(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Une monarchie en décadence, déboires de la cour d’Espagne sous le règne de Charles II, Par le marquis de Villars »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Une monarchie en décadence, déboires de la cour d’Espagne sous le règne de Charles II, Par le marquis de Villars »

Une monarchie en décadence,
déboires de la cour d’Espagne sous le règne de Charles II,
Par le marquis de Villars

Lettres de la marquise de Villars6.

Les père et mère de l’illustre maréchal de Villars étaient gens de mérite et d’esprit. Son père qui, dans sa jeunesse, était très-beau, qu’on surnommait Orondate parce qu’il ressemblait à un héros de roman, qui avait eu des duels brillants au temps de la mode des duels, et avait mérité, par là la faveur du prince de Conti, ce qui fut le point de départ de sa fortune, s’était depuis distingué à la guerre et y serait probablement arrivé jusqu’aux emplois les plus considérables, s’il n’avait rencontré en chemin l’inimitié de Louvois, qui lui barra tout avancement. Devant un tel obstacle, il dut se détourner et se rejeta sur la carrière diplomatique, que lui ouvrait l’amitié de M. de Lyonne. Il débuta par des missions secondaires en Allemagne et en Italie. Envoyé une première fois en Espagne (1672-1673) en qualité d’ambassadeur extraordinaire, il y retourna en cette même qualité au mois d’août 1679, et y demeura jusqu’en 1681. C’est le récit, malheureusement inachevé, de ce second séjour en Espagne, qu’on vient de publier.

Sa femme, Mlle de Bellefonds, sœur du maréchal de ce nom, l’un des militaires les plus opposés aux réformes et règlements de Louvois, et que ce ministre dut briser, était une personne du meilleur esprit et du plus fin. Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et aimait tendrement son mari. Elle était de la société particulière de Mme de La Fayette, de M. de La Rochefoucauld, de Mme de Sévigné, de Mme de Coulanges. Les lettres qu’elle écrivait à cette dernière, pendant son voyage d’Espagne, étaient lues de tout ce monde délicat ; on se les montrait discrètement, et Mme de Sévigné les goûtait fort : « Ce sont, disait-elle à sa fille, des relations qui font la joie de beaucoup de personnes. M. de La Rochefoucauld en est curieux : Mme de Vins et moi, nous en attrapons ce que nous pouvons. » Mme de Villars avait un premier mérite auprès de Mme de Sévigné, c’était d’admirer beaucoup Mme de Grignan. Mais les lettres en elles-mêmes justifiaient toutes les louanges. Quelques-unes se sont perdues ; il s’en est conservé trente-sept, publiées pour la première fois il y a une centaine d’années, et qu’on a réimprimées en 1806 : il n’est rien de plus agréable dans cette branche de littérature du xviie  siècle. Quant à la personne même qui les a écrites, Saint-Simon, si sévère, si injuste pour l’illustre maréchal, son fils, a tracé d’elle, dans sa vieillesse, un portrait unique :

« Cette marquise, nous dit-il, était une bonne petite femme sèche, vive, méchante comme un serpent, de l’esprit comme un démon, d’excellente compagnie, qui avait passé sa vie jusqu’au dernier bout dans les meilleures et les plus choisies de la Cour et du grand monde, et qui conseillait toujours « son fils de ne point donner de scènes au monde sur sa femme, de se vanter au roi tant qu’il pourrait, mais de jamais ne parler de soi à personne. »

Le glorieux Villars, remarque-t-on, ne manqua pas de suivre la première partie du conseil de sa mère, mais il négligea la seconde : il parla de lui et au roi et à l’univers. — Mme de Sévigné nous a montré également la marquise de Villars dans sa vieillesse, et jouissant discrètement de la renommée victorieuse de son fils :

« Sa mère est charmante par ses mines, et par les petits discours qu’elle commence et qui ne sont entendus que des personnes qui la connaissent. »

On possède donc maintenant les doubles Relations du marquis et de la marquise de Villars, de l’ambassadeur et de l’ambassadrice de France à Madrid en 1679 ; toutes deux se complètent et nous offrent de cette monarchie en décadence et en ruine le plus curieux, le plus instructif tableau.

Philippe IV était mort en 1665, léguant le fardeau de la monarchie à son fils Charles II, âgé de quatre ans, sous la régence de la reine mère, Allemande, gouvernée elle-même par un confesseur allemand, le Père Nitard, jésuite. À cette influence du confesseur, et combinée avec elle, se joignit bientôt celle de Valenzuela, amant de la reine. Don Juan, bâtard reconnu du dernier roi, soutenu des vœux de la noblesse, lutta contre l’un et l’autre de ces favoris et contre la reine mère, au mauvais gouvernement desquels on imputait tous les maux de l’État et les désastres de la monarchie dans les guerres avec la France. Il était parvenu à triompher d’eux tous au moment de la majorité du jeune roi qui se déclara pour lui : devenu à son tour premier ministre (1677), maître de la personne du roi et du gouvernement de l’État, il ne sut pas justifier les espérances qu’avait fait concevoir son élévation.

L’intérêt de don Juan était de retarder le mariage du jeune roi ; un premier mariage avec une archiduchesse avait déjà été rompu par lui. Cependant, dit le marquis de Villars, « le roi ayant dix-sept ans et une santé qui s’affermissait avec l’âge, commença à souhaiter d’être marié. Il était seul de la branché espagnole de la Maison d’Autriche, et tout son royaume avait intérêt qu’il fût en état d’avoir des enfants. »

La paix de Nimègue était conclue ; on pensa à la fille de Monsieur, nièce de Louis XIV, pour la demander en mariage. Elle était presque du même âge que le roi, et celui-ci l’aimait déjà sur ses portraits et sur le rapport de quelques seigneurs qui avaient vu en France la jeune princesse.

Don Juan aurait bien voulu que la négociation manquât ; mais il n’osa l’entraver ouvertement, et le mariage se conclut. Il fut célébré en France par procuration, et l’on y régla le départ de la nouvelle reine, de même qu’en Espagne on réglait point par point le départ et le voyage du roi pour aller à sa rencontre. C’est sur ces entrefaites que le marquis de Villars, nommé ambassadeur de France, fit son entrée publique à Madrid, le 9 août 1679. Il avait déjà été ambassadeur à Madrid avant la dernière guerre ; il s’y était acquis de l’estime et de la considération par sa mesure et sa probité. Il avait eu de bonnes relations avec la reine mère, et à ce retour, il se fit un devoir de l’aller saluer à Tolède où elle était exilée. La cabale considérable, qui était alors opposée à don Juan, crut voir arriver dans l’ambassadeur de France un puissant auxiliaire, et il eut besoin de toute sa modération et de sa délicatesse pour ne pas se laisser entraîner à une opposition qui sortait de son rôle.

Don Juan voyant l’orage grossir, la cabale des grands, s’enhardir et s’étendre, le cri des peuples y répondre, entendant demander de toutes parts le rappel des exilés et celui de la reine mère, sachant que le roi lui-même, encouragé par son confesseur, avait proféré ces mots, à propos du retour d’un exilé : « Qu’importe que don Juan s’y oppose, si je le veux ? » don Juan sentant que la partie était perdue et que tout lui échappait, fut pris de désespoir et d’une mélancolie profonde, qui devint une maladie pleine d’incidents inconnus :

« Les médecins, qui traitaient son corps d’un mal qui était dans son esprit, lui firent souffrir durant trois semaines assez de tourments pour achever sa vie ; il mourut le 17 septembre 1679, âgé de cinquante ans. Son corps fut porté à l’Escurial, dans la sépulture des Princes à côté du Panthéon. »

On le traitait jusqu’au bout en fils de roi, bien qu’il y eût fort à dire sur l’authenticité et la légitimité de cette bâtardise ; mais Philippe IV l’avait reconnu — Le marquis de Villars a tracé de lui le portrait suivant, qui, dans un ton simple, est d’une belle langue :

« Sa naissance lui avait donné un grand rang et de grands emplois, mais on ne vit point la suite de sa vie répondre à cette éducation : on le vit malheureux dans la plupart de ses entreprises, souvent battu à la guerre, toujours éloigné de la Cour ; son dernier malheur fut d’être devenu enfin la première personne de l’État.

Jamais personne ne monta au premier poste avec tant d’avantage ; la grandeur de son rang, l’attente des peuples, la faveur des grands, la jeunesse du roi, tout semblait contribuer à l’élever et à l’affermir ; lui seul se manqua à lui-même, et on peut dire de lui comme autrefois d’un empereur, qu’il ne parut digne de gouverner que tant qu’il ne gouverna point.

« C’était un homme composé d’apparence, d’un génie plus brillant que solide, plein d’une gloire présomptueuse, tout à lui, sans confiance et sans estime pour les autres, trop occupé des petites choses, souvent sans étendue et sans résolution dans les grandes ; capable cependant de les précipiter par entêtement. Ces défauts étaient revêtus de plusieurs belles qualités : il était bien fait, il avait les manières agréables et polies, il parlait bien diverses langues ; il avait de l’esprit, du savoir, de la valeur, et tous les dehors du mérite, sans mérite même. »

Huit jours avant sa mort, était arrivée la nouvelle du mariage de Mademoiselle, qui s’était fait à Fontainebleau par procuration, le Prince de Conti y représentant le roi d’Espagne. La joie qu’on en eut à Madrid, et qui se manifesta par des illuminations et des feux d’artifice « médiocrement beaux, mais d’un bruit épouvantable », éclata jusque sous les fenêtres de don Juan, déjà presque à l’agonie. On attendait avec impatience la jeune reine. Cependant la reine mère était revenue de son exil de Tolède à Madrid, et le roi, y mettant un empressement extraordinaire, avait même été au-devant d’elle jusqu’à Tolède, « où il parut bien de la tendresse et bien des larmes entre la mère et le fils. »

Ce jeune roi, qui n’était ni bon ni méchant, était nul, fait pour être gouverné. Il était d’une parfaite ignorance, d’un tempérament mélancolique, maladif, parlant peu, pensant encore moins, un de ces individus exemplaires marqués d’un signe, et au front desquels il est manifestement écrit : Comment les races royales finissent, tellement soumis à son confesseur, qu’il n’y avait pas moyen de lui faire prendre une détermination quelconque, sans que le confesseur en décidât : aussi ceux qui avaient intérêt à agir sur lui usaient-ils de ce secret ressort, qui ne manquait jamais son effet ; quand on voulait lui faire changer d’idée, on lui changeait son confesseur, et il en eut jusqu’à sept en cinq ans.

Au moment où la jeune arrivait, toutes les créatures de don Juan étaient encore en place, et elles essayèrent de s’y maintenir. La camarera-mayor, la duchesse de Terranova, en allant au-devant de la reine, et en la recevant à la frontière, s’appliqua à l’instant même à établir son empire, à assiéger ce jeune esprit d’inquiétudes, à le remplir de préventions, et à multiplier autour de la personne royale les barrières de l’étiquette, pour que rien d’étranger ni de contraire à ses desseins n’y pénétrât. Dès que la reine eut traversé la rivière de Bidassoa, et qu’elle eut été remise aux mains des Espagnols dans l’île des Conférences, célèbre par le traité des Pyrénées, la jeune princesse, fille de cette aimable Madame, Henriette d’Angleterre, et jusque-là habituée à toutes les douceurs et « les manières aisées dont on vit en France », passa sous un régime tout nouveau. Les Espagnols, devenus les maîtres de sa personne, voulurent, dès les premiers jours, l’assujettir aux moindres formalités dont se composait alors en Espagne l’esclavage des femmes et des reines. « La camarera-mayor, naturellement rigide, ajoutait de nouvelles peines à cette contrainte, et semblait vouloir effacer tout d’un coup jusqu’aux moindres choses qui auraient pu lui laisser quelque souvenir de la douceur et des agréments de son pays. »

On essaya de lui inspirer d’abord une entière aversion pour la reine mère, dont cette camarera-mayor craignait l’influence qui s’annonçait comme prête à renaître. On la prévint aussi tant qu’on put contre l’ambassadeur de France, M. de Villars, pour qu’elle se méfiât de ses conseils. Il y eut même, dès ces premiers jours et pendant le voyage ; un religieux théatin, le Père Vintimiglia, qui travailla dans le même sens, et qui avait déjà ses plans politiques en poche, avec un premier ministre (le duc d’Ossuna) à proposer. Dès les premiers pas que la jeune reine fit en Espagne, elle était donc tombée dans les filets d’une cabale, qui espérait se faire d’elle un point d’appui et de défense près du roi ; et, chose étrange et peu digne de la prudence de Louis XIV, on avait complètement négligé de placer auprès d’elle une personne prudente, une bonne tête pour la guider dans les commencements : « Entre nous, écrivait quelques mois après Mme de Villars à Mme de Coulanges, ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ne lui ait pas cherché par mer et par terre, et au poids de l’or, quelque femme d’esprit et de mérite, et de prudence, pour servir à cette princesse de consolation et de conseil. Croyait-on qu’elle n’en eût pas besoin en Espagne ? »

La jeune reine échappa d’abord au danger, au moins en partie, par son inexpérience même et par l’insouciance de son âge.

Le roi l’attendait à Burgos. La première entrevue eut lieu à un village près de là. La cabale avait même arrangé les choses pour que le mariage se célébrât à ce pauvre petit village de Quintana-Palla, sans que l’ambassadeur de France qui était à Burgos fût prévenu. Un secrétaire d’État resté en place et très-habile à profiter des intérim pour pousser son crédit, don Jeronimo d’Eguya, avait concerté ce coup, avec la camarera-mayor. Le marquis de Villars, qui découvrit leur intention. parla haut, maintint son droit, et eut raison de leur procédé malhonnête ; il assista à la cérémonie :

« Le roi arriva sur les onze heures du matin au village, composé de neuf ou dix maisons. La reine s’avança pour le recevoir à l’entrée de son appartement, c’est-à-dire d’une chambre de paysan, de la porte à l’escalier ; elle parut se jeter à genoux pour lui baiser la main ; il l’en empêcha et la releva, mais ils se trouvèrent tous deux bien embarrassés de ne se pouvoir entendre. Le marquis de Villars s’avança ; le roi lui permit de servir d’interprète, et il leur fit dire de part et d’autre ce qu’ils auraient pu penser de plus honnête. »

Le voyage de Burgos à Madrid se fit lentement. La reine descendit au Retiro aux portes de Madrid, et y resta quelque temps avant de faire son entrée solennelle. Le travail de la cabale continuait, et la camarera-mayor avait, depuis Burgos, imprimé de plus en plus dans l’esprit du roi cette idée que « la reine étant une personne jeune et vive, élevée dans les manières libres de France, entièrement opposées à la sévérité d’Espagne », il convenait de redoubler les formalités et de bien établir au début les barrières. La camarera-mayor, par les mesures qu’elle prit pendant ce premier séjour au Retiro, se conduisait véritablement comme une gouvernante ; la reine était traitée en pupille et vraiment esclave.

C’était au point qu’on refusa d’abord l’autorisation de la voir à l’ambassadrice de France, que cette princesse avait cependant demandée par deux fois :

« Peu après que la reine a été ici, écrit Mme de Villars à Mme de Coulanges (14 décembre 1679), elle a témoigné beaucoup d’envie de me voir, et me l’envoya dire. Je répondis que j’étais fort sensible à l’honneur qu’elle me faisait. Elle me fit dire pour la seconde fois qu’elle avait prié le roi que j’y allasse incognito, parce que, jusqu’à ce qu’elle ait fait son entrée et qu’elle soit logée dans le palais, personne, homme ni femme, ne la verra. On envoya à la camarera-mavor pour lui-lire ce que la reine avait mandé, et la permission que le roi lui avait donnée de me voir incognito. La camarera répondit qu’elle ne savait point cela. Le gentilhomme espagnol, que nous lui avions envoyé, la supplia de vouloir s’en informer ; elle répondit qu’elle n’en ferait rien et que la reine ne verrait personne tant qu’elle serait au Retiro. Nous fîmes savoir à la reine la diligence que nous avions faite ; on ne pouvait pas moins après l’envie qu’elle avait témoignée que j’eusse l’honneur de la voir. Après cela, nous nous sommes tenus en repos… »

Enfin, la visite a lieu ; nous sommes maintenant entre les mains du plus aimable guide, et je le laisse parler :

« Je fus hier au Retiro. J’entrai par l’appartement de la camarera-mayor, qui me vint recevoir avec toutes sortes d’honnêtetés ; elle me conduisit par de petits passages dans une galerie où je croyais ne trouver que la reine ; mais je fus bien étonnée quand je me vis avec toute la famille royale. Le roi était assis dans un grand fauteuil, et les reines sur des carreaux. La camarera me tenait toujours par la main, m’avertissant du nombre de révérences que j’avais à faire, et qu’il fallait commencer par le roi. Elle me fit approcher si près du fauteuil de Sa Majesté Catholique, que je ne comprenais point ce qu’elle voulait que je fisse. Pour moi je crus n’avoir rien à faire qu’une profonde révérence ; sans vanité, il ne me la rendit pas, quoiqu’il ne me parût pas chagrin de me voir. Quand je contai cela à M. de Villars, il me dit que, sans doute, la camarera voulait que je baisasse la main à Sa Majesté. Je m’en doutai bien ; mais je ne m’y sentis pas portée…

Me voilà donc au milieu de ces trois Majestés ; la reine mère me disant, comme la veille, beaucoup de choses obligeantes, et la jeune reine me paraissant fort aise de me voir. Je fis ce que je pus pour qu’elle ne le témoignât que de bonne sorte. Le roi a un petit nain flamand qui entend et qui parle très bien français. Il n’aidait pas peu à là conversation… »

Ce nain est très-essentiel ; quelquefois il y en a deux, car le roi ne disant rien et la reine ne disant pas grand chose en présence du roi, il faut bien des instruments de conversation. à quelque temps de là, à l’occasion de visites que le roi et la reine font dans des couvents et dans lesquelles la reine a voulu absolument que Mme de Villars l’accompagnât, celle-ci nous fait la petite description suivante :

« Comme je n’y connais personne, je m’y suis beaucoup ennuyée, et je crois qu’elle ne voulait que j’y fusse qu’afin de lui tenir compagnie. Le roi et la reine sont assis, chacun dans un fauteuil ; des religieuses à leurs pieds, et beaucoup de dames qui viennent leur baiser les mains. On apporte la collation ; la reine fait toujours ce repas d’un chapon rôti. Le roi la regarde manger, et trouve qu’elle mange beaucoup. Il y a deux nains qui soutiennent toujours la conversation… »

L’un de ces nains, celui du roi, s’appelait Luisillo. Il était né en Flandre, fort joli et bien proportionné dans sa petitesse. « Il a le visage beau, nous dit un témoin autre que Mme de Villars (Mme d’Aulnoy), la tête admirable et de l’esprit plus qu’on ne peut se l’imaginer, mais un esprit sage et qui sait beaucoup. » Il faut rendre justice à tout le monde, même aux nains ; et d’ailleurs ici le plus nain des deux n’est pas celui qu’on pense.

La pauvre petite reine, qui est fort jolie, n’a d’autre plaisir, quand elle ne voit pas Mme de Villars seule pour lui parler de la France, que de manger beaucoup, ce qui fait qu’elle engraisse à vue d’œil :

« La reine d’Espagne, bien loin d’être dans un état pitoyable, comme on le publie en France, est engraissée au point que, pour peu qu’elle augmente, son visage sera rond. Sa gorge, au pied de la lettre, est déjà trop grosse, quoiqu’elle soit une des plus belles que j’aie jamais vues. Elle dort à l’ordinaire dix à douze heures. Elle mange quatre fois le jour de la viande ; il est vrai que son déjeuner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa collation un chapon bouilli sur un potage, et un chapon rôti. Je la vois fort rire, quand j’ai l’honneur d’être avec elle. Je suis persuadée que je ne suis ni assez plaisante ni assez agréable pour la mettre en cette bonne humeur, et qu’il faut qu’elle ne soit pas chagrine d’ordinaire. L’on ne peut assurément se mieux gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi… »

La duchesse de Terranova a établi une étiquette si maussade que, le repas du soir fini, à huit heures et demie, tous les jours, le roi et la reine se couchent « le moment d’après qu’ils sont sortis de table, ayant encore le morceau au bec.  » Pour grande distraction, la reine joue trois ou quatre heures par jour aux jonchets, qui est le jeu favori du roi. L’ennui du palais et de la vie qu’on y mène est affreux ; « et je dis quelquefois à cette princesse, quand j’entre dans sa chambre (c’est toujours Mme de Villars qui parle), qu’il me semble qu’on le sent, qu’on le voit, qu’on le touche, tant il est répandu épais ! »

L’Espagne était alors un pays fermé, bien plus qu’il ne l’a été depuis. On avait en France depuis plus de soixante ans des reines espagnoles et, avec cela, presque toujours la guerre avec l’Espagne. La curiosité sur ce pays, à la fois si allié et si ennemi, était donc très-excitée et non satisfaite. Mme de Villars était bien sûre d’être lue avidement de ses amis de Paris dans tout ce qu’elle écrivait à l’adresse de Mme de Coulanges. Elle raconte avec bien de l’esprit ses rares et chétives distractions, processions, comédies, et les galanteries de la Semaine-Sainte, et le combat de taureaux qui lui fait horreur « dans sa terrible beauté, » et un autodafé, auquel elle ne peut se résigner à assister, et qu’il faut lire en détail dans la Relation du marquis. Elle est particulièrement agréable à nous parler du Mançanarès, qui a si peu d’eau et sur lequel on a bâti deux énormes ponts, assez larges pour laisser passer le Rhin ou le Danube :

« Je veux vous parler (24 mars 4680) d’une promenade où je fus hier, qui est la plus ordinaire quand il fait chaud, et il en fait déjà beaucoup ici. C’est dans cette rivière si vantée du Mançanarès : au pied de la lettre, la poussière commence à y être si grande, qu’elle incommode déjà beaucoup. Il y a de petits filets d’eau par-ci par-là, mais pas assez pour qu’on en puisse arroser des sables menus, qui s’élèvent sous les pieds des chevaux ; en sorte que cette promenade n’est plus supportable. Ce n’est donc pas pour vous dire une mauvaise plaisanterie, mais une vérité assez extraordinaire ; je vous prie, Madame, de conter cela, comme vous savez orner toutes les choses auxquelles vous voulez donner un air ; je vous expose seulement celle-ci, qu’on ne peut se promener dans une rivière, parce qu’il y a de la poudre. Mais ce n’est rien ; il faut voir le grand et prodigieux pont qu’un roi d’Espagne a fait bâtir sur ce Mançanarès. Il est bien plus large et bien plus long que le Pont-Neuf de Paris : et l’on ne peut s’empêcher de savoir bon gré à celui qui conseilla à ce prince de vendre ce pont ou d’acheter une rivière… »

Ce Mançanarès tout poudreux est revenu fort à propos en idée au savant et délicat Boissonade dans je ne sais plus quel commentaire, pour lui servir à justifier une expression pareille qu’on rencontre chez les auteurs anciens et qui semblait invraisemblable ; ainsi, le pulverulenta flumina de Stace est vrai au pied de la lettre. — Un jour qu’un spirituel voyageur français (Dumas fils) était à Madrid, et que, mourant de soif, on lui apporta un verre d’eau, c’est-à-dire ce qu’on a de plus rare : « Allez porter cela au Mançanarès, dit-il, ça pourra lui faire plaisir. »

Dans le courant de cette année 1680, il se fait une petite révolution de palais ; la duchesse de Terranova est destituée ; on nomme une autre camarera-mayor, la duchesse d’Albuquerque, et le régime intérieur en est modifié :

« L’air du palais est déjà tout autre, et le roi aussi. Sa Majesté a permis à la reine de ne se coucher plus qu’à dis heures et demie, et de monter à cheval quand elle voudra, quoique cela soit entièrement contre l’usage. »

Mais n’allez pas vous figurer pourtant de bien grandes joies ; ne laissez pas courir votre imagination ; prêtez l’oreille, écoutez l’ironie fine :

« On se trouve toujours bien du changement de la camarera-mayor. L’air du palais en est tout différent. Nous regardons présentement, la reine et moi, tant que nous voulons, par une fenêtre qui n’a de vue que sur un grand jardin d’un couvent de religieuses qu’on appelle l’Incarnation, et qui est attaché au palais. Vous aurez peine à imaginer qu’une jeune princesse, née en France, et élevée au Palais-Royal, puisse compter cela pour un plaisir ; je fais ce que je puis pour le lui faire valoir plus que je ne le compte moi-même. Il y a neuf jours qu’on soupçonnait encore qu’elle était grosse. Pour moi, je ne le soupçonne pas : le roi l’aime passionnément à sa mode, et elle aime le roi à la sienne. Elle est belle comme le jour, grasse, fraîche : elle dort, elle mange, elle rit : il faut finir là… »

Le roi est jaloux d’une façon étrange ; et ceci, ce n’est point la marquise, c’est le marquis de Villars qui nous l’apprend dans sa Relation. La première camarera-mayor, la duchesse de Terranova, lui a tellement imprimé dans l’esprit l’aversion pour tout ce qui a nom et apparence de français, elle a tellement cherché et réussi à le rendre jaloux du moindre Français qui paraît devant les fenêtres de la reine, qu’un jour qu’un misérable fou s’était présenté à la portière du carrosse de cette princesse pour en recevoir l’aumône, « le roi en parut tellement ému, qu’à en juger par ce qu’il dit, il semblait que, si ce n’eût été dans le palais, il l’aurait peut-être fait assommer. La camarera-mayor en fit une si grande affaire auprès de la-reine, qu’elle l’obligea à faire commander de la part du roi à ce misérable, par l’ambassadeur de France, de sortir de Madrid sous peine de la vie. »

Deux gentilshommes de l’ambassadeur de Hollande, pour s’être arrêtés trop respectueusement devant le carrosse de Leurs Majestés quand elles passèrent, et pour s’être trouvés par hasard du côté de la reine, étant habillés ce jour-là à la française, faillirent en être les mauvais marchands. Il leur fut signifié de la part du roi « qu’il ne leur arrivât plus à l’avenir, quand ils rencontreraient Leurs Majestés, de se ranger du côté de la reine et de la saluer. »

Quand on changea la camarera-mayor et que la reine à bout de patience eut pris sur elle de demander son éloignement au roi, celui-ci lui répondit d’abord : « Qu’on n’avait jamais fait dans le palais un pareil changement ; que cependant, si elle le souhaitait absolument, il trouvait bon qu’elle eût une autre camarera-mayor, mais qu’elle devait bien penser au choix qu’elle voulait faire, parce qu’après ce changement, il n’y aurait plus moyen d’en faire un second. »

Cette sorte de stupidité d’un prince sur qui les raisons ne pouvaient rien se tournait en toute occasion contre la France. En même temps qu’il aimait cette reine française, il redoublait de prévention grossière et d’animosité contre notre nation. On affectait de donner mille ennuis et dégoûts au marquis de Villars au sujet des prérogatives attribuées de tout temps à nos ambassadeurs ; et sur les plaintes qu’il en faisait, le roi répondait : « Qu’on fasse partir cet ambassadeur, et qu’on m’envoie un autre gavacho ! » Gavacho est un terme de mépris par lequel on désignait les Français, les gens qui viennent de la montagne.

Le tableau intérieur de cette monarchie, qui depuis des années manquait d’une tête et d’un bras capables, et qui devait continuer ainsi de dépérir pendant vingt années encore, est effrayant. Le marquis de Grana, homme de grand mérite, qui connaissait l’Espagne de longue main, et qui y revint alors en qualité d’ambassadeur de l’Empereur, était d’avance tout persuadé de la misère et de l’accablement de la monarchie ; mais, quand il vit les choses de près, il en fut épouvanté : il ne souhaitait plus que repartir au plus vite. Il soutenait à la marquise de Villars qu’il n’y avait qu’un ambassadeur de France qui put présentement trouver quelque plaisir dans cette Cour, à voir le méchant état où elle était. Le duc de Medina-Celi, qui avait le titre et la place de premier ministre, et en qui le public avait espéré d’abord, personnage considérable par sa naissance et par ses biens, sept fois Grand d’Espagne, « d’un génie doux et honnête, et naturellement éloigné des grands mouvements, » manquait totalement de vigueur et laissait le mal se faire et s’aggraver autour de lui. Ce premier ministre n’avait pas plus de crédit, en réalité, que le roi et les deux reines : chacun le savait et le disait ; c’était le secret de la comédie. Tout était au pillage ; les concussions s’exerçaient effrontément ; les membres du Conseil royal avaient, sous d’autres noms, les entreprises de la viande, du charbon, de l’huile, des blés, et, en qualité de magistrats, arbitres de la police, ils fixaient eux-mêmes les prix aussi haut qu’il leur plaisait. L’argent manquait absolument ; quand le galion arrivait chaque année des Indes, l’or si attendu qu’il apportait était dépensé à l’avance, et aussitôt dévoré et dilapidé. L’État ne pouvait faire face à ses engagements, et l’Électeur de Brandebourg, à qui l’on refusait le payement d’une dette, dut retirer de Madrid son envoyé, et se payer de ses propres mains en faisant saisir un vaisseau espagnol chargé de marchandises, en vue d’Ostende. C’était la banqueroute en permanence. il y avait de la fausse monnaie en circulation, et, pour y remédier, on avait à la légère démonétisé la bonne. On établissait pour les marchandises des tarifs qui ne servaient qu’à entraver le commerce et qui, d’ailleurs, ne s’exécutaient pas. Les provinces étaient si épuisées qu’en quelques endroits de la Castille on était obligé pour vivre de troquer les marchandises ; on en était revenu, comme dans l’enfance des sociétés, à faire les échanges en nature. Le peuple de Madrid ne vivait plus que de l’air du temps, comme nous dirions ; et, comme on dit là-bas, il ne vivait plus que de prendre le soleil. La maison du roi se ressentait comme les autres de la détresse universelle. On vit, au commencement de 1681, déserter toutes les livrées des écuries royales, parce qu’il leur était dû plus de deux fins de gages, « Les rations que l’on donne à toutes les personnes du palais, jusqu’aux femmes de la reine, manquèrent aussi, et la table des gentilshommes de la Chambre, la seule qu’entretienne le roi, fut un temps sans être servie. » Dans l’été de 1680, un petit voyage que le roi voulut faire avec la reine à Aranjuez, avant celui de l’Escurial (par lequel il est de mauvais augure de commencer un règne, parce qu’on y rencontre les tombeaux des rois), ne put avoir lieu faute d’argent. Mais voici le piquant de la circonstance. Le voyage de l’Escurial, à une certaine époque de l’année, est irrévocablement réglé, infaillible et invariable comme le cours des astres et des saisons, et il n’y a pas moyen de l’éluder. Au contraire, le voyage d’Aranjuez, dans le cas présent, n’était qu’un extra, une envie particulière du roi, embarrassante pour les ministres qui ne savaient comment y pourvoir ;

« Ils parurent néanmoins en faire les préparatifs ; ils en flattèrent le roi, et tandis qu’ils l’amusaient par ces apparences, ils surent faire naître des difficultés qui rompirent insensiblement le voyage, tantôt à cause des méchants chemins, tantôt pour le mauvais air de ce lieu après les pluies qui étaient survenues. Ils l’envoyèrent reconnaître par des médecins affidés ; ils allèrent même jusqu’à faire partir quelques mulets pour porte, des équipages par avance, et ne rompirent le voyage qu’un jour avant celui qu’on avait pris pour le départ. Jusqu’à ce moment le roi crut y aller, pendant que tout Madrid savait dix jours auparavant qu’il n’irait point, et que les ministres l’avaient dit à leurs amis. »

Voilà où ce noble pays était tombé ; et cette dissolution graduelle du gouvernement et de la société ne dura pas moins de vingt ans encore, autant que la vie de ce morne et languissant monarque, jusqu’à ce qu’un sang dynastique nouveau vînt y apporter quelque remède et quelque rajeunissement.

La jeune reine vécut peu d’années dans cette vie d’étouffement et de réclusion, à laquelle elle semblait pourtant s’être si tôt accoutumée. Elle mourut en février 1689, à l’âge de vingt-sept ans, — au même âge à peu près que son intéressante mère. Mme de La Fayette, dans ses Mémoires de la Cour de France, affirme sans hésiter qu’elle mourut également par le poison. Sur de si grands crimes, sur des accusations si graves, et d’après de simples soupçons ou même de fortes vraisemblances, on n’ose prononcer.

La passion que Charles II avait pour elle, et dont il garda l’impression profonde, pouvait seule contrebalancer son aversion pour la France. On raconte que, bien des années après, et dans les mois qui précédèrent sa fin, ce roi mélancolique, infirme, tourmenté de scrupules, ne sachant à qui léguer en conscience ses États, environné d’intrigues inextricables, fuyant les cris du peuple ameuté à Madrid sous son balcon, alla s’enfermer seul dans l’Escurial, et voulut descendre dans le caveau du Panthéon pour visiter les corps de ses ancêtres qui y sont déposés ; il espérait trouver quelque trêve à ses maux de corps et d’esprit par l’intercession de leurs âmes. Sous l’empire de cette fantaisie lugubre, l’arrière-petit-fils de Charles-Quint, comme s’il eût voulu remonter tout le cours de sa race, se fit ouvrir les cercueils : celui de la reine sa mère qui fut ouvert le premier ne fit pas sur lui grande impression ; mais quand ce fut le tour de sa première femme, de cette jeune reine qu’il avait tant aimée, quand il revit ce visage altéré à peine et sa beauté encore reconnaissable à travers la mort, le coeur lui faillit, il recula en disant : « J’irai la rejoindre bientôt dans le Ciel. » — Et cette image suprême ne dut pas être étrangère à sa pensée, quand, peu après, lui le haïsseur des Français, il fit son testament en faveur de la France.

La mise en lumière de la Relation du marquis de Villars vient rendre de l’à-propos et donner comme un fond historique solide aux récits de la marquise, à ces jolies Lettres qui, dans leur agréable légèreté, nous initient au seul moment un peu intéressant de ce règne imbécile et maussade. Dans cette renaissance, poussée si loin aujourd’hui, de toutes les productions plus ou moins distinguées du xviie  siècle, les Lettres de Mme de Villars n’ont pas eu la chance qu’elles méritent. On devrait bien maintenant les réimprimer, en en soignant le texte, en y joignant quelques extraits choisis de cette Relation du marquis. Le Journal du Voyage d’Espagne, de Mme d’Aulnoy, une femme de beaucoup d’esprit, qui était allée à Madrid dans le même temps, et qui raconte à sa manière les mêmes choses, mériterait aussi (en tout ou en partie) une réimpression ; ce n’est pas moins piquant dans son genre que les Lettres du président de Brosses sur l’Italie. On ferait de tout cela un volume neuf, original, rassemblant mille anecdotes singulières, spirituellement contées et dans la meilleure langue. Ce serait la préparation naturelle à une lecture de Gil Blas, un avant-goût, dans le grand siècle, de ce qui nous plaît et nous étonne dans les saynètes et les nouvelles espagnoles de Mérimée7.