(1900) Le lecteur de romans pp. 141-164
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(1900) Le lecteur de romans pp. 141-164

Les lecteurs de romans1

Quel est le public naturel du roman ? À supposer qu’une œuvre romanesque puisse être lue par tout le monde, est-ce là une supériorité ou un simple accident ? Y a-t-il là un idéal dont doive se préoccuper un écrivain, ou bien existe-t-il, dans l’idée même du roman, un élément qui détermine et limite le public auquel s’adresse le romancier ? En un mot quelle valeur faut-il accorder, esthétiquement, à la fameuse formule du roman « qui peut être mis entre toutes les mains » ?

La question me semble intéressante en ce que, d’abord, elle touche de près celle de la moralité dans le roman.

Elle l’est encore parce qu’elle se trouve posée avec une vivacité et une fréquence notables dans la vie, et qu’elle influe sur l’éducation française. Dès qu’un journal, par exemple, ou un magazine, ou une revue, se déclare respectueux de la morale, ou qu’on a des raisons de le supposer tel, quelques-uns de ses abonnés ne manquent pas de s’en prévaloir, et d’exiger du directeur, non pas des romans moraux, ce qui est leur droit, mais des romans pour jeunes filles. Ils ne s’embarrassent pas de savoir si le roman doit être lu par des hommes ou des femmes mariés, des grand-mères, des célibataires déjà très mûrs, et si de tels lecteurs s’intéresseront à des lectures édifiantes sans doute, mais puériles ; ils exigent que le roman soit invariablement écrit pour Marguerite qui a quinze ans, ou pour Madeleine qui en a dix-sept. Ils l’exigent au nom de ce qu’ils croient être un principe. Que l’économie politique, les articles scientifiques, la chronique mondaine, les pages d’histoire où de mémoires ne conviennent pas à leurs enfants, ces abonnés l’admettent ou plutôt le concèdent. Ils toléreront que l’historien de la marquise de Pompadour ou de mademoiselle de La Vallière raconte des anecdotes à la fois libres et historiques ; qu’un diplomate signant Trois-Étoiles rapporte un propos léger, — qu’on appellera gaulois pour le faire passer, — d’un personnage russe ou anglais ; qu’un naturaliste s’exprime en termes clairs sur les phénomènes naturels : et d’ailleurs, quinze jours après l’apparition de la livraison, vous êtes sûrs de retrouver intacts, dans plus d’une maison, sans une coupure aux tranches, les articles de cette sorte. On les critique peu parce qu’on les lit moins. Mais que le directeur du journal, du magazine ou de la revue s’avise de publier une nouvelle où l’on parle de la vie sans mensonge, avec la sévérité, l’ironie ou la pitié qui convient, il peut être assuré de recevoir des lettres indignées. Une première mère écrira : « Nous pensions, monsieur le directeur, que votre feuille était un journal de famille, un journal honnête. Comment voulez-vous que nous y croyions encore après ces Noces de Micheline, que vous avez eu le triste courage d’accueillir ? » Une seconde mère ira plus loin : « J’ai défendu à mes enfants, dira-t-elle, d’ouvrir désormais votre publication, et si pareil scandale se renouvelle, je vous préviens que je cesserai mon abonnement. »

Remarquez que l’œuvre incriminée n’a aucun caractère d’immoralité ; qu’elle est écrite, je le suppose, avec un sentiment de réserve et de respect. Remarquez, en outre, que dans la pensée de l’abonné, les mots « romans pour toutes les mains » ont un sens bien étroit et bien singulier. Le roman que les lettres ci-dessus exigent et proclament familial ne sera sûrement pas lu par le chef de la famille ; la mère ne le parcourra qu’avec cette préoccupation : « Est-il lisible pour mes filles ? » Et, en somme, le roman pour toutes les mains ne séjournera que dans les petites mains de quinze à dix-huit ans, qui ont cessé d’habiller des poupées et qui ne bercent pas encore des enfants.

Or, je crois et je vais essayer de prouver que les abonnés de ce journal ou de cette revue sont dans leur tort ; que le roman tel qu’ils le conçoivent et l’imposent est une œuvre fausse et néfaste ; que le roman pour les jeunes filles ne saurait être autre chose qu’un accident heureux, dans une littérature qui n’est pas faite pour elles. Pour mieux poser la question, je crois que le roman, par sa nature, est destiné à ceux-là seuls qui ne sont pas au début de la vie.

Et j’en aperçois deux raisons. La première, c’est qu’il est une œuvre destinée à peindre les hommes tels qu’ils sont ; la seconde, c’est qu’il constitue une œuvre d’art extrêmement complexe.

Que le roman soit d’abord une œuvre d’observation, personne n’y contredira. Sans doute, l’écrivain aura le choix de son milieu, de ses personnages, de l’intrigue et du dénouement de son drame, mais toujours son récit devra donner quelque figure de la réalité, en produire l’illusion. Or, la réalité est mêlée de bien et de mal, et la proportion du mal dépasse celle du bien. Les situations tragiques surtout ne supposent-elles pas, presque toujours, une faute dont elles sont la conséquence ? N’est-ce pas du spectacle de la lutte contre les plus violentes passions, du contraste entre le bien et le mal représentés par des personnages différents, ou par les tendances différentes du même personnage, que naîtront les sentiments que l’auteur veut faire éprouver au lecteur : l’admiration, la crainte, la haine ? L’écrivain le plus honnête a-t-il le droit, a-t-il le pouvoir de chercher ailleurs le principal ressort et l’intérêt de son œuvre ? Évidemment non. Il doit savoir et il doit dire le mal. Et, par là, son devoir est tout autre que celui des parents, qui est de préserver l’enfant de la vue du mal. Observez comme ils s’y emploient : ils l’écartent des compagnies dangereuses ; ils ferment à clef la petite bibliothèque vitrée ; ils s’abstiennent devant lui, non seulement de mots libres, mais de conversations qui pourraient, tout honnêtes qu’elles soient, lui donner trop tôt la science du milieu de la vie ; ils veillent à ne l’initier que peu à peu aux préoccupations, aux passions, au langage même des âges qui ne sont pas venus pour lui. On peut dire que ce petit combattant n’est armé que par degrés, afin que ses armes ne le blessent pas lui-même tout d’abord, et qu’il les reçoit une à une, comme les enfants des chevaliers d’autrefois, selon l’aventure qu’il peut courir. Mais, si tel est le devoir des parents, n’aperçoit-on pas qu’on ne peut, sans exagération, sans péril pour l’art, en étendre l’obligation aux écrivains ? Ceux-ci répondront, avec raison, qu’ils n’écrivent pas pour des enfants ; qu’ils n’ont pas à se préoccuper de l’âge de ceux qui les liront ; qu’ils ne sauraient être astreints à peindre la vie autrement qu’elle n’est, sous prétexte qu’ils auront peut-être des lecteurs ignorants de la vie ; ils prétendront, et ils n’auront pas tort, qu’ils sont quittes envers la morale s’ils écrivent ce que d’honnêtes gens peuvent honnêtement et utilement lire.

Il faut ici préciser. La licence de tout dire n’existe pas. Je sais bien qu’elle est proclamée, comme un dogme, par toute une école de publicistes qui prétendent que l’art n’a pas de règle, n’a pas de pudeur et n’a pas de danger. Je suis d’un avis tout contraire. Je crois que l’art est soumis à la loi morale, à laquelle n’échappe aucune manifestation de l’activité humaine, et qu’il y est d’autant mieux soumis que l’œuvre d’art est une œuvre d’enseignement, une leçon, un acte d’influence et de direction sur autrui. Je crois que le livre est une puissance extrêmement féconde, soit pour le bien, soit pour le mal. Et dès lors, pour me renfermer dans le sujet que j’ai entrepris de traiter, il me semble que le romancier aura pleinement satisfait à la morale, s’il remplit deux conditions, dont l’une concerne le but et l’autre les moyens.

Il doit d’abord exprimer ou laisser transparaître une conclusion saine. Je ne dis pas une conclusion optimiste ; je ne dis pas célébrer le triomphe du bien sur le mal, que nous ne voyons pas toujours se manifester, hélas ! dans la vie. Je pense seulement que le livre sera bon si le lecteur, en le fermant, a senti plus vivement le danger, personnel ou social, de la faute ou de l’erreur que l’auteur a décrite, ou s’il a plus clairement compris la grandeur et la nécessité de la loi morale à laquelle il est, comme homme, obligé d’obéir. Sans cela, et si le livre excite l’homme à la révolte, je ne vois plus dans l’œuvre écrite qu’un désordre, que toutes les raisons d’art ne sauraient excuser, car l’art ne peut être antisocial, antihumain ; il doit être un agent de progrès, et une force pour soulever les âmes ; ou bien il n’est qu’un danger qui grandit avec le talent de l’écrivain.

Un grand nombre de romanciers ont eu l’intelligence de cette obligation première et s’y sont conformés. Il y en a très peu qui se soient proposé, délibérément, de laisser à ceux qui les lisent une impression finale contraire à la morale. Mais cette condition ne suffit pas. Je connais, vous connaissez tous, de détestables livres, qui ont un excellent chapitre trentième. On citerait, à la douzaine, des romans qui ont souillé des imaginations, troublé des cervelles et des cœurs, et qui renferment quatre pages finales de la plus belle envolée, d’une philosophie acceptable et même excellente.

C’est que, en effet, une autre règle plus délicate, infiniment plus difficile à observer, s’impose à l’écrivain, à celui-là surtout qui prétend raconter et analyser le monde des passions humaines. Obligé de dire le mal, il doit en éveiller l’idée sans en exciter le désir. Il doit prendre garde que la peinture, trop complaisamment poussée, d’un sentiment mauvais, d’un vice, d’une faute, ne fasse oublier au lecteur la perversité du sentiment ou de l’acte ; il faut qu’il mesure le danger de l’exemple qu’il crée lui-même, et que, par une habileté dont le public ne s’apercevra peut-être pas, sans le dire le plus souvent, il laisse aux manifestations de la volonté humaine leur caractère de liberté, de mérite ou de démérite. Règle redoutable ! J’avoue qu’elle est gênante, mais il n’y a rien de facile en art. Il suffit qu’il soit possible de la suivre, et cela n’est pas douteux. La difficulté n’est pas de citer des exemples, mais de les imiter. Où commence l’inutile excès d’analyse ? Où la secrète indulgence qui flatte le fond perverti de l’homme ? Où le détail qui n’ajoutera rien à la valeur du livre et qui risque d’en altérer le sens et d’en ruiner le bienfait ? Toutes les explications sont ici superflues, tous les commentaires ne guideraient pas sûrement. Le seul guide qui ne trompera pas, c’est une conscience affinée, respectueuse des âmes, et, pour tout dire, le tact chrétien de l’auteur.

Ainsi l’écrivain est lié. Faites attention qu’il est, en même temps, singulièrement grandi par ses obligations envers la loi morale. Mais que, tout au moins, dans ces limites, sa liberté soit entière ! Qu’on n’aille pas la restreindre, sous prétexte que des enfants de quinze ans liront peut-être ses œuvres ! Non ; là commencerait un abus tout à fait condamnable, destructeur de la sincérité, de la beauté, de l’art lui-même. Cette liberté, nous la voulons respectueuse, mais nous la voulons aussi respectée. Le romancier aura le droit de peindre toute la vie, telle qu’elle est, à l’exception des bas-fonds d’obscénité, qui ne sont pas du domaine de l’art ; il pourra étudier toutes les passions, leurs développements, leurs effets, tous les troubles mauvais de l’âme, et tous les crimes, aussi bien que les repentirs et que les autres actes de beauté morale. Je crois fermement qu’il y a une manière chaste de dire les choses qui ne le sont pas, et cela sans fausse pudeur et sans fausse précaution. Je crois que c’est là un droit absolument nécessaire de l’écrivain, et qu’il n’y a presque pas de roman ou il ne doive en user, parce qu’il n’y a presque pas de drame auquel le mal ne soit mêlé essentiellement.

Et c’est pourquoi j’affirmais tout à l’heure que le roman « pour toutes les mains » est un genre faux. Il écarte de la vie un élément qui appartient à la vie et dont le plus honnête homme ne peut pas ne pas tenir compte. Il conduit les auteurs à ces mièvreries dont les petites pensionnaires elles-mêmes devinent le mensonge, puisqu’elles ne les relisent pas. Car, c’est une observation qui fait honneur à l’instinct de la jeunesse : les jeunes filles de vingt ans dédaignent les livres qu’elles ont dévorés en sortant de pension. Elles ne savent pas ce qu’est la vie, mais elles savent que la vie n’est pas dans ces contrefaçons illicites, et elles sentent qu’on les a trompées. Elles en acquièrent plus tard la certitude. À quoi bon de pareilles lectures ? À quoi bon surtout de pareils ouvrages ?

Le mal ne serait pas grand s’ils disparaissaient subitement, par un coup de baguette magique, de notre littérature. Quant aux autres, à ces romans qui n’ont pas été écrits pour les jeunes filles, et dont le nombre est incalculable, il en est bien peu, même parmi les meilleurs, qui puissent être d’une lecture profitable ou simplement indifférente avant la vingtième année. Je sais qu’il y a ce qu’on appelle les romans honnêtes. Presque tous les écrivains ont rencontré, une ou plusieurs fois, et ils ont traité des sujets dont l’affabulation peut être exposée, résumée, expliquée, devant un auditoire d’école primaire. Les noms nous viennent d’eux-mêmes à l’esprit. Vous avez présent et vivant dans le souvenir tel livre d’Alphonse Daudet, de George Sand, d’André Theuriet, de Cherbuliez, telle nouvelle de Loti ou même de Maupassant, qui n’est pas seulement une belle histoire, mais une bonne histoire, parfaitement saine en chacune de ses parties. J’en tombe d’accord. Est-ce à dire qu’elle convienne à des jeunes filles ? Je me permets d’en douter, et voici pourquoi. L’auteur n’a pas eu l’ambition d’écrire pour un public d’adolescentes. Il a écrit pour des hommes et des femmes qui peuvent pénétrer et compléter son idée, deviner les sous-entendus, peser les mots, et faire à côté de l’œuvre du maître ce qu’on pourrait nommer l’œuvre du lecteur. Cette collaboration, que la jeunesse ne peut lui donner, est nécessaire à toute grande œuvre, elle est un élément avec lequel l’écrivain doit compter. Les artistes ne disent pas tout, ou parce qu’ils n’en ont pas le droit, ou parce qu’il leur suffit d’indiquer une ligne pour que la courbe se prolonge à l’infini dans l’esprit du lecteur intelligent. Ils pressentent, ils voient d’avance qu’à un tout petit passage qu’ils écrivent avec plus d’émotion, où ils mettent un peu plus de leur âme, le livre se fermera entre les mains pieuses d’un homme ou d’une femme, et qu’il y aura de longs rêves autour d’une seule ligne, comme on voit d’une seule graine s’élever et s’épanouir tout un buisson en fleur. Encore faut-il que la terre où tombera cette graine ait été remuée par la vie, qu’elle soit apte à recevoir, à envelopper, à nourrir, à porter jusqu’à sa floraison cette semence de pitié, de résignation, de courage ou d’amour, poussière des âmes créatrices qui s’envole, qui se disperse à travers le monde, mais qui ne germe pas partout où elle tombe. L’éducation, l’instruction, ne sont que des éléments secondaires dans cette association du lecteur avec l’écrivain. C’est la vie, c’est la souffrance personnelle qui prépare la communion de ces inconnus dans une même émotion, que l’un exprime à peine, et que l’autre éprouve tout entière. Et la jeunesse a sans doute d’autres privilèges, mais elle n’a pas celui-là. Elle n’a pas souffert. Elle n’a dans les yeux que la joie du monde qui s’ouvre. Elle laissera périr la pensée d’autrui ou bien elle s’épuisera en essayant de la porter. Le roman de la vie vraie n’est pas fait pour ceux qui n’ont pas vécu.

Le moindre mal qui résulte, pour des âmes trop jeunes, de l’étude des œuvres romanesques, c’est l’exaspération de la sentimentalité. N’y sont-elles pas assez disposées naturellement ? À supposer même que l’esprit n’en reçoive aucune flétrissure, est-il souhaitable que les jeunes filles commencent à entrevoir la vie à travers le roman ? Je ne le crois pas. Et veuillez observer qu’on peut soutenir cette idée sans être, pour cela, partisan d’une éducation étroite, sans prendre parti pour la pruderie, la niaiserie et l’ignorance, qui n’ont jamais été des vertus, et qui sont aujourd’hui des dangers graves. Je suis de ceux qui pensent que les vertus les plus fermes, et peut-être aussi les plus pures, sont celles qui ont au moins un pressentiment ou un avertissement du mal. Mais, pour cette leçon difficile, je récuse l’école du roman. Je soutiens qu’elle est funeste, qu’elle énerve les âmes au lieu de les tremper. Je dis qu’il faut relire la vie dans les livres, mais qu’il faut l’apprendre de la vie elle-même, en la regardant en face avec des yeux bien clairs.

Cette observation m’amène tout naturellement à en formuler une autre. S’il y a, en effet, une sorte d’incompatibilité et de disconvenance entre l’esprit de la jeunesse et le caractère moral du roman, il me semble qu’on peut en dire autant lorsque l’on considère le roman, non plus comme une œuvre morale, mais comme une œuvre d’art. Là encore la jeunesse, l’inexpérience du lecteur est un grave défaut. Et j’oserai avancer que la perfection de cette forme littéraire exige tant de conditions et de si subtiles, qu’il faut, pour la comprendre et pour la goûter complètement, pour en tirer un autre profit que celui, très banal souvent, d’une anecdote, une intelligence déjà mûre et ornée.

Oublions pour un instant la manière dont sont lus la plupart des romans, prêtés un jour, rendus le lendemain, dévorés par des yeux souvent jolis, mais qui ne savent pas lire, qui ne savent que suivre un héros à travers les pages d’un livre, comme un passant qui s’éloigne sur le sable d’une promenade. Oublions qu’on les juge trop souvent, ces personnages imaginaires, comme s’il s’agissait de les faire entrer dans son salon, sur leur sourire, leur naissance, le tour plus ou moins élégant de leur conversation, en un mot sur leurs qualités mondaines. Oublions que plus d’une lectrice, jeune ou vieille, n’a d’autre critérium, pour apprécier un caractère, que celui qui consiste à se demander, si elle est jeune : « L’aimerais-je ? », si elle est vieille : « L’aurais-je aimé ? », et à répondre oui ou non. Oublions surtout qu’il existe un nombre bien grand d’œuvres romanesques qui ne méritent pas une critique moins sommaire. Supposons un livre de premier ordre aux mains d’un lecteur digne de lui. Celui-ci saura pénétrer tous les secrets de l’écrivain, et goûtera une joie vive dans la découverte de chacun d’eux.

Ce sera d’abord, si vous le voulez, le don de la vie communiqué à ces êtres d’idéal, la vérité de leur physionomie morale ou physique, leur fidélité à eux-mêmes d’un bout à l’autre de l’œuvre, la diversité des langages dont ils se servent, et qui correspondent à des différences ou à des nuances de caractère, la vraisemblance de l’intrigue, la proportion des épisodes, l’agencement des parties, autrement dit la composition de l’œuvre. Il y aura là, pour un esprit avisé, mille observations à faire et mille comparaisons à établir. Il ne pourra s’empêcher de remarquer que le talent de composition a été inégalement réparti, non seulement entre les hommes, mais entre les nations ; que le roman d’un Français est composé autrement que celui d’un Russe, d’un Anglais, d’un Allemand.

Ces observations, ces rapprochements que j’indique ici rapidement, et qui sont du domaine de la critique élémentaire, un lecteur véritable doit les faire, et un livre de mérite doit les provoquer.

Mais la parfaite pénétration d’une œuvre romanesque nous conduira bien au-delà de ce point. Veuillez me suivre dans ce domaine moins familier aux critiques superficiels, et où se rencontrent cependant les plaisirs les plus vifs d’un lettré, les originalités les plus fortes d’un écrivain. Je veux parler du cadre du roman. Je ne me sers pas de l’expression : paysage ; elle serait trop étroite. Le cadre du roman, c’est toute l’atmosphère où se déroule l’action, c’est l’entourage, la maison, le mobilier aussi bien que la campagne ou le quartier, le reflet des choses sur les hommes. Car la nature est intimement associée à nos actes. Elle agit presque constamment sur nous, et quelquefois, pour en témoigner, nous lui prêtons une âme. Ce n’est là qu’une figure. Il n’y a d’âme que la nôtre, mais impressionnée par le monde extérieur et modifiée par lui. Nul ne saura jamais les lois de cette influence des choses, le secret de la dépression morale, de la tristesse ou de la joie, de l’énergie, de la grandeur et de la plénitude d’amour que nous recevons d’elle. Nous subissons même la puissante maîtrise de l’heure et de la lumière. Nous avons une parenté avec la terre qui nous porte. Voyez, dans une même patrie, les gens de la plaine et ceux de la montagne, ceux qui communiquent, par tout leur être, avec le sol rocheux, l’air sec, avec les bruyères, avec les grands flamboiements de soleil sur des surfaces arides ; regardez à côté et étudiez ceux que la vie enferme dans l’ombre moite des forêts ; observez le visage des mêmes travailleurs qui change avec les saisons, la couleur de leurs paroles ou de leurs yeux qui varie plus d’une fois en un jour, et dites si nous ne sommes pas un peu les sujets de ce monde que nous dominons par la pensée ? La parcelle d’univers où nous vivons et que nous n’avons pas faite influe sur nous, et aussi l’entourage immédiat que nous nous sommes donné : notre maison, les objets dont elle est ornée, les ombres habituelles de ses murailles et les clartés de ses fenêtres, le bruit encore avec lequel la vie nous berce, bruit de la rue et de la place, murmure des eaux, murmure du vent, voix d’enfants, voix de femmes, voix chères dont les mots ne parviennent pas toujours à l’oreille, dont l’accent va toujours au cœur, bourdonnement du travail dans l’atelier voisin, silence même de la nuit, où passe l’accord de mille bruits apaisés et confus.

Tous les romanciers se sont préoccupés de traduire cette vie qui enveloppe la nôtre, et ils l’ont fait avec une variété de procédés infinie, selon leur tempérament, selon leur race, selon le temps où ils ont vécu. Ah ! la curieuse, la passionnante étude pour un lecteur attentif ! Comment ne serait-il pas frappé de l’extrême sobriété du cadre, par exemple, chez nos classiques ? Comment ne pas voir, au contraire, l’exubérance du cadre chez Chateaubriand et chez les romantiques, ses enfants ? Qu’est-ce que le roman de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, sinon l’exemple le plus extraordinaire qui soit, avec cet autre roman, les Travailleurs de la mer, d’un maximum de description où se mêle un minimum de récit ? Et entre ces extrêmes, quel plaisir de surprendre l’art particulier d’un Théophile Gautier, d’un Balzac, d’un Flaubert, d’un Alphonse Daudet ! Ce ne sont pas là des joies de la dix-huitième année. Mais je soutiens que l’immense majorité des lecteurs ont une opinion très nette sur la question. Les principes, tout au moins, apparaissent aux intelligences les plus simples, les moins préoccupées de littérature, et se formulent tout naïvement. À qui n’avons-nous pas entendu dire, non pas une fois, mais dix-fois : « Ce livre est mal fait, il a trop de descriptions. » À qui n’est-il pas arrivé de tourner négligemment trois ou quatre pages descriptives, et de reprendre plus loin, en corrigeant l’auteur, la narration interrompue ?

Le sentiment qui fait parler ou agir la foule, en pareil cas, c’est l’ennui, direz-vous. On pourrait soutenir que c’est le bon sens. Mais une femme ou un homme instruit, habitué à raisonner, ne s’en tiendra pas là. Il cherchera les causes de cette désaffection subite de son esprit, en présence d’une description prolongée, et voici quelques-unes des innombrables réflexions qu’il pourra faire.

Ils se sont trompés, les Goncourt, dira-t-il, quand ils ont avancé qu’il faut « peindre avec la plume ». Non, la littérature est un art et la peinture en est un autre. Le peintre et le romancier verront le même paysage ou le même décor d’appartement ; ils le verront peut-être avec des yeux également fouilleurs, sensibles aux moindres nuances de couleur et aux harmonies des formes ; mais, si leur vision est la même, ils la rendront par des procédés et dans un but bien différents. Le peintre établira son chevalet dans une clairière de forêt, je suppose ; il dessinera les troncs et les branches des arbres, les buissons, les places d’ombre et de lumière ; il s’ingéniera à peindre ces dégradations de teintes des frondaisons qui s’éloignent et qui, vertes d’abord, se perdent bientôt dans le bleu. Et ce qu’il essayera de rendre, ce sera l’aspect d’une futaie, à une certaine heure du jour et de l’année, tel qu’il se révèle à des regards qui ne sont occupés que de ce seul objet : bien voir. Toute son ambition de peintre, d’ailleurs très haute et très périlleuse, tend à éveiller dans une autre âme l’impression qu’a produite sur lui-même le spectacle de la forêt, — sur lui-même, observons-le bien, qui ne cherchait que la beauté, et appliquait à cette contemplation ses sens et son esprit.

Il faut, chez un homme, ces dispositions que j’appellerai exclusives, pour qu’il perçoive et retienne chacun des détails dont se compose un paysage. Et si cet homme ne fait que traverser la forêt, mais surtout s’il apporte avec lui une émotion étrangère qui partage son attention, son regard en sera changé et sa vision ne sera plus la même.

C’est précisément ce qui a lieu lorsqu’un personnage de roman est amené par un auteur dans la clairière de la forêt. Ce personnage ne vient pas là pour peindre. Il nous a déjà été présenté. Il se nomme Jacques et il est amoureux ; il se nomme Albert et il pleure sur l’abandon de sa meilleure amie ; il se nomme Dominique et des embarras de fortune lui rendent difficile la résignation nécessaire à la vieillesse qui s’annonce. Nous le connaissons, et l’intérêt que nous lui portons est surtout fait de la curiosité de savoir comment il sortira des difficultés où l’ont jeté ses passions ou les circonstances de la vie. Sa façon de juger la nature ne nous est pas indifférente, mais elle ne nous importe que secondairement. Et nous ne le comprenons plus, nous sommes en désaccord avec lui, si, tout à coup, s’arrêtant dans la clairière que nous avons imaginée, il s’abstrait de ses préoccupations, de ses amours, de ses rancunes, de ses rêves, pour contempler la nature avec la minutie, avec la longue patience d’un peintre et d’un homme de métier. Non, la vraisemblance, le goût instinctif demandent que la vision d’un héros de roman soit une vision passionnée, c’est-à-dire en étroite relation avec la passion qui agite le cœur. Il ne verra que les détails qui peuvent fournir un aliment à ses pensées de l’heure présente ; il ne verra que son âme souffrante ou heureuse dans la nature où il la répand ; il n’aura pas remarqué l’exacte courbe d’un chemin qui tourne sous bois ou d’un arbre plié par le vent, mais d’immédiates comparaisons se seront levées en lui, et ce qu’il aura retenu, soit comme une ironie, soit comme une harmonie, ce sera la paix, l’ordre, ou la sauvagerie, ou la fraîcheur, ou la tristesse morne de ce coin de la nature. Il ne cessera pas, enfin, d’être l’acteur du drame dont nous voulons le secret.

La longue description est donc généralement fausse en littérature, parce qu’elle est incompatible avec l’action. Cela est vrai de la description d’une forêt et aussi de celle d’une maison ou d’un mobilier. Le cadre des personnages ne doit pas être traité séparément et pour lui-même, mais d’une certaine façon humaine et comme un complément des héros. Le plus véridique des artistes, le plus réaliste, — dans le sens de voisin du réel, — sera l’écrivain qui donnera l’impression constante de la présence des choses, qui les mêlera à la vie, et qui ne confisquera pas à leur profit l’attention qui ne doit pas cesser de voir les âmes et de les suivre.

Où sont les modèles de cet art parfait ? Jean de La Fontaine eut cette faculté géniale, ce tact qui arrête l’écrivain avant la faute de goût. Dans ses fables, le paysage n’est presque jamais absent, mais le trait en est léger autant que précis ; il accompagne les personnages sans nuire à leurs mouvements, discret comme les lointains de la Toscane ou de l’Ombrie qu’on aperçoit dans les tableaux des primitifs italiens, derrière les auréoles. De nos jours, il y a bien aussi quelques écrivains, et notamment quelques romanciers, qui ont compris le rôle nécessaire, constant et subordonné du décor. Mais les meilleurs stylistes ne sont pas tous des modèles sur ce point. On a reproché à Flaubert de s’être repris à dix fois, — le chiffre est mathématiquement exact, — pour peindre la visière de la casquette de M. Bovary. Eh bien ! on a eu tort. L’extrême application de l’écrivain ne peut que lui faire honneur. C’est peut-être ailleurs qu’il s’est trompé, dans Salammbô, quand il a amoncelé les pages pour décrire, magnifiquement, il est vrai, le banquet des mercenaires, les lions crucifiés, ou même la petite et impériale Salammbô descendant l’escalier du palais. Mais il a donné un exemple admirable de description vivante quoique étendue, quand il a peint le comice agricole dans Madame Bovary, parce que l’idée maîtresse du livre s’y mêle étroitement à la vision des choses. Le secret est là, et peut-être n’existe-t-il qu’un ou deux maîtres qui l’aient toujours compris, sans jamais subir l’entraînement de ce peintre, brosseur de fresques, aquarelliste ou pastelliste, qui habite aujourd’hui dans l’âme de tout romancier. Peut-être ne peut-on citer avec assurance que Guy de Maupassant, et, après lui, Alphonse Daudet. On peut reprocher à Maupassant d’afficher trop souvent la philosophie d’un mauvais commis-voyageur. Mais aucun contemporain n’a eu, au même degré, les qualités du conteur. Il conte sobrement, avec des mots clairs et simples ; il a la phrase variée et solide ; il voit tout, et cependant il n’exprime de sa vision que ce qui est nécessaire à l’action. En vérité, je le déclarerais volontiers le plus puissant maître de la prose romanesque de ces trente dernières années. Il a écrit trop d’œuvres d’une immoralité grossière, mais il avait le génie de la langue, et toute la tradition française se reconnaît dans la composition et dans le décor de ses nouvelles.

Celui qui lit un beau roman n’aurait pas épuisé pour si peu le plaisir et le profit de sa lecture. Il lui resterait bien d’autres secrets à étudier, et de plus intimes encore.

J’en ai assez dit pour prouver que la lecture du roman ne peut convenir à tout le monde, puisqu’elle demande une expérience personnelle de la vie et un sens exercé de la beauté. J’espère avoir établi que la formule du roman pour toutes les mains est celle tout simplement d’une erreur littéraire. Mais je m’en voudrais de ne point ajouter en terminant, — et déjà on l’a deviné, — que les deux conditions que j’ai développées, les deux qualités que j’ai supposées chez le lecteur de romans sont d’importance inégale. La première seule est essentielle, la seconde n’est que souhaitable. Il est nécessaire d’avoir vécu pour bien comprendre les fictions de la vie. Il n’est pas également nécessaire d’être artiste soi-même. Sans doute, le rêve d’un écrivain sera d’être compris, jusqu’aux nuances les plus secrètes de sa pensée, par une intelligence sœur de la sienne ; mais ce rêve n’est point incompatible avec celui d’être lu par la foule, de parler à l’âme d’un pays, ne fût-ce que par une page, par une phrase reproduite dans les journaux, citée dans des discours, traduite dans une chanson, et possédée et gardée ensuite par des milliers d’êtres humains dans le trésor des vérités acquises. Pour avoir cette ambition noble et pour la croire possible, il suffit de se rappeler que, au-delà du début de la vie, il y a une égalité au moins parmi les hommes : qu’ils ont tous souffert, qu’ils ont tous crié, et que, si variées que soient les peines et les plaintes, tout se résume dans le même besoin d’une infinie justice.

Le secret de l’intelligence des livres est sûrement là. Ceux qui ont souffert, ignorants ou savants, comprendront toujours quelque chose aux récits de la vie. Que les autres, ceux qui sont jeunes, attendent la leçon commune ; qu’ils vivent d’abord, qu’ils laissent de côté le roman comme une œuvre pour eux vide de sens, écrite dans une langue étrangère. Ils l’ouvriront le lendemain du jour où ils auront pleuré : cela ne tarde jamais beaucoup.