(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Ducis. » pp. 456-473
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Ducis. » pp. 456-473

Ducis.

Il y a pour nous, à la distance où nous sommes déjà de lui, deux hommes et comme deux écrivains en Ducis. Il y a l’auteur tragique qu’on ne lit plus et qu’on peut difficilement relire, celui qui eut l’idée d’introduire sur notre théâtre des imitations de Shakespeare sans savoir l’anglais, et qui, dans l’avertissement qui précède son Hamlet (1770), disait naïvement :

Je n’entends point l’anglais, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française. Tout le monde connaît le mérite du Théâtre anglais de M. de La Place. C’est d’après cet ouvrage précieux à la littérature que j’ai entrepris de rendre une des plus singulières tragédies de Shakespeare.

Plus tard, Ducis continua la même expérience d’après la traduction de Le Tourneur ; il donna Roméo et Juliette, Le Roi Léar, Macbeth, Jean-sans-Terre, Othello. Au milieu de ces imitations de l’anglais, il eut l’idée de combiner une double imitation de Sophocle et d’Euripide, et il fit Œdipe chez Admète. Enfin, il couronna sa carrière dramatique par une tragédie de son invention, Abufar (1795). Ce Ducis, auteur dramatique, qui fut très contesté en son temps, mais qui réussit, somme toute, en dépit des résistances de Le Kain, des impatiences de Voltaire, des rudesses de Geoffroy, ce Ducis, qui fit couler bien des larmes sous Louis XVI, et que Talma, dans notre jeunesse, nous a ressuscité parfois avec génie, est aujourd’hui mort, ou à peu près mort ; et, s’il n’y avait que ce côté-là en lui, nous ne viendrions pas le tirer de ses limbes. Mais il y a le Ducis homme et caractère, poète au cœur chaud, d’autant plus poète qu’il parle en prose et non en vers, et qu’il a le langage plus naturel, écrivant à ses amis des lettres charmantes, toutes semées de mots simples et grandioses, de pensées qui sentent la Bible, le livre de la Sagesse, et où résonne pourtant comme un lointain grondement du tonnerre tragique. C’est ce dernier Ducis qui nous intéresse avant tout, qui reste pour nous présent et vivant, et qui peut servir aujourd’hui à nous faire apprécier quelque chose de l’autre.

Ducis n’était pas Français d’origine. Né à Versailles le 23 août 1733, d’une mère française et d’un père savoisien, il avait beaucoup de ce dernier. Il était lion par son père, disait-il, et berger par sa mère. Ses parents, d’ailleurs, tenaient un modeste commerce de lingerie et de poterie. Tout en s’accommodant avec bonheur de cette condition bourgeoise, il y faisait entrer sans trop d’effort de hautes pensées, et sa modestie domestique prenait un caractère de grandeur morale :

Mon père, dit-il quelque part, à propos de je ne sais quel détail de conduite, mon père, qui était un homme rare et digne du temps des Patriarches, le pratiquait ainsi ; et c’est lui qui, par son sang et ses exemples, a transmis à mon âme ses principaux traits et ses maîtresses formes. Aussi je remercie Dieu de m’avoir donné un tel père. Il n’y a pas de jour où je ne pense à lui ; et, quand je ne suis pas trop mécontent de moi-même, il m’arrive quelquefois de lui dire : Es-tu content, mon père ? Il semble alors qu’un signe de sa tête vénérable me réponde et me serve de prix.

Il écrivait cela à l’âge de quatre-vingts ans, et il se le dit toute sa vie. À Versailles, à deux pas de la Cour, Ducis resta de tout temps un homme de la Savoie, au cœur d’or, aux vertus de famille, sans un jour de désordre ni d’oubli dans les mœurs, chrétien, catholique, pratiquant, aimant à faire des tournées de campagne dans les presbytères des bons curés des environs, et passant de là sans discordance au théâtre, se souvenant de son pays originaire, du village de Hauteluce (Alta lux) voisin du ciel, et, les jours de fête, s’inspirant, dans sa pieuse vision, du désert de la Grande-Chartreuse et des abeilles de la montagne. Lui-même vieux, à la haute stature, de complexion robuste et rustique, il ressemblait assez à un vieux chêne à demi dépouillé et rugueux, où l’abeille a déposé en un creux son miel. Dès sa jeunesse, au milieu de ses travaux dramatiques, il avait un livre secret dans lequel il écrivait tout son examen de conscience, ses sujets de confession et de scrupule devant Dieu ; ce registre avait pour titre : Ma grande affaire, c’est-à-dire l’affaire du salut. On conviendra qu’il y a bien peu d’auteurs de théâtre qui soient habitués à tenir de la sorte leur vie en partie double ; et, chez celui dont nous parlons, il y avait harmonie et simplicité.

De là l’originalité de Ducis, originalité sincère, généreuse, dont les contemporains ne tardèrent pas à s’apercevoir en écoutant ses tragédies, et qui aujourd’hui ne nous échappe qu’à cause du mauvais goût général, du style banal et convenu où elle est noyée. La vocation de Ducis fut longue à se dégager ; pour suivre ma comparaison, il était comme ces arbres forts et à l’écorce rude dont les jardiniers disent qu’ils se décident lentement. Après des études assez bonnes, commencées à la campagne et achevées à Versailles, il devint secrétaire du maréchal de Belle-Isle, qui l’emmena dans une de ses tournées en France ; il fut ensuite au même titre auprès du comte de Montazet, avec qui il voyagea en Allemagne. Au retour, il eut une place dans les bureaux de la Guerre, ou du moins on lui laissa les appointements sans les fonctions ; il était incapable de ce genre d’assujettissement. Sa première pièce donnée au Théâtre-Français fut la tragédie d’Amélise, de laquelle Collé dit en son Journal (janvier 1768) :

Les Comédiens-Français ont donné, le samedi 9 du courant, la première représentation d’Amélise, tragédie d’un M. d’Ussy, auteur inconnu. On m’a dit que sa pièce fut huée depuis un bout jusqu’à l’autre… Messieurs les gentilshommes de la Chambre avaient forcé les Comédiens à représenter cette rapsodie.

Un an après (30 septembre 1769), Ducis, âgé de trente-six ans, trouvait sa voie et ouvrait sa veine en donnant Hamlet. Il serait superflu aujourd’hui et fastidieux de montrer en détail en quoi Ducis gâtait et faussait Shakespeare : ce n’était qu’à ce prix qu’il pouvait le faire pardonner et applaudir. L’à-propos est si souverain dans ces choses de théâtre, que les pièces de Shakespeare, sentimentalisées par Ducis et rabaissées au ton des Nuits d’Young, réussirent et firent fureur en leur temps, tandis que, du nôtre, le vrai et grand Shakespeare, reproduit et calqué avec art par des hommes de talent et d’étude, n’a jamais pris pied qu’à demi. Aux tragédies de Ducis, il ne faut demander ni plan, ni style suivi, mais des mots et quelques scènes. Dans son Roméo et Juliette, par exemple, comme si la matière de Shakespeare ne lui suffisait pas, il trouvait moyen de faire entrer le célèbre épisode de Dante, où l’on voit Ugolin enfermé dans sa tour et réduit (selon l’interprétation qui prévalait alors) à dévorer ses enfants. Ducis transportait cette situation au vieux Montaigu, père de Roméo ; il faisait raconter à ce vieux père lui-même, échappé de sa tour, cet atroce supplice infligé par son ennemi, et quand, le récit terminé, Roméo (qui se trouve être un dernier fils de ce Montaigu-Ugolin) dit un peu simplement au vieillard :

……………………… Ah ! de sa barbarie
Vous dûtes bien, je crois, punir un inhumain.

Montaigu répond : « Il n’avait point d’enfants ! » Ce trait paraissait égal aux plus beaux traits de Corneille ; mais il était pris lui-même de Shakespeare dans Macbeth, et appliqué à cette imitation de Dante introduite dans Roméo. On assiste à l’amalgame de Ducis. En revanche, ne cherchez dans son Roméo ni l’alouette, ni le rossignol, ni la scène du balcon. Dans son Œdipe chez Admète, où il confond deux actions distinctes, deux tragédies, celle d’Alceste voulant mourir pour son époux, et celle d’Œdipe expirant entre les bras d’Antigone, Ducis a plus que des mots ; il a, au troisième acte et au cinquième, des tirades pathétiques, une touche large, comme lorsque Œdipe, s’adressant aux dieux, les remercie, jusque dans son abîme de calamités, de lui avoir laissé un cœur pur :

C’est un de vos bienfaits que, né pour la douleur,
Je n’aie au moins jamais profané mon malheur…

On s’explique aussi très bien le succès de son Othello, représenté pour la première fois en 1792, et parlant comme un soldat parvenu qui sert avec désintéressement la République et n’a rien à envier aux grands :

Ils n’ont pas, tous ces grands, manqué d’intelligence,
En consacrant entre eux les droits de la naissance :
Comme ils sont tout par elle, elle est tout à leurs yeux.
Que leur resterait-il s’ils n’avaient pas d’aïeux ?
Mais moi, fils du désert, moi, fils de la nature.
Qui dois tout à moi-même, et rien à l’imposture
Sans crainte, sans remords, avec simplicité.
Je marche dans ma force et dans ma liberté.

Les scènes, même gâtées de Shakespeare, mais appropriées en gros à un public qui ne savait rien de l’original et qui s’était accoutumé à croire que Ducis l’embellissait, donnaient à ce genre bâtard de tragédie un intérêt extraordinaire, et le jeu de Talma sut l’élever vers la fin jusqu’aux apparences de la beauté. Mais, même avant Talma, et du temps de Brizard ou de Larive, La Harpe sentait bien qu’il y avait là-dessous une force supérieure cachée : « C’est bien heureux, disait-il en parlant de Ducis, que cet homme n’ait pas le sens commun ; il nous écraserait tous. »

Personne ne fit, dans le temps, à Ducis les vraies objections ; on lui reprochait de trop imiter Shakespeare, et non pas de l’imiter mal. Il eût été digne de connaître face à face ce génie qu’il admirait confusément, et d’allumer son âme au tonnerre même. Dans le temps où il travaillait à sa pièce du Roi Léar, il écrivait :

Nous portons, nous autres, des volcans dans notre âme : nous sommes lions ou colombes. Nous avons besoin d’indulgence ; mais les privilèges de ces complexions fortes en rachètent tous les défauts. J’en sens l’influence dans mes ouvrages ; une émotion puissante me transporte sur les hauteurs de mon sujet. J’aime à traverser des abîmes, à franchir des précipices… Je ne sais à quel degré de talent je pourrai m’élever dans mes ouvrages ; mais, si la nature m’a donné une façon particulière de la voir et de la sentir, je tâcherai de la manifester franchement, sans autre poétique que celle de la nature, avec une douceur d’enfant ou une violence de tourbillon. Je sens qu’au fond je suis indisciplinable…

Ducis se trompait sur un point : il était beaucoup plus de son siècle et du goût d’alentour qu’il ne le croyait. Si l’on relit, comme je viens de le faire, Le Roi Lear de Shakespeare, et qu’on lise à côté la soi-disant imitation française, il est impossible de voir dans celle-ci autre chose qu’un travestissement sentimental à l’usage de ce xviiie  siècle qui a tant abusé des mots de vertu et de nature, mais jamais plus que par la bouche de Ducis. Dans le quatrième acte, qui se passe dans une forêt à l’entrée d’une caverne, il est souvent question de lit de roseaux. On apporte le roi Léar endormi sur un lit de roseaux, et on le place « vis-à-vis les rayons de l’aurore naissante qui pénètrent dans la caverne ». Puis quand les émissaires du duc de Cornouailles arrivent, on essaie de le cacher, et Oswald, le chef de cette troupe, ne l’ayant point trouvé d’abord, dit au vieillard qui habite la caverne : « Si Léar vient te demander asile et un lit, refuse » ; ce qui dans le style de Ducis se traduit en ces incroyables vers :

Si Léar, par ses pleurs, sous cette horrible voûte,
Vient implorer tremblant, la nuit, saisi d’effroi,
La grâce d’y fouler ces roseaux près de toi,
Sois sourd à sa prière et demeure inflexible.

Il y a aussi de ces autres vers incroyables de dureté :

Fils du comte de Kent, quand votre noble audace…

Avec cela, des vers à effet, des traits qui ne manquent jamais leur coup au théâtre. Quand le tyran, le duc de Cornouailles, interroge la fille pieuse de Léar, la Cordelia de Shakespeare devenue ici la sensible Helmonde, et lui demande comment le vieux roi est arrivé jusqu’à elle dans la caverne : « Qui l’a guidé vers vous ? » Helmonde répond : « Les éclairs et les Dieux ! » Ducis fait grande consommation de foudre et d’éclairs.

Cette pièce du Roi Léar réussit beaucoup (janvier 1783). Le public éclata en larmes. Ducis, demandé après la pièce, eut la faiblesse de se laisser amener sur le théâtre : il prenait ces ovations au sérieux dans sa cordialité naïve. Il conduisit ses deux filles à l’une des représentations, et il disait dans sa verve d’enthousiasme, en les voyant pleurer : « Si elles n’avaient pas fondu en larmes, je les aurais étranglées de mes mains. » C’est là un mot à la Diderot ; Ducis, sans s'en douter, a beaucoup d’un Diderot resté innocent et vertueux.

« Vous avez passé à travers le siècle sans qu’il déposât sur vous aucune de ses taches », lui écrivait Thomas : cela n’était vrai qu’au moral ; car, pour la langue et le style, le siècle avait donné à Ducis toute sa teinte.

Quoiqu’il eût débuté tard, la situation de Ducis était faite d’assez bonne heure ; nommé secrétaire de Monsieur depuis Louis XVIII, il avait été désigné, par son grand succès d’Œdipe chez Admète, à remplacer, honneur insigne ! Voltaire à l’Académie française, et il avait réuni presque toutes les voix. Comme on ne pouvait songer à chercher un égal, on avait eu le bon goût de se tourner vers un homme de talent et de bien, jouissant de la considération universelle. La première phrase du discours de réception de Ducis (4 mars 1779) fut saluée d’un long applaudissement : « Messieurs, il est des grands hommes à qui l’on succède et que personne ne remplace… » Ainsi Voltaire fut remplacé et célébré par celui même dont il avait tant de fois parlé comme d’un auteur wisigoth ou allobroge et ne sachant pas écrire :

Vous avez vu sans doute Hamlet, écrivait-il à d’Argental lors de la première pièce de Ducis qui eut du succès ; les Ombres vont devenir à la mode ; j’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue : domandava acqua, non tempesta.

Lui aussi, Voltaire, il voulait une réforme, et il eut une révolution.

Entre Voltaire et Ducis il y avait, d’ailleurs, tous les contrastes. Quand Voltaire, quittant Ferney, était arrivé à Paris pour y triompher et y mourir, Ducis n’avait point fait comme tous les gens de lettres qui étaient allés lui rendre hommage, et, n’étant pas connu de lui, il n’avait pas cru devoir le visiter. Le sachant malade de ce dernier excès de fatigue parisienne, il écrivait à un ami :

Bon Dieu ! comme je fuirais la capitale si j’avais la centième partie de la gloire de M. de Voltaire, avec ses quatre-vingt-quatre ans ! Comme je me tiendrais sur mon pré auprès de mon ruisseau, car j’aurais un ruisseau alors ! Cette soif insatiable de gloire au bord du tombeau, cette inquiétude fiévreuse, cette complexion voltairienne, je ne comprends rien de tout cela.

La correspondance de Thomas avec Ducis (1778-1785) commence à nous donner jour sur la vie intérieure du tragique plein de bonhomie, que Thomas comparait au père Bridaine : « Vous êtes, lui disait-il, le missionnaire du théâtre ; vous faites la tragédie comme le père Bridaine faisait ses sermons, parlant d’une voix de tonnerre, criant, pleurant, effrayant l’auditoire comme on effraie des enfants par des contes terribles… » Il exprimait assez bien par là ce que son ami avait d’inculte, d’outré et de populaire. Thomas, malade de la poitrine, était allé prolonger sa vie aux rayons du soleil de Provence ; Ducis, pendant ce temps, et au lendemain du succès du Roi Léar, était cruellement frappé dans son bonheur domestique : il perdait ses deux filles, il avait perdu sa première femme ; il ne lui restait plus que sa mère, et il remarquait à ce sujet, en faisant un retour sur lui-même et en se comparant à son ami Thomas, soigné par sa sœur :

Il y a une espèce d’hymen tout fait entre les sœurs qui ne se marient pas et les frères libres et poètes, un recommencement de maternité et d’enfance entre les mères veuves et leurs fils poètes, sans engagements. J’en ai été un exemple frappant. Quand mes cheveux étaient prêts à blanchir, la mienne, avec un sentiment de douce compassion, voyant mes distractions nombreuses, l’indépendance de mes goûts, mon incapacité absolue pour les affaires et la fortune, me disait (c’était son mot) : « Mon enfant ! mon pauvre enfant ! mon pauvre homme ! »

— Je m’arrête dans ma citation, car, dans le reste du discours que Ducis prête à sa mère, ou qu’il poursuit en son propre nom, il est question du « service des Muses » et du « fantôme de la gloire ». Mais, en choisissant chez Ducis et, en coupant les citations à temps, combien l’on trouverait ainsi de ces belles et douces pensées !

Ducis, ayant fait un voyage en Savoie pendant que Thomas était à Lyon, partit de Chambéry (juin 1785) pour rejoindre son ami, et il eut, en traversant les montagnes, un accident de voiture qui faillit le faire périr. Thomas accourut, le soigna, le fit transporter à sa maison de campagne, à Oullins près de Lyon, et bientôt après les deux amis célébrèrent leur joie d’être ensemble, leur tendresse et leur admiration mutuelle, au sein de l’Académie de Lyon, par des épîtres et par des embrassements publics qui excitèrent beaucoup d’applaudissements et quelques sourires. Mme Roland, cette femme d’esprit, et qui n’était pas si déclamatoire que quelques personnes l’ont pensé, a fort bien raillé ces scènes sentimentales où les acteurs trop sincères oubliaient qu’il y avait des témoins désintéressés et froids. La mort de Thomas, survenue à l’improviste au moment où son ami venait de guérir, arrêta l’impression de ridicule et remit aux choses un cachet de gravité.

Ducis, pour être tout à fait à son avantage, avait besoin de vieillir. La Révolution, en approchant, le prit dans son mouvement et lui souffla de son ardeur ; il était très lancé à certains égards, bien qu’il restât inébranlable sur le chapitre de la foi religieuse et de l’orthodoxie. Les amis littéraires parmi lesquels il acheva de vivre, et qui l’ont fait le plus royaliste et le plus bourbonien possible, ont dissimulé et recouvert de leur mieux cette période patriotique et républicaine de Ducis. Il n’était pas de ceux à qui il faut demander une grande logique ou une suite exacte dans les idées et dans les actions : « son âme était plus forte que sa tête », et, pourvu que sa conscience fût nette, il n’en était pas à une contradiction près. On l’a loué d’avoir refusé, en octobre 1793, la place de conservateur de la Bibliothèque nationale devenue vacante par la démission de Chamfort, et que le ministre Paré lui offrait : mais il est remarquable qu’à cette date, où Chamfort lui-même était dépassé, on ait eu l’idée de la lui offrir. Qu’il nous suffise de reconnaître qu’il demeura en tout temps, et au milieu des diverses illusions qu’il put traverser, l’honnête Ducis. La pièce d’Abufar, la seule tout à fait originale qu’il ait composée, fut représentée en avril 1795. Elle avait été très louée à l’avance, et la première représentation en souffrit : elle ne reprit qu’après coupures, aux représentations suivantes. La scène se passe en Arabie, sous la tente, et nous rend ou veut nous rendre des mœurs bibliques, patriarcales. C’est un frère (Farhan) qui se croit amoureux de sa sœur, et une sœur (Saléma) qui se croit éprise de son frère ; mais, à la fin, il se trouve que ce n’est qu’une sœur adoptive : sans quoi, Ducis dérobait d’avance à Chateaubriand la situation de René et d’Amélie. Le sentiment du désert et de l’immensité, de la fuite à travers les sables, est assez bien rendu en bien des endroits : un air brûlant y circule. Les éloges qu’on y entend de la vertu, de la liberté, de la mélancolie, donnent la date française : c’était l’heure où Legouvé faisait un poème sur ce dernier sujet, La Mélancolie. Un vers qui est dans la bouche d’Abufar, marquait de flétrissure le régime de la mauvaise République :

Où la vertu n’est point, la liberté n’est pas !

L’ouvrage tournait finalement à la vertu, puisque Farhan n’est pas le vrai frère de Saléma, et Abufar pouvait dire en finissant à tout ce qui l’entoure :

Donnez-vous tous la main, et soyez tous heureux !

Il y a un certain Pharasmin, Persan et prisonnier, qui renonce à la Cour des rois pour devenir pasteur et pour épouser une des filles d’Abufar. Farhan avait cru d’abord ce Pharasmin amoureux de Saléma et l’avait voulu traiter en rival. Quand il apprend de lui que ce n’est point de Saléma, mais d’Odéide, que Pharasmin est amoureux, il y a un premier mot qui lui échappe et que Talma disait admirablement : « Tu ne me trompes pas ? » Ce sont là des beautés qui sont des créations de l’acteur, et qu’on ne devinerait jamais à la lecture.

Ducis, à partir de cette date, peut être considéré comme rentré sous la tente et ayant accompli son cercle tragique ; il devient patriarche et solitaire de plus en plus. Au printemps de 1800, je le trouve allant à Essonne chez un voisin de Bernardin de Saint-Pierre (M. Robin) pour y assister à une petite fête homérique. On inaugure, au milieu de la verdure, des ruisseaux et des fleurs, les bustes d’Homère et de Jean-Jacques Rousseau ; Bernardin de Saint-Pierre et Ducis portent les couronnes que de jeunes enfants déposent ensuite sur les deux marbres : « Votre fête était simple, écrit Ducis à son hôte d’Essonne, comme les beautés de l’Iliade et d’Héloïse. » Cet Homère, que Ducis fêtait ce jour-là, et qui était aussi simple que l’Héloïse, tenait un peu, je le crains, de celui de Bitaubé. Le malheur de Ducis est de n’avoir jamais bien fait ces distinctions.

C’était le temps où Bonaparte, qui avait fort goûté Ducis, et qui lui avait fait beaucoup d’avances pendant son séjour à Paris après la première campagne d’Italie, jusqu’à vouloir l’emmener avec lui dans l’expédition d’Égypte, fondait un gouvernement nouveau et cherchait à y rattacher tout ce qui avait nom et gloire. On a souvent raconté comment il échoua auprès de Ducis, qui refusa tout, le Sénat, la Légion d’honneur :

Je suis, disait-il, catholique, poète, républicain et solitaire : voilà les éléments qui me composent, et qui ne peuvent s’arranger avec les hommes en société et avec les places… Il y a dans mon âme naturellement douce quelque chose d’indompté, qui brise avec fureur, et à leur seule idée, les chaînes misérables de nos institutions humaines.

Et encore : « Ma fierté naturelle est assez satisfaite de quelques non bien fermes que j’ai prononcés dans ma vie. Mais j’entends qu’on se plaint, qu’on gémit, qu’on m’accuse ; on me voudrait autre que je ne suis. Qu’on s’en prenne au potier qui a façonné ainsi mon argile ! » Ces nobles paroles, et d’autres encore que l’on pourrait rappeler, sont un peu gâtées par des vers violents et d’un goût détestable, que M. Campenon a pris soin de nous conserver et qui parodient la cérémonie du couronnement. Si l’éditeur les avait jetés au feu, nous aurions eu le plaisir de nous figurer un Ducis aussi indépendant et plus calme.

Ducis était de cette race de philosophes, d’amis de la retraite et de la Muse, qui n’entendent rien à la politique ni à la pratique des affaires, et qui ont droit de résumer toute leur charte en ces mots : « Quand un homme libre pourrait démêler dans les querelles des rois (rois ou chefs politiques de tout genre) le parti le plus juste, croyez-vous que ce serait à le suivre que consiste la plus grande gloire ? » Mais, cela dit, il ne faut pas qu’en s’abstenant de prendre part dans les affaires décisives du monde, ces sages et solitaires y jettent au passage leurs boutades rimées ni leurs satires.

Malgré ces coins d’humeur et ces instants irrités, Ducis était assez habituellement calme pour que sa figure de vieillard, en ces années, ait bien de l’expression antique, et que nous la trouvions de plus en plus noble et belle. Voici quelques pensées que j’extrais des lettres écrites par lui dans sa vieillesse :

Je suis auprès de mes consolateurs, de vieux livres, une belle vue et de douces promenades. J’ai soin de mes deux santés : je tâche de les faire marcher ensemble, et de n’avoir mal ni à l’âme ni au corps.

Je ne puis vous dire combien je me trouve heureux depuis que j’ai secoué le monde. Je suis devenu avare ; mon trésor est la solitude. Je couche dessus avec un bâton ferré, dont je donnerais un grand coup à quiconque voudrait m’en arracher. Mon cher ami, le monde ira comme il plaira à Dieu : je me suis fait ermite.

Oui, mon ami, j’ai épousé le désert, comme le doge de Venise épousait la mer Adriatique : j’ai jeté mon anneau dans les forêts.

Mais ne sentez-vous pas aussitôt comme Ducis, dans cette prose naturelle et sortie du cœur, a le mot large et pittoresque ? tout cela se noyait et se masquait plus ou moins dans sa poésie.

Dans sa cellule de Versailles, à côté de son Horace, de son Virgile et de son La Fontaine, il lisait les Vies des Pères des déserts, traduites par Arnauld d’Andilly :

Je continue auprès de mon feu des lectures douces et des heures paisibles qui vont à petits pas comme mon pouls et mes affections innocentes et pastorales. Mon cher ami, je lis la vie des Pères du Désert : j’habite avec saint Pacôme, fondateur du monastère de Tabenne. En vérité, c’est un charme que de se transporter sur cette terre des anges : on ne voudrait plus en sortir.

Dans ces pages de Ducis, on sent comme la saveur de la solitude ; il y avait un idéal de chartreux au fond de l’âme de ce tragique ; il y avait même quelque chose de plus doux :

« Vous êtes, écrivait-il à Talma en 1809, vous êtes dans la force de votre âge, de votre talent et de votre gloire. Je ne suis plus qu’une ruine couverte d’un peu de mousse et de quelques petites fleurs qui me consolent et me déguisent les outrages du temps. Je vous assure que mon âme, autrefois si avide d’impressions, actuellement s’y dérobe par faiblesse, et ne peut supporter ce qui l’émeut trop et ce qui l’agite. Il faut que je me mette en mesure avec mes moyens, et que je n’éloigne pas de moi la douce Muse qui s’y proportionne. Je conserve, loin du vent, cette petite lampe de religieuse qui m’éclaire encore.

Et à Bernardin de Saint-Pierre, il exprime la même idée par une autre image :

Je ne sais plus trop quand je reviendrai à Paris. Je dois me tenir comme une petite fleur timide sous une cloche de verre que je suis toujours prêt à casser.

Un sentiment de famille se mêlait sans cesse à cette joie chrétienne du solitaire, et venait la tempérer par quelques regrets : il se reportait à son enfance, aux années meilleures, à ses jouissances de fils, de père et d’époux :

Les mœurs ne s’apprennent pas, c’est la famille qui les inspire. Je suis, mon cher ami, comme un pauvre hibou, tout seul, sicut nycticorax in domicilio. Je songe douloureusement au passé, au présent, et doucement à l’avenir.

Quel vif et pur sentiment de foi à l’immortalité dans ce mot : doucement à l’avenir !

Au moment où je vous écris, disait-il à Bernardin de Saint-Pierre, à qui la plupart de ces jolies lettres de la fin sont adressées, je suis seul dans ma chambre : la pluie tombe, les vents sifflent, le ciel est sombre, mais je suis calme dans mon gîte comme un ours qui philosophe dans le creux de sa montagne. Et vous, mon ami, vous regardez le berceau de votre petit enfant, et sa mère et sa grand-mère, et vos deux aînés Paul et Virginie : votre cœur s’attendrit et jouit. La Providence est visiblement sur les berceaux…

Le bonheur d’une famille vertueuse est un chef-d’œuvre de la Providence. Tout y attache et rien n’y brille.

Et resongeant à son passé, à tout ce qu’il avait perdu, cela le menait à dire :

Que voulez-vous, mon ami ? il n’y a point de fruit qui n’ait son ver, point de fleur qui n’ait sa chenille, point de plaisir qui n’ait sa douleur : notre bonheur n’est qu’un malheur plus ou moins consolé.

Ducis, dans ses dernières années, a fait beaucoup de poésies diverses où il exprime ses prédilections, ses goûts ; il chante le ménage des deux Corneille, il célèbre et paraphrase La Fontaine en des vers qui se sentent de la lecture habituelle et de l’esprit du grand fabuliste. On en pourrait citer quelques-uns ; mais, en général, ces pièces de vers pèchent par le tissu et par le style qui ne se soutient pas. Au milieu d’accents très naturels, il y paraît tout à coup de faux oripeaux ou des trivialités bourgeoises. Je ne saurais indiquer aucun de ces morceaux qui fasse plaisir d’un bout à l’autre. N’ayant pas eu la force et l’art de se créer une langue poétique à son usage, il n’y a qu’en prose, et dans ce qui saute du cœur sur le papier, que le poète s’est montré tout à fait lui-même.

Ducis ne se doutait pas de tout ce qui manquait à son expression en vers. Parlant des petites pièces familières qu’il adressait à son Caveau et à ses dieux Pénates, à sa Musette : « Il y a dans mon clavecin poétique, disait-il, des jeux de flûte et de tonnerre : comment cela va-t-il ensemble ? je n’en sais trop rien, mais cela est ainsi. » Eh bien ! dans tous ses vers, il n’y a rien qui soit mieux que ces deux lignes de prose qu’on vient de lire. Et quand il a voulu peindre les champs dans ses rimes, qu’a-t-il trouvé qui approche, pour la grâce et la fraîcheur, de ce qu’il écrivait un jour à Lemercier du milieu des landes de la Sologne : « J’ai fait une lieue ce matin dans des plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs, et qui chantent. Pourquoi ne sommes-nous pas ensemble ? C’est ce que je me dis toutes les fois que j’ai douceur et surabondance de mélancolie. »

Notez qu’il n’écrivait ainsi en prose que parce qu’il était foncièrement poète par l’imagination et par le cœur. Ô Poésie française, me suis-je dit bien des fois en lisant Ducis, que tu es femme du monde, volontiers capricieuse et infidèle, et que tu sais aisément trahir ceux qui t’aiment !

M. Campenon, dans ses Lettres sur Ducis, a raconté une anecdote qui peint bien la bonhomie pieuse de cet adorateur et de ce profanateur innocent de Shakespeare. Ducis avait placé le buste du grand William dans sa chambre à coucher, non loin du portrait de son père et de sa mère :

Je n’oublierai jamais, dit M. Campenon, qu’étant allé le voir à Versailles par une assez froide journée de janvier, je le trouvai dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour de la tête de l’Eschyle anglais, une énorme touffe de buis qu’on venait de lui apporter : « Je suis à vous tout à l’heure », me dit-il comme j’entrais, et sans se déranger ; et, remarquant que j’étais un peu surpris de l’attitude où je l’avais trouvé : « Vous ne voyez donc pas que c’est demain la Saint-Guillaume, fête patronale de mon Shakespeare ? » Puis, s’appuyant sur mon épaule pour descendre, et m’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir : « Mon ami, ajouta-t-il avec une figure dont l’expression m’est encore présente, les anciens couronnaient de fleurs les sources où ils avaient puisé. »

Cette anecdote, si bien racontée par M. Campenon, m’est toujours restée dans l’esprit à l’état d’image charmante ; et, comme un peu de malice n’est pas défendu, ce qui ajoute, pour moi, à la grâce de cette petite scène, c’est de voir M. Campenon consulté sur le couronnement de William Shakespeare et, peu s’en faut, obligé d’y aider.

Ducis ne mourut que le 30 mars 1816, à l’âge de près de quatre-vingt-trois ans. Il vécut assez pour voir la première et la seconde Restauration, pour être reçu de Louis XVIII, qui l’accueillait coquettement chaque fois avec des citations de son Œdipe chez Admète. Il put même, sur le passage du roi, se parer, avec une joie un peu enfantine, de cette croix de la Légion d’honneur qu’il avait refusée dix ans plus tôt. Il y a un moment où les plus vertes vieillesses ont peine à ne pas tourner à l’attendrissement. J’ai essayé de faire entrevoir ce qu’il y eut longtemps de mâle, de généreux et d’élevé dans celle de Ducis. Son âme forte et riche, un peu rude de surface, n’acquit toute sa saveur et sa maturité qu’à un âge très avancé. Les lettres qu’on a de lui mériteraient d’être recueillies à part dans un volume ; elles disposent à être moins sévère pour ses tragédies, elles y révèlent la trace de talent qui s’y noie trop dans le mauvais goût du siècle, et on en vient à reconnaître qu’avec tous ses défauts, et en usant d’une moins bonne langue, Ducis, dans la série de nos tragiques, va tendre la main à Rotrou par-delà Corneille.

Mais Rotrou poète reste incomparablement au-dessus : c’est le Corneille de Ducis.