(1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Deuxième leçon »
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(1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Deuxième leçon »

Deuxième leçon

Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives.

I.

Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon précédente, les considérations à présenter dans Ce Cours sur toutes les branches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer maintenant le plan que nous devons suivre, c’est-à-dire la classification rationnelle la plus convenable à établir entre les différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde discussion générale est indispensable pour achever de faire connaître dès l’origine le véritable esprit de ce cours.

(1) On conçoit aisément d’abord qu’il ne s’agit pas ici de faire la critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications qui ont été proposées successivement depuis deux siècles, pour le système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son étendue. On est aujourd’hui bien convaincu que toutes les échelles encyclopédiques construites, comme celles de Bacon et de d’Alembert, d’après une distinction quelconque des diverses facultés de l’esprit humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette distinction n’est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle ; car, dans, chacune de ses sphères d’activité, notre entendement emploie simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres classifications proposées, il suffira d’observer que les différentes discussions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu’aucune n’a pu obtenir un assentiment unanime, et qu’il existe à cet égard presque autant d’opinions que d’individus. Ces diverses tentatives ont même été, en général, si mal conçues, qu’il en est résulté involontairement, dans la plupart des bons esprits, une prévention défavorable contre toute entreprise de ce genre.

(2) Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus essentiel d’en rechercher la cause. Or, on peut aisément s’expliquer la profonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques, si souvent renouvelées jusqu’ici. Je n’ai pas besoin de faire observer que, depuis le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à cette considération personnelle, il en est une beaucoup plus importante, puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi il n’a pas été possible jusqu’ici de s’élever à une conception encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut d’homogénéité qui a toujours existé jusqu’à ces derniers temps entre les différentes parties du système intellectuel, les unes étant successivement devenues positives, tandis que les autres restaient théologiques ou métaphysiques. Dans un état de choses aussi incohérent, il était évidemment impossible d’établir aucune classification rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des conceptions aussi profondément contradictoires ? C’est une difficulté contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les classificateurs, sans qu’aucun l’ait aperçue distinctement. Il était bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable situation de l’esprit humain, qu’une telle entreprise était prématurée, et qu’elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos conceptions principales seraient devenues positives.

(3) Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée comme remplie, d’après les explications données dans la leçon précédente, il est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle et durable d’un système dont toutes les parties sont enfin devenues homogènes.

D’un autre côté, la théorie générale des classifications établie dans ces derniers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des zoologistes permet d’espérer un succès réel dans un semblable travail, en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental de l’art de classer, qui n’avait jamais été conçu distinctement jusqu’alors. Ce principe est une conséquence nécessaire de la seule application directe de la méthode positive à la question même des classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par observation, au lieu d’être résolue par des considérations a priori. Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l’étude même des objets à classer, et être déterminée par les affinités réelles et l’enchaînement naturel qu’ils présentent, de telle sorte que cette classification soit elle-même l’expression du fait le plus général, manifesté par la comparaison approfondie des objets qu’elle embrasse.

Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c’est donc d’après la dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences positives, que nous devons procéder à leur classification ; et cette dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants.

II.

Mais, avant d’exécuter, dans un tel esprit d’observation, cette importante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de précision que nous ne l’avons fait jusqu’ici le sujet propre de la classification proposée.

(1) Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d’action. Ainsi, la division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d’abord cette première division, il est évident que c’est seulement des connaissances théoriques qu’il doit être question dans un cours de la nature de celui-ci ; car il ne s’agit point d’observer le système entier des notions humaines mais uniquement celui des conceptions fondamentales sur les divers ordres de phénomènes, qui fournissent une base solide à toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour, fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel travail, c’est la spéculation qu’il faut considérer, et non l’application, si ce n’est en tant que celle-ci peut éclaircir la première. C’est là probablement ce qu’entendait Bacon, quoique fort imparfaitement, par cette philosophie première qu’il indique comme devant être extraite de l’ensemble des sciences, et qui a été si diversement et toujours si étrangement conçue par les métaphysiciens qui ont entrepris de commenter sa pensée.

(2) Sans doute, quand on envisage l’ensemble complet des travaux de tout genre de l’espèce humaine, on doit concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles et tout à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c’est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d’introduire, parmi les circonstances déterminées sous l’influence desquelles s’accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l’ensemble des causes extérieures. En résumé, science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action : telle est la formule très simple qui exprime, d’une manière exacte, la relation générale de la science et de l’art, en prenant ces deux expressions dans leur acception totale.

Mais, malgré l’importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c’est à quoi malheureusement on n’est que trop enclin de nos jours. Quels que soient les immenses services rendus à l’industrie par les théories scientifiques, quoique, suivant l’énergique expression de Bacon, la puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu’éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser un instant aux effets physiologiques de l’étonnement, et de considérer que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle qui se produit toutes les fois qu’un phénomène nous semble s’accomplir contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir avec facilité (ce qui est l’objet propre de toutes les théories scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous retournerions inévitablement aux explications théologiques et métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je l’ai exposé dans la dernière leçon.

(3) J’ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin d’indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence des habitudes actuelles, qui tendent à empêcher qu’on se forme des idées justes et nobles de l’importance et de la destination des sciences. Si la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même involontairement, dans l’esprit des savants, ce qu’il y a sous ce rapport d’incomplet et d’étroit dans la tendance générale de notre époque, l’intelligence humaine, réduite à ne s’occuper que de recherches susceptibles d’une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela seul, comme l’a très justement remarqué Condorcet, tout à fait arrêtée dans ses progrès, même à l’égard de ces applications auxquelles on aurait imprudemment sacrifié les travaux purement spéculatifs ; car les applications les plus importantes dérivent constamment de théories formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été cultivées pendant plusieurs siècles sans produire aucun résultat pratique. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation de l’astronomie, à conduire finalement l’art de la navigation au degré de perfectionnement qu’il a atteint dans ces derniers temps, et auquel il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques d’Archimède et d’Apollonius ; tellement que Condorcet a pu dire avec raison à cet égard : « Le matelot, qu’une exacte observation de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de simples spéculations géométriques. »

Il est donc évident qu’après avoir conçu d’une manière générale l’étude de la nature comme servant de base rationnelle à l’action sur la nature, l’esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en faisant complètement abstraction de toute considération pratique ; car nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles que, si nous ne les concentrions pas exclusivement vers ce but, et si, en cherchant la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d’y trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours impossible d’y parvenir.

(4) Quoi qu’il en soit, il est certain que l’ensemble de nos connaissances sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la modifier à notre avantage, forment deux systèmes essentiellement distincts par eux-mêmes, qu’il est convenable de concevoir et de cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du second, c’est évidemment celui qu’il convient de considérer d’abord dans une étude méthodique, même quand on se proposerait d’embrasser la totalité des connaissances humaines, tant d’application que de spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer exclusivement aujourd’hui le sujet d’un cours vraiment rationnel de philosophie positive ; c’est ainsi du moins que je le conçois., Sans doute, il serait possible d’imaginer un cours plus étendu, portant à la fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques. Mais je ne pense pas qu’une telle entreprise, même indépendamment de son étendue, puisse être convenablement tentée dans l’état présent de l’esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un travail très important et d’une nature toute particulière, qui n’a pas encore été fait, celui de former, d’après les théories scientifiques proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases directes aux procédés généraux de la pratique.

Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n’est pas immédiatement que les sciences s’appliquent aux arts, du moins dans les cas les plus parfaits il existe entre ces deux ordres d’idées un ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s’en occupe spécialement. Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs, il commence à se former de nos jours une classe intermédiaire, celle des ingénieurs, dont la destination spéciale est d’organiser les relations de la théorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles. Telle est du moins la tendance naturelle des choses, quoiqu’il y ait encore à cet égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe nouvelle, et qui doit constituer les véritables théories directes des différents arts, pourrait sans doute donner lieu à des considérations philosophiques d’un grand intérêt et d’une importance réelle. Mais un travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les sciences proprement dites, serait aujourd’hui tout à fait prématuré ; car ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique directe ne sont point encore formées ; il n’en existe jusqu’ici que quelques éléments imparfaits, relatifs aux sciences et aux arts les plus avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la possibilité de semblables travaux pour l’ensemble des opérations humaines. C’est ainsi, pour en citer l’exemple le plus important, qu’on doit envisager la belle conception de Monge, relativement à la géométrie descriptive, qui n’est réellement autre chose qu’une théorie générale des arts de construction. J’aurai soin d’indiquer successivement le petit nombre d’idées analogues déjà formées et d’en faire apprécier l’importance, à mesure que le développement naturel de ce cours les présentera. Mais il est clair que des conceptions jusqu’à présent aussi incomplètes ne doivent point entrer, comme partie essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère fixe et nettement déterminé.

(5) On concevra d’autant mieux la difficulté de construire ces doctrines intermédiaires que je viens d’indiquer, si l’on considère que chaque art dépend non seulement d’une certaine science correspondante, mais à la fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importants empruntent des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales. C’est ainsi que la véritable théorie de l’agriculture, pour me borner au cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances physiologiques, chimiques, physiques et même astronomiques et mathématiques : il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément, d’après cette considération, pourquoi ces théories n’ont pu encore être formées, puisqu’elles supposent le développement préalable de toutes les différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau motif de ne pas comprendre un tel ordre d’idées dans un cours de philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation systématique de cette philosophie, les théories générales propres aux différents arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons, être vraisemblablement plus tard une des conséquences les plus utiles de sa construction.

En résume, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories scientifiques et nullement leurs applications. Mais, avant de procéder à la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à exposer, relativement aux sciences proprement dites, une distinction importante, qui achèvera de circonscrire nettement le sujet propre de l’étude que nous entreprenons.

(6) Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux genres de sciences naturelles : les unes abstraites, générales, ont pour objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de phénomènes, en considérant tous les cas qu’on peut concevoir ; les autres concrètes, particulières, descriptives, et qu’on désigne quelquefois sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans l’application de ces lois à l’histoire effective des différents êtres existants. Les premières sont donc fondamentales, c’est sur elles seulement que porteront nos études dans ce cours ; les autres, quelle que soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne doivent point, par conséquent, faire partie d’un travail que son extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre développement possible.

La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences positives, puisqu’elle est à peu près l’équivalent de Celle qu’on énonce ordinairement dans presque tous les traités scientifiques, en comparant la physique dogmatique à l’histoire naturelle proprement dite. Quelques exemples suffiront d’ailleurs pour rendre sensible cette division, dont l’importance n’est pas encore convenablement appréciée.

On pourra d’abord l’apercevoir très nettement en comparant, d’une part, la physiologie générale, et d’une autre part, la zoologie et la botanique proprement dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux d’un caractère fort distinct, que d’étudier, en général, les lois de la vie, ou de déterminer le mode d’existence de chaque corps vivant, en particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée sur la première.

Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie ; la première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la chimie, on considère toutes les combinaisons possibles des molécules, et dans toutes les circonstances imaginables ; dans la minéralogie, on considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l’influence des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogiques quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c’est que la plupart des faits envisagés dans la première n’ont qu’une existence artificielle, de telle manière qu’un corps, comme le chlore ou le potassium, pourra avoir une extrême importance en Chimie par l’étendue et l’énergie de ses affinités, tandis qu’il n’en aura presque aucune en minéralogie ; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations minéralogiques, n’offrira, sous le rapport chimique, qu’un intérêt très médiocre.

Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la philosophie naturelle, c’est que non seulement chaque section de la physique concrète suppose la culture préalable de la section correspondante de la physique abstraite, mais qu’elle exige même la connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l’étude spéciale de la terre, considérée sous tous les points de vue qu’elle peut présenter effectivement, exige la connaissance préalable de la physique et de la chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire, d’une part, les connaissances astronomiques, et même, d’une autre part, les connaissances physiologiques ; en sorte qu’elle tient au système entier des sciences fondamentales. Il en est de même de chacune des sciences naturelles proprement dites. C’est précisément pour ce motif que la physique concrète a fait jusqu’à présent si peu de progrès réels, car elle n’a pu commencer à être étudiée d’une manière vraiment rationnelle qu’après la physique abstraite, et lorsque toutes les diverses branches principales de celle-ci eurent pris leur caractère définitif, ce qui n’a eu lieu que de nos jours. Jusqu’alors on n’a pu recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérents, qui sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des différents êtres de l’univers, que lorsque la distinction fondamentale rappelée ci-dessus sera plus profondément sentie et plus régulièrement organisée, et que, par suite, les savants particulièrement livres à l’étude des sciences naturelles proprement dites auront reconnu la nécessité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de toutes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd’hui fort loin d’être convenablement remplie.

L’examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons, dans ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à l’étude des sciences générales, sans embrasser en même temps les sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet, une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités de physique abstraite ; c’est de fournir la base rationnelle d’une physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l’état présent de l’esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction à vouloir réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut dire, de plus, que, quand même la physique concrète aurait déjà atteint le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive, d’embrasser à la fois l’une et l’autre, il n’en faudrait pas moins évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base invariable de l’autre. Il est clair, d’ailleurs, que la seule étude des généralités des sciences fondamentales est assez vaste par elle-même, pour qu’il importe d’en écarter, autant que possible, toutes les considérations qui ne sont pas indispensables ; or, celles relatives aux sciences secondaires seront toujours, quoi qu’il arrive, d’un genre distinct. La philosophie des sciences fondamentales, présentant un système de conceptions positives sur tous nos ordres de connaissances réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette philosophie première que cherchait Bacon, et qui, étant destinée à servir désormais de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être soigneusement réduite à la plus simple expression possible.

Je n’ai pas besoin d’insister davantage en ce moment sur une telle discussion, que j’aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire dans les diverses parties de ce cours. L’explication précédente est assez développée pour motiver la manière dont j’ai circonscrit le sujet général de nos considérations.

Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d’être exposé dans cette leçon, nous voyons : 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, de connaissances spéculatives et de connaissances d’application, c’est seulement des premières que nous devons nous occuper ici ; 2° que les connaissances théoriques ou les sciences proprement dites, se divisant en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique concrète.

III.

Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment satisfaisante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question encyclopédique, objet de cette leçon.

(1) Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle que puisse être une telle classification, elle renferme toujours nécessairement quelque chose, sinon d’arbitraire, du moins d’artificiel, de manière à présenter une imperfection véritable.

En effet, le but principal que l’on doit avoir en vue dans tout travail encyclopédique, c’est de disposer les sciences dans l’ordre de leur enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle ; de telle sorte qu’on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné dans le moindre cercle vicieux. Or, c’est une condition qu’il me paraît impossible d’accomplir d’une manière tout à fait rigoureuse. Qu’il me soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la recherche qui nous occupe actuellement. Cette considération, d’ailleurs, me donnera lieu d’établir, relativement à l’exposition de nos connaissances, un principe général dont j’aurai plus tard à présenter de fréquentes applications.

(2) Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement distinctes, dont tout autre mode d’exposition ne saurait être qu’une combinaison, la marche historique et la marche dogmatique.

Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans le même ordre effectif suivant lequel l’esprit humain les a réellement obtenues, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.

Par le second, on présente le système des idées tel qu’il pourrait être conçu aujourd’hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s’occuperait à refaire la science dans son ensemble.

Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute nécessité, l’étude de chaque science naissante ; car il présente cette propriété, de n’exiger, pour l’exposition des connaissances, aucun nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique se réduisant alors à étudier successivement, dans l’ordre chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux progrès de la science.

Le mode dogmatique, supposant, au contraire, que tous ces travaux particuliers ont été refondus en un système général, pour être présentés suivant un ordre logique plus naturel, n’est applicable qu’à une science déjà parvenue à un assez haut degré de développement. Mais à mesure que la science fait des progrès, l’ordre historique d’exposition devient de plus en plus impraticable, par la trop longue suite d’intermédiaires qu’il obligerait l’esprit à parcourir ; tandis que l’ordre dogmatique devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce que de nouvelles conceptions permettent de présenter les découvertes antérieures sous un point de vue plus direct.

C’est ainsi, par exemple, que l’éducation d’un géomètre de l’antiquité consistait simplement dans l’étude successive du très petit nombre de traités originaux produits jusqu’alors sur les diverses parties de la géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d’Archimède et d’Apollonius ; tandis qu’au contraire, un géomètre moderne a communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu’on ne peut connaître que par ce moyen.

La tendance constante de l’esprit humain, quant à l’exposition des connaissances, est donc de substituer de plus en plus à l’ordre historique l’ordre dogmatique, qui peut seul convenir à l’état perfectionné de notre intelligence.

Le problème général de l’éducation intellectuelle consiste à faire parvenir, en peu d’années, un seul entendement, le plus souvent médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une longue suite de siècles par un grand nombre de génies supérieurs appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces à l’étude d’un même sujet. Il est clair, d’après cela, que, quoiqu’il soit infiniment plus facile et plus court d’apprendre que d’inventer, il serait certainement impossible d’atteindre le but proposé si l’on voulait assujettir chaque esprit individuel à passer successivement par les mêmes intermédiaires qu’a dû suivre nécessairement le génie collectif de l’espèce humaine. De là, l’indispensable besoin de l’ordre dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd’hui pour les sciences les plus avancées, dont le mode ordinaire d’exposition ne présente plus presque aucune trace de la filiation effective de leurs détails.

(3) Il faut néanmoins ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout mode réel d’exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de l’ordre dogmatique avec l’ordre historique, dans laquelle seulement le premier doit dominer constamment et de plus en plus. L’ordre dogmatique ne peut, en effet, être suivi d’une manière tout à fait rigoureuse ; car, par cela même qu’il exige une nouvelle élaboration des connaissances acquises, il n’est point applicable, à chaque époque de la science, aux parties récemment formées dont l’étude ne comporte qu’un ordre essentiellement historique, lequel ne présente pas d’ailleurs, dans ce cas, les inconvénients principaux qui le font rejeter en général.

La seule imperfection fondamentale qu’on pourrait reprocher au mode dogmatique, c’est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les diverses connaissances humaines ce qui, quoique distinct de l’acquisition même de ces connaissances, est, en soi du plus haut intérêt pour tout esprit philosophique. Cette considération aurait à mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur de l’ordre historique. Mais il est aisé de voir qu’il n’y a qu’une relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit historique, et connaître véritablement l’histoire effective de cette science.

En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu’on est conduit à séparer dans l’ordre dogmatique, se sont, en réalité, développées simultanément et sous l’influence les unes des autres, ce qui tendrait à faire préférer l’ordre historique ; mais en considérant, dans son ensemble, le développement effectif de l’esprit humain, on voit de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement ; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d’innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce vaste enchaînement est tellement réel, que souvent, pour concevoir la génération effective d’une théorie scientifique, l’esprit est conduit à considérer le perfectionnement de quelque art qui n’a avec elle aucune liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans l’organisation sociale, sans lequel cette découverte n’eût pu avoir lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte donc de là que l’on ne peut connaître la véritable histoire de chaque science, c’est-à-dire la formation réelle des découvertes dont elle se compose, qu’en étudiant, d’une manière générale et directe, l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi tous les documents recueillis jusqu’ici sur l’histoire des mathématiques, de l’astronomie, de la médecine, etc., quelque précieux qu’ils soient, ne peuvent être regardés que comme des matériaux.

Le prétendu ordre historique d’exposition, même quand il pourrait être suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus important, en ce qu’il considérerait le développement de cette science comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très fausse.

Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de l’histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même qu’on ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée de l’étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec beaucoup de soin l’histoire réelle des sciences fondamentales qui vont être le sujet de nos méditations ; mais ce sera seulement dans la dernière partie de ce cours, celle relative à l’étude des phénomènes sociaux, en traitant du développement général de l’humanité, dont l’histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique jusqu’ici la plus négligée. Dans l’étude de chaque science les considérations historiques incidentes qui pourront se présenter auront un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature propre de notre travail principal.

(4) La discussion précédente, qui doit d’ailleurs, comme on le voit, être spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question actuelle, la détermination exacte des conditions qu’on doit s’imposer, et qu’on peut justement espérer de remplir dans la construction d’une échelle encyclopédique des diverses sciences fondamentales.

On voit, en effet, que, quelque parfaite qu’on pût la supposer, cette classification ne saurait jamais être rigoureusement conforme à l’enchaînement historique des sciences. Quoi qu’on fasse, on ne peut éviter entièrement de présenter comme antérieure telle science qui aura cependant besoin, sous quelques rapports particuliers plus ou moins importants, d’emprunter des notions à une autre science classée dans un rang postérieur. Il faut tâcher seulement qu’un tel inconvénient n’ait pas lieu relativement aux conceptions caractéristiques de chaque science, car alors la classification serait tout à fait vicieuse.

Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système général des sciences, l’astronomie doit être placée avant la physique proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout l’optique, sont indispensables à l’exposition complète de la première.

De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne sauraient prévaloir contre une classification qui remplirait d’ailleurs convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu’il y a nécessairement d’artificiel dans notre division du travail intellectuel.

Néanmoins, quoique, d’après les explications précédentes, nous ne devions pas prendre l’ordre historique pour base de notre classification, je ne dois pas négliger d’indiquer d’avance, comme une propriété essentielle de l’échelle encyclopédique que je vais proposer, sa conformité générale avec l’ensemble de l’histoire scientifique ; en ce sens, que, malgré la simultanéité réelle et continue du développement des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avancées que celles présentées comme postérieures. C’est ce qui doit avoir lieu inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour principe de classification, l’enchaînement logique naturel des diverses sciences, le point de départ de l’espèce ayant dû nécessairement être le même que celui de l’individu.

Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à résoudre, je crois utile d’introduire une considération mathématique fort simple, qui résumera rigoureusement l’ensemble des raisonnements exposés jusqu’ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.

Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or nous verrons bientôt que, tout bien considéré, il n’est pas possible d’en distinguer moins de six ; la plupart des savants en admettraient même vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six objets comportent 720 dispositions différentes. Les sciences fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications distinctes, parmi lesquelles il s’agit de choisir la classification nécessairement unique qui satisfait le mieux aux principales conditions du problème. On voit que, malgré le grand nombre d’échelles encyclopédiques successivement proposées jusqu’à présent, la discussion n’a porté encore que sur une bien faible partie des dispositions possibles ; et néanmoins, je crois pouvoir dire, sans exagération, qu’en examinant chacune de ces 720 classifications, il n’en serait peut-être pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques motifs plausibles ; car, en observant les diverses dispositions qui ont été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes différences ; les sciences, qui sont placées par les uns à la tête du système encyclopédique, étant renvoyées par d’autres à l’extrémité opposée, et réciproquement. C’est donc dans ce choix d’un seul ordre vraiment rationnel, parmi le nombre très considérable des systèmes possibles, que consiste la difficulté précise de la question que nous avons posée.

IV.

(1) Abordant maintenant d’une manière directe cette grande question, rappelons-nous d’abord que, pour obtenir une classification naturelle et positive des sciences fondamentales, c’est dans la comparaison des divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons déterminer, c’est la dépendance réelle des diverses études scientifiques. Or cette dépendance ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants.

En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables, nous allons voir qu’il est possible de les classer en un petit nombre de catégories naturelles disposées d’une telle manière, que l’étude rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de l’étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des phénomènes, d’où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude.

Il est clair, en effet, a priori, que les phénomènes les plus simples, ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi les plus généraux ; car ce qui s’observe dans le plus grand nombre de cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances propres à chaque cas séparé. C’est donc par l’étude des phénomènes les plus généraux ou les plus simples qu’il faut commencer, en procédant ensuite successivement jusqu’aux phénomènes les plus particuliers ou les plus compliqués, si l’on veut concevoir la philosophie naturelle d’une manière vraiment méthodique ; car cet ordre de généralité ou de simplicité, déterminant nécessairement l’enchaînement rationnel des diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.

En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes, les phénomènes les plus généraux ou les plus simples, se trouvant nécessairement les plus étrangers à l’homme, doivent, par cela même, être étudiés dans une disposition d’esprit plus calme, plus rationnelle, ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes se développent plus rapidement.

(2) Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la classification des sciences, je puis passer immédiatement à la construction de l’échelle encyclopédique d’après laquelle le plan de ce cours doit être déterminé, et que chacun pourra aisément apprécier à l’aide des considérations précédentes.

Une première contemplation de l’ensemble des phénomènes naturels nous porte à les diviser d’abord, conformément au principe que nous venons d’établir, en deux grandes classes principales, la première comprenant tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps organisés.

Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus particuliers que les autres ; ils dépendent des précédents, qui au contraire, n’en dépendent nullement. De la nécessité de n’étudier les phénomènes physiologiques qu’après ceux des corps inorganiques. De quelque manière qu’on explique les différences de ces deux sortes d’êtres, il est certain qu’on observe dans les corps vivants tous les phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu ans les corps bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phénomènes vitaux proprement dits, ceux qui tiennent à l’organisation. Il ne s’agit pas ici d’examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la même nature, question insoluble qu’on agite encore beaucoup trop de nos jours, par un reste d’influence des habitudes théologiques et métaphysiques ; une telle question n’est pas du domaine de la philosophie positive, qui fait formellement profession d’ignorer absolument la nature intime d’un corps quelconque. Mais il n’est nullement indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivants comme étant d’une nature essentiellement différente, pour reconnaître la nécessité de la séparation de leurs études.

Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivants. Mais, quelque parti qu’on puisse prendre à cet égard par suite des progrès ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous établissons n’en saurait être aucunement affectée. En effet, regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d’entrevoir l’état présent de la physiologie, que les phénomènes physiologiques sont toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chimiques, modifiés par la structure et la composition propres aux corps organisés, notre division fondamentale n’en subsisterait pas moins. Car il reste toujours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux doivent être étudiés avant de procéder à l’examen des modifications spéciales qu’ils éprouvent dans certains êtres de l’univers, par suite d’une disposition particulière des molécules. Ainsi, la division, qui est aujourd’hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de la subordination des phénomènes et par suite des études, quelque rapprochement qu’on puisse jamais établir solidement entre les deux classes de corps.

Ce n’est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps vivants, qui sera le sujet spécial d’un examen approfondi dans la section physiologique de ce cours. Il suffit, quant à présent, d’avoir reconnu, en principe, la nécessité logique de séparer la science relative aux premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l’étude de la physique organique qu’après avoir établi les lois générales de la physique inorganique.

(3) Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale dont est susceptible, d’après la même règle, chacune de ces deux grandes moitiés de la philosophie naturelle.

Pour la physique inorganique, nous voyons d’abord, en nous conformant toujours à l’ordre de généralité et de dépendance des phénomènes, qu’elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu’elle considère les phénomènes généraux de l’univers, ou, en particulier, ceux que présentent les corps terrestres. D’où la physique céleste, ou l’astronomie, soit géométrique, soit mécanique ; et la physique terrestre. La nécessité de cette division est exactement semblable à celle de la précédente.

Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c’est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous les phénomènes de la physique terrestre, on observe d’abord les effets généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui leur sont propres, et qui modifient les premiers. Il s’ensuit que, lorsqu’on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non seulement en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le phénomène céleste le plus compliqué. C’est ainsi, par exemple, que le simple mouvement d’un corps pesant, même quand il ne s’agit que d’un solide, présente réellement, lorsqu’on veut tenir compte de toutes les circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que la question astronomique la plus difficile. Une telle considération montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l’étude de la seconde qu’après celle de la première, qui en est la base rationnelle.

(4) La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d’après le même principe, en deux portions très distinctes, selon qu’elle envisage les corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique. D’où la physique proprement dite et la chimie. Celle-ci, pour être conçue d’une manière vraiment méthodique, suppose évidemment la connaissance préalable de l’autre. Car tous les phénomènes chimiques sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques ; ils en dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action chimique est soumise d’abord à l’influence de la pesanteur, de la chaleur, de l’électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de propre qui modifie l’action des agents précédents. Cette Considération, qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu’après la physique, la présente en même temps comme une science distincte. Car, quelque opinion qu’on adopte relativement aux affinités chimiques, et, quand même on ne verrait en elles, ainsi qu’on peut le concevoir, que des modifications de la gravitation générale produites par la figure et par la disposition mutuelle des atomes, il demeurerait incontestable que la nécessité d’avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne permettrait point de traiter la chimie comme un simple appendice de la physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour la facilité de l’étude, de maintenir la division et l’enchaînement que l’on regarde aujourd’hui comme tenant à l’hétérogénéité des phénomènes.

(5) Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de la science générale des corps bruts. Une division analogue s’établit, de la même manière, dans la science générale des corps organisés.

Tous les êtres vivants présentent deux ordres de phénomènes essentiellement distincts, ceux relatifs à l’individu, et ceux qui concernent l’espèce, surtout quand elle est sociable. C’est principalement par rapport à l’homme, que cette distinction est fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus compliqué et plus particulier que le premier ; il en dépend sans influer sur lui. De là, deux grandes sections dans la physique organique, la physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur la première.

Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d’abord l’influence des lois physiologiques de l’individu, et, en outre, quelque chose de particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l’action des individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans l’espèce humaine, par l’action de chaque génération sur celle qui la suit. Il est donc évident que, pour étudier convenablement les phénomènes sociaux, il faut d’abord partir d’une connaissance approfondie des lois relatives à la vie individuelle. D’un autre côté, cette subordination nécessaire entre les deux études ne prescrit nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés à le croire, de voir dans la physique sociale un simple appendice de la physiologie. Quoique les phénomènes soient certainement homogènes, ils ne sont point identiques, et la séparation des deux sciences est d’une importance vraiment fondamentale. Car il serait impossible de traiter l’étude collective de l’espèce comme une pure déduction de l’étude de l’individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l’action des lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps d’observations directes qui lui Soit propre, tout en ayant égard, comme il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie proprement dite.

On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie proprement dite en végétale et animale. Il serait facile, en effet, de rattacher cette sous-division au principe de classification que nous avons constamment suivi, puisque les phénomènes de la vie animale se présentent, en général du moins, comme plus compliqués et plus spéciaux que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à méconnaître ou à exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des phénomènes. Or il est certain que la distinction entre la physiologie végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce que j’ai appelé la physique concrète, n’en a presque aucune dans la physique abstraite, la seule dont il s’agisse ici. La connaissance des lois générales de la vie, qui doit être à nos yeux le véritable objet de la physiologie, exige la considération simultanée de toute la série organique sans distinction de végétaux et d’animaux, distinction qui, d’ailleurs, s’efface de jour en jour, à mesure que les phénomènes sont étudiés d’une manière plus approfondie.

Nous persisterons donc à ne considérer qu’une seule division dans la physique organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux successives dans la physique inorganique.

(6) En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la succession est déterminée par une subordination nécessaire et invariable, fondée, indépendamment de toute opinion hypothétique, sur la simple comparaison approfondie des phénomènes correspondants ; c’est l’astronomie, la physique, la chimie, la physiologie et enfin la physique sociale. La première considère les phénomènes les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloignés de l’humanité ; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les plus particuliers, les plus compliqués, les plus concrets, et les plus directement intéressants pour l’homme ; ils dépendent, plus ou moins, de tous les précédents, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que leur dépendance successives. Telle est l’intime relation générale que la véritable observation philosophique, convenablement employée, et non de vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.

Je n’ai pu ici qu’esquisser l’exposition des considérations principales sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir complètement, il faudrait maintenant, après l’avoir envisagée d’un point de vue général, l’examiner relativement à chaque science fondamentale en particulier. C’est ce que nous ferons soigneusement en commençant l’étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette échelle encyclopédique, reprise ainsi successivement en partant de chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d’exactitude, et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avantages seront d’autant plus sensibles, que nous verrons alors la distribution intérieure de chaque science s’établir naturellement d’après le même principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d’après une considération unique constamment suivie, celle du degré d’abstraction plus ou moins grand des conceptions correspondantes. Mais des travaux de ce genre, outre qu’ils nous entraîneraient maintenant beaucoup trop loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie positive.

V.

Néanmoins, pour faire apprécier aussi complètement que possible, dès ce moment, l’importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai, dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois signaler rapidement ici ses propriétés générales les plus essentielles.

(1) Il faut d’abord remarquer, comme une vérification très décisive de l’exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet implicitement admise par les savants livrés à l’étude des diverses branches de la philosophie naturelle.

C’est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs d’échelles encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les sciences que la marche effective de l’esprit humain a conduit, sans dessein prémédité, à cultiver séparément, et d’établir entre elles une subordination conforme aux relations positives que manifeste leur développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus sûr indice d’une bonne classification ; car les divisions qui se sont introduites spontanément dans le système scientifique n’ont pu être déterminées que par le sentiment longtemps éprouvé des véritables besoins de l’esprit humain, sans qu’on ait pu être égaré par des généralités vicieuses.

Mais quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement cette condition, ce qu’il serait superflu de prouver, il n’en faudrait pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd’hui par expérience chez les savants rendraient inutile le travail encyclopédique que nous venons d’exécuter. Elles ont seulement rendu possible une telle opération, qui présente la différence fondamentale d’une conception rationnelle à une classification purement empirique. Il s’en faut d’ailleurs que cette classification soit ordinairement conçue et surtout suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit convenablement appréciée ; il suffirait, pour s’en convaincre, de considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l’esprit humain.

(2) Un second caractère très essentiel de notre classification, c’est d’être nécessairement conforme à l’ordre effectif du développement de la philosophie naturelle. C’est ce que vérifie tout ce qu’on sait de l’histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d’exactitude.

On conçoit, en effet, que l’étude rationnelle de chaque science fondamentale, exigeant la culture préalable de toutes celles qui la précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n’a pu faire de progrès réels et prendre son véritable caractère, qu’après un grand développement des sciences antérieures, relatives à des phénomènes plus généraux, plus abstraits, moins compliqués et indépendants des autres. C’est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, a dû avoir lieu.

Cette considération me semble d’une telle importance, que je ne crois pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l’histoire de l’esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et que j’ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement entendue, si on ne la combine point dans l’application avec la formule encyclopédique que nous venons d’établir. Car, c’est suivant l’ordre énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont atteint successivement d’abord l’état théologique, ensuite l’état métaphysique, et enfin l’état positif. Si l’on ne tient pas compte dans l’usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair que l’état théologique ou métaphysique de certaines théories fondamentales a dû temporairement coïncider et a quelquefois coïncidé en effet avec l’état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la loi générale une obscurité qu’on ne peut dissiper que par la classification précédente.

(3) En troisième lieu, cette classification présente la propriété très remarquable de marquer exactement la perfection relative des différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de précision des connaissances et dans leur coordination plus ou moins intime.

Il est aisé de sentir, en effet, que plus des phénomènes sont généraux, simples et abstraits, moins ils dépendent des autres et plus les connaissances qui s’y rapportent peuvent être précises, en même temps que leur coordination peut être plus complète. Ainsi les phénomènes organiques ne comportent qu’une étude à la fois moins exacte et moins systématique que les phénomènes des corps bruts. De même dans la physique inorganique, les phénomènes célestes, vu leur plus grande généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes terrestres.

Cette observation, qui est si frappante dans l’étude effective des sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à d’injustes comparaisons, se trouve donc complètement expliquée par l’ordre encyclopédique que j’ai établi. J’aurai naturellement occasion de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant que la possibilité d’appliquer à l’étude des divers phénomènes l’analyse mathématique, ce qui est le moyen de procurer à cette étude le plus haut degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement déterminée par le rang qu’occupent ces phénomènes dans mon échelle encyclopédique.

Je ne dois point passer à une autre considération sans mettre le lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien que très grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à confondre le degré de précision que comportent nos différentes connaissances avec leur degré de certitude, d’où est résulté le préjugé très dangereux que, le premier étant évidemment fort inégal, il en doit être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que jadis, de l’inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux qualités en elles-mêmes fort différentes. Une proposition tout à fait absurde peut être extrêmement précise, comme si l’on disait, par exemple, que la somme des angles d’un triangle est égale à trois angles droits ; et une proposition très certaine peut ne comporter qu’une précision fort médiocre, comme lorsqu’on affirme, par exemple, que tout homme mourra. Si, d’après l’explication précédente, les diverses sciences doivent nécessairement présenter une précision très inégale, il n’en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu’elle sache renfermer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les phénomènes correspondants, condition qui peut n’être pas toujours très facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est simplement conjectural n’est que plus ou moins probable, et ce n’est pas là ce qui compose son domaine essentiel ; tout ce qui est positif, c’est-à-dire fondé sur des faits constatés., est certain : il n’y a pas de distinction à cet égard.

(4) Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule encyclopédique, à cause de l’importance et de la multiplicité des applications immédiates qu’on en peut faire, c’est de déterminer directement le véritable plan général d’une éducation scientifique entièrement rationnelle. C’est ce qui résulte sur-le-champ de la seule composition de la formule.

Il est sensible, en effet, qu’avant d’entreprendre l’étude méthodique de quelqu’une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s’être préparé par l’examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d’une manière prépondérante sur ceux dont on se propose de connaître les lois. Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême importance pratique, je n’ai pas besoin d’insister davantage en ce moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d’ailleurs inévitablement, par rapport à chaque science fondamentale. Je me bornerai seulement à faire observer que, s’il est éminemment applicable à l’éducation générale, il l’est aussi particulièrement à l’éducation spéciale des savants.

Ainsi, les physiciens qui n’ont pas d’abord étudié l’astronomie, au moins sous un point de vue général ; les chimistes qui, avant de s’occuper de leur science propre, n’ont pas étudié préalablement l’astronomie et ensuite la physique ; les physiologistes qui ne se sont pas préparés à leurs travaux spéciaux par une étude préliminaire de l’astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l’une des conditions fondamentales de leur développement intellectuel. Il en est encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à l’étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d’abord acquis une connaissance générale de l’astronomie, de la physique, de la chimie et de la physiologie.

Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et qu’aucune institution régulière n’est organisée pour les accomplir, nous pouvons dire qu’il n’existe pas encore, pour les savants, d’éducation vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d’une si grande importance, que je ne crains pas d’attribuer en partie à ce vice de nos éducations actuelles l’état d’imperfection extrême où nous voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des phénomènes correspondants. Relativement à l’éducation générale, cette condition est encore bien plus nécessaire. Je la crois tellement indispensable, que je regarde l’enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats généraux les plus essentiels qu’il est destiné à produire dans la société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses branches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées dans l’ordre convenable. N’oublions pas que, dans presque toutes les intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement enchaînées suivant l’ordre de leur acquisition première ; et que, par conséquent, c’est un mal le plus souvent irrémédiable que de n’avoir pas commencé par le commencement. Chaque siècle ne compte qu’un bien petit nombre de penseurs capables, à l’époque de leur virilité., comme Bacon, Descartes et Leibnitz, de faire véritablement table rase pour reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées acquises.

L’importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à l’éducation scientifique ne peut être convenablement appréciée qu’en la considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l’envisager seulement, comme nous venons de le faire, relativement à la doctrine.

Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général d’études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne pourrait être obtenue d’aucune autre manière.

En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études différentes sont effectivement hétérogènes, il doit nécessairement en résulter que la Méthode positive générale sera constamment modifiée d’une manière uniforme dans l’étendue d’une même science fondamentale, et qu’elle éprouvera sans cesse des modifications différentes et de plus en plus composées, en passant d’une science à une autre. Nous aurons donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés réelles dont elle est susceptible, ce qui n’aurait pu avoir lieu, si nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les conditions essentielles posées ci-dessus.

Cette nouvelle considération est d’une importance vraiment fondamentale ; car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu’il est impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l’étudier séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd’hui qu’on ne peut s’en former une idée nette et exacte qu’en étudiant successivement, et dans l’ordre convenable, son application à toutes les diverses classes principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait point pour atteindre ce but, même en la choisissant le plus judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentiellement identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel de ses procédés caractéristiques, dont l’influence, trop peu prononcée dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple, dans certaines branches de la philosophie, c’est l’observation proprement dite ; dans d’autres, c’est l’expérience, et telle ou telle nature d’expériences, qui constitue le principal moyen d’exploration. De même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a été fourni primitivement par une certaine science ; et, bien qu’il ait pu être ensuite transporté dans d’autres, c’est à sa source qu’il faut l’étudier pour le bien connaître ; comme, par exemple, la théorie des classifications.

En se bornant à l’étude d’une science unique, il faudrait sans doute choisir la plus parfaite pour avoir un sentiment plus profond de la méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus simple, on n’aurait ainsi qu’une connaissance bien incomplète de la méthode, puisqu’on n’apprendrait pas quelles modifications essentielles elle doit subir pour s’adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont propres ; ce qui prouve clairement la nécessité de les considérer toutes, sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en ce moment.

(5) Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non seulement d’étudier philosophiquement toutes les diverses sciences fondamentales, mais de les étudier suivant l’ordre encyclopédique établi dans cette leçon. Que peut produire de rationnel, à moins d’une extrême supériorité naturelle, un esprit qui s’occupe de prime abord de l’étude des phénomènes les plus compliques, sans avoir préalablement appris à connaître, par l’examen des phénomènes les plus simples, ce que c’est qu’une loi, ce que c’est qu’observer, ce que c’est qu’une conception positive, ce que c’est même qu’un raisonnement suivi ? Telle est pourtant encore aujourd’hui la marche ordinaire de nos jeunes physiologistes, qui abordent immédiatement l’étude des corps vivants, sans avoir le plus souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire réduite à l’étude d’une ou de deux langues mortes, et n’ayant, tout au plus, qu’une connaissance très superficielle de la physique et de la chimie, connaissance presque nulle sous le rapport de la méthode, puisqu’elle n’a pas été obtenue communément d’une manière rationnelle, et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle. On conçoit combien il importe de réformer un plan d’études aussi vicieux. De même, relativement aux phénomènes Sociaux, qui sont encore plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d’avoir reconnu la nécessité logique de ne procéder à l’étude de ces phénomènes, qu’après avoir dressé successivement l’organe intellectuel par l’examen philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs ? On peut même dire avec précision que c’est là toute la difficulté principale. Car il est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd’hui qu’il faut étudier les phénomènes sociaux d’après la méthode positive. Seulement, ceux qui s’occupent de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas savoir exactement en quoi consiste cette méthode, faute de l’avoir examinée dans ses applications antérieures, cette maxime est jusqu’à présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui ne sont pas encore sorties de l’état théologique ou de l’état métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs. Cette considération sera, plus tard, spécialement développée ; je dois ici me borner à l’indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la portée de la conception encyclopédique que j’ai proposée dans cette leçon.

Tels sont donc les quatre points de vue principaux sous lesquels j’ai dû m’attacher à faire ressortir l’importance générale de la classification rationnelle et positive, établie ci-dessus pour les sciences fondamentales.

VI.

Afin de compléter l’exposition générale du plan de ce cours, il me reste maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j’ai laissée à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute déjà remarquée. En effet, nous n’avons point marqué dans notre système scientifique le rang de la science mathématique.

(1) Le motif de cette omission volontaire est dans l’importance même de cette science, si vaste et si fondamentale. Car la leçon prochaine sera entièrement consacrée à la détermination exacte de son véritable caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang encyclopédique. Mais, pour ne pas laisser incomplet, sous un rapport aussi capital, le grand tableau que j’ai tâché d’esquisser dans cette leçon, je dois indiquer ici sommairement, par anticipation, les résultats généraux de l’examen que nous entreprendrons dans la leçon suivante.

Dans l’état actuel du développement de nos connaissances positives, il convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la fois l’une et l’autre. Aujourd’hui, en effet, la science mathématique est bien moins importante par les connaissances, très réelles et très précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme constituant l’instrument le plus puissant que l’esprit humain puisse employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.

Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et rigoureusement exacte, nous verrons qu’il faut diviser la science mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est essentiellement distinct : la mathématique abstraite, ou le calcul, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, et la mathématique concrète, qui se compose, d’une part de la géométrie générale, d’une autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est nécessairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant que possible, tous les phénomènes de l’univers comme géométriques ou comme mécaniques.

La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale, n’étant autre chose qu’une immense extension admirable de la logique naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique doivent, au contraire, être envisagées comme de véritables sciences naturelles, fondées, ainsi que toutes les autres, sur l’observation, quoique, par l’extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent un degré infiniment plus parfait de systématisation, qui a pu quelquefois faire méconnaître le caractère expérimental de leurs premiers principes. Mais ces deux sciences physiques ont cela de particulier, que, dans l’état présent de l’esprit humain, elles sont déjà et seront toujours davantage employées comme méthode beaucoup plus que comme doctrine directe.

(2) Il est, du reste, évident qu’en plaçant ainsi la science mathématique à la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu’étendre davantage l’application de ce même principe de classification, fondé sur la dépendance successive des sciences en résultat du degré d’abstraction de leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique, établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à cette série son véritable premier terme, dont l’importance propre exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles et les plus indépendants de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C’est donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit spéciale ce qui explique l’usage universel qui s’est établi depuis longtemps à ce sujet, d’une manière empirique, quoiqu’il n’ait eu primitivement d’autre cause que la plus grande ancienneté relative de la science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication très rapide de ces diverses considérations qui vont être l’objet spécial de la leçon suivante.

Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d’après de vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet d’un véritable problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous guider constamment dans l’étude de la philosophie positive. En résultat définitif, la mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la physiologie et la physique sociale : telle est la formule encyclopédique qui, parmi le très grand nombre de classifications que comportent les six sciences fondamentales, est seule logiquement conforme à la hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes. Je n’ai pas besoin de rappeler l’importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre éminemment familier, pour en faire dans toute l’étendue de ce cours une application continuelle.

La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus simple, consiste donc dans l’explication et la justification du grand tableau synoptique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement que possible, pour la distribution intérieure de chaque science fondamentale, le même principe de classification qui vient de nous fournir la série générale des sciences.