(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XIV. Parallèle de l’Enfer et du Tartare. — Entrée de l’Averne. Porte de l’Enfer du Dante. Didon. Françoise de Rimini. Tourments des coupables. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XIV. Parallèle de l’Enfer et du Tartare. — Entrée de l’Averne. Porte de l’Enfer du Dante. Didon. Françoise de Rimini. Tourments des coupables. »

Chapitre XIV.
Parallèle de l’Enfer et du Tartare. — Entrée de l’Averne. Porte de l’Enfer du Dante. Didon. Françoise de Rimini. Tourments des coupables.

L’entrée de l’Averne, dans le sixième livre de l’Énéide, offre des vers d’un travail achevé.

Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram,

Perque domos Ditis vacuas et inania regna.

……………………………………………………

Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus ;

Et Metus, et malesuada Fames, et turpis Egestas,

Terribiles visu formæ ; Lethumque Laborque,

Tùm consanguineus Lethi Sopor, et mala mentis

Gaudia…

(Lib. vi, v. 268 et seq.)

Il suffit de savoir lire le latin, pour être frappé de l’harmonie lugubre de ces vers. Vous entendez d’abord mugir la caverne où marchent la Sibylle et Énée : Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram ; puis tout à coup vous entrez dans des espaces déserts, dans les royaumes du vide ; Perque domos Ditis vacuas et inania regna. Viennent ensuite des syllabes sourdes et pesantes, qui rendent admirablement les pénibles soupirs des enfers. Tristisque Senectus, et Metus. — Lethumque Laborque ; consonances qui prouvent que les anciens n’ignoraient pas l’espèce de beauté attachée à la rime. Les Latins, ainsi que les Grecs, employaient la répétition des sons dans les peintures pastorales, et dans les harmonies tristes.

Le Dante, comme Énée, erre d’abord dans une forêt qui cache l’entrée de son enfer : rien n’est plus effrayant que cette solitude. Bientôt il arrive à la porte, où se lit la fameuse inscription :

Per me si va nella città dolente,
Per me si va nell’ eterno dolore :
Per me si va tra la perduta gente.
…………………………………
Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate.

Voilà précisément la même sorte de beautés que dans le poète latin. Toute oreille sera frappée de la cadence monotone de ces rimes redoublées, où semble retentir et expirer cet éternel cri de douleur qui remonte du fond de l’abîme. Dans les trois per me si va, on croit entendre le glas de l’agonie du chrétien. Le lassat’ ogni speranza est comparable au plus grand trait de l’enfer de Virgile.

Milton, à l’exemple du poète de Mantoue, a placé la Mort à l’entrée de son enfer (Lethum), et le Péché, qui n’est que le mala mentis gaudia, les joies coupables du cœur . Il décrit ainsi la première :

……… The other shape, etc.

« L’autre forme, si l’on peut appeler de ce nom ce qui n’avait point de formes, se tenait debout à la porte. Elle était sombre comme la nuit, hagarde comme dix furies ; sa main brandissait un dard affreux, et sur cette partie qui semblait sa tête, elle portait l’apparence d’une couronne. »

Jamais fantôme n’a été représenté d’une manière plus vague et plus terrible. L’origine de la Mort, racontée par le Péché, la manière dont les échos de l’enfer répètent le nom redoutable lorsqu’il est prononcé pour la première fois, tout cela est une sorte de noir sublime, inconnu de l’antiquité85.

En avançant dans les enfers, nous suivrons Énée au champ des larmes, lugentes campi . Il y rencontre la malheureuse Didon ; il l’aperçoit dans les ombres d’une forêt, comme on voit, ou comme on croit voir la lune nouvelle se lever à travers les nuages .

                    Qualem primo qui surgere mense
Aut videt, aut vidisse putat per nubila lunam.

Ce morceau est d’un goût exquis ; mais le Dante est peut-être aussi touchant dans la peinture des campagnes des pleurs. Virgile a placé les amants au milieu des bois de myrtes et dans des allées solitaires ; le Dante a jeté les siens dans un air vague et parmi des tempêtes qui les entraînent éternellement ; l’un a donné pour punition à l’amour ses propres rêveries, l’autre en a cherché le supplice dans l’image des désordres que cette passion fait naître. Le Dante arrête un couple malheureux au milieu d’un tourbillon ; Françoise d’Arimino, interrogée par le poète, lui raconte ses malheurs et son amour.

Noi leggevamo, etc…

« Nous lisions un jour, dans un doux loisir, comment l’amour vainquit Lancelot. J’étais seule avec mon amant, et nous étions sans défiance : plus d’une fois nos visages pâlirent, et nos yeux troublés se rencontrèrent ; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsqu’enfin l’heureux Lancelot cueille le baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper le livre par qui nous fut révélé le mystère de l’amour86. »

Quelle simplicité admirable dans le récit de Françoise, quelle délicatesse dans le trait qui le termine ! Virgile n’est pas plus chaste dans le quatrième livre de l’Énéide, lorsque Junon donne le signal, dant signum . C’est encore au christianisme que ce morceau doit une partie de son pathétique ; Françoise est punie pour n’avoir pas su résister à son amour, et pour avoir trompé la foi conjugale : la justice inflexible de la religion contraste avec la pitié que l’on ressent pour une faible femme.

Non loin du champ des larmes, Énée voit le champ des guerriers ; il y rencontre Déiphobe cruellement mutilé. Son histoire est intéressante, mais le seul nom d’Ugolin rappelle un morceau fort supérieur. On conçoit que Voltaire n’ait vu dans les feux d’un enfer chrétien que des objets burlesques ; cependant ne vaut-il pas mieux pour le poète y trouver le comte Ugolin, et matière à des vers aussi beaux, à des épisodes aussi tragiques ?

Lorsque nous passons de ces détails à une vue générale de l’Enfer et du Tartare, nous voyons dans celui-ci les Titans foudroyés, Ixion menacé de la chute d’un rocher, les Danaïdes avec leur tonneau, Tantale trompé par les ondes, etc.

Soit que l’on commence à s’accoutumer à l’idée de ces tourments, soit qu’ils n’aient rien en eux-mêmes qui produise le terrible, parce qu’ils se mesurent sur des fatigues connues dans la vie, il est certain qu’ils font peu d’impression sur l’esprit. Mais voulez-vous être remué ; voulez-vous savoir jusqu’où l’imagination de la douleur peut s’étendre ; voulez-vous connaître la poésie des tortures et les hymnes de la chair et du sang, descendez dans l’Enfer du Dante. Ici, des ombres sont ballottées par des tourbillons d’une tempête ; là, des sépulcres embrasés renferment les fauteurs de l’hérésie. Les tyrans sont plongés dans un fleuve de sang tiède ; les suicides, qui ont dédaigné la noble nature de l’homme, ont rétrogradé vers la plante : ils sont transformés en arbres rachitiques, qui croissent dans un sable brûlant, et dont les harpies arrachent sans cesse des rameaux. Ces âmes ne reprendront point leurs corps au jour de la résurrection ; elles les traîneront dans l’affreuse forêt pour les suspendre aux branches des arbres, auxquelles elles sont attachées.

Si l’on dit qu’un auteur grec ou romain eût pu faire un Tartare aussi formidable que l’Enfer du Dante, cela d’abord ne conclurait rien contre les moyens poétiques de la religion chrétienne, mais il suffit d’ailleurs d’avoir quelque connaissance du génie de l’antiquité, pour convenir que le ton sombre de l’Enfer du Dante ne se trouve point dans la théologie païenne, et qu’il appartient aux dogmes menaçants de notre Foi.