M. Taine.
M. Taine et Napoléon Bonaparte.
On en veut beaucoup à M. Taine des deux chapitres sur Napoléon qu’il vient de publier dans la Revue des Deux-Mondes. On a trouvé le portrait faux, outré et inopportun. Peu s’en faut qu’on n’ait accusé M. Taine de manquer de patriotisme ! Le Napoléon de Béranger a gardé plus de croyants que je ne l’eusse imaginé.
Quelles sont donc les choses inouïes et scandaleuses, que M. Taine a osé nous dire sur Napoléon Bonaparte ? Voici les grandes lignes de ce portrait. Je n’atténue rien, et je transcris, autant que, possible, les expressions mêmes du grand historien philosophe.
Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non seulement Napoléon Bonaparte est hors ligne, mais il est hors cadre. Par son tempérament, par ses instincts, par ses facultés, par son imagination, par ses passions, par sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d’un autre métal que ses contemporains.
Les idées ambiantes n’ont pas de prise sur lui. S’il parle le jargon humanitaire de son temps, c’est sans y croire. Il n’est ni royaliste, ni jacobin. Il descend des grands Italiens, hommes d’action de l’an 1400, aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d’Etats viagers ; il a hérité, par filiation directe, de leur sang et de leur structure innée, intellectuelle et morale.
Il a d’abord, comme eux, un esprit vierge et puissant, qui n’est point, comme le nôtre, déjeté tout d’un côté par la spécialité obligatoire, ni encroûté par les idées toutes faites et par la routine. C’est un esprit qui fonctionne tout entier et qui jamais ne fonctionne à vide. Les faits seuls l’intéressent. Il a en aversion les fantômes sans substance de la politique abstraite. Toutes les idées qu’il a de l’humanité ont eu pour source des observations qu’il a faites lui-même. Joignez que sa puissance de travail, d’attention et de mémoire est prodigieuse. Il a trois atlas principaux en lui, à demeure, chacun d’eux composé « d’une vingtaine de gros livrets » distincts et perpétuellement tenus à jour : un atlas militaire, recueil énorme de cartes topographiques aussi minutieuses que celles d’un état-major ; un atlas civil, qui comprend tout le détail de toutes les administrations et les innombrables articles de la recette et de la dépense ordinaire et extraordinaire ; enfin, un gigantesque dictionnaire biographique et moral, où chaque individu notable, chaque groupe local, chaque classe professionnelle ou sociale, et même chaque peuple a sa fiche. À ces facultés si grandes, ajoutez-en une autre, la plus forte de toutes : l’imagination constructive. On connaît ses rêves de conquête orientale, de domination universelle et d’organisation du monde selon sa volonté. Il crée dans l’idéal et l’impossible. C’est un frère posthume de Dante et de Michel-Ange. Il est leur pareil et leur égal ; il est un des trois esprits souverains de la Renaissance italienne. Seulement, les deux premiers opéraient sur le papier ou le marbre ; c’est sur l’homme vivant, sur la chair sensible et souffrante que celui-ci a travaillé.
Comme par l’esprit, il ressemble par le caractère à ses grands ancêtres italiens. Il a des émotions plus vives et plus profondes, des désirs plus véhéments et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et plus tenaces que les nôtres.
La force, qui chez lui coordonne, dirige et maîtrise des passions si vives, c’est un instinct d’une profondeur et d’une âpreté extraordinaires, l’instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, un égoïsme prodigieusement actif et envahissant, développé par les leçons que lui donnent la vie sociale en Corse, puis l’anarchie française pendant la Révolution. Son ambition est sans limite et, par suite, son despotisme est sans détente : « Je suis à part de tout le monde, je n’accepte les conditions de personne », ni les obligations d’aucune espèce. Il ne fait rien pour un intérêt national, supérieur au sien. Général, consul, empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu’à son avancement. Par une lacune énorme d’éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l’Etat, il subordonne l’Etat à sa personne. Il sacrifie l’avenir au présent, et c’est pourquoi son œuvre ne peut être durable. Entre 1804 et 1815 il a fait tuer environ quatre millions d’hommes. Pourquoi ? Pour nous laisser une France amputée des quinze départements acquis par la République…
Ce résumé, je le sais, est fort décharné. Chaque proposition dans M. Taine s’appuie sur des faits significatifs et rigoureusement ordonnés. Les propositions s’enchaînent et, au-dessous d’elles, les séries de faits se commandent. Cela ressemble aux assises successives d’un vaste monument. M. Taine construit un portrait moral comme on construirait une pyramide d’Egypte. Ce que sa bâtisse a de grandiose a dû disparaître dans le plan très sommaire que j’en ai donné. Mais, enfin, ce plan est fidèle ; et qu’y voyons-nous ? La première partie nous montre que Napoléon fut un homme d’un surprenant génie ; et la seconde, que ce génie fut égoïste, et, au bout du compte, malfaisant. Nul ne l’a peut-être établi avec plus de force et de méthode que M. Taine ; mais bien d’autres l’ont dit avant lui, et, pour ma part, je l’ai toujours cru. D’où vient donc ce soulèvement contre le nouvel historien de Napoléon Bonaparte ?
Ces protestations si vives partent d’un sentiment qui paraît excellent quoiqu’il ne le soit pas, et que j’examinerai tout à l’heure pour le repousser.
Mais on ne fait pas seulement à M. Taine des objections sentimentales. On lui reproche de manquer de critique, de s’appuyer sur des documents arbitrairement choisis et sans valeur sérieuse. « Il nous cite toujours, dit-on, les Mémoires de Bourrienne, qui sont en grande partie apocryphes, et ceux de Mme de Rémusat, qui sont d’une ennemie, d’une femme qui avait contre l’empereur des griefs personnels et des griefs féminins. Quelle base fragile et menteuse pour y édifier l’histoire ! »
Eh bien ! non, ce n’est pas tout à fait cela. M. Taine (et nous pouvons nous en rapporter là-dessus à sa conscience d’historien, qui est difficile et exigeante) a évidemment lu tout ce que les contemporains ont écrit sur son héros. Lui-même nous avertit que sa principale source est la Correspondance de Napoléon, en trente-deux volumes. S’il cite volontiers Bourrienne et Mme de Rémusat, c’est sans doute que leur témoignage concorde avec l’idée qu’il se fait de l’empereur. Mais cette idée, il ne se l’est pas formée sur la seule foi de ces deux témoins ; elle est le résultat d’une vaste enquête préalable, qu’il n’avait pas à nous étaler. Quand il nous rapporte un mot de Mme de Rémusat (et il en rapporte aussi de Miot, de Talleyrand, de Rœderer, de Lafayette, etc.), ce mot n’est point pour lui la preuve unique, mais simplement une confirmation de ce qu’il croit et sent être la vérité.
Puis, le témoignage de Mme de Rémusat n’est peut-être pas aussi suspect, aussi partial, aussi calomnieux qu’on le prétend. L’empereur, dit-on, lui avait fait une injure que les femmes ne pardonnent point. L’auteur des Mémoires est une femme dédaignée et qui se venge. De plus, nous n’avons de ces Mémoires qu’une seconde rédaction, et qui date de 1817, d’une époque où il était utile de penser et de dire du mal du demi-dieu déchu. — Mais, d’abord, il n’est nullement prouvé que Mme de Rémusat eût contre l’empereur le genre de griefs qu’on a dit : ce n’est qu’une supposition de notre malignité. Et quand même ici cette malignité aurait raison, s’ensuit-il nécessairement que les Mémoires de cette aimable femme soient une œuvre de rancune longuement recuite ? Je n’ai pas du tout cette impression.
On reconnaît, à un accent qui ne trompe pas, qu’elle a commencé par admirer sincèrement l’empereur et qu’elle ne s’est détachée de lui que lentement et malgré elle, à mesure que se découvrait la vraie nature de ce terrible homme. Qu’il l’ait un jour blessée dans son amour-propre de femme, c’est ce que nous ne saurons jamais ; mais, dans tous les cis, cette blessure dut être assez vite cicatrisée ; Mme de Rémusat n’était certes pas assez naïve pour penser qu’elle retiendrait longtemps un homme comme lui ; et, d’un autre côté, nous savons par elle que Napoléon la traita toujours avec des égards et une estime particulière. Enfin, qu’on ne dise point que, écrivant ses Mémoires sous la Restauration, elle devait être plus dure pour celui qui avait été son maître. Il me semble qu’à ce moment-là les anciens serviteurs de Napoléon devaient plutôt, devant le mystère tragique de cette destinée, être pris d’une immense compassion et comme pénétrés d’une horreur sacrée où s’évanouissaient les rancunes personnelles. Pour moi, je ne sens point chez Mme de Rémusat l’âme étroite et mesquine qu’on lui prête ; je suis fort tenté de croire à la parfaite liberté de son jugement comme à la sincérité de son récit ; et je ne pense point faire preuve, en cela, de tant de naïveté.
Pour en revenir à M. Taine, l’ensemble des textes et documents de toute espèce ne s’oppose point à ce que l’on conçoive Napoléon précisément comme il l’a fait. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils permettent aussi de le concevoir un peu autrement. Ainsi, sans nier l’exactitude générale de la colossale image construite par M. Taine, j’y voudrais çà et là quelques atténuations. Je crains, en y réfléchissant, qu’il ne place son héros d’abord un peu trop au-dessus, puis un peu trop au-dessous — ou en dehors — de l’humanité.
Son Napoléon est comme une statue de bronze jaillie d’une matrice inconnue, un bloc impénétrable, inaltérable, tel au commencement qu’il sera à la fin, et à qui le temps ni les événements ne pourront faire aucune retouche. Nulle différence entre le lieutenant d’artillerie et l’empereur. C’est un géant immobile. J’imagine pourtant qu’il dut subir, dans une certaine mesure, les influences extérieures et les idées ambiantes ; qu’il dut se développer, se modifier et, qui sait ? traverser peut-être des crises morales. Il semble bien que le meurtre du duc d’Enghien, par exemple, marque pour lui une de ces crises, et qu’il n’ait pas été tout à fait le même avant et après cet attentat. M. Taine, qui le voit immuable, le voit aussi presque surnaturel. Il lui prête des facultés qui dépassent par trop la mesure humaine. Croyez-vous que les « trois atlas » que Napoléon portait dans sa tête fussent vraiment complets ? Moi pas ; j’y soupçonne des lacunes. Seulement Napoléon faisait croire qu’ils étaient complets.
En second lieu, M. Taine fait son héros un peu trop inhumain, ne lui laisse pas un seul bon sentiment. Mais il me paraît presque impossible qu’un homme placé au-dessus des autres hommes, un conducteur de peuples, n’ait jamais de vues supérieures à son intérêt personnel, du moins dans les choses où cet intérêt se confond avec l’intérêt général. Or, il se trouve que, jusqu’en 1809, ce qui est utile à l’empereur est utile à la France. Il a donc pu avoir cette illusion que son œuvre était bonne à d’autres qu’à lui et, par suite, lui survivrait. Son orgueil même y trouvait son compte. La gloire la plus haute, c’est de fonder ce qui dure ; et ce qui n’est fait que pour un seul ne dure pas. Napoléon n’a pas pu l’oublier toujours. Le genre d’égoïsme que M. Taine lui attribue finirait par être inconcevable. Par la force des choses, ayant besoin, pour être grand, de l’assentiment des hommes, même dans l’avenir, il lui était presque interdit d’être égoïste de la façon dont peut l’être un marchand ou un voleur.
Au reste, dans la sphère où il se mouvait, l’orgueil se teint forcément de mysticisme. Quand on n’a aucun front terrestre au-dessus de soi, on y sent l’inconnu. Se croire pétri d’un autre limon que le commun des hommes, c’était pour Napoléon une manière d’être religieux ; car dès lors, il se sentait élu ». Il lui paraissait donc légitime de tout rapporter à lui. Tandis qu’il essayait de réaliser son rêve gigantesque de domination universelle, apparemment il songeait au passé et à l’avenir, il se comparait, il se « situait » dans l’histoire, il se considérait comme l’un des grands ouvriers du drame humain, et sa destinée était pour lui-même un mystère dont il frissonnait…
Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure.
Cela n’est vrai que d’une vérité simplifiée et lyrique. Napoléon à Sainte-Hélène parlait de « ce pays qu’il avait tant aimé ». Pourquoi ne pas le croire un peu ? Il l’aimait, dit M. Taine, comme le cavalier aime sa monture. Mais cet amour du cavalier pour son cheval peut être profond. L’empereur aimait dans la France sa propre gloire, dont elle était l’indispensable instrument. Quand il passait sur le front de sa grande armée, et qu’il songeait que ces milliers d’hommes étaient prêts à mourir pour son rêve, savons-nous ce qui remuait en lui ? Tout n’était pas jeu dans la cordialité brusque avec laquelle il traitait ses vétérans. On aime toujours ceux pour qui on est un dieu. La conception de M. Taine suppose chez Napoléon une possibilité de se passer de sympathie, à laquelle j’ai peine à croire. Il le parque dans un tel isolement moral que l’air y doit être irrespirable pour une poitrine humaine. Lui seul d’un côté et l’univers de l’autre ! Une telle situation serait effroyable. Je doute qu’un homme né de la femme la puisse soutenir. Je suis sûr que l’égoïsme de Napoléon avait des défaillances. Néron même a eu des amis.
Puis, malgré tout, l’empereur était un peu de son temps. Il aimait la tragédie. En littérature, il avait le goût, si j’ose dire, un peu « pompier » Il n’était pas proprement cruel ; j’entends qu’il n’a fait tuer presque personne en dehors des champs de bataille. Il a certainement aimé Joséphine. Il s’est bien conduit avec Marie-Louise, peut-être parce qu’elle était « née ». M. Taine nous dit qu’en certaines circonstances, par exemple à la mort de quelque vieux compagnon d’armes, il avait des accès de sensibilité et de douleur suivis de rapides oublis. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il était quelquefois comme nous sommes presque tous ? Bref, c’était un être humain à peu près normal sauf par les points et dans les moments où il était anormal et surhumain.
Et c’est ainsi que, par un détour, je donne raison à M. Taine. Il n’avait à tenir compte que de ces moments-là. Il est probable que Napoléon ne donnait pas tous les jours un coup de pied dans le ventre à Volney. Il y a apparence qu’il n’était pas, à tous les instants de sa vie, et dans les proportions énormes qu’on a vues, l’effrayant condottiere échappé de l’Italie du quinzième siècle. Mais il l’était au fond. Or, c’est ce fond intime et permanent que M. Taine a voulu dégager. M. Taine peint les hommes en philosophe plus qu’en historien ou en romancier. Il ne fait pas évoluer son modèle dans l’espace et dans le temps, et il ne tient pas compte de ce qu’il peut avoir de commun avec les autres hommes. Il le décompose ; il saisit et définit ses facultés maîtresses, et élimine le reste. Et assurément, ces facultés n’agissent pas, dans la réalité, d’une façon continue : mais elles sont pourtant le véritable et suprême ressort d’une âme. Les analyses de M. Taine seraient donc justes, si elles restaient inanimées.
Le malheur, c’est que ce philosophe a l’imagination d’un poète ; c’est qu’il a, à un degré surprenant, le don de la vie, et alors voici ce qui se passe. Ces ressorts généraux d’un caractère et d’un esprit, après, les avoir atteints et définis, il les rapproche, il les anime, il les met en branle. Nous voyons les « facultés maîtresses » agir à la manière de roues reliées par des courroies ou mues par des engrenages. Les âmes qu’il a décomposées et réduites à leurs éléments essentiels prennent des airs de machines à vapeur, de léviathans de métal d’une force effroyable et aveugle. Ils vivent, mais d’une vie qui ne paraît plus humaine. C’est donc la méthode et le style de M. Taine qui font paraître son Napoléon monstrueux monstrueux comme son Milton ou son Shakespeare, monstrueux comme ses jacobins. Au fond, il n’est point si faux.
- — « Mais ce monstre, dit-on, a fasciné sa génération. Il a été le grand amour de millions et de millions d’hommes. Il suffisait de l’approcher pour subir l’ascendant de sa volonté et pour lui appartenir. Pendant la retraite de Russie, quand les soldats gisaient dans la neige, à demi-morts, si quelqu’un disait : « Voilà l’ennemi ! » personne ne bougeait ; mais si l’on criait : « Voilà l’empereur ! » tous se levaient comme un seul homme. C’est ce que M. Taine n’explique point. Ce qui manque dans son étude, c’est la silhouette du « petit caporal ». Oui, c’est vrai, M. Taine a publié le Napoléon de la légende. Sans doute il a répondu sur ce point en faisant le compte des conscrits réfractaires. Mais cette réponse ne vaut que pour les dernières années. Jusqu’à Moscou, le peuple aimait Napoléon. Et surtout il l’a adoré depuis sa mort. Le peuple est grand admirateur de la force et de la grandeur matérielle.
On reprend : « Le peuple a raison. Napoléon nous a donné la gloire. Ce n’est certes pas le moment d’en faire bon marché. Vous dites que les millions d’hommes qu’il a fait tuer n’ont servi de rien, puisqu’il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait prise ? Plus petite ! Ne le croyez pas. Il l’a laissée plus grande du souvenir de cent victoires. Il a fait la guerre pendant vingt ans : cela veut dire que, pendant vingt années, il a tenu haut l’âme de ce peuple, en exaltant chez lui le courage, la fierté, l’esprit de sacrifice. Ah ! vienne un monstre comme celui-là, qui nous secoue enfin et qui nous venge ! »
Ces considérations n’ont point ému M. Taine. Pourquoi ? Parce que ce philosophe positiviste est un homme très moral. La gloire militaire ne l’éblouit pas : car, partout ailleurs que dans la guerre défensive, elle n’est que la gloire d’opprimer et de dépouiller les autres, et ce qu’elle satisfait chez le vainqueur, ce sont les instincts les plus cupides et le plus brutal orgueil. Cette gloire, c’est la pire de ces « grandeurs de chair » dont Pascal parle avec mépris. Venir se vanter aujourd’hui des conquêtes du premier empire, c’est justifier la conquête allemande. Hoche ou Marceau, voilà ce qu’il nous faudrait. Mais un Napoléon Bonaparte, le ciel nous en préserve !
Et puis, M. Taine est tendre. Ne vous récriez pas. Les quatre millions d’hommes tués, et la somme de douleurs humaines que cela suppose, le découragent d’admirer le grand empereur. Ce qui arrive ici est assez singulier. Ce sont les spiritualistes, les idéalistes, les gens bien pensants et les plus belles âmes du monde qui nous disent : — Napoléon fut un monstre ? Qu’importe, puisqu’il a fait la France glorieuse ! (entendez : puisque nous lui devons de pouvoir dire aux Allemands : « Vous avez été atroces, mais nous l’avons été encore plus il y a quatre-vingts ans, et cela nous console »). — Et c’est M. Taine, le philosophe « matérialiste », celui qui a écrit que le vice et la vertu étaient des produits comme le sucre et le vitriol, c’est lui qui réprouve, de quelque éclat qu’elles soient revêtues, l’injustice et la violence ! C’est lui, l’homme qui considère l’histoire comme un développement nécessaire de faits inévitables et qui a toujours goûté en artiste les manifestations de la force c’est lui qui aujourd’hui se fond en pitié ! Nul n’a peint de couleurs plus brillantes le déroulement immoral de l’histoire et voilà qu’il souffre, comme une femme compatissante et naïve, de cette immoralité ! Ce contraste d’une philosophie très cruelle et d’un cœur très humain me paraît charmant. Déjà le sang versé par la Révolution l’avait empli d’horreur, jusqu’à troubler, peu s’en faut, sa clairvoyance. Certes, je ne lui reproche point cette faiblesse, et je la proclame bienheureuse. Car « je hais, comme dit Montaigne, cruellement la cruauté », et j’aimerais mieux, je vous le jure, être privé des « bienfaits de la Révolution » et vivre dans la plus fâcheuse inégalité civile et qu’on n’eût pas coupé |a tête de Marie-Antoinette et celle d’André Chénier.
M. Taine et le prince Napoléon.
Vous vous rappelez que, il y a quelques mois, M. Taine publiait dans la Revue des Deux-Mondes deux chapitres sur l’empereur Napoléon. Je les ai résumés, j’en ai dit mon impression, et quelles atténuations et quels compléments j’aurais voulus à ce portrait grandiose, à la fois abstrait et vivant. Au reste, je m’attachais moins à discuter la vérité de l’inhumaine et surhumaine figure tracée par l’historien qu’à démêler comment et pourquoi il l’avait vue ainsi. C’est à ces deux chapitres que répond aujourd’hui le prince Napoléon. Peut-être eût-il mieux fait d’attendre l’apparition du volume, où sans doute le jugement porté sur l’homme s’expliquera mieux par le jugement porté sur l’œuvre ; mais nous concevons la généreuse impatience du neveu de l’empereur.
Le livre du prince Napoléon est éloquent et violent. Mais au fond et malgré les inexactitudes et les partis pris relevés chez M. Taine, cette réplique passionnée n’infirme point, à mon avis, ses conclusions dans ce qu’elles ont d’essentiel. Cela prouve seulement qu’il y a deux façons de se représenter la personne et l’œuvre de Napoléon. Et il y en a une troisième, mitigée et tempérée : celle de M. Thiers. Et il y en a une quatrième, celle des grognards (s’il en reste) qui ne connaissent que « le petit caporal ». Et il y en a encore d’autres. Il y a même celle du vieux Dupin, ce Chevreul des vaudevillistes, à qui l’on demandait s’il avait vu l’empereur : « Oui, répondit-il, je l’ai vu. C’était un gros, l’air commun. Ô Rien de plus Et toutes ces façons sont bonnes, et celle du prince est particulièrement intéressante, parce qu’il est ce que nous savons, et parce qu’il écrit d’une bonne plume, vigoureuse et rapide un peu celle de l’oncle. Seulement, si vous voulez ma pensée, la façon de M. Taine garde tout de même son prix.
J’admets un moment qu’il soit difficile d’être plus injuste pour l’empereur que ne l’a été M. Taine. Mais, à coup sûr, il est impossible d’être plus injuste pour M. Taine que ne l’est le prince Napoléon.
Il lui reproche sa « mauvaise foi » et sa « perfidie ». Il l’appelle déboulonneur académique et l’assimile aux communards. «… Sa tentative part du même esprit ; elle est inspirée des mêmes haines ; elle relève du même mépris. »
Cette manière de traiter l’auteur de l’Intelligence n’est pas très philosophique. M. Taine a dû être aussi étonné de s’entendre accuser de perfidie et de mauvaise foi que M. Renan de voir taxer d’immoralité les fantaisies de la Fontaine de Jouvence ou de l’Abbesse de Jouarre. Je ne comprends pas du tout le calcul prêté ici à M. Taine. Quel intérêt pouvait-il avoir à écrire contre sa pensée ? Je ne parle pas de son caractère, qui est connu ; mais ses œuvres répondent pour lui. S’il a jamais été de mauvaise foi, il n’est pas commode de dire à quel moment ; car, s’il l’était en faisant le procès de l’ancien régime, il ne l’était donc pas en faisant le procès de la Révolution et inversement. Cet homme a trouvé le moyen de déplaire successivement à tous les partis politiques : c’est dire qu’il vit fort au-dessus des partis et de tout intérêt qui n’est pas celui de la science. La continuité, l’universalité de son pessimisme et de sa misanthropie garantit sa sincérité. Je cherche en vain à quelle rancune il a pu obéir, à qui il a voulu plaire en faisant son portrait de Napoléon. Il est étrange de venir nous parler ici de « mauvaise foi ». Et, quant au mépris dont on l’assure, M. Taine a certes le droit de n’y pas prendre garde.
Ce qui est vrai, c’est que, étudiant Napoléon, il l’a vu fort noir, parce qu’il voit tout ainsi. Ce qui est vrai, c’est que, s’étant fait, après enquête, une certaine idée de Napoléon, il a paru ne tenir compte que des textes qui la confirmaient. Mais cette idée, on ne peut pas dire que ces textes seuls la lui aient suggérée ; peut-être même l’avait-il avant de les connaître. Ce qui est vrai encore, c’est qu’il lui est arrivé de tirer à lui les documents, de les présenter de la façon la plus favorable à sa thèse. Il ne faut donc point l’accuser d’être de mauvaise foi, c’est-à-dire d’altérer sciemment la vérité dans un intérêt personnel, — mais d’user parfois d’un peu d’artifice dans la démonstration de ce qu’il croit être la vérité. Cela est bien différent ; et le parti pris n’est point nécessairement mensonge. Osons le dire, ces inexactitudes, ces habiletés d’interprétation à demi volontaires, vous les trouverez chez tout historien digne de ce nom, qu’il soit artiste, philosophe ou politique. L’érudit seul peut s’en passer (encore ne s’en passe-t-il pas toujours). Mais elles deviennent inévitables dès que l’historien essaie d’interpréter l’histoire et de la « construire », dans quelque esprit que ce soit. Si jamais le prince Napoléon écrit l’histoire de son oncle, nous le défions de ne pas choisir les textes et les arranger à peu près dans la même proportion que M. Taine. Et ce jour-là nous nous garderons de suspecter sa bonne foi, même si nous remarquons qu’en pareille matière la sincérité du neveu de l’empereur doit être exposée à plus de tentations que celle du philosophe sans aïeux.
Le prince Napoléon est encore injuste d’une autre manière. Il ne me paraît pas très bien comprendre ni définir l’esprit de M. Taine. Il pouvait être plus clairvoyant, même dans la malveillance. Il écrit : « M. Taine est un entomologiste ; la nature l’avait créé pour classer et décrire des collections épinglées. Son goût pour ce genre d’étude l’obsède ; pour lui, la Révolution française n’est que la « métamorphose d’un insecte ». Il voit toute chose avec un œil de myope, il travaille à la loupe, et son regard se voile ou se trouble dès que l’objet examiné atteint quelques proportions. Alors il redouble ses investigations ; il cherche un endroit où puisse s’appliquer son microscope ; il trouve une explication qui rabaisse, à la portée de sa vue, la grandeur dont l’aspect l’avait d’abord offusqué, etc. »
Rien de plus faux, à mon sens, que ce jugement. Le prince Napoléon est évidemment dupe des apparences. Il est même dupe des mots. De ce que M. Taine compare la Révolution à une métamorphose d’insecte, il conclut que M. Taine n’est en effet qu’un entomologiste, un myope, uniquement attentif aux petites choses, comme si, au contraire, cette comparaison n’impliquait pas une vue très générale sur l’histoire de la Révolution. Des petits faits entassés par M. Taine dans presque tous ses ouvrages, le prince ne voit que le nombre, il ne voit pas la puissance avec laquelle ils sont enchaînés et classés et qu’ils ne sont là que pour préparer et appuyer les généralisations les plus hardies. C’est une fantaisie étrange que de traiter d’entomologiste l’homme qui a écrit l’introduction de l’Histoire de la littérature anglaise, les chapitres sur Milton et sur Shakespeare, les dernières pages de l’Intelligence ou le parallèle de l’homme antique et de l’homme moderne dans le troisième volume (je crois) des Origines de la France contemporaine. Je ne pensais pas qu’il pût échapper à personne que M. Taine est un des esprits les plus invinciblement généralisateurs qui se soient vus. Je ne pensais pas non plus qu’on pût nier les qualités de composition de M. Taine. Sa composition n’est que trop serrée ; les parties de chacun de ses ouvrages ne sont que trop étroitement liées et subordonnées les unes aux autres ; on y voudrait un peu plus de jeu et un peu plus d’air. Or, apprenez que « ses articles ne sont qu’une mosaïque ; on n’y sent aucune unité de travail. » Le prince est dupe, cette fois, d’une apparence typographique, de la multiplicité des guillemets.
J’ai peur aussi que le prince ne s’entende pas toujours très bien dans ces pages dont on a fait grand bruit et que des badauds nous donnent déjà comme un morceau de style. Il prête à M. Taine des défauts contradictoires ; il lui reconnaît ce qu’il lui a dénié ; il reproche à cet épingleur d’insectes son « idéologie » et sa « folie métaphysique ». Il écrit : « Quand on borne son talent à une accumulation de petits faits, on devrait être au moins réservé dans ses conclusions et sobre dans ses théories. » C’est dire, dans la même phrase, que M. Taine « borne » son talent à cette accumulation, et qu’il ne l’y borne pas. Et encore : « Il démontrera que la morale de la Réforme trouve son origine dans l’usage de la bière ; et, devant un tableau, ayant à juger la chevelure d’une femme, il essayera de compter les cheveux. » La phrase est amusante ; mais, en admettant que cette plaisanterie des cheveux comptés puisse s’appliquer à M. Taine critique d’art, les deux parties de la phrase, qui ont l’air d’exprimer deux critiques analogues, se contredisent en réalité : car, si le dénombrement des cheveux d’un portrait indique bien un esprit myope et borné, tout au contraire l’explication d’un phénomène moral et religieux par une habitude d’alimentation serait plutôt d’un esprit philosophique et discursif à l’excès, capable d’embrasser de vastes ensembles de faits et de les ramener les uns dans les autres Enfin, le prince ne peut contenir son indignation contre cet « analyste perpétuel » qui « prend plaisir à déchiqueter sa victime jusqu’aux dernières fibres, sans un cri de l’âme, sans une aspiration vers l’idéal ». Je n’entends pas clairement ce que cela signifie. Et je ne trouve pas que ce soit juger M. Taine avec beaucoup de finesse que de le traiter de « matérialiste », comme pourrait faire un curé de village. Cela aurait bien fait rire Sainte-Beuve.
Après avoir ainsi arrangé M. Taine, le prince Napoléon examine les témoignages sur lesquels il s’est appuyé, en nie la valeur, juge les témoins et les exécute. Metternich est le constant ennemi de la Révolution, dont l’empereur est pour lui le représentant. Bourrienne est un coquin qui se venge d’avoir été pris la main dans le sac. L’abbé de Pradt est un espion, Miot de Mélito un plat fonctionnaire. Mme de Rémusat est une coquette dépitée et une femme de chambre mauvaise langue. Tous ces témoins avaient des raisons pour ne pas dire la vérité. Le prince en conclut qu’ils ne l’ont jamais dite. C’est peut-être excessif.
J’abandonne les autres ; mais je ne puis m’empêcher de réclamer un peu pour cette charmante Mme de Rémusat. Vraiment on lui prête une âme trop basse, des rancunes trop viles, trop féroces et trop longues. Je veux bien (quoique, après tout, cela ne soit nullement prouvé) qu’elle ait été déçue soit dans son amour, soit dans son ambition ou sa vanité ; je veux qu’elle en ait gardé du dépit, et qu’elle ait vu Napoléon d’un tout autre œil qu’auparavant. S’ensuit-il qu’elle l’ait calomnié ? Qui dira si c’est avant ou après sa mésaventure qu’elle a le mieux connu l’empereur ? Je suis tenté de croire que c’est après, On peut parfaitement soutenir que l’amour et l’intérêt aveuglent plus que la rancune. Je crois d’ailleurs▶ sentir, dans ses Mémoires, que c’est à regret qu’elle s’est détachée de son héros, qu’elle n’a découvert que peu à peu son vrai caractère, et que cette découverte lui a été une douleur, non un plaisir méchant. C’était une femme fort intelligente habile, et même adroite ce n’était pas un petit esprit, ni un cœur bas. Je crois, pour ma part, à la bonne foi d’une femme qui ne craint pas de nous faire cet aveu : « Je finis par souffrir de mes espérances trompées, de mes affections déçues, des erreurs de quelques-uns de mes calculs. » Cette confession ne me semble pas d’une âme vulgaire, et j’en tire des conclusions absolument opposées à celles du prince Napoléon Mais, dira-t-on, si elle avait sur l’empereur l’opinion qu’elle nous a livrée, elle n’avait qu’à s’en aller, et même elle le devait. A-t-on le droit de juger ainsi ceux que l’on sert, ou, les jugeant ainsi, de continuer à les servir, c’est-à-dire à vivre d’eux Je ne sais ; les choses, dans la réalité, ne se présentent point aussi simplement. D’abord, Mme de Rémusat a mis plus d’un jour à connaître l’empereur ; puis, elle pouvait croire qu’elle ne manquait point à son devoir, du moment qu’elle ne divulguait pas ses sentiments secrets ; puis son service à la cour pouvait lui paraître un service public autant que privé, et qui la liait au chef de l’Etat plus qu’à la personne même de Napoléon ; enfin… je n’ai point dit que Mm° de Rémusat fût une héroïne.
Le prince Napoléon se divertit à la mettre en contradiction avec elle-même en citant, pour la même époque, des passages de ses Mémoires et des passages de ses Lettres. Ici l’empereur est malmené, là glorifié. Sur quoi, le prince triomphe. C’est évidemment dans les Lettres, dit-il, qu’il faut chercher la vérité : « Si les Mémoires, refaits en 1818 dans les circonstances que j’ai indiquées, doivent être justement suspects, les lettres de Mme de Rémusat à son mari, au contraire, lettres écrites au jour le jour sous l’Empire et récemment publiées, sont une source précieuse pour l’histoire. C’est une correspondance, tout intime, qui n’était pas destinée à la publication. On n’y trouve que des impressions vives, spontanées et sincères. »
« Sincères ? » On a déjà répondu : — Et le cabinet noir « Vives et spontanées ? » Jugez plutôt. Voici une lettre citée par le prince : « Quel empire, mon ami, que cette étendue de pays jusqu’à Anvers ! Quel homme que celui qui peut le contenir d’une seule main ! combien l’histoire nous en offre peu de modèles !… Tandis qu’en marchant il crée pour ainsi dire de nouveaux peuples, on doit être bien frappé d’un bout de l’Europe à l’autre de l’état remarquable de la France. Cette marine formée en deux ans, etc… ; ce calme dans toutes les parties de l’empire, etc…, enfin l’administration, etc…. : voilà bien de quoi causer la surprise et l’admiration, etc…. » Est-ce que cela n’est pas glacial ? Est-ce qu’une femme écrit comme cela quand elle croit n’être lue que de son mari ?
Mais j’admets qu’elle soit sincère dans ses lettres. C’est possible : après tout, elle avait aimé l’homme et pouvait s’en ressouvenir quelquefois ; et, d’autre part elle ne pouvait pas ne pas admirer l’empereur. Mais pourquoi ne serait-elle pas également sincère dans ses Mémoires ? Je crois, d’une façon générale, à sa sincérité dans les deux cas. Où a-t-elle dit la vérité ? C’est une autre question et dont chacun décide, le prince aussi bien que M. Taine, par des impressions prises ailleurs.
En somme, le prince Napoléon a démontré que les témoignages dont se sert M. Taine étaient suspects, parce qu’ils émanaient des ennemis de l’empereur. Mais on démontrerait avec la même facilité que les témoignages de ses amis ne sont pas moins suspects, pour d’autres raisons. Alors ?…
Le parti pris du prince est pour le moins aussi imperturbable et aussi artificieux que celui de l’académicien. Seulement, il ne paraît pas s’en douter. Je voudrais pouvoir dire qu’il a d’étonnantes candeurs.
M. Taine ayant rappelé en note qu’on accusait Napoléon « d’avoir séduit ses sœurs l’une après l’autre » : « Ici, dit le prince, je n’éprouve pour l’écrivain qui reproduit de telles infamies qu’un sentiment de commisération. » C’est bientôt dit. J’ignore tout à fait si l’empereur a eu la fantaisie un peu vive qu’on lui prête, et cela m’est égal ; mais je crois qu’il était fort capable de l’avoir. Pourquoi ? Parce que, dans la situation unique qu’il occupait sur la planète et que ses origines rendaient plus extraordinaire, la mesure du bien et du mal ne devait pas lui sembler la même pour lui que pour les autres hommes. Et cela, par la force des choses.
Ailleurs, M. Taine se plaignant qu’on n’ait pas donné toute la correspondance de Napoléon Ier, le prince répond : « En principe, j’établis qu’héritiers de Napoléon, nous devions nous inspirer de ses désirs avant tout, et le faire paraître devant la postérité comme il aurait voulu s’y montrer lui-même. » C’est pourquoi l’on a exclu de la Correspondance « les lettres ayant un caractère purement privé ». Mais c’est justement de cela que M. Taine se plaint. Mérimée, nous raconte le prince, s’en plaignait aussi. Il est vrai que Mérimée était « un sceptique et un cynique ».
Dans les dernières pages de son livre, le prince excuse le meurtre du duc d’Enghien par la raison d’Etat, justifie la guerre d’Espagne, affirme que l’empereur n’a été que le propagateur désintéressé des idées de la Révolution, qu’il n’a jamais été ambitieux ni égoïste, et insinue que ce qu’il avait peut-être de plus remarquable, c’était la bonté de son cœur.
Vraiment, c’est là de l’histoire écrite pour les images d’Epinal. Et le prince, à force de défendre son oncle, le diminue. A le faire si raisonnable, il risque de lui enlever cette merveilleuse puissance d’imagination qui l’égale, dans son ordre, aux plus grands artistes, à Dante et à Michel-Ange. Napoléon est beaucoup plus grand dans le livre de son « détracteur » que dans celui de son apologiste. Et, malgré tout, en dépit de la fragilité de quelques-uns des témoignages invoqués par M. Taine, les traits principaux de la figure qu’il a tracée demeurent. On sent que la constitution de l’âme de Napoléon devait être, au fond, telle qu’il nous la montre. D’abord, tout le premier chapitre est irréprochable ; on y voit, méthodiquement décomposé, le génie d’un grand homme de guerre et d’un grand conducteur de peuples. Qu’est-ce que le prince nous dit donc, que M. Taine « arrive à cet extraordinaire paradoxe d’écrire, sur Napoléon, de longues pages, sans qu’il soit fait même une allusion à son génie militaire ? » Eh bien ! et la page sur « les trois atlas » ? M. Taine n’avait pas, je pense, à raconter ici les campagnes de l’empereur. Dans le second chapitre, c’est l’être moral qui est décomposé et décrit. La description est effrayante et sombre. Mais, prenez garde, elle ne s’appliquerait pas mal à Frédéric II ou à Catherine de Russie. C’est, au fond, la psychologie plausible de tous les individus qui ont exercé matériellement une très puissante action sur les affaires humaines…
L’espace me manque pour conclure. J’aurais voulu dire que, au bout du compte, j’aime le monstre conçu par M. Taine, non point avec mon cœur, mais avec mon imagination ; que ◀d’ailleurs▶, après l’homme, l’œuvre resterait à juger, et qu’il faut donc attendre ; que, si les deux chapitres de M. Taine me ravissent, le volume du prince Napoléon ne me déplaît point ; que celui-ci juge en « homme d’action » et celui-là en « philosophe » (je n’ai pas le loisir d’extraire la substance de ces deux mots), et qu’il faut des uns et des autres pour la variété du monde.
Sully-Prudhomme « le bonheur ».
Le dernier poème de M. Sully-Prudhomme est austère et beau, d’une beauté toute spirituelle, et qui se sent mieux à la réflexion. Il fait rêver, et surtout il fait penser. Bien que l’action se passe dans des régions ultra-terrestres, c’est bien un drame de la terre ; et, quoiqu’il ait pour titre : le Bonheur, c’est un drame d’une mélancolie profonde. Son principal intérêt vient même de cette contradiction et de ce qu’on y sent d’inévitable et de fatal. Instruisez-vous, mortels, et bornez vos vœux.
Vous ne pouvez sortir ni de vous-même ni de la planète qui vous sert d’habitacle et que vous reflétez. Vous ne pouvez imaginer d’autres conditions de vie que celles qui vous ont été faites ici-bas par une puissance inconnue. Ce que vous appelez idéal n’est qu’un nouvel arrangement, fragile et incertain, des éléments de la réalité. Quand vous croyez rêver le bonheur, vous ne rêvez tout au plus que la suppression de la souffrance ; encore vous ne la rêvez pas longtemps : bientôt votre songe vous paraît insignifiant et vain, et vous vous hâtez de rappeler la douleur, d’où naît l’effort et le mérite, et par qui seul se meut vers quel but ? nous ne savons l’incompréhensible univers. Ce monde vous paraît mauvais ; et cependant vous ne sauriez l’imaginer autre qu’il n’est, à moins de l’arrêter dans sa marche et de lui retirer tous ses ferments de vie et de progrès. La terre vous tient, vous enserre, vous emprisonne, vous défie d’inventer d’autres images de béatitude que celles mêmes qu’elle a pu vous offrir aux heures clémentes de vos journées. Tandis que votre désir bat de l’aile contre la cloison de la réalité, il ne s’aperçoit point que ce qu’il place par-delà cette cloison, c’est encore et toujours ce qui est en deçà. Vous pouvez concevoir (peut-être) la justice parfaite, non la parfaite félicité. Résignez-vous.
Ce poème du bonheur, c’est donc en somme, le poème des efforts impuissants que fait l’esprit pour se le représenter et pour le définir. Et l’effet est d’autant plus saisissant que le poète, sans doute, ne l’avait ni cherché ni prévu. M. Sully-Prudhomme suppose que Faustus, après sa mort, se réveille dans une autre planète, qu’il y retrouve Stella, la femme qu’il aimait, et que tous deux jouissent d’un bonheur qui va s’achevant et s’accomplissant par la science et par le sacrifice. Ce bonheur, il s’efforce de nous en décrire les phases diverses. Mais il se donne tant de peine (et pourquoi ? pour nous présenter en fin de compte, sous le nom de bonheur idéal, les joies mêlées, les joies terrestres que nous connaissions déjà) ; il se torture si fort l’entendement pour aboutir à ce chétif résultat, que, vraiment, le drame est beaucoup moins dans l’âme de Faustus et de Stella, les pauvres bienheureux, que dans celle du poète tristement acharné à la construction de ce pâle Eden et de ce douteux Paradis,
Rien n’est plus touchant, par son insuffisance et sa stérilité même, que ce rêve laborieux du bonheur. Faustus et Stella habitent un séjour délicieux. Voyons comment le poète se le figure :
Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombreD’une antique forêt aux colonnes sans nombre,Dont les fûts couronnés de feuillages épaisEn portent noblement l’impénétrable dais, etc.
Et plus loin :
En cirque devant eux s’élève une collineQui jusques à leurs pieds languissamment décline ;Une flore inconnue y forme des berceauxEt des lits ombragés de verdoyants arceaux…
Ainsi, il y a des forêts dans ce merveilleux séjour, et il y a des collines. Qu’est-ce à dire, sinon que ce paradis ressemble parfaitement à la terre ? Le poète y place une « flore inconnue ». Inconnue ? Cela signifie proprement qu’il nous est fort difficile d’en imaginer une plus belle que la flore terrestre Faustus et sa compagne connaissent d’abord les jouissances du goût et de l’odorat. Ils respirent des fleurs, boivent de l’eau et mangent des fruits. Mais quels fruits ! et quelle eau ! et quelles fleurs Laissez-moi donc tranquille ! Quand le poète nous a dit que cette eau est suave et fortifiante, que tel parfum est discret comme la pudeur, ou léger comme l’espoir, ou chaud comme un baiser, et que les « arbres somptueux » portent des « fruits nouveaux », il est au bout de ses imaginations ; et nous sentons bien que ce ne sont là que des mots et que, moins timoré ou plus franc, il eût simplement transporté dans son Paradis les coulis du café Anglais et les meilleurs produits de la parfumerie moderne, ou qu’il se fût contenté de mettre en vers cet admirable conte de l’Ile des plaisirs, où le candide Fénelon exhorte les enfants à la sobriété en les faisant baver de gourmandise.
Faustus et Stella savourent ensuite la forme et les couleurs… et c’est encore la même chose. Car, que pouvons-nous rêver de supérieur à la beauté de l’homme et de la femme, à celle de la nature ou à l’éclat du soleil ? Et si parfois nous avons conçu quelque chose de plus beau ou de plus harmonieux que la réalité, n’avions-nous point l’art pour fixer notre rêve ? Stella nous dit que, dans cette bienheureuse planète, les grands artistes contemplent enfin leur idéal vivant :
Ils possèdent leur songe incarné sans effort :C’est aux bras d’Athéné que Phidias s’endort ;Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle ;Michel-Ange ose enfin du songe qui la tordRéveiller sa Nuit triste et sinistrement belle.
Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,De sa vision même est devenu l’époux ;L’Aube est d’Angelico la sœur chaste et divine ;Raphaël est baisé par la Grâce à genoux,Léonard la contemple et, pensif, la devine ;
Le Corrège ici nage en un matin nacré,Rubens en un midi qui flamboie à son gré ;Ravi, le Titien parle au soleil qui sombreDans un lit somptueux d’or brûlant et pourpréQue Rembrandt ébloui voit lutter avec l’ombre ;
Le Poussin et Ruysdaël se repaissent les yeuxDe nobles frondaisons, de ciels délicieux,De cascades d’eau vive aux diamants pareilles ;Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux,Le possédant fixé, d’en sentir les merveilles.
Certes, ce sont là des vers d’une qualité tout à fait rare. Mais il reste ceci que le poète, cherchant la manifestation suprême de la beauté plastique, n’a rien trouvé de mieux que le musée du Louvre ou les Offices de Florence. De même, pour nous donner l’idée des délices parfaites que Faustus et Stella goûtent par les oreilles, le poète fait chanter le rossignol dans le crépuscule, nous décrit les sensations et les sentiments qu’éveille en lui la musique de Beethoven ou de Schumann, et se contente d’ajouter que Stella chante mieux que le rossignol, et que la musique du paradis est encore plus belle que celle des concerts Lamoureux. Même on peut trouver qu’il abuse quelque peu (mais c’est ici franchise et non rhétorique) de l’exclamation, de l’interrogation et de la prétérition :
Elle chante. Ô merveille ! ô fête ! Hélas ! quels motsSeront jamais d’un chant les fidèles échos ?Quels vers diront du sien l’indicible harmonie ?
Car dans l’air d’ici-bas que seul nous connaissons,Jamais pareils transports n’émurent pareils sons.Ah ! ton art est cruel, misérable poète !Nul objet n’a vraiment la forme qu’il lui prête ;Ta muse s’évertue en vain à les saisir.Les mots n’existent pas que poursuit ton désir.
Vous le voyez. Habemus confitentem. Il renonce à décrire une autre musique que celle de la terre : n’est-ce point parce qu’il ne saurait, en effet, en concevoir une autre ?
De même, enfin, c’est bien l’amour terrestre que connaissent ses deux bienheureux. Il nous affirme que leur amour est plus épuré. N’en croyez rien. C’est bien le même, puisqu’il n’y en a pas deux. Tout ce qu’il trouve à dire, c’est que, leur âme étant « vêtue d’une chair éthérée », l’amour de Faustus et de Stella est affranchi de la pudeur. Mais cela même est une imagination terrestre : l’amour de Daphnis et de Chloé, celui d’Adam et d’Eve avant la pomme, sont aussi « affranchis de la pudeur » (pour d’autres raisons, il est vrai). L’amour de Faustus et de Stella, c’est bien encore, au fond, l’amour des pastorales et des idylles. Et le dernier vers de Stella semble presque traduit de l’Oaristys :
Je m’abandonne entière, épouse, à mon époux.
Et ici j’ai envie de chercher querelle à M. Sully-Prudhomme. Lui, si pur, si délicat, si tendre ! la matérialité de son rêve me déconcerte et me scandalise. Ne trouvez-vous pas que son paradis ressemble fort, jusqu’à présent, au paradis de Mahomet ? La seule différence, c’est que Faustus reste monogame. Mais, enfin, Faustus et Stella boivent et mangent, respirent des parfums, regardent de beaux spectacles, entendent de bonne musique, dorment ensemble dans les fleurs, et puis c’est tout Trouvez mieux ! me dira-t-on Eh bien ! oui, on pouvait peut-être mieux trouver. Il ne m’eût pas déplu, d’abord, que le poète éliminât de son paradis l’amour charnel, parce que c’est un bien trop douteux, trop rapide, mêlé de trop de maux, précédé de trop de trouble, suivi de trop de dégoût… J’ose presque dire que M. Sully-Prudhomme n’a pas su transporter dans son Eden les meilleurs et les plus doux des sentiments humains. Il y a, même ici-bas, des bonheurs qui me semblent préférables à celui de Faustus et de sa maîtresse. Il y a, par exemple, le désir et la tendresse avant la possession, ce que M. Sully-Prudhomme lui-même appelle ailleurs « le meilleur moment des amours ». Il y a la paternité, c’est-à-dire la douceur du plus innocent des égoïsmes dans le plus complet des désintéressements. Il y a aussi de suaves commerces de cœur et d’esprit entre l’homme et la femme ; l’amitié amoureuse, qui est plus que l’amour, car elle en atout le charme, et elle n’en a point les malaises, les grossièretés ni les violences : l’ami jouit paisiblement de la grâce féminine de son amie, il jouit de sa voix et de ses yeux et il retrouve encore, dans sa sensibilité plus frémissante, dans la façon dont elle accueille, embrasse et transforme les idées qu’il lui confie, dans sa déraison charmante et passionnée, dans le don qu’elle possède de bercer avec des mots, d’apaiser et de consoler, la marque et l’attrait mystérieux de son sexe. Et il y a aussi les songes, les illusions, les superstitions, les manies mêmes, d’où viennent aux hommes leurs moins contestables plaisirs.
Rien de tout cela dans le paradis de Sully-Prudhomme. Et ce n’est point un reproche, car il ne pouvait l’y mettre. Le bonheur de Faustus et de Stella impliquait, par définition, la connaissance de la vérité et excluait l’erreur, si chère aux hommes pourtant, et si bienfaisante quelquefois. Et quant aux autres joies dont je parlais tout à l’heure, songez que ce sont presque toutes des joies spéciales, des aubaines individuelles, et que l’infortuné poète s’était imposé le devoir de décrire le bonheur en général. Faustus et Stella sont des êtres abstraits, qui représentent tous les hommes et qui ne sauraient éprouver des jouissances particulières. Dès lors, le poète ne pouvait faire que ce qu’il a fait ; il n’avait d’autre ressource que de nous peindre les plaisirs des sens, et, parmi ces plaisirs, ceux qui sont le plus universellement connus et recherchés. Mais, justement, nul poète peut-être n’était plus impropre à cette tâche que l’auteur des Epreuves et de la Justice. Il avait contre lui la tournure philosophique de son esprit et l’austérité naturelle de sa pensée.
Et ainsi vous voyez le résultat. Il fallait tout au moins, pour nous donner vraiment l’impression du bonheur, réunir comme en un faisceau tous les plaisirs des sens : M. Sully-Prudhomme, trop fidèle à ses habitudes d’analyse, procède méthodiquement, divise ce qu’il faudrait ramasser, étudie successivement les sensations du goût, de l’odorat, de la vue, de l’ouïe et du toucher Puis, cette description du bonheur de tous les sens à la fois, il fallait qu’elle fût ardente, caressante, enveloppante, voluptueuse ; qu’il y eût de la flamme, et aussi de la langueur, de la mollesse et quelquefois de l’indéterminé dans les mots Or, M. Sully-Prudhomme est le moins sensuel et le plus précis des poètes : il pense et définit au lieu de sentir et de chanter. Tandis que dans ses vers serrés, tout craquants d’idées, il décompose le bonheur de Faustus et de Stella, nous nous disons que Faustus et Stella doivent s’ennuyer royalement… Voulez-vous un exemple ? C’est au moment où les deux bienheureux vont s’enlacer :
L’âme, vêtue ici d’une chair éthérée,Sœur des lèvres, s’y pose, en paix désaltérée,Et goûte une caresse où, né sans déshonneur,Le plaisir s’attendrit pour se fondre en bonheur.
Ces vers sont nobles et beaux ; ils sont remarquables de netteté, de justesse et de concision. Mais ils ne parlent qu’à l’esprit ; ils ne « chatouillent » pas, pour parler comme Boileau. Ce vaste poème sur le bonheur est sans volupté et sans joie. Il y a plus de bonheur senti dans tel hémistiche de Ronsard ou de Chénier, dans telle page de Manon Lescaut ou de Paul et Virginie ou même de quelque roman inconnu et sans art, que dans ces cinq mille vers d’un très grand poète.
Mais cela même devient, par un détour, extraordinairement intéressant. J’aime cet effort désespéré d’un poète triste et lucide pour exprimer l’ivresse et la joie. Le poème du bonheur devient le poème du désir impuissant et de la mélancolie incurable. En somme, nous n’y perdons pas.
J’ai dit que, dans la pensée de M. Sully-Prudhomme, la science faisait partie du bonheur idéal. Faustus, après le parfait contentement de ses sens, a la joie plus haute de connaître la vérité. Quelle vérité C’est, hélas ! la même histoire que dans la première partie du poème. Faustus jouissait comme nous jouissons : il sait ici ce que nous savons, et le poète ne pouvait, en effet, que lui prêter une science humaine. Il sait ce qu’ont pensé et découvert les philosophes anciens et modernes, d’Empédocle à Schopenhauer, et d’Euclide à Claude Bernard. C’est beaucoup, et c’est peu. Pascal, qu’il retrouve dans son froid paradis, a beau lui dire : « Ne cherche pas davantage ; l’homme, dans cette vie nouvelle, connaît tout, hormis la cause première :
La cause où la nature entière est contenueOutrepasse la sphère où l’homme est circonscrit,Elle est l’inabordable et dernière inconnueDu problème imposé par le monde à l’esprit. »
Il est bon, là, Pascal ! Mais c’est justement cette « dernière inconnue » que nous voudrions saisir. Je dirais presque : — Qu’importe que nous connaissions plus ou moins complètement la série des causes secondes, si la cause première doit nous échapper à jamais ? M. Sully-Prudhomme accorde la science parfaite à Faustus, et, dans le même temps, il lui interdit (forcément) la seule notion qui constituerait la science parfaite.
A part cette inconséquence ◀d’ailleurs inévitable comme toutes les autres les trois grands morceaux sur la Philosophie antique, sur la Philosophie moderne et sur les Sciences, sont de pures merveilles. Les divers systèmes philosophiques et les principales découvertes de la science y sont formulés avec un éclat et une précision où nous goûtons à la fois la force de la pensée et une extrême adresse à vaincre d’incroyables difficultés. Cela tient du tour de force ? Soit. Ce n’est que de la poésie mnémotechnique ? Mais cette poésie-là a de nobles origines. Hésiode et Théognis l’ont pratiquée ; et l’on demeure stupéfait de tout ce qu’elle contient et résume ici. Au reste, elle n’exclut pas le mouvement ni la vie. L’histoire de la philosophie antique est menée comme un drame ; et quelle plus juste et plus expressive image que celle-ci (après la chanson des Epicuriens) :
… Soudain, quand la joyeuse et misérable troupeNe se soutenait plus pour se passer la coupe,Une perle y tomba, plus rouge que le vin…Ils levèrent les yeux : cette sanglante larmeD’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
Et je ne sais rien de plus beau, de plus riche de sens et de poésie, de plus saisissant par la grandeur et l’importance de l’idée exprimée, et en même temps par la simplicité superbe et la rapidité précise et ardente de l’expression, que ces trente vers où nous est rendue présente, comme dans un large éclair, la suprême découverte de la science et la conception la plus récente de l’unité du monde physique.
Combien sur le vrai fond des chosesLa forme apparente nous ment !Le jeu changeant des mêmes causesEmeut les sens différemmentLe pinceau des lis et des rosesN’est formé que de mouvement ;Un frisson venu de l’abîme,Ardent et splendide à la fois,Avant d’y retourner animeLes blés, le sang, les fleurs, les bois.Ce vibrant messager solaireDans les forêts couve, s’endortEt se réveille après leur mortDans leur dépouille séculaire,Noir témoin des printemps défunts,Qui nous réchauffe, nous éclaireEt nous rend l’âme des parfums !Dans l’aile du zéphir qui joue,Dans l’armature du granit,Roi des atomes, il les noue,Les dénoue et les réunit.La terre mêle à son écorceCe Protée en le transformantTour à tour, de chaleur en force,En lumière, en foudre, en aimant.
Soleil ! gloire à toi, le vrai père,Source de joie et de beauté,D’énergie et de nouveauté,Par qui tout s’engendre et prospère !
Peut-être ai-je trop querellé Faustus sur son prétendu bonheur. Mais voici qu’il me donne lui-même raison. Tandis qu’il menait, sur les gazons de sa planète paradisiaque, son éternelle et pâle idylle, la plainte de la Terre montait dans les espaces, frôlant les astres, et cherchant partout la justice. Et vraiment, cette plainte, revenant à intervalles réguliers, nous avait semblé plus belle que les froides effusions des deux bienheureux. Un jour, Faustus entend cette voix des hommes et la reconnaît. Et tout de suite, sa félicité lui pèse, parce qu’il ne l’a pas assez méritée. Une chose lui manque : la joie, la fierté de l’effort et du sacrifice accompli.
Car l’homme ne jouit longtemps et sans remordsQue des biens chèrement payés par ses efforts…Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne.
Or, à partir du moment où Faustus redevient un homme et recommence à souffrir, je n’ai plus qu’à admirer. Les magnifiques lamentations de la race humaine, l’éveil de la mémoire et de la pitié de Faustus au bruit de cette plainte qui passe, la scène où, assis près de Stella, il cherche au firmament son ancienne patrie, la terre ;
(Je me rappelle cet enfer…Et cependant je l’aime encorePour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher,Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.
les dialogues où il exprime à Stella les inquiétudes de sa conscience et son dessein de redescendre sur la terre pour faire profiter les pauvres hommes de ce qu’il a appris dans un monde meilleur, et même, s’il le faut, pour souffrir encore avec eux… il y a dans tout cela une émotion, une beauté du sentiment moral, et comme un sublime tendre où M. Sully-Prudhomme avait à peine encore atteint dans ses meilleures pages d’autrefois…
Donc la Mort ramène sur la terre Faustus et Stella. Trop tard. La planète humaine voyage depuis si longtemps que l’humanité a disparu du globe terrestre : des strophes colorées (d’une imagination nette, mais peut-être un peu courte) nous le montrent entièrement reconquis par les plantes et par les animaux. Faustus et Stella délibèrent s’ils doivent le repeupler : ils communiqueraient leur omniscience à une humanité neuve et plus heureuse. « Non, dit la Mort : l’humanité défunte refuserait de revivre une vie exempte des tourments qui ont fait sa grandeur. » Et sur son aile, à travers les constellations, elle remporte les deux amants, parfaitement heureux désormais, puisque, s’ils n’ont pu accomplir le sacrifice, ils l’ont du moins tenté.
La conclusion est bien celle que j’indiquais au commencement. Faustus lui-même juge le bonheur dont il jouissait avant son sacrifice moins désirable que l’antique destinée humaine… C’était déjà la conclusion des Destins. Le monde, qui est mauvais, est bon néanmoins, puisqu’il ne peut être conçu meilleur sans déchéance. Ce poème du Bonheur, qui se déroule dans les astres, nous enseigne que le bonheur est sur la terre. (Et pourtant !)… C’est donc un avortement en cinq mille vers du rêve d’une félicité supra-terrestre et, si vous voulez, une grandiose, involontaire et douloureuse tautologie… Que serait donc un poème qui aurait pour titre : le Malheur ? Le même apparemment, sauf le ton. Cela est très instructif.
Je n’ai prétendu donner, sur l’œuvre nouvelle de M. Sully-Prudhomme, qu’une première impression. Le Bonheur est (avec la Justice) un des plus vastes efforts de création poétique qu’on ait vus chez nous depuis les grands poèmes de Lamartine et de Hugo. Ces livres-là se relisent ; et l’impression qu’on en a eue d’abord peut se corriger, se compléter et s’éclaircir. Je n’ai donc pas tout dit, ni même peut-être ce qu’il y avait de plus important à dire.
P.S. J’ai commis, en vous rendant compte du poème de M. Sully-Prudhomme, quelques erreurs dont je tiens à m’excuser. J’ai remarqué que la béatitude de Faustus et de Stella était purement humaine, et j’ai triomphé là-dessus. Mais le poète nous avertit lui-même que ses héros conservent intégralement, dans leur premier paradis, leur qualité d’hommes. Ainsi, page 113 :
Mais, homme, ne crains-tu d’essayer l’impossible ?
Et page 146 :
Je suis homme !… Tu sais comment me fut renduCe repos que j’avais, en t’oubliant, perdu.
C’est précisément parce qu’ils demeurent hommes que le poète leur donne un premier paradis qui n’est qu’une terre sans intempéries. Il ne pouvait en imaginer un autre et n’en avait nulle envie. Si leur voluptueuse oisiveté finit par les lasser, c’est précisément encore parce qu’ils sont hommes, et qu’à ce titre Faustus se sent tourmenté par la curiosité. Pascal n’entend pas satisfaire en eux cette curiosité tout entière ; il leur explique pourquoi ils ne peuvent savoir. Bref, M. Sully-Prudhomme n’a nullement voulu dénaturer et diviniser ses héros dans cette première étape d’outre-tombe. C’est seulement après l’achèvement de leur destinée humaine par le sacrifice qui leur prouve leur valeur morale, qu’ils dépouillent leur matérialité pour entrer dans le dernier paradis, dont le poète se résigne à ne se faire qu’une très vague idée…
- — Mais alors, pourquoi l’aventure de Faustus et de Stella ne se passe-t-elle pas tout simplement sur la terre ?
Enfin, voyez vous-même dans quelle mesure ces rectifications et ces explications doivent modifier l’impression que m’avait laissée le poème. Si elles ne peuvent en augmenter beaucoup la beauté poétique et plastique, elles lui restituent du moins toute sa beauté logique et de construction, si je puis dire.