(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre V. Mme George Sand jugée par elle-même »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre V. Mme George Sand jugée par elle-même »

Chapitre V.
Mme George Sand jugée par elle-même5

I

Mon Dieu, oui, par elle-même ! J’aimerais assez cela, si Mme George Sand était capable de se juger, si réellement elle était un esprit critique. J’aimerais beaucoup ce dédoublement de soi-même. La Réflexion venant après l’Inspiration, et jugeant à froid ce que l’Inspiration brûlante a fait, ce serait là un spectacle instructif et piquant, et même cela pourrait être un imposant spectacle. Toute la question est de savoir si Mme Sand nous l’a donné.

Mme Sand qui nous disait à nous, il y a quelques années, à propos de Maurice de Guérin : « Je ne suis pas un esprit critique. Je n’ai que mon émotion. Quand j’ai besoin d’une opinion, je la demande à Gustave Planche ou à Sainte-Beuve », Mme Sand vient de se découvrir critique… à la fin ! Elle a cru que cela poussait, quand rien ne pousse plus, la double et très rare puissance qui invente et qui, après avoir inventé, monte plus haut que son invention, plane sur elle, la regarde et la juge ! et elle a publié un volume dans lequel ses éditeurs, folâtres, la comparent d’abord à saint Augustin (de la seconde époque), puis, très respectueux, nous déclarent qu’elle a jugé ses propres œuvres avec une liberté que personne n’oserait se permettre… Et pourquoi donc pas, Messieurs les éditeurs ?

Le fait est que nous devenons très drôles depuis quelque temps. Nous avons, depuis plus de trente ans, polissonné avec les choses les plus sacrées, la Religion, la Morale, les Pouvoirs publics… et aujourd’hui, il n’est pas permis de juger librement M. Victor Hugo ! Ce serait irrévérent. Aujourd’hui, il ne sera pas permis non plus de juger librement Mme George Sand ! Ce sera une inconvenance. Pour M. Victor Hugo, je le conçois. Nous craignons Robespierre. Mais pour Mme Sand, c’est moins intelligible. Nous sommes encore bien loin du règne des femmes politiques, qui auront un jour des injures littéraires à venger. Femme d’ailleurs, Mme Sand ne l’est plus. Elle a passé une partie de sa vie en habit d’homme. Elle s’est appelée elle-même un voyou dans ses Lettres d’un voyageur. Si vous voulez, je l’appellerai Monsieur George Sand, au lieu de Madame, dans le courant de ce chapitre. Je n’y tiens pas, ni elle non plus ! — Il est vrai qu’elle est le succès le plus curieux, le plus grand et le plus facile de tout le dix-neuvième siècle, et le succès a toujours de très humbles et très obéissants serviteurs qui, comme des laquais, se galonnent de respect sur toutes les coutures ; mais, après tout, elle n’est pas pour cela inviolable, et même elle ne voudrait pas l’être, cette fille de la Libre-Pensée !

Je prendrai donc la liberté que ses éditeurs me refusent, et je vous dirai quelques mots de ce livre de critique très inattendu, dans lequel Mme George Sand a pris, sans se manquer de respect à elle-même, la liberté de se juger.

II

C’est un livre, allez ! qui en étonnera plus d’un. Cela n’a l’air de rien du tout ; c’est une bagatelle en apparence, faite avec des centons de préface, avec des morceaux détachés, jetés ici et là, et ramassés par une main qu’on ne croyait pas si prudente ; mais c’est très gros de visée. C’est un livre qui nous apprend de singulières nouvelles et qui affecte de singulières prétentions. Mme George Sand prend, les uns après les autres, la plus grande partie de ses romans et sur tous elle écrit, quelquefois avec une brièveté d’oracle, ce qu’il faut penser littérairement ou moralement (moralement surtout !) de chacun de ces romans fameux. Elle fait pour la Postérité, sans doute, ce que fait Chicaneau dans les Plaideurs, par le soupirail de la cave :

Il s’en va lui prévenir l’esprit !

Elle prévient l’esprit à la Postérité contre la Critique qui, — dit-elle, — l’a calomniée ; qui a toujours attribué à ses ouvrages une influence et une intention qu’ils n’ont pas. La voilà tout à coup devenue bien modeste ! Si au lieu d’être en France, nous étions en Angleterre, le pays du cant où il faut toujours se mettre en mesure vis-à-vis de la morale publique, sous peine de sentir sa vie atteinte et déchirée aux endroits les plus sensibles par une opinion implacable, qui n’a point autrefois pardonné à Byron, qui ne pardonne pas aujourd’hui à Charles Dickens, je concevrais la tentative de Mme George Sand, qui cependant, en Angleterre, ne réussirait pas. Je la concevrais. Elle n’est plus jeune. Elle voudrait mourir tranquille. Elle se soucie plus de tranquillité que de vérité… Mais nous sommes en France, dans un pays qui lui a laissé parfaitement tout dire, pendant trente ans, depuis Indiana jusqu’à ses Mémoires, et qui aux jours les plus durs, a répété ces mots ou l’équivalent de ces mots, flatteurs encore, quand son scepticisme les a dits : « Elle peut avoir de mauvaises opinions, mais il faut convenir qu’elle a diablement de talent, cette femme ! » Or, comme avoir diablement de talent est la grande affaire dans ce diable de pays qu’on appelle la France, Mme George Sand a joui, sans conteste, d’une inaltérable félicité d’écrivain, et elle mourra pleine de jours, d’argent et de célébrité, sans qu’il y ait un seul pli de roses à sa couchette. Qu’a-t-elle donc à s’inquiéter aujourd’hui d’une opinion pour elle si indulgente ?… Et quant à la Postérité, elle qui demande des opinions à Sainte-Beuve, elle a au moins l’opinion de ce grand moraliste sur la Postérité, lorsqu’il disait en pleine Académie, que la morale de Mme Sand serait, avant peu, toute la religion de l’avenir !

Le livre actuel de Sand est donc inexplicable. Il est la contradiction affirmée de tout ce qu’elle a écrit ; un démenti donné à la Critique — et autant à la Critique qui l’a grandie et exaltée, — et cette Critique, formidable par le nombre, pourrait s’appeler légion — qu’à la Critique qui l’a diminuée, — et cette autre Critique n’est guère composée que de deux ou trois voix isolées, lesquelles ont protesté bien plus au nom de la morale qu’au nom de la littérature, contre l’affolement universel, inspiré par l’auteur de Valentine et d’Indiana. Non seulement donc, c’est une anxiété sans raison, une panique inouïe de la part d’un écrivain qui, quoique femme, passait pour avoir la virilité du courage, mais c’est aussi envers son temps et la Critique de son temps une ingratitude, plus injustifiable encore, qui lui a fait commettre ce dernier livre. Mme Sand dit à tout le monde aujourd’hui : Vous êtes tous des imbéciles ! Vous vous êtes tous trompés sur moi. Vous avez tous cru — même vous, Monsieur Sainte-Beuve, qui voulez que mes opinions en morale soient la religion de l’avenir, — que j’étais un écrivain d’ordre philosophique, ayant des idées sociales à faire triompher, écrivant des romans comme Rousseau pour prêcher et enseigner quelque chose ; espérant arriver à soulever par l’imagination, cette grande force, tous les sentiments de la vie contre la Loi et l’Opinion, — ces choses mal faites. Vous avez cru enfin que j’étais l’ennemie du mariage tel que la conçu et réalisé le Catholicisme, cette vieille sottise que j’insulte le plus que je peux partout, même dans ce livre que je vous présente, et que j’avais de l’union de l’homme et de la femme une notion plus libre… Eh bien ! après trente ans d’illusions, entretenues par moi, je viens vous dire que cela n’est pas. Je vous ai mystifiés vous-même. Je n’ai pas tant d’esprit que cela. Je n’en ai jamais vu ni voulu si long. Je suis une naïve femme de génie, qui donne des romans comme le pêcher donne des fleurs roses, comme La Fontaine donnait des fables. J’ai un peu d’utopie dans l’esprit, c’est vrai :

………. Qui n’a pas, dans la tête,
Un petit grain d’ambition ?

Mais c’est par amour pour les hommes que j’ai fait des romans, comme c’est par amour pour mes enfants que j’ai fait des comédies ! Je suis une âme simple et sincère ; n’estimant rien que le naturel ; une bergère des Alpes en littérature, un pauvre poëte rêveur, une bonne petite femme artiste, aveugle-née de génie qui n’a jamais su ce qu’elle faisait, quand elle écrivait, et qui n’a jamais visé qu’à être aimable, dût-elle en mourir de chagrin. Tel est le fond et même le texte du livre nouveau de Mme Sand, la romancière, comme La Fontaine était fablier. Telle est l’affirmation soutenue de ce livre qui peut bien passer, ce me semble, pour le dernier de ses romans.

Car je n’accepte pas pour mon compte, et je ne crois pas que les gens de la Libre-Pensée qui ont toujours fait de Mme Sand une espèce d’héroïne intellectuelle, acceptent, pour le leur, ses déclarations du moment… très peu héroïques. Personne, dans aucun camp d’idées, je l’espère bien, ne croira à la bonne petite femme artiste, qui ne se doute de rien, quand elle inspire la haine du mariage, dans des romans comme Valentine, Indiana et Jacques, et sème l’adultère dans les cœurs ! Tous tant que nous sommes, nous répudierons avec un sentiment que, par politesse, je veux bien ne qualifier que d’inexprimable, cette affectation de simplesse et de bonhomie ; cette bergerie de l’art pour l’art, cette papelardise de Sainte Nitouche littéraire, et tous, nous poserons cette question à laquelle il est impossible de répondre : Est-ce donc que Mme Sand est dans la cour de Ponce-Pilate pour se renier si bravement ainsi, et pour dire d’elle-même : « Je ne connais pas cette femme-là ? »

III

Et la manière dont elle se renie est aussi curieuse que le reste ! D’ordinaire, l’hypocrisie n’est pas commode. Elle cause assez de peine et d’embarras à, ceux qui se la permettent. C’est un vice qui demande presque du caractère. Mais Mme Sand n’est point une lady Tartuffe… de naïveté, qui se mette à la torture pour nous persuader qu’elle n’est qu’une innocente, — une Agnès littéraire qui se contente seulement d’être belle (dans ses Œuvres), car elle ne se nie pas, elle ne se refuse pas ce genre de beauté ! Ici, voyez-vous ? l’enfant gâtée du public qu’elle fut toute sa vie, se retrouve dans la légèreté avec laquelle elle nous affirme, après tant d’années d’effet funeste sur l’imagination contemporaine, qu’elle est innocente comme l’enfant qui vient de naître ; — et prétend nous imposer, rien qu’en se récriant, une opinion qui demanderait qu’on se mît en quatre pour la prouver ; se flattant sans doute qu’à son premier petit souffle, — tout-puissant, — elle nous fera tourner comme des girouettes !

Ineffable manière de procéder ! Mais nous avons tellement admiré Mme Sand, que nous méritons bien qu’elle l’ait, avec nous, cette manière ! C’est nous qui avons créé sa suffisance… Croyez-vous qu’elle discute aujourd’hui ? Croyez-vous qu’elle prenne la peine de discuter l’idée qu’on a d’elle ? Non pas ! Fi donc ! Discuter ! À quoi bon ? Elle détruira très bien (croit-elle) l’idée qu’elle a construite elle-même dans l’opinion publique par ses écrits, en nous faisant des confidences de composition et en nous racontant de petites anecdotes personnelles, choisies parmi celles qui ne compromettent pas ! Elle n’aura qu’à mettre légèrement le bout de son petit doigt sur les châteaux de cartes de la Critique, pour les faire crouler !

La Critique, — dit-elle, avec les yeux baissés d’une jeune Première d’Opéra-Comique qui regarde timidement l’ourlet de son tablier, — a eu toujours trop d’esprit avec moi (Vous êtes bien bonne, Madame). Je n’ai jamais eu d’intention subversive. (Pauvre brebiettet) Quand je fis Indiana, mon premier livre, j’étais tout instinct. J’étais naïve… Comme si cela nous faisait quelque chose qu’elle fût naïve ! comme si ses intentions, que Dieu jugera, lui ! nous regardaient, nous, critiques et juges à la manière des hommes, qui n’avons à voir que le fait du livre, et à le condamner, s’il est mauvais. Naïve ! Instinctive ! Mais on donne le fouet aux enfants pour leur apprendre qu’ils ont mal fait. C’est de la critique très légitime sur des derrières très naïfs. Il est vrai qu’ailleurs elle ajoute : Je n’ai jamais cru à la moralité du roman. Chose commode de ne croire à rien pour se permettre tout ! Quand je fis Lelia, dit-elle encore, on m’avait accusée d’être philosophe, je voulu voir ce que c’était que la philosophie, (Curieuse !) Et toujours naïve, elle crut qu’il n’y avait qu’à s’y mettre, pour être philosophe ! Elle fit Lelia, mais, ajoute-t-elle, avec l’intention de ne l’écrire que pour moi seule… Encore une intention trompée ! Depuis les Jésuites, — les Jésuites de Pascal ! — on n’a jamais tant parlé d’intentions et d’intentions insuffisantes ! Enfin, quand elle arrive à Jacques, la naïve veut nous faire (est-ce naïvement ?) prendre le change ; mais si nous le prenions, c’est nous qui serions les naïfs ! Elle glisse sur la thèse du mariage qui est le fond de Jacques, car Jacques, — il faut bien dire les choses par leur nom, — est un Sganarelle héroïque, qui reconnaît hardiment la légitimité du courage, et qui se tue pour donner sa place à l’amant de sa femme, dans son lit ; et elle n’insiste que sur la thèse du suicide qui n’est ni plus vraie ni plus morale, et qu’elle appelle le droit (le DROIT !!!) d’être désespéré Voilà comme elle procède, cette grande Critique ! Voilà par quelles confidences d’après coup, elle nous démontre nonchalamment, qu’elle est la plus blanche des hermines, — qu’elle a la conscience sans une tache, quoiqu’elle ait écrit des livres qui en font ! Voilà comme elle est innocente ! Innocente à la manière de la somnambule assassine, qui s’écrie au réveil : « C’est vous qui m’avez mis ce sang sur les mains ! » C’est nous, en effet, nous les critiques qui tenons encore pour la grande sornette catholique, c’est nous race de critiques, dénonciateurs, pourvoyeurs de ministères publics, comme elle nous appelle (page 106), cette charmante, qui l’avons barbouillée d’adultère ! Oui, c’est nous contre qui elle se révolte aujourd’hui et tire son petit pistolet de livre ! C’est nous qu’elle appelle, pour nous humilier et nous aplatir, les sergents de ville du feuilleton ! Les sergents de ville du feuilleton ! Ma foi, qu’elle me laisse le lui dire : Dans un temps plus fort et plus organisé que le nôtre, moins dépravé par les fausses délicatesses du sophisme, c’est ce que nous devrions être tous, nous qui faisons de la critique ! Mirabeau disait : « tout homme courageux est homme public le jour des fléaux, et les mauvais livres sont des fléaux », Madame ! — Mais nous sommes si peu ce que vous dites, que vous, — vous écrivez toujours et que personne ne vous arrête !

IV

Du reste, il n’y a pas, — je l’ai dit déjà, — qu’une seule espèce de confidence et de révélation dans ces Impressions littéraires. Après la morale qu’on veut sauver, — un peu tard, — il y a la littérature, et c’est toujours la même coquetterie ou la même fatuité, ou la même combinaison de sincérité, dans cette seconde partie du livre que dans la première ! Mme George Sand a la prétention d’être spontanée en tout ! Elle veut être le génie inconscient qui ne fait, à proprement parler, ni ceci ni cela, après méditation laborieuse et volonté déterminée ; mais qui vibre divinement sous le doigt de la circonstance, parce qu’il a été créé pour vibrer ! Elle écrit, elle ne sait pourquoi, sans rime ni raison, comme elle dit : Le Secrétaire Intime. Elle écrit ceci, parce qu’il fait froid et qu’elle est triste (c’est Leone Leoni). Elle écrit cela parce qu’elle a entendu commérer deux femmes de chambre (et c’est André !). Elle écrit cet autre livre pour la Revue indépendante embarrassée et sans copie (et c’est Consuelo !). Cet autre encore (ses Comédies) pour ses enfants, et ainsi de tous ses ouvrages ! Elle va au jour le jour. Elle dit sans cesse de telle ou telle œuvre : « Je la fis à bâtons rompus. » La conscience réfléchie de la chose qu’on fait ; l’idée vraie qui doit la dominer ; la mesure de son influence ; la caresse féconde de l’étude qui en approfondit la beauté ; le calcul de la route qu’on doit suivre pour arriver au but qu’on veut frapper ; toutes ces choses, grandes et difficiles, qui seraient l’orgueil et la force des plus nobles esprits, ne sont pas pour elle « du génie. » Tout cela est trop déduit, trop travaillé, trop voulu. Ce n’est pas assez source jaillissante ! Or, voilà ce que veut être Mme Sand ! Elle n’est pas dégoûtée ! En âme et en génie, je ne sais pas si elle se croit, mais je sais bien qu’elle veut qu’on la croie naïve comme de l’eau !

Et cette idée sur la spontanéité de son génie m’étonne moins, après tout, que l’idée qu’elle veut nous inculquer de la candeur de son âme. L’opinion a pensé toujours tout le contraire de ce que Mme Sand nous apprend sur sa pauvre petite âme, ignorante, involontaire, enfantine, et voilà pourquoi elle essaye aujourd’hui de l’éclairer, cette opinion, en se confessant ! Mais cette même opinion, abusée, l’a toujours crue (s’abuse-t-elle encore ?) de talent, une Déesse. Elle lui a tant et tant répété qu’elle avait du génie, que cette âme modeste a fini par le croire et même qu’elle avait le plus beau des génies, le génie qui n’a sa raison d’exister dans aucun effort de facultés, et n’est, comme Dieu, simplement que parce qu’il est. Mme Sand, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper, comme on s’est trompé sur son âme, nous prévient qu’elle n’a que celui-là. Il est évident que si l’opinion, cette fois encore, n’admettait pas cette déclaration sur la beauté de son génie, faite par Mme George Sand elle-même, l’opinion serait inconséquente ; car c’est elle qui a fait de ses propres mains cet orgueil qui parle aujourd’hui. L’opinion n’a certainement jamais grisé personne comme elle a grisé Mme Sand. Je l’ai dit plus haut, son succès obtenu, soutenu et maintenu trente ans, est un vrai phénomène !

Dès son début, elle fit fusée, monta à une hauteur énorme, y éclata, s’y épanouit ! Pas une seule résistance, un seul obstacle, une seule chicane ! Page curieuse de l’histoire littéraire à écrire ! Elle tourna la tête à tout le monde, cette femme, qui entrait dans la littérature, Dieu sait par quelle brèche. Cette femme en redingote de velours noir comme un écolier allemand, qui fumait (c’était la première !), tout de suite eut l’opinion, parce qu’elle s’en moquait, l’opinion ayant toujours besoin dans ce pays-ci d’être battue pour être contente ! Elle fut très contente. À chaque roman qui tombait de cette plume facile, c’étaient des applaudissements universels ! En ce temps-là, Balzac, lui, cette plume difficile, ce génie qui se déchirait avec tant de peine et s’ensanglantait pour produire, Balzac accouchait de cruels chefs-d’œuvre qu’un tas d’esprits trouvaient ennuyeux ! Mme Sand ne connut jamais ce tas d’esprits-là ! Comme Alexandre Dumas, cet autre conteur facile, elle a toujours eu l’affreuse fortune de plaire à tous les publics ! La Critique en fut un pour elle, qui se mit galamment à ses genoux. M. Jules Janin n’a jamais été précisément un loup en critique. Il était jeune alors. Il se laissa enguirlander par l’auteur d’Indiana comme un chevreau par une Bacchante. Le jeune chevreau bondissait au Journal des Débats. Mais Planche, le hargneux Planche, montrait ses crocs dans la loge de la Revue des Deux-Mondes. Rappelez-vous l’article incroyable qu’il fit sur Jacques ! Le dogue était apprivoisé. Séduit comme les autres, Chateaubriand n’oublia pas cependant tout à fait qu’il était l’auteur du Génie du Christianisme, mais il condescendit jusqu’à faire une de ses grandes phrases sur Mme Sand. « L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, dit-il, mais Mme Sand fait tomber son talent dans l’abîme, comme j’ai vu (il avait toujours tout vu !) la rosée tomber sur la mer Morte. » Je crois même que M. Louis Veuillot, ce rude contempteur des temps modernes, eut aussi sa petite faiblesse pour le talent, en tant que talent, de l’insolente ennemie du Catholicisme. Comme talent donc, tout le monde lui a donné ; et la possession d’état dans la célébrité a été toujours s’accroissant pour elle et est devenues ! forte, si incontestée et si tranquille, que personne ne s’étonne et ne réclame maintenant quand les plumes des petits jeunes gens et des éditeurs écrivent sérieusement « la gloire de Mme George Sand »

La gloire  …… C’est quelque chose qui reste. — 

Mlle Scudéry a-t-elle de la gloire ? — Mme Cottin a-t-elle de la gloire ? — Mlle Scudéry était lue, comme Mme Sand, au dix-septième siècle. Mme Cottin le fut sous l’Empire. — Mme Sand, — talent relativement supérieur, je l’accorde, — durera-t-elle assez pour que cette argile de la célébrité se durcisse au souffle du temps et devienne le marbre de la gloire ? Ses œuvres d’il y a trente ans ont-elles conservé la radieuse fraîcheur des œuvres faites pour l’immortalité ? N’ont-elles pas vieilli assez déjà pour nous permettre de prévoir qu’un jour elles pourraient bien mourir ? Il y a du démodé aussi dans les premiers héros et les premières héroïnes de Mme Sand, comme il y en a dans les héros et les héroïnes de Mme de Montolieu ou de Mme Riccoboni. Le style qui sauve tout, le style qui empêche, dans Mme de Staël, qu’Oswald avec ses bottes à glands, Corinne avec sa harpe, ne soient des gravures de l’Empire ; le style conservera-t-il les inventions de Mme Sand, — de cette femme qui n’eut pour tout génie d’invention que d’être mal mariée, bohème et démocrate, et qui n’a jamais que ces trois sources d’inspiration : le mauvais ménage, le cabotinisme et la mésalliance, par haine du noble et amour de l’ouvrier ? Le style, qui est le mérite le plus généralement admis des mérites de Mme Sand, est-il vraiment, comme on l’a dit, un style de génie ? Est-il certain qu’il n’a pas pâli, qu’il ne périra point et qu’il porte vraiment cette couronne des styles de génie, qui fait grincer des dents aux égalitaires de la littérature médiocre : — l’originalité ?

Eh bien ! je touche ici à une chose profonde ; je touche à l’explication du succès immense de Mme Sand. Elle n’a point d’originalité. Elle a cette chance, pour son bonheur littéraire du moment, de n’avoir pas d’originalité. Ah ! elle est bien heureuse ! Elle ne choque personne par ce grand côté de l’esprit que les forts seuls savent aimer et que les moyennes intellectuelles qui lisent, détestent. — À la place, elle a ce qui plaît, avant tout, aux moyennes, l’abondance et la facilité. Comme son style est coulant ! disent les bourgeois. C’est leur éloge suprême. Ils ne se soucient guère de ce qu’il charrié de limon, pourvu qu’il coule ; car Mme Sand, qui a l’abondance, n’a pas la correction. Avez-vous demandé jamais à M. Théophile Gauthier, qui était un grammairien, ce qu’il pensait de la grammaire de Mme Sand ? Mais le bourgeois est comme les anguilles, il ne hait pas la vase ; il est mieux là-dedans. Qu’est-ce que cela lui fait, des fautes de français ? De plus, avec cette abondance qui est une qualité après tout, même pour nous, Mme Sand rappelle des manières qui nous ont plu dans nos jeunesses, et elle nous prend encore par les souvenirs. Elle rappelle Jean-Jacques. Elle a moins de véhémence et plus de contour de femme ; mais ce contour, qui ne manque pas de grâce, Ramollit souvent et s’avachit. C’est surtout dans ses paysages qu’elle rappelle le mieux Jean-Jacques, dans le flot duquel elle noie la couleur plus vive de Bernardin. Abondante et facile ! Ce sont aussi les qualités d’un autre écrivain de ce temps, la coqueluche aussi des bourgeois, qui aussi, comme Mme Sand, a ses prétentions d’artiste. Cet écrivain, c’est M. Thiers. Comme on dit à cette heure « la gloire de Mme Sand », on dit aussi « la gloire de M. Thiers. » Ce sont là des locutions consacrées. M. Thiers est, en effet, la seule personne du siècle à qui le succès ait été aussi facile qu’à Mme Sand. À talents faciles, succès faciles ! C’est la loi, la loi éternelle ! Il n’était pas femme, il est vrai, M. Thiers ; mais il était petit…

Chateaubriand osa un jour (riait-il ?) l’appeler le plus grand homme de son époque. Qui, de l’homme ou de l’époque, voulait-il insulter ? Comme Mme Sand, M. Thiers a pour lui les moyennes ; — le centre de l’opinion française, comme il a pour lui le centre de la Chambre, quand il y parle. Les rapports sautent aux yeux entre ces deux talents et ces deux gloires ; seulement ils n’auront pas la même destinée. M. Thiers, le foutriquet du maréchal Soult, a placé ses pattes de mouche historiques sous la garde du fier piédestal de Napoléon, au bas duquel il les a écrites… Quand Mme Sand sera oubliée, on lira encore M. Thiers, parce qu’il a parié de Napoléon. L’insecte a bien choisi son chêne ! Enfin, comme M. Thiers, qui a toujours triomphé de la tête de mulet des bourgeois par le prudhommisme, Mme Sand a, pour se faire goûter d’eux, de fortes teintes de prudhommisme dans le langage, lesquelles ne me paraissent pas absolument nécessaires à la composition des styles immortels. Un jour, si j’avais besoin de continuer cette étude sur Mme Sand et si je la spécialisais davantage, je ferais, pour l’édification des amateurs, le relevé de ces prudhommismes, que la Critique a vus sans les voir… ou sans en parler. Mais aujourd’hui je n’en donnerai, pour calmer leur soif de connaître, que quelques exemples, et je vais les prendre dans le livre que j’ai sous les yeux.

V

En fait, il n’y a, au moment où j’écris, que deux espèces de prudhommismes. Peut-être un jour, grâce au progrès, en aurons-nous trois, mais présentement je n’en connais que deux, — celui de l’idée et celui de l’image. — Le prudhommisme de l’idée, — tout le monde le sait, — est une niaiserie poussée en avant, solennelle, emphatique et pansue. Le prudhommisme de l’image est le lieu commun éculé, usé, effacé, la honte de l’imagination, cette ambitieuse de nouveauté, qui n’en est jamais rassasiée. Je n’ai point à reprocher de prudhommisme d’idées à Mme Sand qui n’a point d’idées ou du moins très peu ; qui, quand elle en a, ne les a point bêtes, mais fausses plutôt… D’ailleurs, Mme Sand, dont on a fait une femme de génie, personne n’a jamais pensé à en faire une femme d’esprit. Mme de Staël en était une, elle ! Outre le génie de l’écrivain, elle avait l’idée, l’aperçu, le trait, l’étincelle. Mme Émile de Girardin, qui n’avait pas de génie, était aussi une femme d’esprit. Mme Sand ne l’est point, et comme elle ne l’est pas et que personne n’a jamais prétendu qu’elle le fût, je n’ai pas à me préoccuper de son prudhommisme d’idées, s’il y en a dans ses ouvrages ; tandis qu’au contraire j’ai à m’occuper — et beaucoup ! — de son prudhommisme d’images, puisqu’on a fait d’elle un grand écrivain ! Or, dans ce volume d’Impressions littéraires, je retrouve publié un petit roman qui passe pour un chef-d’œuvre de Mme Sand (les Lettres à Marcie) et le petit roman n’est rempli que de prudhommismes d’images. Je les y trouve entassés, nombreux, à toute page, sans mélange et tellement, qu’il est impossible que le porte-plume quelconque qui s’exprime en ces termes ; qui n’a à son service, exclusivement, que ces métaphores épuisées, traînées et fourbues, puisse jamais s’appeler du nom de grand écrivain, déjà lourd à porter partout ; à plus forte raison du premier des grands écrivains français au dix-neuvième siècle, comme on l’a dit de Mme George Sand, et qui l’écrase — net !

Prenez-les donc ces Lettres à Marcie, et donnez-moi un démenti si vous pouvez, quand je dis que Mme George Sand a l’imagination (l’imagination dans le style), impuissante et vulgaire. Ouvrez les Lettres à Marcie, qui ne sont pas longues, et voyez si vous ne vous ferez pas, en entrant là-dedans, l’effet d’être dans le vestiaire d’une rhétorique tombée en loques, à force d’avoir servi à tout le monde, — le pire des maîtres ! Voyez si vous trouvez pour exprimer les choses du cœur et de la pensée, plus que les vieilles images surannées, « d’autels renversés dans la fange, d’orages, de ruines qui croulent, de par vis, de feuilles sèches que disperse le vent de la mort, de la colombe qui construit son nid solitaire (pour dire le célibat), de volcans à peine fermés du sol (pour dire les passions apaisées), du forum (pour dire comme les avocats, là vie publique), de l’ange de la destinée, de la lampe de la foi, du vent, de la pluie, mais sur-« tout du vent, et pourquoi ? (pour dire les peines de l’âme), de la coupe de miel offerte aux lèvres pures « (pour dire une vie heureuse et quoiqu’on ne mette guère maintenant de miel dans les coupes), des anneaux rattachés de la chaîne brisée, du faîte de la richesse, du règne de la vérité qui s’annonce à l’horizon ! (l’horizon, cette place du ciel dont raffolent les bourgeois et où ils voient tout, même des règnes), du volcan, de l’éternel volcan qui vomit par ses mille cratères de la lave et de la fange, et enfin du bouclier (en parlant à une femme qui n’est pas Clorinde, pour dire le sentiment qui défend son cœur !). » Eh bien ! y a-t-il un seul de ces tropes décrépits et solennels qui franchement soit au-dessus de la portée d’un Prudhomme quelconque qui voudra dire les mêmes choses que Mme Sand, — et les colorier comme elle ? Je sais bien qu’elle a une mesure et une suite dans l’image que les Prudhommes fougueux n’ont pas toujours. Elle ne dira jamais, elle est incapable de dire : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie ! » ce mot babéliquement insensé, mais renversant d’inattendu ; mais en sera-t-elle moins Prudhomme pour cela ? Ce sera une Prudhomme moins hardie, plus littéraire, plus retenue que le violent papa de ce nom. Voilà tout ; mais elle est de la race. J’ai cité plus haut Mme Gottin, l’auteur de Malek-Adel, l’inspiratrice de tant de pendules d’épicier ; mais Mme Cottin parlerait-elle plus de « l’ange de la destinée, du volcan, de la chaîne brisée et du bouclier ? (Et encore elle aurait pour excuse les beaux cuirassiers de l’Empire. La cuirasse rappelle le bouclier !) Ah ! ici il ne s’agit plus que de l’écrivain ! Il ne s’agit plus d’invention, de combinaison et de caractère, il s’agit de la vie et de la couleur du style de Mme George Sand, si incroyablement vanté ! Eh bien ! la vie, la couleur de ce style, la voilà ! Je défie qu’on me montre dans Mme Sand une seule de ces grandes images qu’on n’a pas vues encore. Toutes les siennes sont des images tombées vingt fois de leurs béquilles, et qu’elle relève, et qu’elle appuie contre sa phrase, pour qu’elles tiennent encore un peu debout.

Aimable femme qui sera toujours aimable, dût-elle en mourir de chagrin. Elle a de la vertu, en rhétorique. Elle passe sa vie à donner le bras aux vieillards.

En somme, Mme George Sand a-t-elle eu raison de publier ces impressions littéraires ? Comment a-t-elle impressionné le public ?… Nous avions été tous pris, plus ou moins, au traquenard de sa réputation, ce piège à bêtes ou à étourdis qui ne regardent jamais à rien. Tous, plus ou moins, nous avions cru qu’elle était un écrivain volontaire et travailleur qui avait émancipé la femme dans sa personne, et qui, vaillante dans le faux, mais vaillante, voulait émanciper le mariage, l’opinion, la loi ! Elle ne serait donc rien de tout cela ! Nous rêvions donc au fond du traquenard. Le livre des Impressions littéraires, où, devenue critique, elle se juge et elle se confesse, l’a prouvé. Mme Sand y met la main sur son cœur, comme Louis-Philippe, et comme Léopold à son balcon, y prit un jour ses enfants dans ses bras. Elle n’est, si vous Técoatez, qu’une aimable rêveuse, vierge de tout ce qu’on lui reproche ; qui a commencé par pondre, sans rime ni raison, des romans pour ces vilains hommes, et qui berquinant sur le tard de la vie, pond pour ses enfants des comédies que ces vilains hommes incorrigibles trouvent charmantes ] Elle n’a jamais pensé qu’à l’Art et au plaisir de faire des contes, et ce n’en est pas un qu’elle nous fait là ! Confidences, déclarations de simplicité, main sur le cœur, enfants dans les bras, tout cela c’est la vérité de la dernière heure. Elle a le génie et elle a l’innocence ! le génie auquel nous avons cru si vite ! l’innocence à laquelle nous ne croyons pas ! Elle les a maintenant l’un et l’autre, — aussi vrai, pardieu ! qu’elle n’a pas écrit les bulletins de Ledru-Rollin !