilement la paix dans votre pauvre âme. Rappelez-vous donc, dans votre solitude, toutes les stations de notre délicieuse promenade. Vous n’avez sûrement pas oublié nos châtaigniers sauvages, nos petits fonds riants et frais entourés de bois et cachés à tous les regards citadins ; notre l’Étang-la-Ville, si bien fait pour une fête de campagne ; notre La Celle, notre Bougival, avec son clocher qui paraît une borne, et tous ces environs qui sont pleins de variété, de charme et d’abondance : voilà les images qui doivent vous suivre. »
Puis la réflexion morale toujours :
« Mon Dieu ! mon ami, que la nature est belle à étudier, quand c’est un chemin pour arriver à son Auteur ! Il a mis l’ordre partout ; pourquoi laissons-nous le désordre pénétrer dans notre âme ?… »
Et cette visite encore à un curé, camarade de collège, cette tournée près de La Ferté-Milon, et qui doit le ramener sous le toit champêtre de son ami Deleyre :
« Je vous écrirai de mon presbytère pour vous annoncer le jour de mon départ, et je croirai en arrivant à Dame-Marie me trouver chez un autre curé ; car tout père de famille est pasteur. »
J’ai lu quelquefois, dans les lettres et mémoires des poètes anglais venus depuis soixante ou quatre-vingts ans, de ces promenades de campagne, de ces visites heureuses et saines à des cottages qui ont abrité, ne fût-ce qu’un jour, la joie innocente et le bonheur. Nous avons moins sujet de leur envier ces grâces domestiques, puisque nous avons les lettres de Ducis.
Deleyre lui-même, toujours agité de je ne sais quel trouble inconnu, dévoré, comme par émulation, du mal de Rousseau, ne nous rappelle pas moins, tout incrédule qu’il est, l’état du pieux et tendre William Cowper ; il s’accuse sans cesse et se croit rejeté du bonheur. Il s’en juge indigne. Les idées sinistres se lisent encore parfois à son front et y gravent un signe de menace. Ducis n’a pas assez de paroles bonnes et charmantes pour le rassurer et le garantir contre les faiblesses de sa raison :
« Pensez que Thomas et moi, nous vous plaignons et vous aimons, et qu’en ne vous interdisant pas le bonheur, vous ranimerez le cœur flétri de votre digne épouse. Elle perdra la cruelle habitude de la terreur ; ses enfants, à votre vue, ne courront, plus vers elle comme des colombes effrayées, et vos larmes ne couleront plus en silence pour expier les torts de votre complexion. »
L’ayant, un jour, emmené chez lui à Marly, il l’observe et l’étudie sans en avoir l’air et sans lui porter ombrage ; il essaye de lui insinuer sous toutes les formes l’apaisement et la douceur, et plus content il fait part à Mme Deleyre du résultat obtenu :
« Si j’en juge bien par les apparences, il me semble que son âme est plus tranquille. L’absence des objets qu’il voit avec trop d’inquiétude, la nouveauté des lieux, l’air, les promenades champêtres, les conversations douces, tout cela contribue à éclaircir son front, à mettre dans son esprit une certaine modération, qui est peut-être toute notre sagesse humaine…
C’est une chose étrange que nous nous forgions à grands frais une sagesse laborieuse qui nous accable, tandis que la véritable est à nos côtés et se rit de nous. Nous la méconnaissons parce qu’elle est celle de la nature et que le chef-d’œuvre de la raison, comme du génie, n’est que de voir ce qui est sous nos yeux. »
On croirait entendre un Montaigne chrétien.
Mais un grand malheur vient atteindre Ducis ; il est frappé par le côté le plus sensible, il perd une de ses filles, et sous le coup qui l’accable, il écrit à Deleyre une de ces lettres abreuvées d’amertume, où le cœur déborde, et plus faite peut-être que toutes les consolations précédentes pour le guérir par le spectacle de ce que c’est qu’une vraie et réelle douleur :
« 4 mai 1783.
« Il faut, mon ami, que je me prive pour le moment du plaisir de vous voir et de confondre mes larmes avec les vôtres, car vos entrailles ne manqueraient pas de s’émouvoir à la vue d’un père et d’un ami malheureux. Mon enfant est encore dans mon cœur, et elle y sera toujours. J’ai lutté avec quelque courage contre l’adversité, mais je n’ai point de force contre les douleurs de la nature.
Ô ma fille ! hélas ! je le sais, elle était mortelle, je le suis aussi, et voilà ce qui adoucit ma peine ; car je la rejoindrai, cette chère enfant, et au fond de cette même terre où elle m’a précédé si jeune, et qui attend ma vénérable mère, à laquelle je suis peut-être condamné à survivre.
Que j’ai été, que je suis, que je serai malheureux ! J’ignore où la Providence me conduit par ce chemin de larmes ; mais pourquoi a-t-elle semé sur ma vie, de distance à distance, de ces grandes désolations qui en font sentir au doigt toute la misère ? et dans quelles époques ! comme tout cela est arrangé ! il va du dessein dans cette conduite. Ah ! puissé-je bien l’entendre !
Vous m’avez dit souvent dans nos promenades solitaires : « Que ne suis-je encore dans ce jardin d’une maison de Jésuites, dans cette retraite pieuse et champêtre, à genoux, au pied du vieux sycomore, où j’adressais à Dieu les élans d’une première ferveur et d’un vif amour ! » Mon cher ami, ce n’est que là qu’on peut trouver quelque consolation, quand on a perdu sa fille. Pour mieux dire, ce ne sont pas des consolations qu’on y trouve, mais on s’y fortifie dans la certitude de la rejoindre ; car on ne veut point être consolé.
Adieu, mon ami, il faut vivre au jour le jour, et ne compter sur rien : il n’y a de sûr que la douleur. »
Une telle lettre redouble encore de valeur après tout ce que nous savons, et adressée
comme elle l’est à un homme sensible, honnête, tourmenté, qui a eu la foi, et à qui il
n’est resté pas même un dernier débris de croyance ; à un disciple de Diderot ou de
Lucrèce, et qui, dans le jardin, au pied du sycomore, avait eu autrefois, lui aussi, des
soupirs à la saint Augustin. Sans qu’un seul mot y vise à la conversion, n’est-ce pas la
prédication la plus éloquente ? — Mais n’ai-je pas eu raison de dire que Ducis a trop de
sensibilité d’homme et de père pour un artiste ? Il ne peut se détacher de son fruit et,
comme il le dit énergiquement, « de ce qu’il a fait naître »
; il y
adhère ; peu s’en faut qu’il n’y meure collé dans un suprême embrassement. Le grand
artiste, le grand tragique, au contraire, l’homme « au front de marbre et aux
mains en feu »
, dominera même les douleurs ; s’il doit les ressentir pour son
compte, il est fait encore plus pour les couler dans son génie, pour les rendre ensuite,
transposées et transformées, aux yeux de tous, et les étaler avec des attitudes
apitoyantes ou terribles. Un anneau d’or pur est de trop dans une chaîne d’airain : il
est cause qu’elle se lâche ou qu’elle se brise.