(1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384
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(1891) Essais sur l’histoire de la littérature française pp. -384

À M. Saint-Marc Girardin, de l’Académie française

Cher maître et ami,

En vous dédiant ces quelques pages d’histoire littéraire, je croyais remplir un devoir de reconnaissance, et je m’aperçois que je contracte envers vous une obligation de plus. Votre nom a le privilège de rappeler tout ensemble les meilleures traditions de la presse et de l’enseignement public. À ce titre, il sera la plus efficace des recommandations pour un livre modeste, où, à défaut d’autre mérite, j’ai essayé de mettre quelque chose des bonnes doctrines que vous avez défendues avec tant d’honneur et d’éclat dans votre double carrière de professeur et de publiciste.

J.-J. W.

Préface de la première édition

Je serais heureux si les gens de goût trouvaient dans ce livre des notions nouvelles sur noire littérature et des vues qui me fussent propres. Il se compose de deux parties, dont la seconde est une suite de portraits que rien ne lierait entre eux si les sujets n’en avaient été exclusivement empruntés à la France. Mais on jugera peut-être que la première partie, où je me suis proposé de marquer à grands traits l’esprit général et quelques-uns des principaux moments de la littérature française, forme une sorte d’introduction à l’histoire de cette littérature, aussi complète et aussi méthodique que peuvent l’être des considérations présentées, sinon tout à fait au hasard, du moins selon la tentation apportée par l’ouvrage qui en a été le prétexte et par le jour où elles ont été publiées pour la première fois.

Voué de bonne heure aux études historiques, c’est encore, c’est surtout l’histoire que j’ai cherchée dans l’étude des lettres. Il y a quelques années, dans le temps que je commençais à écrire, et qu’en traitant de Madame Bovary et du groupe d’ouvrages qui s’y rapporte, j’essayais obscurément de démontrer l’identité de l’histoire et de la critique, M. Taine, partant d’une conception semblable, augmentée et enrichie, il est vrai, de quelques autres, jetait les assises de sa puissante et originale histoire de la société anglaise. Le premier chez nous, il a appliqué dans un ouvrage systématique et faisant édifice, la méthode exclusivement historique qui a inspiré au-delà du Rhin, à MM. Hillebrand, Vilmar et Gervinus, leurs beaux travaux sur la littérature de leur pays. Nouvelle encore parmi nous (du moins si on la considère dans sa rigueur), cette méthode, fort distincte d’ailleurs des doctrines philosophiques ou physiologiques que M. Taine y a mêlées, consiste essentiellement à chercher l’histoire des transformations d’un peuple dans la série des types littéraires qu’il a créés : non pas, entendons-nous bien, des lumières qui éclairent son histoire, mais cette histoire même dans son expression la plus nette et la plus scientifique. La littérature seule d’un siècle nous révèle les altérations que subissent les idées, les sentiments et la physionomie de ce siècle. La littérature seule d’un pays nous apprend à bien juger ses institutions. À l’historien qui pâlit sur eux, les recueils d’ordonnances, les codes et les constitutions ne livrent que des lois inertes. C’est au théâtre, c’est dans le roman, c’est dans les œuvres des poètes, c’est dans les jugements que les contemporains portent sur les choses de la politique et de la morale, qu’on découvre de quelle façon les lois ont nuancé l’éternel fonds humain. Voulez-vous savoir ce qu’était, sous l’ancien régime, le droit d’aînesse ? Ne vous faites point apporter les gros livres des économistes ; voyez dans Molière et dans Regnard comment le frère parle à la sœur. Voulez-vous apprendre quels sont les vices propres à une société où les grands seigneurs forment une caste privilégiée et ne forment pas une aristocratie politique ? Lisez Dom Juan plutôt que le Siècle de Louis XIV. L’histoire, élevée à cette hauteur où elle n’est plus que l’histoire des sentiments et des idées modifiant l’état social et modifiés par lui, outre qu’elle ne perd rien de sa variété infinie, acquiert pour les esprits pénétrants et droits un degré de certitude qu’elle ne saurait offrir dans une sphère inférieure, puisque, au lieu de contrôler mille documents contradictoires, elle n’a plus qu’à puiser à la source limpide des grandes œuvres. Aussi est-ce à la littérature de chaque peuple qu’on s’habituera de plus en plus à demander le secret du rôle qu’il a joué dans le monde.

Préface de la seconde édition

La première édition de ce livre a paru chez Michel Lévy en 1865. Elle a été bien vite enlevée et épuisée. Je ne me suis pas trop pressé, on le voit, de préparer la seconde. J’étais pris par d’autres occupations. J’étais engagé dans les luttes quotidiennes de la politique qui ne laissent guère de répit. Je n’ai eu que cette année le loisir de revenir à ce livre. La seconde édition que j’en donne n’est point une édition revue, augmentée et corrigée. Elle n’est pas non plus exactement semblable à la première. J’en ai fait disparaître le chapitre qui était consacré aux débuts de M. Alexandre Dumas fils ; je l’ai transféré dans un autre recueil1 où il m’a paru plus à sa place. Je l’ai remplacé par deux autres morceaux, l’un sur le rôle social et historique de la comédie en France, l’autre sur Piron et Gresset, deux de nos poètes de l’âge classique, qui rentrent mieux dans le cadre du présent volume.

Ces deux chapitres, avec celui qui traite de Regnard, sont les deux seuls débris d’un cours que j’ai professé en 1837 à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence, dans la chaire de Fortoul et de Prévost-Paradol, sur l’un des beaux moments de notre histoire littéraire. Il serait trop long de conter ici de quelle façon caractéristique je réussis à escalader ou à, m’insinuer dans cette chaire et de quelle façon je fus écarté plus tard d’une autre chaire de littérature française, celle de la Sorbonne, par la raison qu’en ces matières je n’étais qu’un « écolier ». Quand je fus nommé à la chaire de littérature française d’Aix, j’étais professeur d’histoire dans un lycée de province de 3e classe. Ce ne fut qu’un cri de surprise, parmi les gradués de ce temps-là. « Il est agrégé pour les classes d’histoire », disait-on, « et on le nomme dans une chaire de lettres » ; ou bien : « Si maintenant les agrégés d’histoire vont faire de la littérature ! » Quand j’allai faire ma visite d’étiquette à M. Lesieur, alors chef de division de renseignement supérieur et secondaire, il me fit l’honneur de me dire d’un ton un peu pincé : « Monsieur, ce n’est certes pas moi qui ai proposé votre nomination au ministre. » J’eus alors, pour la première fois, la perception claire et complète de l’esprit de mandarinat à outrance qui est en général celui des gouvernements français. Vingt ans plus tard, quand s’éleva, contre le Viriathe français, l’unanime clameur « Weiss et Miribels » où les gens d’Académie française participèrent avec Dupont et Durand, Joseph Prudhomme et Jean Jocrisse, je pus écouter la clameur d’une âme assez froide ; je savais déjà ce que c’était. « Il est agrégé des lettres et il va enseigner l’histoire ! Il est agrégé d’histoire et on le charge de parler au public de poésie, de morale et de philosophie ! » En 1881, comme en 1857 et 1863, ce qui se déchaînait contre moi, c’était toujours l’esprit de Chine, de Cochinchine et d’archi-Chine.

J’ai gardé à travers les vicissitudes de ma vie un souvenir durable de l’année que j’ai passée à Aix-en-Provence. La ville d’Aix en 1857 n’était plus qu’un mausolée du xviie et du xviiie  siècle. En sa contexture lapidaire, le mausolée avait tout à fait grand air ; sous le soleil éternel et le ciel bleu inaltérable dont ils étaient baignés, les édifices, les palais et les hôtels des grands seigneurs d’antan, les promenades, les fontaines, disaient magnifiquement l’élégance, la sobriété, la simplicité et la grâce, qualités essentielles des temps où la ville qu’on ne voyait plus maintenant qu’à l’état amorti et sous quelque moisissure avait été reluisante de nouveauté et de vie. Saint-Simon, quand il parle, sous Louis XIV, du temps de Louis XIII, dit, je crois : « En ce temps-là, un peu de seigneurie palpitait encore chez nous. » Et je puis dire de même d’Aix-en-Provence, que vers 1855, dans ce coin reculé et isolé du pays de France, palpitait encore, au fond des esprits, un peu de pure France classique. Je serais bien embarrassé aujourd’hui de définir au juste ce que j’entends par classique. À la faculté d’Aix, et sous ce climat particulier, sec et limpide, je n’étais pas embarrassé de le sentir. Un cours de faculté, un cours d’éloquence et de poésie, tel que l’ont inauguré Villemain et Cousin, tel que La Harpe, leur précurseur, l’avait pressenti et en avait tracé les grandes lignes pour un public choisi, un cours d’éloquence et de poésie n’est possible, il n’échappe à l’ennui de la trivialité vide, il n’a de substance et de prix que s’il est l’œuvre commune de l’auditoire et du maître. La réciprocité latente de l’un à l’autre de ces deux éléments y est nécessaire. Il y entre un peu et même beaucoup du phénomène physiologique de la suggestion que vient de découvrir l’école de Nancy. C’est un mystère de la chimie des esprits. En arrivant à Aix, je n’étais au fond qu’un bon scolar, un faux libre esprit d’école normale et de collège, qui, après avoir traîné si longtemps la chaîne des examens à préparer et des concours à subir, ne croyais arriver à l’affranchissement qu’en m’imprégnant de modernité, plus nourri de Lessing, de Schlegel, de Gervinus, que de Boileau, de Fénelon, d’Horace et d’Aristote, à cheval sur la distinction fondamentale de Herder entre la « poésie naïve » et la « poésie artificielle », et qui aurais soutenu mordicus devant les quatre facultés précédées de leur recteur que le Divan ou le poème d’Adonis, voilà la poésie naïve et spontanée et que Bérénice, les églogues de Segrais ou les élégies de Parny, voilà la poésie artificielle.

Mon auditoire d’Aix-en-Provence m’a rendu pour toujours classique. C’était environ deux cents personnes de tout âge, depuis seize ans jusqu’à soixante, la plupart, de condition moyenne, un fonds d’étudiants fourni par la Provence, le Comtat, la Corse, l’Algérie, les Échelles du Levant, des conseillers à la cour et des magistrats de tout grade, des intendants et des officiers d’intendance, réunis en ce moment à Aix pour le règlement définitif des comptes de la guerre de Crimée, un certain nombre de femmes, quelques juifs. Tout cela formait un auditoire attentif et redoutable, en qui la nourriture était riche et solide, dont le goût surgissait par éclairs, prompt et fin. Le jeudi, vers quatre heures de l’après-midi, je traversais le Cours, principale artère de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où s’abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil dardait encore ; ses rayons expiraient, mais violemment, et je pouvais quelquefois me demander si l’excès de la chaleur n’aurait pas retenu à la maison une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j’allais les entretenir, si munis pour m’y approprier moi-même par toute la curiosité intelligente qui s’échappait de leurs physionomies ! Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une Muse flottait, invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à l’unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris, qui nous fait créer à nouveau les belles œuvres dans le moment que nous les lisons, les sentons et les expliquons. Cet état d’esprit apparaissait alors libre et discipliné tout ensemble, cohérent et diffus, dans une réunion de deux cents personnes de toute condition et de tout âge. Il n’est pas commun. Je ne sais si on le retrouverait aujourd’hui dans aucun auditoire, à ce degré et avec ces qualités. Je ne me flattais pas de l’avoir éveillé ; il me suffisait de m’y sentir adéquat. Il était le produit d’un esprit plus général créé et entretenu par l’éducation qu’avait donnée pendant quarante ans l’Université impériale (1808-1850) aux enfants des classes aisées ou cultivées de la nation, aux enfants de tous ceux qui cherchaient à s’élever vers l’aisance ou la culture, par le travail continu et l’épargne acharnée. Cette manière d’esprit général avait été en son point de pleine vigueur de 1820 à 1840, il expirait en ce moment même ; il ne devait plus longtemps survivre à l’Université impériale, à ses méthodes, à son système. Celle-ci, organisée par le décret de 1808, venait d’être supprimée et rasée par la loi du 15 mars 1850 et par le décret du 19 mars 1852.

C’était un pur esprit classique. C’était l’amour des lettres désintéressé et sans prétentions, sans objet certain sinon sans utilité positive et sans fruits solides. Les lettres, répertoire unique des carrières les plus diverses, entretien innocent des heures, délices et noblesse de la vie ! Les gens de cette génération lisaient et savaient lire. Comment s’y prenaient-ils pour tout connaître ? J’arrivais ; je faisais mon cours. J’avais lu pour la première fois, la semaine d’avant, les chefs-d’œuvre dont je les entretenais. Oui, à la lettre, je venais de découvrir Dufresny, Dancourt, Marivaux, Destouches, Sedaine, Favart, La Chaussée, Beaumarchais, Molière lui-même, ou plutôt la meilleure moitié de Molière ; car j’avais bien cru jusque-là que

            … dans le sac où Scapin s’enveloppe
On ne reconnaît plus l’auteur du Misanthrope.

Et maintenant je le reconnaissais, j’étais tout feu ; je le sentais partout génial, jaillissant, bondissant, saisissant de pleine serre l’homme, la nature, la vie, nos passions, nos vices, comme le vautour sa proie. Si méthodique que fût mon cours, ceux qui voulaient bien venir l’écouter, ne pouvaient deviner ni pressentir la veille de quoi je leur parlerais le lendemain, si c’était du Philosophe marié ou d’Annette et Lubin ou des Trois Sultanes. Cependant, ils se trouvaient être aussi imprégnés que moi de mon sujet. Moi, je savais, du matin seulement, les vers que je leur récitais avec admiration et leur savourais. Ma mémoire avait beau être fraîche et fidèle. Quelquefois, elle bronchait. Je disais la « moralité » des Trois Sultanes, l’eunuque Osmin remercié :

              … Me voilà cassé !
Ah ! qui jamais aurait pu dire…

Et j’hésitais ! Et tout à coup un conseiller de soixante-cinq ans, assis au pied de ma chaire, me soufflait le reste :

    Que ce petit nez retroussé
Changerait les lois d’un empire ?

L’éducation littéraire qu’avaient reçue les gens de ce temps-là, ou qu’ils s’étaient donnée à eux-mêmes par des lectures de choix, n’existe plus. C’en est fait de l’esprit classique ; il s’est affaissé ; il ne se réveillera plus. C’en est fait de la culture classique ; il n’y aura pas une seconde renaissance ; nous ne ferons pas renaître une seconde fois les Grecs et les Latins, puisqu’à la fin on nous en a délivrés, et c’est pourquoi il n’y aura pas non plus de renaissance française, pas plus pour Hugo et son école que pour Voltaire et Rousseau, pas plus pour Rousseau et Voltaire que pour Fénelon et Bossuet. La Légende des siècles et Notre-Dame de Paris sont en train de rejoindre Télémaque et la Nouvelle Héloïse. Le romantisme qui a bousculé le classicisme a été balayé par le soi-disant réalisme, et le soi-disant réalisme est venu aboutir au point où nous en sommes maintenant, à Sous-Off et aux Chapons. Vers 1869 encore, il n’y avait guère de conversation entre honnêtes gens, — sérieuse ou frivole, savante ou mondaine —, qui ne fût semée et pailletée de citations grecques ou latines, de bribes de l’Écriture, de souvenirs mythologiques, de sentences tirées de l’histoire ancienne ; toutes choses devenues avec le temps si usuelles ; si communes et si banales que personne ne se fût demandé d’où cela pouvait venir dans la conversation présente. Cela s’entendait à demi-mot ; ce demi-mot résumait toute une suite d’idées, de sensations et d’arguments ; c’étaient des signes abréviatifs, aussi clairs et aussi rapides, plus substantiels et plus condensés que ceux de la sténographie. Ce serait aujourd’hui du sanscrit. Un quart de siècle a suffi pour altérer de cette façon le vocabulaire français et pour modifier aussi gravement l’air ambiant où se meuvent les conversations familières.

Nous ne croyons pas qu’aucune des institutions littéraires de la France fonctionne désormais de manière à entretenir l’intelligence, la pratique ou le culte des traditions classiques. Si parmi tant de théâtres où tous les genres sont traités, on en voulait fonder un qui eût pour mission spéciale de reléguer dans un oubli définitif notre glorieux répertoire, si riche et si varié, toujours si jeune et toujours si à propos, que pourrait-on inventer de mieux que la Comédie-Française ? La Comédie sauve chichement quelques drames de Molière, de Corneille, de Racine, de Marivaux et de Beaumarchais, et puis c’est tout. Tout le reste, pour elle, est mort pour toujours. Depuis un demi-siècle elle n’a jamais songé à dresser une liste de chefs-d’œuvre dont aucun ne devrait jamais disparaître de son affiche pendant plus de cinq, dix ou quinze ans, et dont elle échelonnerait et renouvellerait les reprises selon un système constant. N’est-ce pas une cruelle privation qu’on puisse passer dix ans de suite sans voir Dom Juan ou le Légataire ; vingt ans sans voir Bajazet, l’Esprit de contradiction, Esther ; quarante ans sans entendre parler des Trois Sultanes ou des Burgraves ? N’est-il pas bien singulier que nous ayons vécu sous le règne de Napoléon III, et que messieurs les comédiens ordinaires n’aient jamais eu l’idée de monter les Mécontents, cette satire si vive, si discrète et si enjouée de l’esprit de parti ; que nous vivions en ce moment en république et qu’ils ne songent pas à nous rendre Lucrèce ? Il ne nous paraît pas non plus vraisemblable que le vieil esprit de France défaillant puisse, à défaut de messieurs les comédiens ordinaires et du décret de Moscou, trouver quelque espoir de soutien et de réconfort du côté de l’Académie française et des lettres patentes du 10 juillet 1637. L’Académie, par la suite des temps, n’est devenue à aucun degré un corps conservatoire et traditionaliste, et il ne semble pas qu’elle puisse et doive rester une expression élevée et fine d’esprit national et de perpétuité. Un jour de cette année, il s’est présenté à la fois devant elle treize concurrents pour briguer la succession d’Émile Augier ; et il lui a été impossible de former sur le nom d’aucun d’eux une majorité. N’est-il pas manifeste, sur cet exemple-là, qu’il n’existe plus aucune règle appréciable de ses choix ?

Je ne prononcerai pourtant pas le mot de décadence, quoique de 1637 à 1890, la qualité d’esprit chez nous se soit altérée, quoique depuis un demi-siècle la vigueur et la netteté de notre esprit fléchissent visiblement. Le mot de décadence serait trop triste, et il ne serait pas exact. La décadence intellectuelle, la décadence de l’esprit, de l’imagination et du goût ne sont irréparables chez un peuple que si elles sont le résultat d’une usure prolongée et progressive des facultés géniales de ce peuple, née elle-même de la chute irréparable des mœurs. Les bonnes mœurs relèvent tout et sauvent tout. Avec des mœurs et des habitudes, tout peut recommencer. Il ne faudrait pas juger sommairement des mœurs par la frivolité tumultueuse de telle ou telle portion de Paris et du pays. Vous n’auriez pas à vous éloigner de la Tour Eiffel de plus de douze lieues, pour rencontrer soudain quelque district qui vous remettrait sous la vue toutes les saines images d’autrefois. La petite ville, chef-lieu du district forestier qu’enserre le repli de deux rivières, ne compte pas plus de douze mille habitants, dont quatre ou cinq cents officiers, et deux mille hommes de garnison. Vous auriez là et tout autour, sous vos yeux, tout ce qui est le fonds solide de notre pays : l’économie laborieuse, la force et l’élégance sans tapage ; le rude paysan qui, au cours d’une longue vie et avec le progrès des ans, a tiré successivement du sol d’abord le pain quotidien, puis le bien-être et l’abondance, puis la fortune ; des bourgeois appliqués et corrects ; des citoyens qui ne sont pas des politiqueurs, et des chrétiens qui ne sont pas des dévots ; des maisons bien tenues et riantes, et dans ces maisons, l’enfant docile, la femme irréprochable ; des casernes où, par l’incessant travail du détail, depuis l’heure de la diane jusqu’à la soupe du soir, se forgent l’esprit militaire et l’aptitude guerrière ; une élite de brillants officiers, toujours actifs et agissants, qui peuvent, chaque matin en s’éveillant, se rendre le témoignage qu’ils se sont bien préparés, eux et leurs hommes, et qu’ils sont prêts ; de temps à autre, pour rompre la monotonie de la province et celle du métier, un rallie qui met en l’air la ville et la garnison ; et après le rallie un bal improvisé sous une clairière des bois, bal si simple et si gai, si chaste et si frissonnant, qu’il n’y a que l’armée, munie comme elle est, qui puisse en fournir le personnel, le cadre et les sensations. Quelquefois, le premier magistrat de la République paraît en ces lieux pour y prendre deux ou trois semaines de repos. Il n’y apporte pour tout faste que la simplicité de sa vie, qui est un exemplaire achevé des mœurs et des manières de France. Si vous-même vous vivez retiré parmi ces tableaux, comme le vieillard de Tarente sous les murs et les tours de son opulente cité, vous reprenez quelque espoir dans l’avenir, vous méditez ces idylles robustes, et vous ne pouvez-vous empêcher de redire en vous-même vos adages classiques : « Hanc vitam veteres… ! Sic fortis Etruria crevit ».

J.-J. Weiss.

Première partie.
Considérations générales

I. Du caractère original de l’esprit français2

L’histoire des lettres est la seule forme de l’histoire qui ne trompe pas un esprit pénétrant. L’observation des événements politiques nous livre des superficies et laisse trop à supposer comme à ignorer au jugement le plus fin ; tandis qu’en lisant Cicéron, Voltaire et Goethea d’un certain œil, on voit jusqu’au fond d’un temps et d’une société. Raconter l’histoire de la littérature française de la manière que s’est proposé de le faire M. Géruzezb, ce n’est pas autre chose que saisir la France en ce qu’elle a de meilleur et nous la donner en ce qu’elle a de plus expressif. M. Géruzez a réussi à écrire une œuvre courte et élégante, substantielle et facile, qui résume d’immenses lectures et nous donne, eu des citations bien choisies, la fleur, de nos écrivains. M. Géruzez possède à un degré éminent deux des qualités du génie français dont il conte l’histoire : je veux dire l’agrément et le goût. Son livre a été composé avec le sentiment juste des proportions, qu’on ne trouve plus guère aujourd’hui que chez les écrivains universitaires et chez quelques bons écrivains d’Église. Mais, quoique les jugements libres n’y manquent pas, il trahit aussi, à le considérer dans son ensemble, l’excès de prudence que développe l’habitude de l’enseignement et qui suffirait pour apprendre au public que M. Géruzez appartient à un corps avec lequel il ne tient pas à se mettre mal. Admirer Descartes à l’excès, traiter la Fronde de frivolité lorsqu’on a été à même mieux que personne de lire Retz et de le comprendre, voilà ce que j’appelle sacrifier sciemment ou non aux amitiés universitaires et à la doctrine. En se dégageant de ces timidités de profession et en suivant la pente naturelle de son esprit, qui ne le pousse point à jurer sur les paroles d’un maître, M. Géruzez eût pénétré d’un degré plus avant dans la conception des qualités originales de la France, et il eût donné plus de relief à beaucoup d’appréciations tout à la fois nouvelles et fortes, qui sont dans son livre, mais qui s’y cachent. Faute d’assez de hardiesse, il y a des parties de son sujet où il n’est point entré d’autorité et qu’il a laissées incomplètes. Ce sont précisément celles où il eût été possible de se montrer tout à fait neuf sans risquer d’innovations téméraires et de se déployer librement sans braver à tort et à travers, comme l’a fait la fatuité étourdie des romantiques, les jugements acceptés et la tradition.

I

Je m’explique. Si l’on veut élever la critique à la hauteur de l’histoire et de l’histoire des littératures tirer la plus certaine comme la plus précise des sciences, on ne doit traiter légèrement aucune des œuvres où se révèlent en traits saillants le génie particulier d’un peuple, le tour d’esprit propre à un écrivain qui a marqué dans son pays et dans son siècle. Les défauts d’une œuvre de ce genre, quels qu’ils puissent être, n’autorisent pas l’historien à la passer sous silence ; le peu d’étendue ou la frivolité apparente du sujet n’importent point d’ailleurs si l’œuvre est inspirée et écrite de pleine verve. La seconde des deux règles que nous proposons ici n’est point une découverte ; nous avons tous appris de Boileau, sans nous en souvenir assez quand nous jugeons les poètes en général et Boileau en particulier, qu’il y a des sonnets qui valent de longs poèmes. La première constitue la méthode qu’ont suivie, dans leurs beaux travaux sur la littérature allemande, Vilmar, Hillebrand, Gervinus, Rosenkranz, Julian Schmidt, admirables critiques quand ils ne manquent pas de style et ne tombent point dans le système. En ce moment, chez nous, M. Taine, leur rival heureux, applique le même procédé de jugement à la littérature anglaise, en y mettant un excès de rigueur, il est vrai, qui fausse quelquefois l’instrument dont il se sert avec tant d’énergie et d’art. Qu’on porte cette méthode dans l’étude de notre littérature, on ne déplacera pas les rangs sur le Parnasse français : les drames de Diderot n’en deviendront pas meilleurs ni les tragédies de Racine plus mauvaises. Mais on étendra le cercle de ses admirations ; on en jouira avec plus de vivacité et plus à la française ; rien n’échappera comme lorsqu’on suit d’un pas trop fidèle, la tradition scolaire. Ce qui paraissait bagatelle et ce qu’on goûtait néanmoins tout autant qu’un sermon de Bourdaloue sans oser se l’avouer à soi-même, parce qu’on ne discernait pas bien la raison sérieuse de ce goût, reprendra son véritable prix. On ne fera plus de ces éditions de nos poètes soi-disant secondaires, qu’on intitulera lestement Petits Poètes français, et où l’on aura mis des œuvres, en leur genre, de main de maître, des strophes de Maynard, un madrigal de M. de La Sablière, les stances de Gilbert, une élégie de Parny. On ne déplacera point les rangs sur le Parnasse, je viens de le dire ; je le répète ; mais on les égalisera un peu, soit entre les écrivains eux-mêmes, soit entre leurs œuvres. Beaumarchais et Marivaux seront sur un autre versant de la poétique montagne que Molière, mais non pas si au-dessous de lui, puisqu’ils n’ont ni moins d’originalité ni moins de puissance ou de charme dans l’expression de ce qui leur est original. On lira Athalie, on lira le Misanthrope comme par le passé. Mais on aura le courage de dire qu’il n’y a pas moins de génie, qu’il y en a peut-être un peu plus dans le Malade imaginaire ou dans le Dom Juan que dans le Misanthrope, quoiqu’il s’y trouve moins de perfection ; et quand on se sera aperçu que Racine n’a rien écrit de plus racinien que Bérénice, si dédaigneusement traitée par nombre de critiques, que le plus touchant, le plus tendre, le plus pur des poètes n’a jamais été plus lui-même que dans les belles scènes d’adieu entre Bérénice et Titus, entre Bérénice et Antiochus ; on affirmera que Bérénice, tragédie ou non, élégie ou non, vaut toutes les larmes qu’elle fait verser ; on saura pourquoi l’on pleure, et l’on ne reléguera plus ce vrai chef-d’œuvre parmi les superfluités de notre littérature. On ne déplacera point les rangs ; et toutefois, dans la somme obligée d’admiration que nous dépensons pour nos grands écrivains, je ne réponds pas qu’il ne se fasse, comme on dit en langage de finances, beaucoup de virements de fonds. Pour moi, si j’avais à écrire l’histoire de notre littérature, la Henriade, à qui M. Géruzez n’a point refusé six pages, n’obtiendrait peut-être guère plus de six lignes. Mais Candide, qui n’a obtenu de M. Géruzez que six lignes, aurait certainement six pages. Est-ce que Candide, en effet, quoi qu’on en puisse penser, ne pèse pas beaucoup plus que la Henriade dans l’histoire de notre esprit et de notre caractère ?

Que faut-il pour goûter la France avec un degré de plus de vivacité et de justesse que ne fait M. Géruzez, écrivain cependant très français ? Il faut avoir voyagé au dehors. On pourra dire alors comme le héros de Du Belloy :

Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai mon pays.

M. Géruzez et ceux qui sont de son école n’ont précisément qu’un défaut grave : c’est de se plaire si fort à la maison que rien ne saurait les en tirer. Ils se sont acoquinés. Avec des goûts littéraires aussi casaniers, j’ignore comment M. Géruzez s’y prendra pour raconter bien complètement l’histoire de notre littérature depuis 1789, puisque à partir de ce moment il n’y a plus, à proprement parler, en Europe, qu’une littérature européenne en plusieurs langues, une sorte de concert où l’Allemagne joue le rôle de chef de chœur (Die Weltliteratur). Mais même avant 89, lorsque notre littérature est encore exclusivement française, ce n’est point sans dommage pour elle qu’on éprouve tant de répugnance à se risquer chez l’étranger. On lui fait ainsi un premier tort, qui est de laisser ignorer le grand rôle qu’elle a joué hors de nos frontières. Tout le monde sait assurément qu’au xviie  siècle on copiait nos mœurs ; qu’au xviiie on s’engouait de nos idées ; que depuis Louis XIV jusqu’à nos jours, notre langue est restée sur le continent la langue de la société polie. Tout le monde ne sait pas que cette langue admirable a poli et débrouillé la prose confuse de l’Allemagne ; qu’aucune des langues de l’Europe n’est devenue parfaite qu’après que nous lui avons communiqué la clarté de la nôtre ; que les sentiments analysés par nos poètes, et la forme d’analyse qui nous est propre, se sont glissés en bien des lieux où l’on n’a point l’habitude de les aller chercher ; qu’il y a tel chef-d’œuvre qui paraît sorti des plus profondes entrailles d’un peuple voisin, et dont nous avons cependant le droit de dire avec orgueil : « Nous avons passé par là, ceci est nôtre. » Werther, par exemple, se croit bien sincèrement de Francfort ou de Wetzlar. Il ne parle que de son Homère et de son Ossian. Ce n’est pourtant pas comme Homère qu’il parle et encore moins comme Ossian ; c’est comme les gens de notre pays. Qu’il recueille bien ses souvenirs ! Il a dansé, pendant la guerre de Sept Ans, sur les genoux de nos colonels. Il sait par cœur la troisième lettre à M. de Malesherbes, puisqu’il en traduit si éloquemment le délire dans ses deux lettres du 10 mai et du 18 août. Soyez sûr qu’il sait surtout Racine. Il avait, sans le dire, Phèdre et Bajazet dans la poche de son habit bleu, le doux et candide ami de Charlotte, le jour où il partit pour cette soirée fatale qui décida de sa destinée.

Ne point suivre le génie de la France partout où il s’est porté, c’est le premier tort de ceux qui négligent trop l’étranger. Le second, qui est en même temps leur châtiment, c’est de ne pas se douter à quel point nous sommes originaux et nous restons nous-mêmes, nous qui passons aux yeux de la critique moderne pour n’avoir fait qu’appliquer en des œuvres où le fonds est généralement défectueux, les règles supérieures, sans doute, mais communes à tous les temps et à tous les pays, qui constituent la beauté absolue de la forme. On imprime aujourd’hui partout que les créations manquent dans notre littérature avant 89, du moins ces créations puissantes qui jaillissent en un seul jet d’un effort de génie. Où sont, s’écrie-t-on de bonne foi, où sont nos Ophélia, nos Charlotte, nos Werther, nos Marguerite, nos Hamlet, nos don Quichotte, nos Pierre Crespo, nos Armide et nos Angélique ? Nous faisons ces questions par trop peu de connaissance de nous-mêmes et des autres. Tout nous est nouveau comme au rat qui se met en voyage ; et à peine au sortir de chez nous, devant Marguerite comme devant Ophélia, nous nous récrions de surprise, disant que nous n’avons jamais rien vu de si vivant ni de si digne d’être aimé : qu’au moins cela ne ressemble pas à tout ! Ingrats que nous sommes ! changeons de point de vue ; prenons habitude avec Ophélia ou avec Marguerite, et un beau jour, repassons le Rhin et la Manche ! Le voyez-vous se lever devant vous, l’essaim des figures françaises, toutes parées de vives couleurs que vous n’aviez pas aperçues ? Direz-vous encore que Manon ressemble à tout ? Je jure qu’elle ne ressemble pas à Marguerite et qu’elle pèche plus gaiement. Ces figures ne diffèrent pas seulement de celles que vous venez de quitter ; elles diffèrent aussi entre elles ; vous en distinguez les nuances. Pour ne parler dans notre littérature que des caractères de femme, quelle richesse d’invention ne supposent pas les femmes de Racine, celles de Marivaux, Pauline, Mérope, Victorine, Rosine ! Comme elles vivent ! Quel charme étincelant, quel charme particulier qui n’est qu’à elles, et j’ajoute quel charme solide qui résiste aux longues épreuves ! Charlotte, dont le principal mérite est de défaillir de langueur après la valse, d’ouvrir une fenêtre, de montrer l’orage et de s’écrier : « Klopstock ! » Ophélia, semblable à une fée des eaux, la rêveuse Marguerite, ont une grâce étrange qui laisse dans notre âme une impression profonde, mais c’est à condition qu’elles meurent pour nous ou que nous mourions pour elles. De passer sa vie en compagnie de ces frêles créatures, comment y songer ? Elles ne sont bonnes ni à vivre ni à faire vivre. Au contraire, qui ne ferait la folie d’épouser Rosine ? Qui serait assez fou pour ne pas se dire, en écoutant Sylvia, que là est le bonheur d’un honnête homme ? Tenez, en voici une, parmi les héroïnes de notre littérature, qui ne fait pas grand fracas. Pour peu que vous souhaitiez dans une femme un grain d’artifice, elle ne vaut certes ni Rosine ni Sylvia. Elle a grandi solitaire et cachée au fond de sa province, peut-être dans la maison d’un lieutenant de sénéchaussée, peut-être dans une étude de notaire royal. Elle se nomme Chloé. Vous souvient-il seulement d’elle ! Vous l’avez rencontrée dans la comédie du Méchant, où elle paraît à peine. Si l’on vous eut demandé votre avis sur sa personne ayant votre grand voyage à l’étranger, vous auriez dédaigneusement répondu comme Cléon :

                                      Ni laide, ni jolie ;
C’est un de ces minois que l’on a vus partout
Et dont on ne dit rien…

De fait, tout notre théâtre, depuis la Fausse Agnès jusqu’à la Demoiselle à marier, n’est plein que de ces fraîches violettes de Touraine et d’Anjou. Regardez-la bien après avoir quitté Ophélia, cette Chloé sans art, si douce et si modeste ; regardez « ces yeux de province » qui ne respirent que gentillesse et bon cœur. Je ne crains plus de votre part que trop d’enthousiasme. Vous allez vous écrier comme Valère :

Ses regards ont changé mon âme en un moment !
Que je suis pénétré ! que je la trouve belle !…

C’est ainsi qu’il faut procéder. Il faut savoir par cœur le Vida es sueño et s’être enivré de sublimité espagnole, il faut être monté sur les cimes ardues pour redescendre avec délices aux contes de Voltaire et s’apercevoir que la justesse toute seule est aussi du génie. Qui ne s’est pas laissé ravir aux transports de Calderon, qui ne s’est pas écrié en des heures magnanimes :

Que passado bien no es sueño ?
Acudamos à lo eterno,
Que es la fama vividora,
Donde ni duermen las dichas,
Ni las graudezas reposen ;

celui-là écoulera sans y faire à peine attention les deux pages sans pareilles où est contenue votre histoire, ô Memnon, qui avez un jour conçu le projet insensé d’être parfaitement sage ; il lira et relira vingt fois Micromégas, et n’y soupçonnera point un instant l’inspiration profonde, le sentiment français de la grandeur. Et voulez-vous, en dépit de ceux qui nous proclament incapables d’être poètes, vous assurer que nous le sommes à notre manière ? Un soir, qu’au sortir du Trovatore, les nerfs déjà ébranlés par cette musique fiévreuse, vous vous serez plongé dans la lecture d’Hoffmann et de Burger ; quand les spectres qui naissent au sein des brouillards de la Sprée flotteront devant vos yeux, quand vous aurez la tête pleine de songes furieux, quand vous palpiterez sous l’étreinte du cauchemar germanique, décrochez de votre bibliothèque intime un de ces écrivains à qui nos cours de littérature donnent le titre impertinent de petit poète, Gresset, le futile Gresset, et, haletant, oppressé, anéanti d’horreur, ouvrez le livre à la première page :

Vous près de qui les grâces solitaires
Brillent sans fard et règnent sans fierté ;
Vous dont l’esprit né pour la vérité,
Sait allier à des vertus austères
Le goût, les ris, l’aimable liberté…

Quelle résurrection de tout votre être ! quel enchantement ! Ce n’est qu’un filet d’eau, mais qu’il est limpide ! C’est une source qui tiendrait dans le creux de votre main, mais qu’elle a de fraîcheur ! Est-il possible que ce divin caquetage ne soit pas de la poésie, et de la plus originale ? M. Géruzez, qui par malheur ne venait pas de lire Hoffmann lorsqu’il a jugé Gresset, s’acquitte avec Vert-Vert en le définissant « un badinage où la coquetterie du style se concilie avec le naturel et la grâce » ! Quoi ! un badinage et rien de plus ? Si l’on voulait bien songer qu’Homère, Virgile, Horace, Dante, Shakespeare, Goethe, Schiller et Cervantes réunis n’auraient jamais pu, jusqu’à la consommation des siècles, rien produire de semblable à cette bagatelle, qui restera plus éternelle que l’airain, à propos de Vert-Vert, on oserait dire un chef-d’œuvre national, on ne dédaignerait pas de prononcer le mot de génie français.

II

Il y a toute une classe d’écrits où ce génie se développe avec son allure familière et libre, et où, du fonds général de nos mœurs peint au naturel, se détache une variété infinie de caractères et de talents ! Ce sont les Mémoires, M. Géruzez n’a peut-être pas fait non plus à ce genre de littérature la place qu’il mérite. À part Saint-Simon et Retz (et encore pour Retz je le trouve bien froid), il tient assez peu décompté, à partir du xvie  siècle, de la littérature des Mémoires. En cela il a suivi le préjugé commun qui n’aime à voir, en général, dans les Mémoires que des écrits d’ordre inférieur, des matériaux incultes et disproportionnés pour l’histoire qu’il appartient à de futurs Tites-Lives de débrouiller. Il faudrait y voir, au contraire, l’histoire même, conçue d’inspiration, exécutée, sans égard pour les règles et les modèles antérieurs, avec une verve indigène. Oui, j’en demande pardon au vieux Mézerayc et à M. Michelet, il n’y a jamais eu, et il n’y aura peut-être jamais qu’une seule histoire de France, dans les temps modernes, digne de satisfaire un homme qui pense et qui sent ; c’est cette histoire tour à tour à fresque et en miniature dont le Loyal Serviteur, Monlucd, Régnier de La Planche, La Nouee, Rohan, Retz, La Rochefoucauld, Montpensier, Sévigné, madame de Motteville, madame de Staal, Fléchier, Saint-Simon, ont écrit en deux cents volumes, avec une richesse inouïe de développements, les divers chapitres. Par quel travers d’esprit n’appelons-nous pas historiens des personnages qui, en racontant au courant de la plume ce qu’ils ont vu, ont donné à l’histoire tant de relief et de saveur ? Pourquoi avons-nous été si longtemps à nous apercevoir qu’Hérodote n’a pas l’imagination plus épique ni Tacite plus de couleur et de style que Saint-Simon ? Pourquoi n’osons-nous pas dire encore aujourd’hui que les deux plus profonds politiques de l’antiquité, Thucydide et Appien, égalent à peine Retz pour la force, la finesse et la sûreté des jugements ; que madame de Staal, racontant pour se distraire le plus frivole des complots, soutient en son genre la comparaison avec Salluste, qui a cependant sous la main le plus tragique des conspirateurs ; qu’on peut lire tout Tite-Live et n’y pas rencontrer un récit de bataille aussi vivant que celui du combat de la porte Saint-Antoine dans mademoiselle de Montpensier, un récit d’insurrection populaire qui ne paraisse terne à côté des cinq ou six pages de Retz sur la journée des barricades ? Ces pages que M. Géruzez n’honore même pas d’une simple mention, sont diaboliques de génie ! Il y circule comme un feu sacré de l’émeute. On n’a pas dans les veines une goutte de sang parisien, si l’on ne comprend le pacifique Brossette, qui ne les pouvait lire sans devenir ligueur à l’excès. La main lui démangeait sans doute, et il lui semblait qu’il y avait bien longtemps qu’on n’avait remué de pavés autour du Pont-Neuf ! Loin que les Mémoires ne remplissent pas tout le cadre de l’histoire, ils le débordent presque toujours ; mille existences individuelles s’y croisent dans le tableau de l’existence commune d’une époque ; on y saisit cette réflexion du général sur le particulier, qui fait le charme des œuvres de Walter Scott, et l’on reconnaît, non sans surprise, qu’on a avec l’histoire le roman historique. Y a-t-il beaucoup de récits de roman qui remplissent mieux les conditions du genre que le récit de la fuite de mademoiselle de Montpensier, après l’entrée des royaux à Paris ? Mergy, fuyant vers La Rochelle après la Saint-Barthélemy, dans la Chronique de Charles IX, nous peint-il en traits plus expressifs un caractère jeté dans le tourbillon des événements politiques, et quelle prise les destinées publiques ont sur une vie particulière ? Certes, cette manière qu’ont les Français d’avant 89 d’entendre et de traiter l’histoire n’est point si ordinaire. Et le style y répond. Style bien à nous ! du babil et de l’abandon sans vulgarité, de l’élévation sans éclat de voix. Des femmes ont écrit ces récits, des femmes ont commandé qu’on les écrivit pour leur amusement et leur instruction. Ainsi s’est introduite dans l’histoire la psychologie, et la psychologie c’est notre essence même.

Quand je cherche, en effet, à me représenter en quoi consiste spécialement le génie français, je ne puis me résoudre à croire, avec mon collaborateur et ami M. Taine, que ce qui distingue la France, ce soit la prédominance et l’excès des facultés oratoires. Quoique les héros de notre tragédie ne s’épargnent pas les belles tirades, les héros de la scène espagnole, de la scène allemande et même de la scène anglaise débitent encore les discours plus longs et plus soigneusement composés. Je ne pense pas non plus, malgré le préjugé commun, que l’esprit, qui est une de nos facultés éminentes, soit par lui-même et par lui seul notre faculté caractéristique. Les Italiens aussi ont bien de l’esprit ; ils ont à la fois de cette sorte d’esprit qui réside dans la pensée et de cet autre esprit artificiel qui naît du clinquant des mots. Il n’y a certainement pas plus de pointes dans les Lettres persanes que dans l’Aminta, et on peut être embarrassé de décider si l’ironie de Voltaire est d’une qualité supérieure à celle de l’Arioste.

Mais nous avons un don que nous n’avons guère partagé : l’analyse. Pousser aussi loin que nous en politique, en philosophie, en morale, l’art de décomposer les sentiments et les idées, personne ne l’a pu qu’en nous prenant nos procédés et en se nourrissant de nos exemples. C’est l’analyse qui nous a donné cette science profonde du cœur humain, cette science délicate de la vie et du jeu des passions dans l’état de société, que les anciens n’ont pas connue, que la plupart des modernes, en dehors de nous, n’ont presque entrevue que par éclairs. C’est l’analyse qui nous a permis d’inventer jusqu’à des passions nouvelles et de nous les inoculer. C’est d’elle que nous tenons les deux grandes qualités de notre style : la simplicité dans les termes, la clarté, la finesse et la rapidité du tour. La douceur de notre tempérament nous porte plus aux passions tendres qu’aux passions violentes, et l’équilibre de notre intelligence nous retient dans les idées moyennes. Mais l’analyse, qui nous rend nos idées plus nettes et qui nous permet de suivre nos passions en leurs plus secrets replis dans le moment même que nous les éprouvons, ajoute à la puissance des premières comme au charme et à l’intensité des secondes. Cette analyse n’est pas d’ailleurs le froid instrument des géomètres ; elle colore, elle a des ailes, elle franchit d’un bond des espaces infinis, et en les franchissant elle les illumine. Elle est si bien une qualité française, que je n’ai pu la décrire sans tracer le portrait et sans définir le genre du talent du premier de nos poètes.

Racine, bien plus que Bossuet et Voltaire, doit être donné comme la souveraine expression de ce que le génie français renferme en soi de plus particulier. Avec La Rochefoucauld à sa droite, La Bruyère à sa gauche, et, un peu en arrière, Marivaux, il éveille l’idée d’un phénomène sans équivalent comme sans précédent dans l’histoire générale de la littérature et des mœurs. En cherchant bien, on trouverait qu’un peu de Racine se mêle à presque toutes les œuvres d’imagination qui sont restées nos délices. Je sens Racine dans la Princesse de Clèves et Manon Lescaut. Je le sens à travers la sécheresse d’Adolphe. Je le sens qui éclaire d’un doux reflet la Femme de quarante ans, cette ironie psychologique d’un aimable désabusé. Ou plutôt, c’est la puissante faculté d’analyse qui nous saisit dans toutes ces œuvres. Que d’effets multiples elle produit selon quelle revêt telle ou telle forme ! En la joignant à l’esprit de Voltaire et en l’appliquant au spectacle de l’univers dans une société qui ne veut plus croire, vous avez Candide. Bien dirigée par un génie vigoureux, patient, et sage, elle enfantera l’Esprit des lois ; tandis que maîtresse d’une âme qui n’a plus le gouvernement de soi-même, elle dictera à madame Du Deffand ces lettres folles et charmantes, expression inimitable de la consomption dans le vide.

Je m’arrête. Aussi bien l’attrait de mon sujet m’a entraîné trop loin. Je songe un peu tard qu’il ne s’agit point de savoir comment j’eusse écrit l’histoire de la littérature française, mais comment M. Géruzez l’a écrite. D’ailleurs, tant vaut l’écrivain, tant, vaut la méthode. Celle qu’a adoptée M. Géruzez l’a maintenu à égale distance de deux excès, le paradoxe et le préjugé. Il a composé dans un excellent style un livre qu’on peut dire classique, selon le meilleur sens du mot, et qui est de ceux que tout amateur de bonnes lettres devra désormais posséder dans sa bibliothèque. Sans parler de beaucoup de pages spirituelles ou éloquentes sur lesquelles le lecteur aimera à s’arrêter, on n’a point tracé encore dans un cadre plus commode de tableau de notre littérature plus complet, plus juste et mieux disposé en ses différentes parties. C’est ce qui explique le succès rapide de l’ouvrage, qui est parvenu à sa seconde édition avant que les affaires nous aient laissé le loisir de l’annoncer au public. Hélas ! quel mot venons-nous de dire ? Il est donc bien vrai que les lettres ne sont plus à nous-mêmes notre première affaire ! Il est donc bien vrai que notre plus chère passion a cessé d’être notre premier devoir, et que nous sommes arrachés peut-être pour toujours à ce que nous aimions le plus ! Heureux M. Géruzez ! il lui a été donné d’élever d’une main paisible et lente le monument de sa vie. Il a pu fournir à la fois une carrière distinguée d’écrivain et une carrière presque complète de professeur ; aujourd’hui, lu et loué de tous les gens de goût ; hier, écouté et applaudi à la Sorbonne par une jeunesse attentive. Quel contraste avec la destinée de ses plus brillants élèves de l’École normale qui, dès leurs premiers pas dans l’Université, se sont heurtés à des obstacles insurmontables !

II. Du XVIIe et du XVIIIe siècle3

I

M. Nisard vient de terminer l’œuvre de sa vie. Lorsqu’il publiait, il y a longtemps déjà, en 1844, le premier volume de cet ouvrage, il en marquait le dessein dans ces deux lignes de la préface : « C’est dans le magnifique ensemble des chefs-d’œuvre de l’esprit français, que j’ai appris à reconnaître l’image la plus complète et la plus pure de l’esprit humain. » Phrase banale et de nulle conséquence sous beaucoup d’autres plumes ! Mais ce qui serait ailleurs une banalité de commande est ici un jugement exact, fruit de longues méditations. Quand on a lu l’ouvrage de M. Nisard avec cette dévotion attentive qu’un véritable fervent des lettres accorde à tout écrit où il sent la passion éclairée des choses qu’il aime, on reconnaît que, juste ou injuste, aucune opinion n’y est exprimée à la légère, et que M. Nisard appartient à cette école d’écrivains qui sait la valeur d’un mot mis en sa place. C’est, en effet, le caractère spécial de l’esprit français de n’être pas, comme l’esprit anglais, l’esprit allemand, l’esprit espagnol, voire l’esprit italien, qui a été le précurseur et qui n’est plus qu’une partie du nôtre, un esprit trop spécial. Il tend à l’universel et y atteint. Il existe un idéal du beau avec des formes accomplies de langage et de composition littéraire qui y répondent. Il existe un vrai supérieur qui est vrai à l’exclusion de tout à peu près de vérité. Le chercher, voilà notre goût ; le rencontrer et l’exprimer, voilà notre génie propre ; nous affadir dans le lieu commun, qui n’en est qu’une dégradation, voilà le plus ordinaire de nos défauts. Une tragédie de Racine, un chapitre de La Bruyère, un chant du Lutrin, une oraison funèbre de Bossuet, un sermon de Massillon, une comédie de Marivaux, une bluette de Favart, un conte de Voltaire, long de trois pages, le Misanthrope ou le Tartuffe f éveillent chacun en son genre l’idée de la perfection. Qu’a-t-il manqué aux anciens qui ont peut-être possédé à un plus haut degré que nous-mêmes l’art d’écrire selon les règles éternellement justes, que leur a-t-il manqué, qui fait qu’on a raison de chercher chez nous, et non chez eux, l’image la plus « complète » aussi bien « que la plus pure » de l’esprit humain ? Il leur a manqué de n’être pas les anciens. Venus les premiers dans le monde, trop poètes ou trop orateurs pour se soucier d’être exacts, ayant presque toujours développé en eux l’homme politique aux dépens de l’homme privé, ils n’ont pas plus sondé les secrets de l’âme humaine que ceux de la nature. La théorie des quatre vertus, dernière conclusion de leur morale, vaut la théorie des quatre éléments, dernier progrès de leur physique. Peut-être même serait-il juste de dire qu’il n’y avait pas de secrets dans l’âme trop peu compliquée d’un ancien, et qu’un La Rochefoucauld, s’il eût pu naître au temps de Périclès et d’Aspasie, y serait resté sans emploi. Mais quelle qu’en soit la raison, que ç’ait été la faute du génie qui observe ou de la matière à observer, les anciens n’ont pas eu de notre être et des ressorts qui le font agir la connaissance fine et déliée que nous en avons. On peut chercher dans l’Odyssée ou dans les dialogues de Cicéron une des plus pures images qui existent de l’esprit humain. L’image complète n’est que chez nous ; c’est proprement ce que nous avons ajouté à l’héritage des anciens.

Et s’il est un siècle de notre littérature où la connaissance de l’âme ait été le fonds commun des écrits les plus divers, c’est entre tous le xviie  siècle ; ainsi se justifie la prééminence absolue que M. Nisard, du point de vue où il s’est placé, a dû accorder au xviie  siècle. Ainsi s’explique le désenchantement dont il ne cherche pas à se défendre lorsqu’il entre dans le xviiie . Le premier mot qu’on lit au premier chapitre de ce quatrième volume, c’est celui de « décadence ». Ne pensons pas comme lui si nous voulons. Mais ne nous plaignons pas qu’il ose penser aussi franchement. C’est grâce à l’excès de son culte pour le xviie  siècle que M. Nisard a donné de cette époque de notre littérature les premières définitions raisonnées que nous en possédions et qu’il en a écrit la véritable histoire. Personne avant lui n’avait saisi aussi fermement en quoi consistent les qualités éminentes de tant d’écrivains jusque-là plus admirés qu’expliqués. Il se peut que l’idolâtrie de parti pris l’égare quelquefois ; combien plus souvent elle l’éclaire ! Quand, après l’avoir lu, on se recueille en une impression d’ensemble, son livre est le jugement définitif et pour la première fois motivé de l’histoire sur le xviie  siècle. Il y a des chapitres qui participent de cette perfection de l’esprit français dont il parle en sa préface, et par lesquels il ajoute des modèles à ceux qu’il nous rend si nettement intelligibles. Je citerai entre autres le chapitre sur La Rochefoucauld, et l’on me permettra d’y joindre le chapitre sur Boileau.

Ce n’est pas avec le même amour que M. Nisard a entrepris l’histoire du xviiie  siècle, et il en résulte qu’il ne l’a pas exécutée non plus, selon nous, avec la même fortune. Nous nous servons à dessein de ce mot fortune, qui n’implique ni une diminution du goût d’un volume à l’autre, ni une moindre dépense de savoir et de talent. La critique générale que nous adressons à M. Nisard est des plus délicates, car elle ne porte précisément sur rien et elle plane sur tout. Il nous semble que ce qui manque ici, c’est précisément cette notion juste et complète d’une époque que nous laisse la lecture du second et du troisième volume de l’Histoire de la littérature française. M. Nisard a pu avoir conscience du xviiie  siècle ; il ne fait point passer cette conscience dans l’âme du lecteur. Pourquoi ?

M. Nisard, qu’il veuille ou non se l’avouer, a moins écrit l’histoire de la littérature française que celle de l’origine, de la formation, du progrès et de la chute de la littérature classique, telle que l’a conçue le xviie  siècle. M. Nisard ne s’attend pas sans doute à ce que nous venions consacrer le reproche que lui adresse la partie superficielle du public, d’avoir dénigré, de propos délibéré et par rancune politique, les grands hommes précurseurs de la Révolution française. Nous nous déclarons impuissant à parler de Montesquieu en plus beaux termes qu’il ne l’a fait. Nous convenons que l’esprit de Voltaire est loué comme il doit l’être ; que l’écrivain qui, tout en signalant les défauts de l’Essai sur les mœurs des nations, reconnaît dans ce livre « un guide et un aiguillon pour des conquêtes futures à travers des ruines nécessaires », n’est point d’humeur à se dissimuler les rares services rendus par la plume vengeresse de Voltaire à la cause de l’humanité ; qu’en définissant le style du Siècle de Louis XIV et de l’Histoire de Charles XII, « un style où les beautés se cachent », il l’a placé à côté du plus grand style de l’âge précédent. Nous allons plus loin. Nous ne connaissons pas une des qualités supérieures de Rousseau qu’il ne sente et ne nous fasse sentir un peu trop discrètement, il est vrai ; et, s’il s’est arrêté avec une complaisance singulière à condamner dans l’auteur du Contrat social l’esprit de chimère et à faire de son nom le synonyme d’utopie ; si, en insinuant que Rousseau, venu au monde quelques années plus tard, se fût mis du côté des bourreaux, barbouilleurs de lois, contre les victimes, il a calomnié cette âme restée généreuse parmi ses chutes, cet esprit resté haut et sain dans ses erreurs ; peut-être n’est-il pas mal qu’au moins une fois les juges de Rousseau lui fassent expier ses disciples. Ce qui nous rendrait d’ailleurs indulgent pour les sévérités de M. Nisard contre Rousseau, c’est que beaucoup de choses que M. Nisard aime et patronne dans le temps présent, viennent en droite ligne du Contrat social et de l’Émile. Comment se fait-il cependant que, panégyriste de Montesquieu et de Buffon, disposé à se montrer juste envers Voltaire, plutôt trop rigoureux aux fautes de Rousseau qu’aveugle à ses mérites, il ne nous donne point une impression exacte du xviiie  siècle ? C’est le vice de sa méthode. Et quoique nous n’aimions pas d’ordinaire à discuter la méthode d’un auteur, mais à voir si elle eût pu donner autre chose que ce qu’il en a tiré, les effets qui résultent du plan adopté par M. Nisard sont ici si étranges, que nous nous refusons à y reconnaître un cadre capable de recevoir l’histoire de la littérature française au xviiie  siècle. Au lieu d’être l’âme même du siècle, les grandes qualités de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau ne semblent naître dans ce livre que comme des accidents qui viennent troubler de loin en loin la belle uniformité d’une longue décadence.

Ce premier vice du plan, qui, contre la volonté même de M. Nisard, couvre comme d’une ombre les éminentes parties d’invention philosophique du xviiie  siècle, ne laisse pas que d’être grave. Ce n’est pourtant pas encore en ce point que la méthode de M. Nisard paraît le plus défavorable au xviiie  siècle. Après avoir lu un volume où Marivaux, Lesage, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, le livre des Confessions, les poésies légères de Voltaire, André Chénier, etc., sont jugés, à part quelques remarques contestables, avec une précision, une justesse et une profondeur qui étonne, on reste persuadé que le xviiie  siècle a pu inventer quelque chose en philosophie ; qu’en littérature et en poésie il est demeuré stérile. — Mais, s’écriera sans doute M. Nisard, je ne dis pas cela ! — Qu’importe si la conduite générale du livre tend à développer sans cesse cette conviction dans l’esprit du lecteur ! — C’est cette conduite que nous ne pouvons admettre comme étant excellemment adaptée, nous ne disons pas à l’histoire des lettres, telle que l’entendrait un pur historien, mais même à l’histoire des ouvrages durables, telle que M. Nisard la définit en artiste épris avant tout de la recherche du beau et en critique préoccupé de ne point franchir les limites des lettres pures. Pour parler nettement, ce qui jette une teinte fausse sur l’ensemble de ce quatrième volume, ce qui contribue à égarer sinon M. Nisard lui-même, du moins le lecteur qui s’est fié à lui, c’est l’idée génératrice de son livre, laquelle consiste à prendre chaque genre littéraire l’un après l’autre et à examiner quels ont été en ce genre les pertes et les gains de notre littérature dans le xviiie  siècle, comparativement au xviie .

M. Nisard se serait-il jamais avisé d’appliquer cette méthode au xviie  siècle, comparé avec la Renaissance ou le Moyen Âge ? Assurément non. Par conséquent, la méthode est défectueuse pour une histoire générale de la littérature française, à quelque partie de cette histoire qu’on l’applique. Passe encore que grâce à ce système M. Nisard ait été amené, en dressant son registre de doit et avoir, à inscrire Massillon comme une perte dans le domaine de l’éloquence religieuse ; quoique enfin il soit bien singulier de prétendre, puisqu’il s’agit ici de balance commerciale, qu’une florissante maison qui, de 1680 à 1700, eût tiré de ses échanges avec l’Inde cent mille écus par an et n’en tirerait plus, de 1700 à 1720, que soixante-quinze mille, soit en train de débourser, c’est-à-dire de perdre la faible somme qu’elle aurait cessé de gagner ! Mais nous ne saurions passer à un écrivain plus qu’il ne se passe lui-même. Arrivé par exemple à la fin de son livre, M. Nisard a un scrupule et il remarque tout à coup « que dans une histoire des ouvrages durables il n’a pas trouvé moyen de nommer Sedaine ». Eh ! qu’est-ce qui vous en empêchait, puisque vous avez bien trouvé moyen d’y nommer La Motteg ? Quelle règle d’esthétique si rigoureuse vous interdisait de faire mention du Philosophe sans le savoir et de la Gageure imprévue, qu’on n’a point cessé de jouer ni de lire, dans une histoire des ouvrages durables où vous avez jugé, et même assez longuement, le Père de famille et le Fils naturel, que les érudits seuls ont encore la curiosité de feuilleter ? Ne serait-ce pas que tout occupé du soin, fort légitime d’ailleurs, d’enregistrer le drame domestique, représenté par le Père de famille ou les comédies de La Chaussée, à la colonne des pertes, vous avez craint de déranger la symétrie de votre grand-livre en y introduisant la note de ce léger gain que vous eût donné la chaste figure bourgeoise de Victorine, rapprochée des hardies petites demoiselles de Molière ? Et combien d’autres œuvres d’importance ont été ou omises de propos délibéré, ou présentées sous un jour qui leur nuit, ou placées hors de l’endroit qui leur convient, parce qu’elles ne se pliaient pas assez commodément à la théorie des pertes et des gains ! Qu’est-ce que Gilbert, notamment ? Une perte ? un gain ? M. Nisard est bien tenté de répondre : Une perte. Ce n’est pas, en tout cas, sur l’Ode de la prise de Namur que les stances de Gilbert sont une perte, et quoique nous nous rangions avec M. Nisard parmi ceux qui ne se corrigeront point de lire et de relire les Épîtres et le Lutrin, si M. Nisard prétend soutenir que la Satire du xviiie  siècle n’est pas au-dessus de toutes les satires de Boileau, il fera plaisir aux mânes de La Harpe, tout meurtri encore des vers de Gilbert ; mais il est des gens de beaucoup de goût et fort admirateurs du xviie  siècle, qui auront le courage de réclamer. Et Gresset ? Ah ! que Gresset eût obligé M. Nisard de ne pas écrire Vert-Vert ; il l’eût sauvé d’un cruel embarras. Ce n’est pas que M. Nisard ne sache juger du style de Gresset comme de tout le reste. Il le définit très pertinemment un style « moins léger de tour que de choses ». Mais il ne sait en somme « où placer Gresset ». Et je le crois bien. Massillon se place tout naturellement au-dessous de Bossuet ; Florian au-dessous de La Fontaine ; Voltaire, auteur de tragédies, au-dessous de Corneille. Il y a manière de classer Montesquieu et Bernardin de Saint-Pierre, puisqu’on peut se rappeler les Provinciales à propos des Lettres persanes ; la Suite des Empires à propos de la Grandeur et de la décadence des Romains ; le Traité de l’existence de Dieu à propos des Études de la nature, et voir, par conséquent, ce qu’on perd et ce qu’on gagne. Mais Vert-Vert est quelque chose de si différent du Lutrin, qu’on ne rencontre rien à y comparer au xviie  siècle. Et, n’y ayant aucun moyen de déterminer si c’est perte ou gain, en quel endroit « le placer » ? M. Nisard ne le place pas, et il se tire d’affaire en imprimant que « Gresset n’est plus » ; ce qui étonnera fort les libraires de Paris et des départements, qui éditent et vendent Vert-Vert un peu plus souvent que le Père de famille. M. Nisard n’a pas trouvé davantage de place pour les Contes de Voltaire, pas de place pour Manon Lescaut, pas de place pour Favart et la Chercheuse d’esprit. Il ne pouvait en trouver dans son plan ; et aux œuvres qu’il lui est permis de maintenir il distribue des places bien inattendues. On n’a pas plus tôt commencé le volume qu’on voit arriver l’appréciation complète du talent d’André Chénier, qui a clos le siècle, qui, pour mieux dire, est de ceux qui ont inauguré un siècle nouveau. Les deux frères Chénier, examinés, jugés, pourvus de l’apothéose définitive ou exécutés sans appel trois cents pages avant qu’on se doute si Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ont paru dans le monde ! Non, nous ne saurions accepter cette méthode. M. Nisard ne l’eût pas acceptée pour le xviie  siècle. Sans exagérer l’utilité de cette science vulgaire, que les gens de métier nomment chronologie, l’histoire, qu’il s’agisse d’ouvrages durables ou d’ouvrages périssables, qu’il s’agisse de phénomènes politiques, philosophiques, sociaux ou simplement littéraires, l’histoire suppose une succession et un enchaînement naturel de faits auquel l’historien peut bien déroger pour les commodités du récit et de la démonstration, mais qu’il n’a point le droit de bouleverser de fond en comble et de supprimer. S’il altère ou anéantit ces rapports de cause à effet, il retranche l’histoire de l’histoire. C’est ce qui est arrivé en quelque façon à M. Nisard, puisqu’il nous faut attendre la section de chapitre intitulée Des beautés durables de Rousseau, à la page 496, pour commencer à soupçonner quelle a été la part de création du xviiie  siècle, non plus seulement dans le domaine des idées et du langage, mais dans celui des sentiments et de la poésie. Il y a comme deux xviiie  siècles parallèles, dont Rousseau et Voltaire nous représentent assez bien les sommets. De Télémaque à Candide il ne s’accomplit pas dans notre manière de sentir et de penser une révolution plus profonde que de Gil Blas à Paul et Virginie. Cette révolution, comment le système des pertes et des gains nous l’eût-il dévoilée et expliquée ? Comment notre esprit serait-il préparé à la saisir, lorsque l’historien ouvre ex abrupto son récit en nous racontant (avec infiniment d’esprit et de raison, sans doute) la sotte querelle des anciens et des modernes, en ne nous parlant que de La Motte et de Fontenelle, et en s’arrangeant de manière à ce que nous restions persuadés que voilà les propylées du siècle nouveau, voilà les dieux du temple où nous entrons ?

Telle est la critique que l’on ne peut s’empêcher d’adresser à ce quatrième volume, si on le prend, comme le veut son titre, pour une partie détachée d’une Histoire de la littérature française, selon le sens le plus général que comportent ces mots. Supposez, au contraire, que ce soit une Histoire du xviiie  siècle dans ses rapports avec le xviie , ou la dernière partie d’une Histoire du xviie  siècle et des grandes époques littéraires qui s’y rattachent, les choses changent d’aspect. Notre critique n’a plus de sens. Non seulement l’œuvre de M. Nisard ne perd rien de son prix et de sa portée ; non seulement elle reste ce qu’elle est en tout état de cause, une des œuvres originales et puissantes de notre temps ; mais nous allons jusqu’à dire qu’ainsi entendue on n’y trouve plus rien d’essentiel à contester, pas même ce mot de décadence qui est placé en vedette dès la première page, et qui semble résumer la pensée de M. Nisard sur le xviiie  siècle.

Du moment, en effet, qu’on en circonscrit l’idée aux genres qui ont fleuri au xviie  siècle, la décadence n’est que trop réelle. Tragédie, épître morale, comédie de caractère, comédie bouffe, sermon, fable, étude de l’homme, tout ce qui a été la gloire du xviie  siècle incline vers la ruine. Tout cela s’épuise, tout cela périt. La qualité éminente, universelle et caractéristique du siècle de Louis XIV, la connaissance de l’homme, est celle qui déchoit le plus. Vauvenargues est bien plus au-dessous de La Rochefoucauld et de La Bruyère que Zaïre n’est au-dessous de Bajazet, et si Candide nous offre une conception de la vie et du monde qui est de génie, ce large et profond regard jeté sur l’univers s’arrête à la surface de notre âme et n’éclaire d’aucune lumière nouvelle le mystère de nos passions. Aussi les termes dont se sert M. Nisard pour signaler cette chute de la science de l’homme ne nous semblent nulle part trop forts. Nous aimons plus que lui le xviiie  siècle, puisque, tout compte fait, nous n’y préférons pas le xviie . Et cependant sur ce point nous eussions été moins indulgent que lui. On se figure M. Nisard sous les traits d’un adversaire acharné des idées politiques du xviiie  siècle ! son goût pour ces idées est au contraire si prononcé, du moins dans son livre, que, par faveur pour elles, il range parmi les gains du xviiie  siècle une connaissance toute nouvelle de l’homme politique que, pour nous, nous y cherchons en vain. Hélas ! l’homme est toujours l’homme, quelque adjectif que nous joignions bizarrement à son nom pour le distinguer de lui-même et le scinder ; et qui connaît le mieux « l’homme moral » connaît le mieux aussi « l’homme politique ».

Il est une science toute moderne des droits du citoyen qui a manqué au xviie  siècle, et où a excellé le xviiie . La première de ces deux époques n’a pas eu, comme la seconde, cette vue pure et haute de l’humanité qui nous fait mettre notre orgueil à discerner, à estimer et à relever l’homme dans tous les hommes, de quelque condition qu’ils soient, et qui poussait nos aïeux, vers l’an 1760, à entreprendre dans le domaine de la politique et au temporel, une œuvre analogue à celle que le christianisme s’était contenté d’accomplir au spirituel. Mais si l’on prétend partager les passions en passions privées ou « morales » et en passions publiques ou « civiles », le xviie  siècle n’a pas plus ignoré la vraie nature de l’homme public que celle de l’homme privé, de l’homme jeté dans le tumulte des grandes luttes sociales que de l’homme renfermé dans le cercle étroit de la famille, livré aux plaisirs et aux intrigues du monde, ou vivant solitaire avec sa conscience. Quelle incroyable ingénuité dans Voltaire lorsque écrivant à Condorcet, il prédit, à la veille ou à l’avant-veille de 93, qu’une révolution approche dont l’effet immédiat sera de faire entrer l’humanité dans l’âge définitif de la vie bucolique ! Quel étonnement ne nous cause pas aujourd’hui Rousseau, soit lorsqu’il proclame infaillible le peuple réuni dans ses comices, soit lorsqu’il prophétise que cette infaillibilité, si jamais on l’interroge, répondra nécessairement en décrétant, comme loi suprême de l’État, la république et la profession de foi du vicaire savoyard ! Est-ce là connaître l’homme, même politique ? Et puisqu’on ne peut toucher au xviiie  siècle sans que l’idée de la révolution française s’élève dans l’esprit, j’oserais demander s’il y a dans cette révolution une seule péripétie dont la science de Voltaire et de Rousseau, que je ne dénigre pas sur d’autres points, nous ait donné l’explication anticipée ; tandis que si nous ouvrons La Bruyère, La Rochefoucauld et Retz, ce qui nous frappe, c’est l’étonnante expérience que supposent leurs écrits du jeu des factions et de la marche éternellement monotone que la nature humaine imprime aux troubles civils, quelle que soit la cause qui les excite. Sublimes idées de tolérance, de liberté, d’égalité, la génération de 1660 ne vous entrevoyait même pas ! Mais quel grand esprit de ce temps-là n’eût pu dire les périls contre lesquels vous risqueriez de vous heurter, une fois sorties de l’intelligence des sages pour tomber dans la mêlée du monde ? Est-ce qu’il ignorait le naturel politique en général et, en particulier, le naturel politique de notre pays et de la ville même où nous vivons, le sage solitaire qui écrivait cette maxime si souvent citée depuis soixante ans et jamais citée pour la dernière fois : « Quand on veut changer et innover dans une république, c’est moins les choses que le temps que l’on considère ; il y a des conjectures où l’on sent bien qu’on ne saurait trop attenter contre le peuple, et il y en a d’autres où il est clair qu’on ne peut trop le ménager. Tous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges, mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes. » Est-ce qu’il ne savait pas tout des dissensions civiles, ce grand amateur de complots qui disait « que dans les partis il est bien plus difficile de vivre avec ceux qui en sont que d’agir contre ceux qui n’en sont pas » ? Est-ce qu’il eût affirmé niaisement sous la Convention que la monarchie était à jamais détruite, et sous Napoléon Ier que la chute du ciel pourrait être probable, mais non le retour des Bourbons, alors si profondément oubliés de tout le monde ? est-ce qu’il n’avait pas mesuré toutes les extrémités de l’opinion publique, le fin et hardi causeur qui, vers 1670, dans le salon de madame Caumartin, répondait en hochant la tête à quelque objection de la maîtresse du lieu : « Nous nous accoutumons dans la chose publique à tout ce que nous voyons, et je ne sais si le cheval de Caligula consul nous aurait autant surpris que nous nous l’imaginons » ? Est-ce qu’une société d’honnêtes gens, capables de goûter et de comprendre une pensée comme celle-ci : « Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie ; il les font valoir ce qu’ils veulent, et l’on est forcé de les recevoir selon leur cours et non pas selon leur véritable mérite » ; ou cette autre : « Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le monde chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu’ils soient », est-ce que cette société-là n’avait pas beaucoup songé à quels médiocres faquins, ministres ou tribuns, la faveur et la popularité (deux mots qui n’en font qu’un) peuvent livrer le gouvernement du monde ? Est-ce que depuis que notre science politique s’est perfectionnée, nous avons perdu toute occasion d’apprécier combien est juste cette remarque, qui n’est pas d’un écrivain du xviiie  siècle : « Il sied encore plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire » ? Allez ! allez ! il n’y avait pas, en 1670, jusqu’à cette petite sainte-n’y-touche de madame de Motteville qui, en définissant les bourgeois de la Fronde des gens « infectés de l’amour du bien public », et en qualifiant la déclaration du 24 octobre 1648 sur la liberté individuelle « d’assassinat de l’autorité royale », ne montrât au besoin par un seul mot qu’elle devinait les conséquences des choses, et qu’elle en savait plus long que nous ne le supposons aujourd’hui sur l’homme politique, voire sur l’homme dans l’état de révolution.

Cette supériorité de jugement4 de la génération de 1660 sur la génération qui lisait l’Esprit des lois, les Lettres philosophiques et l’Émile n’est point surprenante, quoique d’ordinaire on y ferme les yeux ; c’est le contraire qui aurait de quoi nous étonner. Née dans le silence, élevée sous l’empire de lois tranquilles, la société du xviiie  siècle était arrivée à l’âge mûr sans connaître d’autres disputes que des disputes intellectuelles, ni d’autres agitations que celles de l’esprit. De Chamillart à Fleury et de Fleury à Choiseul elle n’avait subi que des maîtres incontestés. Si haut que remontât dans ses souvenirs personnels et dans la tradition orale qu’avait recueillie son enfance un homme qui eût touché à la vieillesse en 1760, quelle image s’offrait à son esprit, si ce n’est celle d’un pouvoir inviolable et inviolé ? Ce n’est pas sous cette discipline paisible qu’avaient grandi les gens de 1660. Nés le soir d’un complot, comme nous sommes nés nous autres entre deux émeutes, ils avaient entendu conter à leurs pères les cabales de La Rochelle et les chevauchées du temps du roi de Navarre. Jean Savaron et les États de 1614 ne laissaient pas que d’avoir un instant occupé leur jeunesse. Plus tard, ils avaient appris, pour emprunter à un contemporain des expressions qui donnent fort à penser, ils avaient appris « que dans Paris, le séjour des délices et des douceurs, on peut voir des barricades ailleurs que dans l’histoire de la vie de Henri III ». Le soir de cette journée du 21 octobre 1652, où la cour exilée rentra dans Paris et où mademoiselle de Montpensier, occupée d’une fenêtre de la place du Louvre à regarder passer le roi et son cortège, entendit avec indignation les marchands ambulants qui avaient tant vendu d’objets à la Fronde, débiter à grands cris, avec toute la mine de l’enthousiasme, des « lanternes à la royale », beaucoup de gens, âgés pour l’heure de quarante à cinquante ans, se mirent à réfléchir comme elle sur les vicissitudes de leur existence. Ils n’y trouvèrent pas seulement de tendres amantes qu’ils eussent voulu faire déesses au prix d’une guerre contre les dieux, et qui avaient fini par leur préférer à eux-mêmes de très simples mortels. C’est là une chose en vérité si banale qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Ils y trouvèrent de bons amis qu’ils avaient sauvés de l’échafaud sous Richelieu et qui avaient essayé de les faire pendre sous Mazarin ; une reine pieuse et clémente qu’ils avaient servie contre le cardinal, avec le bourreau en perspective, et qui, facilement oublieuse des outrages du chancelier Séguier, ne leur avait jamais pardonné, à eux, d’avoir bravé la mort pour elle. Ils y trouvèrent des complots, des projets d’assassinat politique, un commencement de massacre, d’étonnantes révolutions accomplies dans les esprits, ce peuple qu’il « est plus difficile de soutenir une fois lancé que de retenir » (encore une observation du xviie  siècle que nous aurions jugée absurde le 25 février 1848, et dont nous avons eu depuis de quoi nous confirmer amplement la justesse). Ils y trouvèrent enfin, à tous les degrés de l’échelle sociale, le grand et national parti des vendeurs de lanternes, gens avisés de qui la lanterne est tantôt à la Fronde et tantôt à la royale, mais qu’on ne saurait accuser d’avoir les goûts changeants, puisque leur seul vrai goût est de vendre leurs lanternes, et qu’ils en ont toujours une à vous offrir au moment propice. Ce jour-là, le xviie  siècle eut définitivement en main tous les éléments de la science de l’homme, moral ou politique, simple particulier ou personnage public. Qu’on relise de ce point de vue Retz, La Rochefoucauld, La Bruyère, Corneille, Racine, Bossuet et même La Fontaine, si l’on veut savoir comment il les mit en œuvre.

Revenons à M. Nisard. Les critiques que nous avons adressées à son dernier volume ne sont pas de celles qui diminuent un livre dans l’esprit du lecteur. Il faut, pour se mettre en situation de les mériter, une grande puissance de conception. C’est aux esprits supérieurs seulement qu’il appartient d’atteindre ces sommets où ils s’arrêtent, et auxquels ils subordonnent tout ce que leur vue embrasse. Le point de vue choisi par M. Nisard et les cimes d’où il s’est proposé de nous faire observer le développement de la littérature française, ne sont point, à notre sens, ce qu’il fallait pour que le xviiie  siècle se déployât sous notre regard avec ses plus brillantes parties dans tout leur jour. Nous n’avons pas sujet de nous plaindre qu’il ne nous transporte pas assez haut et qu’il ne nous ouvre pas une longue suite de perspectives ; et cela s’appelle en critique, comme en poésie, l’invention élevée et forte. Il suffit qu’une Histoire de la littérature française ait cette qualité pour qu’elle prenne à toujours sa place dans la série des œuvres où s’exprime et se fixe le génie national. Ce don d’une conception originale, nous l’avons assez remarqué dans le livre de M. Nisard, ne fût-ce qu’en signalant les fautes où il entraîne, selon nous, l’auteur. Mais M. Nisard ne cherche point cette gloire de l’originalité, puisqu’au contraire il se pique de rester toujours, en littérature, dans le sens commun et l’orthodoxie. En louant chez lui l’invention, nous parlons une langue qu’il refusera probablement de comprendre, puisqu’il prétend que les poètes seuls ou les philosophes de profession inventent, et qu’il revient quelque part dans son livre à la vieille et injuste maxime : « La critique est aisée ». C’est pourquoi, après cette vue d’ensemble, nous voudrions parcourir plus à loisir l’ouvrage de M. Nisard, afin de n’y pas louer seulement des mérites dont l’auteur ne fait pas état et des qualités dont il méconnaît volontiers le prix.

II

M. Nisard est célèbre. Il l’est à tort ou à raison de plus de façons qu’il ne le souhaiterait. On peut affirmer qu’il n’est pas connu. La jeunesse studieuse, reconquise, grâce à Dieu, aux idées libérales dans ce qu’elles ont de plus net et de plus résolu, ne se lasse pas depuis quelque temps de ressusciter, pour la manifestation de sa foi politique renaissante, des journaux littéraires que l’impitoyable destin ne se lasse pas non plus de frapper de mort ; hier c’était la Jeune France et la Voie nouvelle aujourd’hui c’est le Matin. On est assuré d’avance qu’il y aura dès le premier numéro un écrivain officiel ou réputé tel, offert en holocauste aux dieux infernaux, ce dont il ne nous sied pas de nous plaindre, et que, par spécial privilège, ce sera toujours M. Nisard, ce qui peut sembler à la fin légèrement monotone. Il existe d’autres journaux qui élisent plus volontiers domicile dans la Chaussée-d’Antin ou le quartier Vivienne que sur la montagne latine. Ceux-là, passant du romantisme au réalisme, du réalisme à la haute fantaisie, marchent à l’avant-garde des écoles littéraires nouvelles. Ils frappent la terre du pied, disant qu’ils vont en faire jaillir des légions de poètes, et les poètes ne jaillissent pas. Que font-ils cependant pour tromper les longueurs de l’attente ? Ils mettent en pièces un « impuissant » quelconque ; je crois que c’est leur mot. Et cet impuissant, c’est toujours M. Nisard. L’auteur du fameux anathème lancé contre la littérature facile, leur apparaît comme une sorte de monstre du classique, de l’académique et de l’antique, errant dans un labyrinthe de froides théories, toujours prêt à étouffer les jeunes muses vouées au culte du renouveau. Tel est le sort de M. Nisard et l’image qu’on se forme de lui. Le sort a été injuste pour l’écrivain, qu’on n’a presque jamais regardé qu’à travers l’homme politique, et après avoir lu l’Histoire de la littérature française au xviiie  siècle, il faut tenir l’image pour infidèle. Si M. Nisard croit non seulement avec Boileau, mais encore avec Goethe, qu’il n’existe qu’un idéal absolu de beauté, celui des classiques, il ne professe point pour cet idéal un culte si étroit qu’il ne sache y distinguer des formes variées. On est bien tenté de supposer, après avoir lu son chapitre sur Bossuet, qu’il a épuisé là tout ce que la nature lui a départi de capacité admirative. Mais qui sondera jamais le mystère d’un cœur capable de bien aimer ? Il en est d’un pur amant des lettres comme de ces personnes trop sensibles qui donnent leur cœur sans réserve au premier objet dont elles sont charmées, et qui, jusqu’à trois ou quatre fois dans leur vie, après l’avoir dépensé tout, entier, le retrouvent toujours intact et toujours neuf pour le réoffrir à qui s’en montre digne. L’excès d’admiration pour Bossuet n’empêche point chez M. Nisard l’excès d’enthousiasme pour Chateaubriand et quelques autres de nos contemporains qu’il n’a point, ce nous semble, trop maltraités. Croit-on, en effet, qu’il eût pu songer à écrire l’histoire d’une littérature qui reste aussi variée que la nôtre dans la belle unité de son développement, s’il n’avait été un esprit libre et ouvert aux innovations fécondes ? Croit-on qu’il y aurait seulement dans son livre des lacunes, qu’il n’y aurait pas défaut total de compréhension, disproportion absolue et irrémédiable entre l’auteur et son sujet, si, entreprenant de juger les œuvres de l’esprit français, il n’eût possédé ces qualités de finesse, d’humeur aimable et de philosophie indulgente que le vulgaire méconnaît volontiers en lui, parce qu’il ne cherche point à les étaler ?

Ceux qui voudront lire le chapitre sur Rollin et sur Lesage y verront M. Nisard se montrer sans contrainte sous cet aspect inattendu. Ce n’est point sans raison que M. Nisard a uni dans un même éloge Rollin et Lesage. Un critique sans hardiesse et sans vues, un sectateur des traditions établies y eût regardé longtemps avant de marier ensemble Gil Blas et le Traité des études, avant d’assigner le même rôle dans notre littérature à l’écrivain qui restera toujours le meilleur guide de la jeunesse lettrée, le meilleur modèle pour les maîtres de cette jeunesse, et au peintre de mœurs, un moment si âpre, qui n’a pas reculé devant la nécessité d’écrire Turcaret ; auteur d’un livre immortel qu’il faut bien que les jeunes gens finissent par lire, mais qu’ils ne peuvent lire que dans le moment où ils vont cesser d’être innocents, et qu’un sage instituteur ne mettra jamais sans un peu de crainte entre leurs mains. Et pourtant, quoi de plus juste que ce rapprochement si neuf entre Lesage et Rollin ? Le dernier et pur reflet du xviie  siècle les illumine l’un et l’autre comme le soir d’un beau jour. Ils ont même goût pour l’antiquité, même passion désintéressée pour l’étude et pour les lettres. Ils ont eu même soin de cacher leur vie : en quoi encore ils sont plutôt du siècle de La Bruyère et de Racine que de celui où les écrivains se sont mis à courir après le bruit et à hisser leur personne sur des tréteaux. Le peu qu’on sait de la longue existence de Lesage ne la rend pas indigne d’être mise en parallèle avec l’honorable carrière fournie par Rollin. Il se marie petitement, et par amour ; il vit pauvre, retiré et fier, rejetant toutes les offres qui eussent engagé son indépendance ; infatigable et régulier dans le travail, réduit par profession à passer ses jours dans les théâtres de la foire où n’affluait pas la meilleure compagnie du temps ; aussi digne toutefois, en dépit des lieux qu’il hante, que Rollin sous sa robe de recteur. Si nous voulions signaler un trait de plus de ressemblance et qui n’est pas aussi fortuit qu’on serait porté à le croire, Lesage, dès sa jeunesse, est destitué d’un emploi qu’il occupe dans les fermes, comme Rollin le fut plus tard de la direction du collège de Beauvais. Non que Lesage eût mérité comme Rollin le reproche de jansénisme. C’était assez qu’il fût parfait honnête homme et parfait galant homme. Plus d’un successeur et disciple de Rollin pourrait dire si dans les corps il n’y a pas toujours quelque raison pourquoi les sots et les cuistres, constitués en grade, révoquent les gens de mérite. Cette conformité qu’on aperçoit dans leurs mœurs, leurs caractères et leurs goûts, malgré la différence de leurs vocations, se voit bien plus encore dans leurs écrits et dans leur style, malgré la différence des sujets qu’ils traitent. La manière qui leur est commune, c’est un langage courant, uni, « modeste ». (Ce mot, si vrai pour le style de Gil Blas comme pour celui du Traité des études et de l’Histoire ancienne, nous l’empruntons à M. Nisard.) Ils aiment tant à laisser couler leur plume qu’ils ne craignent pas, Lesage un peu de mollesse, Rollin un peu de diffusion. Leurs récits à tous deux sont amples et nullement pressés d’atteindre au dénouement. Le conteur s’y donne ses aises, et c’est à ce caractère semblable qu’il faut attribuer ce phénomène qu’en lisant l’Histoire ancienne et Gil Blas, on éprouve le même degré, presque le même genre d’intérêt. J’ai souvent recommencé le Traité des études. Il ne se passe point d’année que je ne reprenne Gil Blas ; je crois le bien connaître et le goûter vivement. Cependant, je serais fort embarrassé si l’on me demandait d’indiquer, dans l’un ou l’autre livre, une page saillante, quelque chose qui se fixe dans la mémoire à l’exclusion de tout le reste, comme sont tant de portraits du cardinal de Retz, tant de tirades de Racine, de scènes de Corneille, de grands mouvements oratoires dans les Oraisons funèbres. À part quelques discours et quelques traités de Cicéron (quelques-uns, pas tous), il n’est guère que Gil Blas et le Traité des études où tout plaise uniformément et où rien de particulier ne se détache ; ce qui doit tenir encore, n’en doutons pas, à quelque secrète analogie dans la structure intime du langage et dans le procédé de composition. Et puis, dans Lesage comme dans Rollin, quel bon sens ! quelle simplicité d’or ! surtout, quelle cordialité vraiment française ! Lesage n’aimait pas Voltaire, C’est, je crois, que l’esprit de Voltaire a déjà un peu « de brillant », bien peu, à la vérité, pas assez pour qu’il cesse d’être naturel, assez pour qu’il manque de bonhomie. Or, il y a de la bonhomie dans la malice de Gil Blas, comme il y en a dans l’élévation morale du Traité des études et de l’Histoire ancienne. Par ce trait surtout qui tempère chez l’un l’esprit moqueur, que relèvent chez l’autre la gravité d’esprit et la hauteur du sentiment chrétien, Rollin et Lesage sont à peu près, au même titre, deux exemplaires exquis du caractère et du génie national.

Il faut avoir de leurs qualités pour les juger avec autant de justesse et d’originalité que l’a fait M. Nisard. Nous ne citerons rien des pages charmantes que le Traité des études a inspirées à notre auteur. Nous aurions l’air, bien contre notre intention, de répandre à flot les épigrammes contre de nouvelles modes pédagogiques, aujourd’hui fort en vogue, que M. Nisard a quelque peu, s’il nous en souvient, consacrées de son approbation. Nous nous contenterons de signaler ces pages à toute l’attention, non du public, mais de M. Nisard lui-même, afin que M. Nisard, « inspecteur de l’enseignement supérieur », profite, s’il le peut, et fasse profiter l’administration de l’instruction publique de toute l’expérience, de tout le bon goût, de tout le bon sens, de toute la science de l’éducation dont témoigne, en relevant les mérites divers du Traité des études, M. Nisard écrivain. Mais ce serait trop nous priver nous-même que de nous refuser à relire avec nos propres lecteurs au moins ces quelques lignes de l’appréciation sur Gil Blas :

« S’il est vrai que le roman de Lesage soit le tableau de la vie humaine, le héros doit être un personnage moyen, touchant par son caractère à tous les caractères, les saints et les coquins exceptés ; par sa condition à toutes les conditions, ni bon ni méchant, quoique plus loin de la méchanceté que de la bonté, et, pour dernier trait moyen, ayant sa fortune à faire. Tel est Gil Blas… Il vaut mieux que ce qu’il fait… Ses vices ne prennent pas racine en lui, et ses mœurs se corrompent sans que sa nature change. Aussi continuons-nous à le tenir pour un des nôtres, même à son pire moment, par la certitude que son naturel finira par l’emporter sur ses mœurs. Il l’emporte, en effet… Cette honnête fin de Gil Blas est une vérité du cœur humain. Ainsi s’améliorent, en s’avançant dans la vie, les caractères moyens. Leur volonté n’en a peut-être pas tout le mérite. Le temps, qui nous ôte nos passions, ou rend ridicules celles qu’il nous laisse, qui nous apprend notre mesure par nos disgrâces, qui nous classe en dépit de notre prétention à rester déclassés pour continuer d’être ambitieux, le temps est pour beaucoup dans ce retour à l’honnêteté. Mais enfin on y arrive, et, s’il plaît à Dieu de nous accorder quelques jours d’intervalle entre l’âge où nous nous gâtons et le dernier terme, nous pouvons faire plus de bien par cette seconde innocence que nous n’avons fait de mal par nos fautes. Cette vérité ne pouvait échapper au sens profond de Lesage ; son livre n’a peut-être pas de beauté plus élevée et plus entraînante. »

Voilà une page vraiment belle et qui s’insinue doucement. Dans les mots que nous avons soulignés il reste peut-être encore trace de cette affectation de rigueur dont M. Nisard ne veut point se guérir. Il est un peu bien sévère pour les honnêtes gens à qui la vie a mal tourné, qui ne sont pas devenus inspecteurs généraux de l’enseignement supérieur, ou qui, d’inspecteurs généraux ne deviennent pas assez vite sénateurs et ministres. Ne serait-ce pas une chose trop dure que nos disgrâces, œuvre de la sotte fortune, ou, ce qui revient au même, de la fortune des sots, pussent toujours être considérées comme l’exacte mesure de notre mérite ? Mais quelle vue juste du train de la vie ! Et ce qui domine dans ces réflexions judicieuses, c’est, en somme, l’indulgence : c’est une mélancolie de la meilleure qualité, je veux dire une tristesse aimable et fine, que laisse le spectacle du monde vu tel qu’il est, ni trop en rose ni trop en noir, et qui suppose bien plus d’esprit encore et de jugement que d’aspirations vagues et d’imagination. Non pas la sombre folie d’Hamlet ni l’indéfinissable vehmuth des Allemands ! C’est quelque chose de tout français et où il faut la précision française. Cette mélancolie est certainement dans La Bruyère. Elle a dicté à La Rochefoucauld cette pensée que je ne suis point fâché de rappeler à M. Nisard : « La nature fait le mérite et la fortune le met en œuvre » ; elle a inspiré à Vauvenargues le portrait touchant de Clazomènes ; elle s’est admirablement fixée dans ce vers, si plein à la fois de révolte et de résignation, l’un des plus fiers et des plus délicats qui soient jamais tombés de la plume d’aucun poète :

À ce que nous sentons, que fait ce que nous sommes ?

Un peu d’humeur chagrine et d’air de fronde s’y mêle moins pour la gâter que pour y ajouter du piquant. Si ce n’est que cet assaisonnement, qui n’est pas toujours indispensable, manque à la page qu’on vient de lire de M. Nisard, qui n’y découvre, avec le ton de critique large, le grand sens et la distinction de sentiment habituels à nos moralistes ? Là encore M. Nisard paraît assez nourri du plus pur esprit de la France pour être digne de l’exprimer à son tour.

M. Nisard sait mettre les livres de Rollin et même Gil Blas bien au-dessus de la place que leur assigne l’opinion générale des classiques. Veut-on voir maintenant M. Nisard faisant tout à fait défection à la tradition ? Qu’on lise son jugement du Joueur. Il y a quelque temps, un de nos amis particuliers, parlant de Regnard devant le public intelligent et lettré de la rue de la Paix, a étonné tout le monde en s’avisant de prétendre que le Joueur n’est pas, comme on le soutient depuis cent cinquante ans, le chef-d’œuvre de Regnard ; qu’à peine est-ce une comédie de caractère, et que Valère a presque tous les défauts, hormis celui d’aimer le jeu ; et il a porté au comble la surprise de son public, en ajoutant que ces libres opinions étaient aussi celles de M. Nisard, tant le préjugé est fort, et tant M. Nisard paraît, à beaucoup de gens qui ne le lisent point, incapable de penser autrement qu’on n’a pensé avant lui ! Voulez-vous voir M. Nisard bien plus qu’à l’état de déserteur de la tradition ? Voulez-vous le voir, lui, le disciple ou plutôt l’interprète magistral de Boileau, en pleine insurrection et déployant à tous les vents l’étendard de la révolte, contre la tyrannie de l’opinion classique et la routine de l’école ? Nous allons citer une page qui est un feu roulant de blasphèmes. Mais que le blasphémateur a raison !

« L’impression générale et la dernière, après une lecture des œuvres lyriques de J.-B. Rousseau, est le vide de ce travail, le froid de ces lieux communs rendus plus surannés par la parure dont il essaie de les rajeunir, la langueur et l’infidélité de ces paraphrases de textes sublimes, le manque de justesse dans les choses de raison, de cœur dans les choses de sentiment, l’incertitude de la langue, tour à tour imprudente par calcul et timide par impuissance. On comprend le dépit de Montesquieu insultant par la bouche d’Usbek à l’art des lyriques, qu’il traite “d’harmonieuse extravagance…” Dans tout le cours du xviiie  siècle et jusqu’à nos jours, J.-B. Rousseau a compté parmi les poètes classiques, et la force de la coutume maintient encore ses odes à côté des Épîtres de Boileau et des chœurs d’Esther et d’Athalie dans nos plans d’étude où manque Malherbe. Mais c’est une autorité fort ébranlée, et le temps n’est pas loin où celui qui représentait à lui seul dans nos études la poésie lyrique, rangé désormais en une place proportionnée, entre le grand poète qui l’a créée en France et les hommes illustres de notre temps qui en ont déployé toutes les richesses, ne représentera plus que l’ode au moment où elle n’est qu’une œuvre d’imitation et l’application savante d’une recette. »

L’indépendance d’esprit éclate dans ces lignes, de manière à frapper les yeux les plus prévenus ; elle ne se dérobe ailleurs que pour les lecteurs encore mal instruits qui, ne possédant point assez à fond notre littérature, n’aperçoivent point du premier coup d’œil des nouveautés dont on ne fait point fracas et ne mesurent point toute l’étendue du sens que recèle une proposition d’apparence modeste. M. Nisard reste toujours lui-même. Il en use à l’égard de la tradition et des maîtres classiques, à l’égard de sa religion littéraire, comme Bossuet à l’égard de la religion chrétienne et des Pères. Il marque de son empreinte les vérités impersonnelles qu’il défend, et, en plus d’un endroit, de l’empreinte de son temps. C’est ce don d’éviter le lieu commun en exposant des opinions communes et de se dégager de principes invétérés au moment où ils vont prendre un air de préjugé, que nous avions à cœur de signaler par quelques exemples. S’il fallait descendre au détail, combien ne citerait-on pas chez lui de pages remarquables à des titres bien divers ! Que de choses souvent dans un seul mot ! Combien n’y a-t-il pas d’occasions où ceux qui sont vraiment versés dans la connaissance des lettres françaises doivent à la fois, et lui savoir gré de juger avec sagacité et brièveté, et le plaindre d’un art de dire par où lui-même cache au vulgaire ce qu’une seule expression lui a coûté de longues lectures et de plus longues réflexions ! Nous renvoyons le lecteur à son chapitre sur les poètes du xviiie  siècle, à son portrait de Fontenelle, au tableau qu’il trace des manèges de La Motte, tableau charmant et si vrai des mœurs littéraires dans tous les temps, qu’on a peur d’y reconnaître au moins trois ou quatre collègues de M. Nisard à l’Académie française et dans l’Université. Nous nous sommes plaint qu’il ait trop facilement immolé Bourdaloue et Massillon à la nécessité cruelle où il s’était placé par système de perdre quelque chose au jeu de l’éloquence, après y avoir gagné Bossuet. Mais, système à part, le talent de nos trois sermonnaires est analysé avec une correction de style, une force, un agrément, une finesse qui contraint le lecteur à s’avouer que le don de démêler et de rendre les nuances ne va guère plus loin.

Est-ce à dire que, même à prendre les choses par le détail, nous prétendions décharger de tout reproche le style ou le goût de M. Nisard ? Il nous permettra de ne le point faire. M. Nisard ne se défend pas toujours dans le style d’une subtilité qui touche à ce que lui-même déteste le plus : le précieux. Et quant au goût, il ne faut pas nier qu’il l’a parfois dur et triste, ce qui n’est pas la même chose que de l’avoir sévère. Avoir le goût dur, c’est, par exemple, poursuivre d’un implacable dédain ce pauvre Dufresny, et ne pas lui accorder le modeste mérite à quoi il prétend, si jamais Dufresny, dans son insouciance, a prétendu à quelque chose, à savoir celui d’être un aimable, fin et gentil esprit ; c’est rassembler toute sa majesté pour en accabler Parny, « confident des mystères grossiers de l’alcôve, chez qui l’impuissance d’idéaliser rend plus choquante la grossièreté du fond », et ne pas songer un instant que le lecteur, choqué à son tour de cette rigueur extrême, va peut-être protester, en soupirant à part lui la délicieuse élégie sur la mort d’une jeune fille :

Son âge échappait à l’enfance ;
Riante comme l’innocence,
Elle avait les traits de l’Amour.
………………………………………
Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s’est endormie
Sans murmurer contre ses lois.
Ainsi le sourire s’efface ;
Ainsi meurt sans laisser de trace
Le chant d’un oiseau dans les bois.

Avoir le goût triste, c’est craindre de s’abandonner à toute l’admiration qu’on ressent pour le livre De l’Allemagne. (Ici certainement il y a du préjugé.) C’est encore, quand on arrive à une œuvre aussi mêlée que la Nouvelle Héloïse, s’arrêter à ce qui n’est que sentiment faux, style impropre, expression déplacée, absence de tact et de délicatesse, ne lire que les lettres, fort nombreuses il est vrai, « où les mots sont brûlants et les choses sont froides », s’étendre à l’aise sur les déclamations consciencieuses et à la Prudhomme en l’honneur de « la vertu et du sexe », et c’est lorsqu’on a subi tout ce dégoût, ne pas se donner la peine de tourner le feuillet pour arriver enfin à ce qui est de l’écrivain incomparable, du grand peintre et de l’inventeur de génie. Oh ! que j’aurais bien envie de venger Claire d’Orbes et Julie d’Étanges des mépris de M. Nisard ! Ce sont des chefs-d’œuvre que la plupart des lettres de Claire, et presque rien, après cent ans, n’en paraît fané. C’est tout un roman d’une simplicité et d’une passion admirable que la première lettre écrite par Julie à Saint-Preux après son mariage avec M. de Wolmar. Viendra-t-il jamais un temps où elle cessera d’être trempée des larmes de ceux qui aiment ? À peine Werther est-il au-dessus. Dans cette lettre, comme dans les riants tableaux de vie intime que retrace Claire, comme dans les pages les plus pénétrantes des Confessions, on sent naître et se développer un monde qui n’existait pas encore. Mais à quoi bon nous étendre sur ce sujet ? Nous ne ferions que nous répéter, et toucher une seconde fois à ces vices de méthode dont nous nous sommes assez longuement plaint. Ce large courant de sensations et de créations poétiques nouvelles, déjà aussi européen que français, qui va de Paméla à la Nouvelle Héloïse et à Paul et Virginie, qui part ensuite de la Nouvelle Héloïse pour aboutir à Werther, qui nous revient plus puissant et plus pur après avoir traversé l’Allemagne, et qui, rafraîchissant et fécondant chez nous l’inspiration épuisée, nous donne, entre 1815 et 1850, un troisième grand siècle littéraire aujourd’hui fini, M. Nisard ne l’a point marqué ni suivi dans sa marche et ses retours, de peur sans doute d’être obligé de mêler un peu à l’histoire des formes de l’art celle de nos passions et de nos mœurs. Il n’entrait pas dans son plan d’être touché des malheurs de Julie !

Ce qui fait que de telles lacunes doivent se pardonner à M. Nisard, c’est qu’il abandonne généreusement à d’autres le soin de les remplir. Il n’y a pas de marque plus assurée d’un grand esprit que de s’avouer, après une tâche glorieusement achevée, qu’on n’a point clos pour toujours le sujet qu’on a choisi. Ce genre de mérite ne fait point défaut à M. Nisard. Au moment de quitter son œuvre, il lègue la littérature française à ceux qui se sentent capables de l’aimer autant que lui ; il la lègue comme un admirable et éternel sujet de méditation, d’où l’on tirera d’autres enseignements que les siens, sans en tirer de moins justes ni de moins élevés. Grâce à ce mélange de modestie et de noble confiance, qui forme comme le tempérament des intelligences à la fois supérieures et droites, M. Nisard sait également qu’il n’a point tout dit et qu’on ne dira rien désormais qui fasse oublier ce qu’il a dit. Quoi qu’il arrive, en effet, quelques rares écrivains qui reprennent un jour ce grand et beau sujet pour l’illustrer à neuf, le livre de M. Nisard durera, parce que, entre toutes les histoires possibles de la littérature française, s’il en est une qui devait nécessairement être écrite un jour en France, c’était celle-là, c’était cette histoire fondée sur la notion rigoureuse du beau classique, et qui dégage et met définitivement en lumière ceux des écrits de notre langue où, selon le jugement même de la France et la tradition française, cette forme du beau est exprimée avec le plus de pureté. Qui ne sentirait qu’il manque quelque chose d’essentiel dans le pays de Boileau et de Bossuet, si une histoire ainsi conçue de notre littérature eût continué à y manquer ? Et qui ne sent aussi d’avance que, sous peine de tomber dans le faux, aucune histoire future de la littérature française ne pourra se dégager complètement des principes professés dans celle-ci et des jugements qui y sont émis ? Il est passé l’âge de la révolte contre le xviie  siècle ! Révolte sacrilège et quelque peu sotte, où M. Nisard est de ceux qui n’y ont participé ni de près ni de loin. Jeunes gens qui vous acharnez contre lui, faites en un point comme lui ! Ne croyez pas que Voltaire et Rousseau suffisent, même en y joignant Alfred de Musset. Retrempez-vous à la source toujours fraîche où ont puisé avant vous Rousseau et Voltaire eux-mêmes pour devenir ce qu’ils ont été. Reprenez Racine, Molière, La Rochefoucauld, La Bruyère, Bourdaloue, Boileau. Reprenez-les dans un esprit de respect et de curiosité renaissante. Ce sont eux qui vous feront une âme française et, n’en doutez pas, un esprit libre. C’est peut-être à force d’avoir vécu dans leur commerce que M. Nisard a paru un jour assez affranchi de préjugés pour vouloir couronner à la fois dans madame Sand un grand écrivain et un grand incitateur de vertus fières. Soyez sûrs que ce qui lui a donné ce jour-là le courage de résister à ses plus éminents collègues de l’Académie, c’est qu’il récitait au dedans de lui-même ses patenôtres de Boileau :

Clio vint l’autre jour se plaindre au dieu des vers, etc.

Et moi-même, comment est-ce que j’ose louer M. Nisard à la troisième page du Journal des débats, au risque de me mettre en froid avec quelques amis politiques qui m’ont menacé en badinant de leur colère ? Si j’avais lu seulement Rousseau et Montesquieu, je serais naïvement persuadé qu’il n’est au monde d’autres partis que les libres penseurs et les superstitieux, les démocrates et les oligarques, les royalistes et les républicains, que tout se ramène nécessairement à être pour Brutus ou pour César. Mais j’ai lu beaucoup La Rochefoucauld et un tout petit peu Molière. Depuis ce temps-là je me doute que notre pauvre planète est le théâtre d’une querelle déjà bien vieille et qui a sa gravité même à côté des plus importantes querelles de la religion et de la politique. Je me doute qu’au-dessus des seuls partis auxquels on songe d’ordinaire, il en existe deux, antérieurs à tous les autres, et qui survivront à leur ruine : d’abord le parti, le grand, le formidable, l’envahissant parti de la médiocrité, laquelle s’arrange pour tout usurper, dans le camp de Brutus aussi bien que dans le sénat de César ; ensuite le faible et chétif parti des gens de mérite, à qui les médiocres enlèvent sans relâche honneurs, titres, rang, fortune. Et quand par hasard un peu de mérite surnage en ce monde, c’est contre lui que j’armerais, sous prétexte qu’il est césarien ? Non point ! Tant pis si on le trouve mauvais. Je ne sifflerai pas M. About. Je ne renverserai pas M. Nisard de sa chaire. Je supplierai au besoin M. Sainte-Beuve de remonter dans la sienne, où, par le temps qui court, il ne serait pas de trop. Tirer sur eux dans l’éternelle bataille de la vie, j’ai la vanité de croire que ce serait faire feu sur les miens.

III. La comédie en France (1660-1789).
Leçon d’ouverture du cours de littérature française à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence

Messieurs,

Appelé, par un acte de haute bienveillance, à occuper une chaire où j’ai à lutter contre tant de souvenirs si périlleux pour moi, je dois d’abord remercier M. le ministre de l’Instruction publique et des cultes de l’honneur qu’il a bien voulu me faire. Mais je ne le remercie qu’avec un profond sentiment de crainte. Les chaires ont leurs destinées, comme les livres, et il semble qu’on ne puisse, passer par celle-ci sans faire tôt ou tard, chacun à sa manière, quelque bruit dans le monde. Jugez de la confusion d’un simple amateur des lettres, qui n’aspire pas à devenir autre chose, jeté par un hasard sur ce grand chemin des honneurs et de la publicité pour y demeurer éternellement obscur. Si c’est l’usage inviolable des orateurs de ne parler à leurs débuts que de leur petit mérite, de leur voix tremblante et des périls qui menacent d’accabler leur faiblesse ; s’ils ne se servent de ces humbles métaphores que pour faire passer ensuite bien des hardiesses dont l’auditoire s’étonne après avoir naïvement compati à des terreurs exprimées d’un air si candide, mon malheur veut qu’il n’y ait ici de ma part ni figure, ni modestie de rhétorique, et que je ne trouve autour de moi que trop de sujets de m’effrayer en toute, sincérité. Je n’ai point cette ardeur dans l’éloquence qui caractérisait l’enseignement de M. Fortoul ; je n’ai point ce tempérament de douceur et de vivacité grave, qualités aimables qui faisaient presque de M. Prévost-Paradol un de vos compatriotes, puisqu’elles vous rappelaient Vauvenargues, mais Vauvenargues heureux et applaudi ; je n’ai que mon zèle et l’amour des lettres. Puisse mon zèle vous suffire ! Puisse l’amour des lettres nous être commun et établir entre nous ce lien des sympathies partagées, qui rend indulgent sur les défauts et ne laisse plus sensible qu’à la douceur d’aimer les mêmes choses !

Je ne vous ferai pas, messieurs, un plus ample éloge de mon prédécesseur. La louange ne vous semblerait peut-être pas assez désintéressée ; vous auriez le droit d’y soupçonner le secret désir de surprendre votre bienveillance en flattant les regrets que M. Prévost-Paradol a laissés dans cette ville, et de me glisser en fraude dans votre faveur, protégé par un nom qui vous est cher. Son éloge, le seul qu’il ambitionne, est dans l’auditoire nombreux et brillant qu’il me lègue ; il sera aussi, je le crains, dans l’infériorité chaque jour plus évidente de celui qui recueille cet héritage. Permettez-moi du moins de souhaiter, messieurs, qu’il ne soit pas dans votre désertion ; ce serait le louer trop durement pour moi que de disparaître de cette enceinte dès après m’avoir comparé à lui, et l’unique grâce que j’ose vous demander en me présentant devant vous, c’est de ne pas pousser son panégyrique jusqu’à cet excès.

I

La comédie, dont je me propose de vous raconter cette année l’histoire depuis la mort de Molière jusqu’à Beaumarchais, est le genre français par excellence. Depuis près d’un siècle on nous a contesté, en littérature, toutes nos gloires. On ne nous a point disputé le premier rang dans le comique. Si quelque détracteur obstiné de la France osait encore, à l’exemple de Schlegel, méconnaître le génie de Molière, l’admiration universelle des peuples porterait témoignage contre lui, et cette critique puérile tomberait étouffée sous un concert d’éloges. Quelque chemin qu’aient fait nos idées, quelque loin qu’ait porté la voix de nos philosophes et de nos publicistes du xviiie  siècle, nos auteurs comiques sont parvenus plus loin ; j’ai lu, je ne sais où, que des voyageurs ont vu, sur les bords de la mer d’Aral, des comédiens tartares représenter une ébauche reconnaissable du Tartuffe, et, ici, je ne puis m’empêcher de me rappeler un souvenir de l’antiquité classique, le seul analogue que l’on trouve dans l’histoire des lettres, ces soldats de Crassus, prisonniers des Parthes, qui virent représenter, avec un appareil sauvage, au milieu des montagnes d’Arménie, une tragédie d’Euripide. Aujourd’hui encore, après que Shakespeare a paru quelque temps partout le dieu et l’idole de la poésie, après que le théâtre allemand a si vivement remué les cœurs et les imaginations, ce sont les produits les plus légers et les plus futiles de notre scène comique qui forment une bonne moitié de la littérature théâtrale de l’Europe. On admire Shakespeare et Goethe, on se passionne pour Schiller, on ne joue assidûment que nos auteurs. Privilège charmant de l’esprit français de n’être le don que d’un seul peuple et de plaire à tous, tandis que d’ordinaire ce qu’il y a d’original dans une nation est ce qui rebute le plus facilement les autres !

La comédie répond si bien à notre humeur ; elle naît si naturellement de nos habitudes d’esprit et du jeu spontané de nos facultés, qu’elle est chez nous de toutes les époques. Les autres genres, dans ce qu’on peut appeler la littérature d’imagination, ont eu leurs progrès successifs, leur éclat et leur décadence qui a tenu à l’épuisement du génie, et non pas toujours à la corruption du goût public ou aux vicissitudes du langage. Mais quelques transformations qu’ait subies notre langue, en quelques états divers qu’elle se soit trouvée aux différents siècles de notre histoire, naïve, grossière, polie et noble jusqu’à l’excès, ou subtile, ou tendue, ou relâchée, on ne l’a point vue faire défaut à la comédie ; celle-ci, sans paraître embarrassée de ces brusques métamorphoses, semblable à une plante robuste qui prospère sous tous les climats, et sous les climats les plus changeants, n’a cessé de produire des œuvres dignes d’être lues. Elle s’est pliée à la phrase périodique et au style soutenu du xviie  siècle avec autant d’aisance qu’a la phrase hachée menu, au style vif et sautillant du xviiie  ; l’alexandrin lui a servi comme le vers leste et varié du vaudeville. Quand notre poésie, à la fin du moyen âge, en était encore à des tâtonnements ; quand la scène tragique était livrée à ces profanations des choses sacrées qui blessent également la délicatesse de notre piété et celle de notre goût, la comédie, perçant sous la farce, créait dans Maître Patelin des types auxquels l’âge n’a rien enlevé de leur popularité, et où il n’a fallu que rajeunir les traits du visage, sans altérer la physionomie, pour les accommoder au goût d’une société plus polie : tant ils ont de saveur et de vivacité plaisante ! tant ils sont ce qu’une langue à l’état d’ébauche et un degré de culture inférieur pouvaient produire de plus achevé ! Et depuis, combien d’autres ouvrages qui, représentant des mœurs trop étrangères aux nôtres pour n’être point passées de mode au théâtre, ont cependant gardé pour le lecteur attentif leur force et leur profondeur ! Quelle fécondité inépuisable dans la peinture des ridicules ! quelle souplesse dans notre malice ! quelle variété de génie appliquée à combien d’espèces de comédies différentes depuis la grande comédie de caractère inaugurée par le Menteur de Corneille, jusqu’aux bouffonneries du théâtre de la Foire ! Molière, messieurs, a fait tort à ses successeurs. Personne, quand il le fallait, n’a eu, autant que lui, de mesure dans l’expression d’un caractère et d’élévation dans les sentiments et les pensées. Mais Beaumarchais a-t-il donc eu moins d’esprit ; Lesage, moins de vigueur et de hardiesse ? Est-ce trop s’avancer de supposer que l’auteur de Gil Blas aurait pu être lui-même Molière, si la première disgrâce de sa vie n’eût été de naître trop tard ? Il en est parmi nos auteurs, comme Sedaine et Diderot, qui se sont frayé des routes mal connues de Molière même ; et, n’eût-on découvert, après lui, que des sentiers, ne les dédaignons pas trop, quand ce sont les sentiers fleuris où la Muse de Favart court, d’un pas alerte, effleurant tout ce qu’elle touche, passions, vices et ridicules, et précédant de loin ce chœur d’esprits aimables, les Grétry, les Dalayrac, les Niccolò, les Boieldieuh et les Hérold, qui, sans elle, ne se fussent pas développés si tôt et qui, à l’époque tumultueuse où ils ont vécu, ont été, au milieu de nos agitations et de nos luttes, notre plus doux repos et nos plus chères délices. Ainsi, la comédie, sans cesse renouvelée, s’est maintenue jusqu’à nous, jeune et souriante. Tout vieillit, tout s’épuise, même le roman historique et le roman bourgeois, nouveaux venus parmi nous, qui n’ont voulu connaître aucune règle, et qui tombent, frappés de langueur, pour avoir usé de la jeunesse avec trop de fougue et de liberté. La comédie seule, dans ce dépérissement de l’imagination et dans cette décadence de la poésie, nous donne encore, çà et là, des ouvrages d’où le grand style et l’invention forte n’ont point tout à fait disparu. Comme elle a été notre aurore, elle jettera sur notre déclin, si jamais il arrive, un éclat qui ne sera peut-être pas indigne de nos plus beaux jours.

Est-ce, messieurs, à la frivolité de notre caractère qu’il faut attribuer ce long succès et cette perpétuité de la comédie parmi nous ? Ce serait juger trop défavorablement et nous-mêmes et notre littérature où l’imagination et l’esprit comique se sont répandus à peu près partout, dans le roman avec Lesage et Rabelais, dans la fable avec La Fontaine, dans la morale avec La Bruyère, dans l’histoire avec Saint-Simon, dans l’éloquence judiciaire avec Beaumarchais et jusque dans l’épopée, puisque notre Iliade s’appelle le Lutrin et notre Odyssée Vert-Vert. Nous avons sans doute une vanité qui sert également à nous donner beaucoup de travers et à nous rendre infatigables dans l’observation des travers d’autrui. Mais la vanité qui aiguise l’esprit ou qui l’aveugle, ne suffît point pour le susciter, et l’on calomnie l’esprit lui-même en ne le croyant propre qu’à produire de jolies bagatelles et à se railler. L’esprit n’est pas à lui seul toute la comédie ; il y tient cependant une trop large place pour qu’on n’essaie pas de le défendre de deux reproches qui lui ont été souvent adressés, d’être futile et d’être méchant. Il a le don de plaire ; cela n’est que trop sûr au gré de beaucoup de gens. Plaît-il toutefois avec raison ? Faut-il perdre à se laisser séduire par lui un temps qui serait mieux consacré à des choses plus innocentes et plus solides ? Ah ! messieurs, que de tels doutes sont injustes ! Si vous la décomposez, cette faculté terrible et charmante qui a nom l’esprit français, si vous la dégagez de tout mélange en ne lui ôtant rien de ce qui lui est propre, si vous supposez qu’une bonne nourriture, pour prendre le terme expressif du xvie  siècle, la tient à égale distance des raffinements qui mènent au bel esprit et de la grossièreté qui jette dans le cynisme, qu’y trouverez-vous, qu’une forme étincelante du bon goût, du bon sens et de la bienveillance ? La fougue méridionale, l’humeur hospitalière de nos provinces du Nord, la gaillardise gasconne, la finesse et la naïveté champenoise, la rondeur bourguignonne, la prudence normande se sont fondues pour former dans l’esprit français l’un des instruments de culture et de sociabilité les plus délicats comme les plus puissants qu’ait jamais connus aucun peuple. Le chant d’Orphée ne charmait que les lions et les tigres ; la lyre d’Amphion ne remuait que les pierres. Mais le préjugé, plus immobile que la pierre et quelquefois, hélas ! plus malfaisant que les bêtes sauvages, qui mieux que l’esprit l’ébranle et l’apprivoise ? N’accusons pas le langage léger qu’affecte l’esprit. Heureuse légèreté qu’il est si difficile d’acquérir et si aisé de perdre ! Calculons plutôt combien il a fallu d’efforts, de patience, d’audace et de verve, je ne dis pas pour extirper tout à fait, mais seulement pour adoucir ces deux fléaux, si funestes à la vie de société, l’orgueil du sang, qui enfermait chacun dans sa caste, et le pédantisme, orgueil du métier, qui, avant Molière, emprisonnait chacun dans sa procession ! Figurons-nous, en étudiant les personnages de l’ancienne comédie, combien de temps s’est écoulé avant qu’un médecin, un savant, un juge, un procureur, un avocat, un notaire devinssent des hommes qui, dans la vie ordinaire, ne différassent point trop, par leurs manières et le ton de leur langage, des autres hommes ; et nous conviendrons que d’avoir banni comme ridicule tout ce qui rebutait le bon goût comme excessif, d’avoir mis la variété à la place des disparates, effacé les saillies choquantes, amolli l’austère écorce qui prêtait aux mœurs de la haute bourgeoisie je ne sais quoi de raide et de raboteux, d’avoir créé, au-dessus des classes et des professions, cette société française, type achevé de la société élégante, où l’on ne plaît qu’en apportant comme un témoignage d’estime et de respect pour autrui le ferme désir de plaire, où l’on n’est supporté que si l’on se fait modeste, où quiconque veut être trop n’est plus rien, où il faut, pour être accueilli, que l’argent perde de sa suffisance, les grandes charges et le rang de leur orgueil, le mérite de sa fierté susceptible, la vertu même ces airs tristes qu’elle a quelquefois et qui la gâtent, d’avoir créé cette société si polie, si appropriée à tous, et en définitive si humaine, puisqu’elle a pour code la condescendance réciproque, pour ennemies les prétentions de toute espèce, pour seule arme et pour seule sanction la raillerie, cela n’est point une œuvre frivole, et telle a été chez nous l’œuvre de l’esprit.

Louer ce qu’il y a d’humain et de tolérant dans la société française, c’est faire l’éloge de l’esprit qui a tant contribué à la former. Il y a une bonté naturelle qu’il faut recevoir du ciel, en naissant, comme un don de la grâce divine, ou de la première éducation, comme un précieux héritage de famille, parce que tous les efforts les plus vifs et les plus soutenus ne sauraient ensuite nous y porter. Mais il y a aussi une bonté acquise, fruit de l’expérience et de l’attention sur nous-mêmes, moins solide peut-être, moins agréable aux hommes parce qu’elle a moins d’aisance, — et dans la vie réelle comme dans la poésie, ce sont surtout les qualités d’inspiration qui nous séduisent, — et cependant plus méritoire, où l’on ne parvient pas sans s’aider d’un peu d’esprit, du sien propre ou de celui des autres ; car cette bonté suppose, outre la victoire sur nos passions, toujours assez violentes pour qu’il ne nous soit point permis de les ignorer, le sacrifice de nos défauts et, si je puis dire, l’immolation journalière de notre vanité dont nous connaissons mal la force et les ruses, quand ce n’est pas l’esprit qui nous les met en pleine lumière. Là où la raillerie ne se propose d’autre objet et n’atteint d’autre effet que la raillerie même, nous n’avons pas l’esprit dans sa fleur ; une nuance de trop d’humeur chagrine, qui s’y montre, l’altère et nous empêche d’en jouir. Si dans ses attaques les plus vives il ne se pare pas au moins d’un prétexte de justice et d’humanité offensée ; si, en affichant le mépris des hommes, il ne laisse point voir que ce mépris lui vient de la haute idée qu’il se forme de leurs devoirs et de la noblesse primitive de leur nature, si le besoin de dénigrer et de haïr s’y étale à découvert, superbe, hautain ou bas, reconnaissez-vous l’esprit à ce portrait ? N’éprouvez-vous pas l’impression de malaise que produit d’ordinaire ce qui est discordant et incomplet ? Quand bien même la méchanceté, avec le don de pénétrer nos faiblesses, rencontrerait, pour les peindre, ces éclairs et ces vivacités de langage qui sont une portion de l’esprit, elle n’aurait point le charme et l’agrément sans lesquels il manque au véritable esprit quelque chose qui lui est essentiel et qu’il garde, en effet, toujours jusque dans ses moments de plus sombre amertume. Je ne le fais point plus doux qu’il n’est ; je ne revendique point pour lui le privilège du désintéressement et de l’innocence parfaite ; dans l’histoire de nos erreurs et de nos fautes, il a sa part, je ne la diminue point. Elle est moins grosse pourtant et moins lourde à porter que celle de sa bonne ennemie, la sottise, qu’il poursuit, depuis le commencement du monde, d’une colère si divertissante et, je dirais presque, si inutile. Pourquoi, en effet, se le dissimuler ? Il s’en faut que les avantages réels, dans cette lutte, soient toujours de son côté. Il avance peu ; tandis qu’il s’agite, harcèle la sottise, la pique jusqu’au sang, elle reste là, massive et inébranlable ; ses petites victoires paraissent éclatantes uniquement parce qu’on voit combien c’est une chose dure de faire reculer, d’un seul pouce, cette masse pesante. C’est beaucoup pour lui d’empêcher qu’elle n’empiète trop sur l’étroit domaine qu’il se réserve ; il la chasse, elle revient ; il la tue, elle ressuscite sous une forme inattendue qui la rend d’abord méconnaissable, et à l’abri de laquelle elle recommence ses usurpations. L’esprit a beau rire et se moquer. Que lui importe ? Elle songe en elle-même que rira bien qui rira le dernier, — un proverbe qu’elle a peut-être inventé —, et qu’après tout ce n’est pas pour lui que sont les biens solides de la terre. Chacun sait que, prudente et avisée dès le berceau, elle a conclu, il y a de cela trois ou quatre mille ans, une alliance durable avec la Fortune que les gens d’esprit appellent aveugle, probablement, je suppose, parce qu’ils la voient s’égarer de temps à autre jusque chez eux. Contente de cette amitié fructueuse, elle laisse l’esprit courir après la vaine gloire, qu’elle s’amuse quelquefois à lui ravir, qu’elle lui distribue ou qu’elle lui refuse à son gré ! car elle se pique aussi de choses galantes, de belles-lettres, de musique, de beaux-arts, et pour s’être mise bien avec la Fortune, elle ne s’est point brouillée avec la Renommée ; on la voit, dans les journaux, qui fait la doctoresse et remontre à l’esprit comment il faut s’y prendre pour être spirituel. Lui, stupéfait, l’écoute, ne sait que croire, s’abîme dans sa modestie, et, pour peu qu’elle le pousse, se met à envier l’heureuse facilité dont elle débite ses discours et pose ses aphorismes. L’esprit jalouser la sottise ! Est-ce assez pour lui de souffrances et d’humiliations ? Et ne devrait-elle pas se tenir pour satisfaite ? Elle ne l’est point cependant ; il faut encore qu’elle persécute tout ce qui ne l’admire point assez et qu’elle écrase ce qui consent de guerre lasse à l’admirer. Eh quoi ! serait-ce donc elle et non l’esprit qui aurait la méchanceté en partage ? Je ne veux pas prononcer entre les parties, je ne veux pas pousser plus loin le détail de cette guerre éternelle ; mais si par un miracle la sottise s’amende, si elle fait sur elle-même l’effort le plus prodigieux que l’on puisse attendre d’elle, si elle se résigne jamais à n’être que sotte, ah ! messieurs, je vous en conjure, pour notre sûreté à tous, ne lui ménageons pas la reconnaissance ; qu’elle ait de suite des autels !

II

Si vous voulez, messieurs, vous convaincre que l’esprit en ce monde a été plus souvent victime que bourreau, vous n’aurez qu’à étudier de près la vie de nos grands comiques, et à sonder les plaies secrètes que nous révèlent leurs œuvres. Pour ne citer que le plus illustre de tous, combien d’outrages n’a-t-il pas subis de son vivant et après sa mort même, tenu à part de la société polie par la profession qu’il avait embrassée pour mieux surprendre les secrets de son art, trompé et torturé dans son affection la plus chère, poursuivi par les rancunes pleines de fiel de ceux dont il démasquait la bassesse, réduit à se faire bouffon, lui, Alceste, pour attirer le public à ses chefs-d’œuvre, arrachant à force de sollicitations et de placets le droit d’être représenté, le droit d’avoir du génie au grand jour, et ne trouvant pour toute récompense, au bout d’une carrière si agitée et si remplie, que des funérailles insultées et « un peu de terre obtenu par prière » ! Aussi, messieurs, aujourd’hui que la grandeur de Louis XIV est de toute part si violemment contestée, aujourd’hui que le génie de Saint-Simon, fléau tardif, mais implacable, de son orgueil, a popularisé tant de révélations fâcheuses pour son caractère et son gouvernement, il garde un titre de gloire plus ferme peut-être que tous les autres, parce que les plus acharnés contre sa mémoire n’oseront le lui ravir, c’est de n’avoir pas, tant qu’il fut jeune, redouté l’esprit que Saint-Simon l’accusa, dans sa vieillesse, de haïr ; c’est d’avoir défendu résolument Molière en mesurant la faveur dont il le comblait à la vivacité des attaques dirigées contre lui, et c’est aussi d’avoir laissé cet autre grand homme et cet autre honnête homme, l’émule de Molière dans la peinture des mœurs et la critique impitoyable de la société du xviie  siècle, le sage et triste La Bruyère, jouir en paix de son indépendante solitude. Ceux-là même, parmi les successeurs de Molière, dont la destinée fut en apparence plus heureuse, n’ont acheté le génie comique et l’expérience amère qu’il suppose qu’au prix de bien des souffrances morales ! En est-il de plus cruelle pour une âme bien née, qui a besoin d’aimer tous les hommes et de les estimer tous, que le spectacle de la mêlée de ce monde, envisagé d’un certain côté, de celui-là précisément qui nous permet le moins d’illusions et qui ne nous dissimule ni le vice oppresseur, ni les fautes du malheur mérité, ni le scandale des prospérités injustes ? Croyez-vous que ce soit un rire bien gai, le rire violent qui évoque à nos yeux le tableau d’une famille bouleversée par l’aveuglement d’un dévot et la scélératesse d’un hypocrite, ou cet autre rire, effrayant de sang-froid, qui personnifie en un type monstrueux toutes les iniquités de l’avarice et de la cupidité, devenues, au déclin du xviie  siècle, des personnages dans l’État ? La gaieté est pour nous qui voyons Tartuffe pris au piège et Turcaret écrasé sous son ignominie ; l’amertume est pour ceux qui conçoivent de tels caractères dans leur nudité, et qui en subissent l’affreuse vision avant de les dominer à leur tour et de nous les jeter en pâture. Ils ont vu, ils ont admiré longtemps avec une surprise pleine de chagrin et de colère le progrès irrésistible et le triomphe des pervers, dont ils se hâtent de nous montrer la catastrophe ; plus ils répandent de traits ingénieux sur la peinture des passions mauvaises et des sentiments mesquins, plus ils en tirent d’incidents comiques, plus ils en ressentent d’horreur et de dégoût. On dirait que l’esprit qu’ils sèment à profusion dans leurs ouvrages, cet esprit qui ne nous corrige pas toujours, mais qui toujours nous console et nous venge, ne leur sert à eux de rien, pas même à adoucir le regret cuisant qu’ils éprouvent de ne point nous savoir meilleurs. Oui, messieurs, c’est le principal titre d’honneur de quelques-uns de nos grands comiques, et de Molière plus que tout autre, d’avoir eu constamment sous les yeux, en flétrissant les dégradations de notre nature, un idéal supérieur de beauté humaine et de sentiments humains, et d’avoir souffert des petitesses qui nous tiennent éloignés de cet idéal. On leur passe leur âpreté, parce que leur cœur est le premier à saigner des blessures qu’ils font, et que sous l’ironie excessive on sent l’excès de la douleur. La sensibilité se révolte et crie en eux, elle est secouée, elle est bouleversée au point de devenir tout esprit quand ils arrivent à ce paroxysme du délire comique qui a produit les types les plus bouffons à la fois et les plus navrants de notre théâtre. Figaro nous a révélé leur secret : « Ils rient de tout, de peur d’être obligés d’en pleurer ». La comédie, toujours également vivante, change sans cesse de caractère ; nos traditions scéniques se transforment, et le genre de spectacle qui plaisait le plus à nos pères, court risque de nous laisser froids. Mais la haine vigoureuse de l’injustice, la pitié pour ceux qui souffrent des caprices de l’égoïsme et de l’orgueil, ne vieillissent point ; et nos grands comiques sont pleins de ces deux sentiments. C’est par là qu’ils durent plus longtemps que les genres où ils ont excellé, et qu’ils méritent encore de nous intéresser, quand bien même nous ne comprenons plus les mœurs qu’ils nous peignent.

Ils nous offriront à la lecture une autre espèce d’intérêt qui nous échapperait au théâtre où nous songeons trop à chercher un divertissement, pour faire l’effort de nous instruire. Cet intérêt consistera dans l’étrangeté même des mœurs qui sont le fond de leurs ouvrages. Il s’est accompli parmi nous depuis deux siècles, non seulement dans la vie publique, mais encore dans la vie privée, une suite de révolutions insensibles et cependant si profondes, que nous refusons parfois de nous reconnaître dans nos aïeux. On a dit, je le sais, que les passions sont ce qui change le moins dans l’homme : l’amour, la colère, l’envie, l’orgueil se faisaient déjà sentir sous la tente des patriarches ; Noé a construit l’arche pour les sauver du déluge, et ne restât-il que deux familles sur la terre, toutes les combinaisons possibles de tous les sentiments contraires s’y trouveraient en germe. Mais ce sont ces combinaisons qui varient selon les différents degrés de culture, selon le progrès et la décadence des lois et des institutions. Les idées compteraient pour bien peu dans l’histoire, la civilisation serait achetée trop cher au prix qu’elle coûte, si nous devenions plus éclairés, sans devenir plus délicats dans nos sentiments et plus difficiles sur nos jouissances. Les erreurs de notre intelligence mériteraient à peine ce nom d’erreur, si elles ne causaient en nous qu’une perturbation, pour ainsi dire abstraite, sans influer sur notre vie et sur les mobiles de nos actions. Les mêmes passions subsistent à toutes les époques, mais, tantôt amoindries, tantôt exaltées ; leur costume au moins change, et c’est beaucoup qu’un costume plus décent et plus noble, quand c’est la bienséance générale qui l’impose, et non l’hypocrisie. Mais les passions font plus que revêtir des modes nouvelles ; elles subissent des alliages qui altèrent leur essence ; étudiées dans l’humanité, elles paraissent susceptibles de développement et de culture ; on s’étonne, après plusieurs siècles, de découvrir qu’on ne les connaissait pas tout entières, et qu’il pouvait sortir d’elles quelque chose de puissant, de doux ou de funeste qu’elles n’avaient pas encore donné. Qu’y a-t-il de plus universel, et en apparence, de plus uniforme que l’amour maternel, puisque les êtres les plus violents en ressentent toutes les tendresses, et que les êtres les plus doux peuvent en connaître toutes les violences ? Une mère Spartiate ressemble-t-elle pourtant beaucoup à une mère française ? Qu’y a-t-il de plus éternel que l’amour ? Et cependant, les anciens qui en ont le plus savamment disserté, entendraient-ils grand-chose à nos discours, si nous leur expliquions ce que nous mettons sous ce mot d’aspirations généreuses, de joies pures, de souffrances raffinées, de luttes, de sacrifices et de contradictions sans fin ?

Les cent années, que nous allons parcourir ensemble, ont vu beaucoup de ces vicissitudes dans la manière de sentir ; nos idées ont changé le cours de nos passions, et nos passions transformées ont à leur tour réagi, pour les modifier, sur le caractère de nos relations sociales et sur les habitudes de notre vie domestique. Nulle part nous ne saisirons mieux au vif cette transformation que sur la scène comique. Quand nous étudions l’histoire, l’éclat des événements politiques laisse notre vue obscurcie pour tout autre objet ; ce n’est que par le rapprochement laborieux de mille anecdotes diverses, par la recherche fatigante du détail que nous parvenons à nous faire une idée, encore trop vague, de la vie intime d’un peuple. La tragédie nous fournit quelques lumières indirectes ; mais de la façon qu’elle a été conçue en France, peignant les passions sous leurs traits les plus généraux, choisissant ses héros dans l’antiquité la plus reculée, et, alors même qu’elle ne se prive point de les faire parler à la moderne, réduite cependant, par la nécessité de respecter son sujet, à ne point souffrir une invasion trop manifeste et trop entière du moderne dans l’antique, vivant d’ailleurs par nature dans un monde de personnages et de sentiments idéaux, astreinte, à ce titre, à des traditions rigoureuses et à des vertus de convention que les dernières années du xviiie  siècle ont à peine osé atteindre, elle a bien pu recevoir l’empreinte du changement des idées de Corneille à Racine, de Racine à Voltaire et à J. Chénier ; elle ne nous laisse que malaisément démêler, au milieu des règles qui la contraignent, sous un langage et des sentiments d’exception, la réalité de la vie quotidienne. Au contraire, la comédie choisit immédiatement ses sujets dans le monde dont les passions s’agitent sous ses yeux. Ayant devant elle un champ plus vaste et plus libre, elle est obligée à moins de détours et de déguisement pour s’accommoder au goût de chaque époque, et l’époque s’y montre naïvement ce qu’elle est. Non qu’il faille s’imaginer que le théâtre soit un miroir et rien de plus, les mœurs de la scène celles de la ville, et que la fantaisie, même arbitraire, n’ait aucune part à la création des types comiques. Il est conforme à l’humeur de la comédie de grossir nos ridicules et même de nous en prêter d’invention pour exciter plus sûrement le rire. Sa liberté nous est un gage qu’elle saura tout peindre, mais non pas qu’elle s’interdira de rien défigurer. Aussi serait-ce traiter trop légèrement une société de lui dire : « Ton théâtre est plein de Scapins, de Gérontes, de Sganarelles et de Diafoirus ; tu n’es toi-même qu’une bande de Diafoirus, de Sganarelles, de Gérontes et de Scapins, qui réalisent tous également la parfaite fourberie, l’imbécillité parfaite et le parfait pédantisme ». Mais ce n’est pas toutefois lui faire tort, de juger de la délicatesse de son sentiment moral par les mœurs qu’elle supporte au théâtre. Il sera curieux et profitable pour nous, messieurs, d’apprécier à cette mesure la société de l’ancien régime. Il sera curieux de voir comment on envisageait alors et comment on traitait le mariage, le pouvoir paternel, l’obéissance filiale, tout ce qui constitue la famille. Nos observations sur cette matière pourront d’autant plus aisément se varier que nos auteurs comiques ont enfermé dans un petit nombre de types semblables, sous des intrigues analogues et quelquefois sous la même donnée, des mœurs fort différentes. Au milieu de la multiplicité de leurs personnages, trois types persistent que l’on trouve dès l’origine dans Molière, que l’on retrouve encore dans Beaumarchais, à la veille de 89, quand déjà les mouvements précurseurs de l’orage agitent l’air : le marquis, le bourgeois et le valet. Et pour ne prendre qu’un seul des trois, quelle distance de Scapin, dont les moindres gentillesses méritent la corde, à Figaro, qui débute comme il peut, mais qui meurt, en définitive, honnête homme ! Suivant au théâtre la trace et le contrecoup de la Révolution qui se prépare dans l’État, nous verrons la bourgeoisie et le simple peuple s’y élever peu à peu à des rôles plus hauts et y faire chaque jour plus honnête figure ; et, à mesure que leur considération s’accroîtra dans ce monde fictif, nous verrons s’y introduire plus de retenue, le sentiment de la dignité morale devenir plus vif et plus net. Le privilège est un arbre qui porte deux fruits amers : la violence et la fraude ; et, s’il est bon, pour beaucoup de causes, qu’il y ait dans l’État une hiérarchie sagement mesurée, mais une hiérarchie sans dureté et sans morgue, trop d’intervalles infranchissables entre les différentes portions d’un même peuple sont rarement utiles au bonheur de tous et à la sécurité de chacun. La Révolution française, que nous trouverons au terme de ces études, a produit, on ne saurait le nier, quelques résultats bizarres ; elle a amené, entre autres, pour ne point sortir de l’histoire de nos travers, un déplacement de la vanité sociale, bien propre à dérouter et à confondre ceux qui se figurent qu’il suffit d’établir des principes pour tout corriger d’un coup. M. Jourdain, une de nos vieilles connaissances, s’est poussé dans le monde, et il veut qu’on s’en aperçoive, peu soucieux toutefois de passer pour gentilhomme, depuis qu’il est certain de tenir soigneusement enveloppée dans ses sacs la seule noblesse qui ne soit plus une chimère. Mais si l’on néglige les particularités pour s’attacher à ce qui est général, un fait tout à l’avantage de la nouvelle société sur l’ancienne frappe les yeux : il y a maintenant dans notre langage familier plus de bienséance ; dans nos mœurs, plus de politesse véritable ; dans notre vie de famille, des affections plus fortes, plus de pureté avec moins de rigueur ; dans notre conduite à l’égard des femmes, plus de respect, en compensation de moins de galanterie ; dans toutes les relations sociales enfin, plus de douceur et de sûreté. Il faudra le conclure de l’histoire de notre théâtre ; c’est l’égalité qui civilise et l’égalité encore qui moralise.

N’allons pas trop loin cependant, messieurs ; sachons nous retenir dans le panégyrique du présent et dans la critique du passé. Il est dangereux de trop louer en face les vivants qui sont assez enclins à se croire parfaits et, quand l’histoire ne devrait avoir pour les morts que des sévérités, les lettres, qui ne sont pas tenues d’être aussi rigoureuses justicières, les lettres seraient ingrates de ne point proclamer hautement leur faiblesse et leur sympathie quand même pour cette ancienne société française qui les a tant aimées, qui s’est enorgueillie d’elles comme de son ornement le plus beau, qui a souffert leurs attaques, qui a fait plus, qui y a applaudi. Disons-le à l’honneur des grands seigneurs d’autrefois : nous n’aurions eu sans doute à leur place ni autant de patience à supporter les censures, ni autant de facilité à en reconnaître la justesse. L’esprit était alors une passion et un culte ; et qu’est-il aujourd’hui ? C’était lui qui prêtait à tout cet air de bon goût dégagé, d’aisance, de sans-façon aimable, de liberté, qui donnait à la corruption même de l’ancienne société un charme que bientôt, peut-être, on cherchera vainement dans les vertus de la nouvelle. L’homme de science et le bourgeois solide, montés en crédit depuis le Consulat, ont apporté parmi nous je ne sais quel sourd contentement de leur science, je ne sais quelle satisfaction intérieure de leur fortune honnêtement faite, qui menace, si nous n’y prenons garde, de nous ramener par des routes nouvelles au pédantisme d’avant Molière. Nos qualités sont des qualités laborieuses ; elles ne cachent pas assez qu’elles n’ignorent point leur prix, et l’on peut observer que notre littérature, suivant la pente de notre caractère, se fait solennelle jusque dans le banal. Ne croyez pas encore une fois, messieurs, que je veuille vous prêcher la frivolité. Ce serait tout profit pour nous si nous étions devenus plus scrupuleux sur la probité, à la seule condition d’être moins petits-maîtres. Mais il y avait jadis répandu sur tout un vernis brillant et léger qui s’efface et qui tenait pour beaucoup à l’amour désintéressé des lettres et au goût des choses de l’esprit, à présent si dédaignées. L’industrieux Figaro, dans son ressentiment contre ceux qui ne s’étaient donné que la peine de naître, a tout détruit ; je regrette, messieurs, qu’il n’ait pas au moins sauvé du naufrage la grâce et les belles manières d’Almaviva.

IV. De l’époque contemporaine.
La littérature sous la Restauration et sous Louis-Philippe Ier 5

Les moralistes sont admirables, surtout pour peu qu’ils aient fait leur chemin et construit leur nid dans ce monde. Ils ont une jolie maison blanche aux contrevents gris ; tous les jours, la nappe mise ; à côté d’eux, une bonne femme qui les aime, des enfants sains et beaux qu’on établira avec la dot de leur mère. Ils sont honnêtes gens et vivent discrètement au gîte. Et chaque soir, tandis que le grillon chante, que les enfants bâtissent des châteaux de cartes ou que la jeune mère, heureuse et souriante, leur fait réciter le Lapin et la Sarcelle, ils songent en eux-mêmes combien l’adultère est horrible, le suicide une mauvaise action et l’envie un vilain vice. La rivière qui passe au bout de leur petite ville, ne coule pas plus régulière et plus paisible que leur vie. La fortune prévenante a semé sur leur chemin juste ce qu’il fallait d’obstacles pour leur faire croire qu’ils ont une vertu à l’épreuve, et qu’ils jouissent d’un bonheur conquis seulement à force de patience dans les revers. Ils concluent que personne ne serait plus excusable qu’eux de succomber aux tentations de ce monde, et qu’il n’y a non plus personne qui ne puisse, à leur exemple, se créer une existence heureuse. « Ils en jugent, comme de raison, par leur aventure » ; car l’argument de M. Goodman est plus ou moins celui de tous les hommes. Un jour cependant, sur la prairie, plantée de saules, où ils aiment à méditer, la rivière dépose un cadavre parmi les marguerites. Qui est-il ? d’où vient-il ? on l’ignore. Le corps ne porte aucune trace de violence. Sur la figure flétrie d’une vieillesse précoce, les soucis rongeurs, la colère, l’amertume, les douloureuses surprises ont empreint leurs traces. C’est un suicide. Il y a donc des gens assez égarés ou assez malheureux pour qui c’est une consolation suprême de mourir, et de cette horrible mort ! Et qui sait si celui-ci n’a pas été, dans sa première fleur, une âme douce et sans fiel, qui ne demandait qu’à vivre et à laisser vivre ! Qui sait s’il n’a pas, lui aussi, rêvé, pour toute aventure et pour tout roman, sa maison blanche et le travail fécond entre une femme et un berceau ! Le moraliste ne songe pas à se le demander. Il a de l’humeur. Cette percée, qui s’est faite brusquement à ses yeux vers le vaste monde, a failli troubler l’idylle de son existence. Il rentre au logis d’un pas pressé, il déclame en lui-même contre les gazettes et les mauvais livres qui font tout le mal, et il répète avec un peu plus d’aigreur que de coutume : « L’adultère est un crime, l’envie est horrible et le suicide abominable. »

Je ne dis pas le contraire. La littérature de notre temps, qui a trouvé des paroles d’éloge pour l’adultère, le suicide et l’envie, a eu en conduite d’étranges écarts, et je ne les justifie point. Mais que M. Poitou me pardonne ! Je trouve qu’il a écrit un réquisitoire.

Si la littérature contemporaine exprime un certain état de malaise dans les esprits ; si, par beaucoup de ses œuvres, elle a contribué à l’entretenir, elle ne l’a point créée. Si elle a glorifié la passion, elle l’a voulue, du moins, désintéressée et sincère ; en exaltant la sensibilité, elle a exigé de l’homme des sentiments capables de le conduire à de grandes actions. Si elle a quelquefois aigri la douleur, elle l’a plus souvent consolée ; c’est peut-être son péril, c’est à coup sûr son honneur, que tant de souffrances cachées aient rencontré en elle un interprète sympathique, le fût-il jusqu’à la partialité. Elle a pu se tromper sur ce qui était vertu, ennoblir ce qui était vice, ne point distinguer nos besoins vrais de nos appétits illégitimes. Fille du xviiie  siècle, dont elle a accepté l’héritage, moins la raillerie à outrance et le matérialisme nu, elle a obéi, jusque dans ses égarements, à des instincts élevés : elle a eu un souci constant, celui d’être humaine. Pour ne pas être injuste à son égard, en condamnant ses erreurs, il faudrait lui accorder un peu de cette tendresse trop aveugle qu’elle n’a jamais refusée, malgré leurs fautes, aux âmes généreuses. Il faudrait compatir aussi profondément qu’elle avec les malheureux, et ne pas se montrer plus choqué de l’amertume de leurs plaintes ou de l’injuste bizarrerie de leurs réclamations, qu’ému de la vivacité de leurs souffrances. Il faudrait, si on ne les a traversées soi-même, se figurer les tentations de la pauvreté et les angoisses dissolvantes de la misère. M. Poitou s’est cuirassé de l’inflexible code, et il juge. Il a été écrit : « La femme doit obéissance à son mari. » Qu’on amène par-devant nous Valentine, femme Lansac ! Il a été affiché sur un poteau : « La mendicité est interdite dans le département. » Si le Vieux Vagabond est surpris rôdant quelque part, aux alentours, avec un Béranger dans sa besace, qu’on le happe et qu’on lui demande ses papiers ! C’est ainsi que M. Poitou appréhende chacun des personnages célèbres, créés par l’imagination de ses contemporains, et prononce qu’il y a crime ou délit sans circonstances atténuantes. Tant de sévérité ne paraît point naturelle. La raison en est que M. Poitou a écrit son livre sous l’empire d’une idée fixe. Au bout de chaque volume qu’il compulse, il entrevoit une barricade, et, au bout de tous les volumes ensemble, un bouleversement social. Roman grivois, roman psychologique, roman politique, scènes de mœurs, drame, vaudeville, poésie byronienne, hymnes populaires, madame Sand et M. Labiche, Indiana et Robert Macaire, tout a chez lui le même sens, un sens terrible, mais monotone. Il conçoit la littérature contemporaine comme une tragédie en cinq actes, mêlée de parades et de chants patriotiques, avec Février pour dénouement. Qu’est-ce donc que cette révolution de Février dont le nom revient vingt fois dans son livre en manière de ritournelle funèbre ? On ne le voit pas bien. Encore faut-il, cependant, je présume, qu’elle soit quelque chose. Que dans les entretiens de la vie ordinaire, elle apparaisse comme une sorte d’événement mythologique, que chacun, suivant ses préférences secrètes, reste libre d’exalter ou d’injurier, soit. Mais quand on la prend pour conclusion nécessaire d’une série d’arguments, on est tenu de voir en elle un fait historique appréciable, aussi bien que tout autre, par les règles ordinaires de l’histoire, et d’en donner, sans déclamation, une idée bonne ou mauvaise, mais exacte et rigoureuse. M. Poitou ne croit pas, apparemment, qu’on doive tant exiger. Il se contente de dire, dans le haut style de 49 : « Les stigmates dégoûtants de 48 ». Il ne dit rien de pis, parce qu’il a promis dans sa préface d’être modéré, et un galant homme tient sa parole. « Les stigmates dégoûtants », cela est clair, net, sans ambages, facile à entendre, et d’ailleurs assez doux. Chacun comprend de suite : « Les stigmates dégoûtants ». Et voilà, au plus juste, pourquoi la littérature contemporaine est un amas de perversités.

Sans distinction. M. Poitou confond les époques et les tendances contraires. Il prend un point, le grossit outre mesure, et, bon gré mal gré, il faut que tout le reste s’y rattache. S’il se rencontre des œuvres rebelles qu’aucune violence ne saurait faire rentrer dans ses définitions, il a contre elles la suprême ressource du silence ; elles sont comptées pour rien ; elles n’existent pas ; on les supprime par autorité de justice. M. Poitou traite surtout, il est vrai, du théâtre et du roman. Mais l’Académie des sciences morales et politiques, qui l’a couronné, ne lui défendait point, tant s’en faut, d’étendre ses jugements sur l’ensemble de la littérature contemporaine ; et lui-même, chaque fois que l’intérêt de sa cause l’a exigé, s’est permis plus d’une excursion en dehors du roman et du théâtre. Or, la littérature contemporaine, si l’on entend désigner de ce mot un peu vague quelque chose de net, ne saurait se circonscrire arbitrairement dans un espace de quelques années, avec des origines qui flotteraient, indécises, entre la publication de Lélia et celle, des Mystères de Paris. Cette littérature a un commencement et une fin ; peut-être finit-elle en ce moment même. Elle se développe avec éclat sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe. Mais sa naissance remonte plus haut. Elle date de madame de Staël et de Chateaubriand, et, si l’on voulait suivre jusqu’au bout sa filiation, elle daterait de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et des premiers écrits de Goethe. Issue du mouvement d’idées de la Révolution, la littérature contemporaine a vécu, si je puis dire, aussi vite que la Révolution elle-même ; elle a passé par autant de péripéties rapides ; elle a été, comme elle, une mêlée de partis contraires, tour à tour victorieux et vaincus. Ses sentiments de la veille n’ont pas été ceux du lendemain ; l’exaltation les a usés comme la lutte les avait exaltés. Elle s’est trop complue en elle-même, et elle s’est trop dégoûtée d’elle-même. Jamais, depuis le xvie  siècle, ne s’étaient vus tant et de si brusques contrastes ! Pour ne citer qu’un exemple, croit-on que ceux qui viennent de dévorer les Faux Bonshommes, Madame Bovary et les puissants articles de M. Taine, trois parties indivisibles du même tout, éprouveraient un plaisir bien pur de tout mélange à relire le Meunier d’Angibault, à voir jouer Kean, et à essayer de comprendre le chapitre de Lamartine sur les destinées de la poésie ? M. Poitou fait bien remonter de temps à autre la responsabilité des faits qu’il apprécie jusqu’aux premiers ouvrages qui parurent après la Restauration, et, au besoin, jusqu’à Rousseau. Mais dans cet espace, si rempli d’accidents de toute sorte, il ne voit rien de changeant. C’est comme une vaste plaine, où son œil n’aperçoit ni les ondulations du terrain, ni ces terres rocailleuses et dépouillées à côté d’un verger, ni là-bas, bien loin, cette forêt touffue le long du lac tranquille, ni plus près, les myriades de bluets pointant sous le gazon, et les petites fleurs jaunes, et les coquelicots aux couleurs rouges, mais quelque chose d’uni et vert à perte de vue, du vert à droite, du vert à gauche, du vert au milieu, partout du vert, toujours du vert, je veux dire le suicide, l’adultère et l’envie. Un même auteur, mûri par l’expérience, transformé par des impressions nouvelles, va d’un système à l’autre. Ces vicissitudes individuelles échappent à M. Poitou comme les changements qui surviennent dans la direction générale de la littérature. N’est-il qu’une madame Sand ? Lélia et Indiana, écrits dans un accès de lièvre, Valentine et André, ces deux poèmes des irrémédiables faiblesses, la dernière Aldini, le Secrétaire intime et surtout Mauprat, son chef-d’œuvre, où, tantôt parmi les aventures romanesques, tantôt parmi les peintures ingénues du cœur, respirent les émotions viriles, ne forment-ils pas autant de groupes distincts ? A ne considérer que les deux extrêmes, quel chemin de Lélia à la Mare au Diable et à la Petite Fadette ! M. Poitou se figure une madame Sand plus immuable que les héros de la tragédie antique, et il n’est pas besoin de dire que c’est la madame Sand des premières fougues. S’il lui survient le scrupule de la Mare au Diable, il l’étouffe aussitôt. La Mare au Diable obtient de lui une politesse en passant, mais rien qui tire à conséquence. Après quoi, revenant bien vite à ses moutons, il se remet à frapper sur Lélia, Indiana et tutti quanti des coups si vigoureux qu’ils l’assourdissent lui-même et l’empêchent de distinguer les voix d’Edmée, de Gilberte, de Victorine, de la Petite Marie, belles et pures suppliantes qui l’implorent à genoux et lui demandent de pardonner quelque chose, en faveur de leur vie sans tache, à leurs trop coupables sœurs. D’autres, plus malheureux que madame Sand, ne sont pas même nommés. Parle-t-il du roman ? Il oublie Prosper Mérimée, Alphonse Karr, Töpfferi et Lamartine. Passe pour Prosper Mérimée. Il est le plus achevé des conteurs. Mais si la morale n’existait point, ce n’est pas lui qui l’eût inventée ; Colomba ne s’est proposé de rien changer ni en bien ni en mal aux mœurs du peuple français. Encore faut-il ne point laisser ignorer que la littérature contemporaine a produit de temps à autre des récits élégants et honnêtes qui charment sans corrompre, qui émeuvent sans bouleverser, et que le public les a goûtés pour le moins autant que la Vigie de Koat-Ven et la Salamandre. Passe encore pour Alphonse Karr. Verve, bon sens, imagination, humeur originale, tour d’esprit singulier, justesse d’observation, sentiment du paysage et de la poésie des choses, rien ne lui a manqué ; et il n’eût tenu qu’à lui, s’il eût voulu y faire effort, d’avoir toujours ce qu’il a eu quelquefois, l’art de dire. On ne peut point l’accuser, lui, de faire de la femme une idole de qui tous les sentiments doivent être libres et les passions sacro-saintes. Il n’a point chanté d’hosannah en faveur des amours non approuvées par la loi (voir le début de Geneviève). Il n’a pas épargné ce qu’il y a eu d’excessif dans les ambitions les plus légitimes de notre époque (voir Clovis Gosselin). Mais il s’est moqué de lui-même : grand tort en tout temps, et surtout dans ce siècle de pensées profondes, où l’on ne prétend plus à l’esprit, et où chacun ne prend la plume qu’avec le ferme propos de montrer du génie dès la dédicace. On a pris ses railleries au mot ; on s’est habitué à ne chercher en lui qu’un décousu amusant ; il a été sans crédit, même dans ses paradoxes, à plus forte raison dans ses réclamations en faveur du bon sens et de la morale quotidienne. Il eût été bien juste, pourtant, de lui tenir compte au moins de ses bonnes intentions. Mais quelle excuse a-t-on d’omettre Töpffer, dont le succès continu, succès, pour ainsi dire, domestique et tout de famille, atteste si bien la force qu’ont gardée, parmi nous, dans une classe nombreuse de lecteurs et jusque vers ces derniers temps, les sentiments simples et les affections saines ? Et lorsqu’on cherche à apprécier, par les œuvres d’imagination, quelles sont les tendances politiques d’une littérature et d’une société, pourquoi ne pas accorder un seul mot à l’Histoire d’une servante ! Est-ce parce que le livre n’est pas assez touchant ni l’auteur assez illustre ? Notez bien que je ne relève pas toutes les omissions de M. Poitou ; il faut se borner aux plus graves et ne point lui reprocher, par exemple, de n’avoir point fait à Charles de Bernard l’aumône d’une mention, quand il a trouvé l’espace nécessaire pour analyser, commenter et réprimer un certain roman de Frère et sœur, dont vous ne connaissiez pas même le titre, ni moi non plus.

Si du roman il passe au théâtre, la tactique ne varie point. Tout ce qui a pu allumer dans la foule des passions dangereuses, tout ce qui a pu gâter l’imagination de la jeunesse ou égarer l’inexpérience de quelques femmes trop liseuses, se trouve relevé avec soin. Le reste, M. Poitou le néglige. Il n’a point parlé des œuvres en prose d’Alfred de Musset6 ; on ne saurait parler de tout, et ce sont frivolités que Frédéric et Berner et Mademoiselle Mimi Pinson. Mais je gage que, si, par impossible, l’idée lui fût venue que Musset avait écrit quelques petites bagatelles pour le théâtre, il eût mis en pleine lumière la notairesse du Chandelier entre son dragon et son petit clerc, pour démontrer à l’aise notre immoralité parfaite, et rejeté un Caprice derrière la toile de fond. Il est certain qu’Antony se prélasse en plein dans son livre. Pour Gabrielle, qui vaut bien, en son genre, Antony et qui a été accompagné d’autant de succès, on convient implicitement que ces sortes de protestations en faveur du mariage méritent d’être encouragées ; rien de plus. Si Émile Augier est nommé le moins possible, Octave Feuillet ne l’est pas du tout. Vous trouverez peut-être l’à-propos singulier pour un livre paru dans l’année même où Dalila a dépassé cent représentations. Ne vous hâtez pas trop d’admirer ; car voici un bien autre sujet de surprise. Le livre fini, on s’aperçoit que M. Scribe y a obtenu quatre lignes. Est-ce là ce qui s’appelle juger le théâtre contemporain et son influence sur les mœurs ? M. Scribe, je le sais, est aujourd’hui très contesté ; il passe de mode dans une génération qui ne trouve rien à redire au Demi-Monde, au Mariage d’Olympe, aux Faux Bonshommes, au Gendre de M. Poirier et à toutes ces peintures sans ménagement que l’on appelle la comédie forte. Il passe de mode, et c’est tant mieux pour lui. Le monde dont il a été le charmant interprète s’en va. C’était une réunion d’honnêtes gens ou l’on glissait quelquefois sur des pentes bien douces et bien dangereuses, — et qui est homme et peut se flatter de ne pas glisser ? — mais où l’on ne connaissait point les chutes profondes dans la boue. La discrétion, la finesse, le bon goût, le don si français de courir sur tout et de tout effleurer sans enfoncer nulle part, le rendaient aussi aimable qu’il était honnête. Le désir de plaire, les agréments frivoles, un peu d’intrigue qui savait se faire pardonner, la juste pointe « d’herbe tendre » en relevaient le charme et ajoutaient à ces grâces décentes un piquant qui les préservait de la fadeur. Certes la méchanceté n’en était point bannie ; car c’eût été alors le paradis terrestre, un paradis civilisé, presque supérieur à l’autre, avec le serpent de moins et les ridicules de plus pour diversifier la monotonie de l’innocence. Mais elle n’y paraissait qu’à condition de ne s’y point étaler ; il fallait qu’elle se mit à la nuance générale ; il y avait une manière d’esprit public qui la surveillait, l’enveloppait, la contenait, la forçait, quoi qu’elle en eût, à ne point excéder les bornes. Si le spectacle des passions y amusait sans choquer, c’est précisément qu’elles s’arrêtaient bien en deçà des limites où la passion devient vice et la faute dépravation. On pouvait leur reprocher d’amollir par trop de douceur, mais non point de corrompre. Ce n’était point de ces ouragans qui soulèvent une mer furieuse. C’étaient plutôt de ces orages d’automne, tels que vous avez pu les ressentir vingt fois, quand vous descendiez en bateau une rivière aux plis sinueux, et que la campagne, devant vous, demi-claire, demi-brumeuse, était parsemée de teintes d’un bleu sombre, coupées vers l’horizon par des lignes rougeâtres. Les herbes frémissaient sur les bords ; un vent frais vous passait dans les cheveux ; une petite pluie fine vous pénétrait et vous faisait frissonner, et vous entendiez le tonnerre gronder sourdement derrière la colline prochaine. Comme tout cela, d’ailleurs, était plein de sens ! Comme les gens y étaient bien pris à leur taille, ni anges, ni bêtes ! Quelle bonne fortune, quand nous étions ivres de politique, d’avoir là, sous la main, pour nous rafraîchir quelques heures, la Camaraderie, le Verre d’eau, l’Art de conspirer, et, sans voir nos rêves de régénération universelle brutalement atteints, sans rien sacrifier de nos belles ambitions, de nous souvenir à temps que, derrière ces nobles idées pour lesquelles nos esprits s’enflammaient, derrière ces mécaniques à fracas, il restait toujours des hommes avec leur égoïsme et leur facile déloyauté, des dupes vaniteuses, de froids calculateurs, des chefs de claque, des Bertrand, des Raton, des colonels Koller, des Bernardet, des lady Marlborough, des Bolingbroke ! Avec quelle sollicitude on prenait soin de ne point froisser nos chimères en les dissipant ! Je vous vois encore d’ici, travaillant votre moquette, ami Joblot, qui saviez-vous plaire à madame Sand et vous en guérir, et vous contenter bonnement de Babiole, après avoir rêvé des duchesses ! Mais surtout je vous vois, intérieurs à jamais regrettables de la Demoiselle à marier, de l’Héritière, de la Chanoinesse, de Michel et Christine, de Valérie, du Lorgnon, du Mari qui trompe sa femme, si remplis de soleil, de riante amitié, d’amour, de concorde, de fine coquetterie, d’émotions tendres, de malice sans fiel, ornés au besoin, mais non point possédés par le luxe, où les défauts étaient sans aspérité, où les travers même plaisaient, tant ils s’avouaient de bonne grâce ! tant ils se présentaient avec cet air de franchise qui d’abord vous gagne le cœur ! Et ce n’était point là seulement un monde fictif ! Il a existé ailleurs qu’au théâtre. Il a été, pendant une période trop courte, une portion considérable de la société française. Tout vestige n’en est point effacé ; en se donnant la peine de chercher, on trouverait encore dans quelque province éloignée de ces bons petits coins à la Scribe. Mais ils se font rares. Figurez-vous une bourgeoisie parvenue aux élégances mondaines sans avoir perdu l’antique cordialité, la boutique unie à l’atelier, le comptoir qui n’était pas encore assez riche ou assez sot pour oublier qu’il avait été boutique, la vie laborieuse ayant gardé des loisirs et de l’enjouement, quelques salons d’élite où régnait une humeur libérale, vous aurez les mœurs à la fois très simples et très raffinées qu’a peintes M. Scribe. Le moyen monde, auquel il a fourni durant trente années ses types principaux, avait ses traits à part bien reconnaissables dans l’ensemble de la société. C’était moins toutefois une classe qu’un mélange heureux de conditions diverses, apportant chacune au fonds commun les qualités qui lui étaient propres ; il n’y manquait que la naissance, à quoi l’on suppléait par la délicatesse des goûts. Celui-ci était parti de la ferme, celui-là du magasin. Tel arrivait de la mansarde, tel du premier étage. Même la caserne envoyait son contingent. Qui ne se souvient d’avoir connu quantité de sous-lieutenants d’après Georges Brown, dont toute la personne semblait fredonner

Et l’on ne dira pas que je fais des folies !…

On peut bien dire que jamais auteur ne s’est plus complètement assimilé ses contemporains que M. Scribe. N’importe. Au gré de M. Poitou, il n’est ou ne paraît dans l’histoire de notre théâtre qu’un accident ; on s’acquitte à son égard avec trois mots. Les drames seuls de M. D*** sont tout.

Comme la comédie et le drame, le vaudeville populaire a attiré l’attention de l’auteur. Ici, il ne pèche plus seulement par omission, il pèche par défaut de connaissances. Admettons le point de vue où il se place pour juger les Saltimbanques et le type de Robert Macaire. Au moins faut-il ajouter beaucoup à ce qu’il en dit, et le vaudeville a été autre chose qu’une école de dépravation par le grotesque. J’ai quelque peu passé ma première jeunesse dans les théâtres du boulevard. Je n’allais point aux stalles ; une fortune de collégien n’y eût point suffi. J’allais plus près du ciel, dans un endroit un peu haut, mais où l’on s’amuse de franc jeu, parce qu’on y apporte un ferme dessein de ne point faire le mélancolique, peu de convoitises d’argent, encore moins de soucis d’ambition. Pour les soucis de la pauvreté, on ne les reprend qu’en sortant. Là ou nulle part, vers 1846, se rencontraient les futurs acteurs de cette révolution de Février dont M. Poitou n’a pas un instant détourné les yeux en écrivant son livre. Je mentirais de dire que les pièces où l’on rossait le guet y fussent mal accueillies. Mais j’ai souvent admiré depuis quelles rapsodies pitoyables excitaient l’enthousiasme de mes voisins d’alors, pourvu qu’on y prêchât morale, caisse d’épargne, respect du patron, périls du cabaret. Qu’on se souvienne du succès populaire de la Tirelire et des Enfants du Délire ! Qu’on se souvienne des pièces d’Achard et de Bouffé, courues, chaque soir, pendant dix ans, par toutes les classes de la population parisienne ! Que s’y trouvait-il de si dangereux ? Il y a derrière le Château-d’Eau, étranglé dans un pâté de hautes maisons et comme perdu à côté de ses puissants rivaux, l’Ambigu et le Cirque, un humble théâtre, les Folies, dont le directeur, qui fut, de son vivant, un assez plaisant original, est mort, ce dernier trimestre, millionnaire7. C’est avec la morale, mise à la portée des petites bourses, qu’il a gagné son million. Sous le roi Louis-Philippe, il payait, bon an mal an, douze mille francs aux frères Coignard, pour lui arranger en vaudevilles des préceptes d’hygiène et des maximes de bonne conduite. Et qui peut dire ce que ces pièces, fort justement dédaignées du critique et du littérateur pur, mais auxquelles l’historien moraliste devait un mot de souvenir, ont amassé d’avance, dans la tête du peuple, de modération et de bon sens pour les jours de crise ! On a vu en 48, le soir du 16 avril, trois à quatre mille gardes nationaux en guenilles, de la 12e légion, défiler le long de la rue Saint-Jacques, aux cris unanimes de Vive la propriété ! Beaucoup n’avaient pas de chemise et bien peu auraient eu de quoi payer leur terme. Ce peuple était-il si rongé d’envie ? La littérature qui l’avait formé était-elle un poison si dissolvant ?

Il y a eu, il est vrai, durant les vingt années qui ont suivi 1830, une explosion d’œuvres violentes et troublées. Le feuilleton, plus que le théâtre, leur a donné asile. Là s’étalaient des scènes d’horreur ; là venaient exhiber leurs vices une succession de personnages hideux ; là c’était une lutte où chacun renchérissait d’inventions monstrueuses. Mais ces œuvres, à leur origine, n’attestent point tant la perversion des idées morales que la dépravation du goût. Quelque appui que leur aient prêté, dans la suite, les mauvaises passions, elles ont eu d’abord leur source dans les mauvaises théories littéraires. Les fantaisies des romantiques ont donné le branle, et il a fallu suivre. Victor Hugo, dans ses drames et dans ses romans, s’était fatigué la cervelle à enfanter des géants et des ogres, uniquement pour contrarier Boileau ; une secte bruyante s’agitait autour de lui ; tout, dès lors, fut ogre et géant, les personnages de l’histoire comme ceux de la mythologie Scandinave, nos passions de tous les jours comme ces crimes d’exception par lesquels les Borgia ont étonné le monde. M. Poitou a très bien vu cette explication et il la donne. Il ne s’y arrête pas, toutefois, autant qu’elle le mérite. C’est la faute du thème favori, qui ne l’empêche pas de rencontrer les idées justes, mais qui lui commande de les amoindrir aussitôt après qu’il les a trouvées. Du moment qu’il s’était formé une école à qui le simple, le naturel, l’exact, le proportionné paraissaient faux et haïssables, on devait s’attendre à ce qu’elle fût conduite, par le besoin d’inventer quand même, à des conceptions chaque jour plus outrées. Eût-on voulu se retenir une fois sur cette pente, on n’en était plus libre. Nombre d’écrivains, qui n’avaient pourtant ni l’humeur ni le style romantiques, y ont été précipités par contrecoup. Les lecteurs, blasés sur l’horrible, leur demandaient plus d’horrible encore ; de sorte qu’après avoir corrompu le goût du public, les auteurs étaient à leur tour corrompus par lui. Dans ces productions malsaines, en effet, une part de responsabilité, et non peut-être la plus faible, revient à cette portion de la société oisive qui s’y complaisait. En veut-on une preuve entre mille ? Qu’on lise le préambule des Mémoires du Diable. Même cette littérature est-elle uniquement et toujours pernicieuse ? Il y aurait quelque rigueur à le prétendre. Combien, parmi ceux des romans de Frédéric Soulié, qui en ont été l’expression complète, ne trouve-t-on pas d’épisodes dignes d’intéresser les honnêtes gens et d’éveiller en eux des réflexions sérieuses ? Contre cette littérature cependant, sortie d’une surexcitation fébrile des esprits et d’une sorte de frénésie qui a été chez quelques-uns sincère et chez beaucoup d’autres factice, on eût compris que M. Poitou n’eût point gardé de ménagements, mais à condition de circonscrire ses attaques. Comment peut-on être fondé, pour ne citer qu’un exemple, à mettre sur le même pied madame Sand, qui a élevé à des hauteurs idéales des passions coupables, et Balzac, dont la noire imagination a calomnié jusqu’à nos vices ? Comment leur attribuer à tous deux le même genre d’influence funeste sur les mœurs, lorsqu’ils diffèrent si profondément l’un de l’autre par la nature de leur génie, par leurs tendances, leurs opinions et leurs préjugés ? Le grand tort de madame Sand est de se figurer la nature humaine meilleure qu’elle n’est et qu’elle ne saurait être, réduite à ses propres forces. Elle attend trop des hommes, elle se fie trop en leur bonté. C’est elle qui a écrit cette fière maxime : « Agis comme si tu comptais toujours sur la justice de l’opinion ; c’est la seule prudence que je te conseillerai. » Se confier lui paraît si beau et si nécessaire à une âme noble, c’est pour elle une condition si essentielle de toute vertu, qu’elle n’a eu besoin que d’être pénétrée de tels préceptes pour concevoir le délicieux récit du Secrétaire intime. Saint-Julien, puni pour avoir douté, le soupçon même le plus léger et en apparence le plus légitime, flétri comme une faiblesse avilissante, ce n’est certainement pas le chef-d’œuvre de madame Sand, mais c’est une des idées qui caractérisent le mieux et son génie et le caractère général de ses ouvrages. Toute la sagesse de Balzac, toute son expérience si vantée du monde se résument en ces deux mots : « Apprendre à se défier ». Il fait de la société une caverne. L’impression de sécheresse triste que nous laisse sa lecture ne vient pas d’une autre cause, sinon qu’après l’avoir lu, il nous faudrait soupçonner, dans la plupart des gens qui nous entourent, des ennemis d’une scélératesse achevée, et dans les plus ordinaires démarches qui se font autour de nous, une suite d’embûches combinées avec un art de dissimulation inouï. Madame Sand, obéissant aux instincts de son temps et à la mode, s’est maintes fois détournée parmi les courtisanes, et elle n’a pu se retenir de traverser le monde des bandits sublimes. Qui oserait dire que ce ne soit pas en y portant une magnanimité impétueuse, que je n’absous point, mais qui la jette tout de suite aux antipodes de Balzac ? Balzac, d’ailleurs, et ici nous retombons d’accord avec M. Poitou, Balzac ne s’est pas borné à de simples excursions dans le monde des forçats et des filles de joie. Il s’y complaît uniquement, il s’y enfonce, il n’en veut plus sortir. C’est proprement avec les vices qui mènent au bagne que s’offrent à nous la plupart de ses personnages. Il y en a d’acquittés, voilà tout. Quoi de plus hideux que la foule, telle que nous la représente Balzac ; fond de toile flottant comme une mer trouble, d’où se détache, en masses sombres, parmi les cris d’innocentes victimes, immolées sans qu’elles sachent pourquoi, le cauchemar des vies rongées par les sept péchés capitaux ! Quoi de plus sympathique que le peuple tel que madame Sand le personnifie en quelques-uns de ses héros ! Je n’examine pas qui a raison, dans ses peintures, de madame Sand ou de Balzac. Mais je demande encore une fois s’il est permis d’attribuer la même influence sur les fluctuations morales et politiques de la société française au romancier qui a fini par les Paysans, et à celui qui n’a vu dans les classes déshéritées qu’abnégation et simplicité, qui les montre affamées de dévouement jusque dans leurs longues amertumes, qui les a incarnées dans ces types tour à tour pleins de grâce et de force qu’on n’oublie plus : Lélia, Geneviève, la Fadette, Jean le Charpentier, Marcasse le preneur de taupes, et le plus aimé de tous, le chef de chœur, le Bonhomme Patience. Il n’y a pas jusqu’aux manies des deux auteurs, à peine distingués par M. Poitou, qui ne jurent entre elles comme le feu et l’eau. Balzac était l’homme de l’ancien régime, du moins il affectait de l’être ; il ne pouvait pas plus se passer de duchesses que de forçats. Je ne sais pas combien il a badigeonné d’élégies en l’honneur des lettres de cachet et de la Bastille. Il a eu toute sa vie la prétention d’être une colonne de l’Église ébranlée. Madame Sand, presque à chaque volume, invente une religion nouvelle ou une nouvelle forme de république.

Il faudrait, après ces confusions d’ensemble, relever, dans le livre de M. Poitou, nombre d’erreurs de détail, de fantaisies excessives. On est étonné de voir M. Poitou, arrivé à la fin de sa course, essayer de réduire la littérature honnête de notre temps à deux ou trois romanciers, très recommandables sans doute, mais non des plus illustres ! Quand il parle des Mémoires de deux jeunes mariées, il prend prétexte de quelques fragments de lettres pour accuser Balzac d’avoir écrit un livre de révolte contre le mariage. C’est, au contraire, une leçon de haute résignation que Balzac a prétendu donner ; j’en appelle à tous ceux qui ont lu ce petit roman, que M. Poitou qualifie de « gros » ; ils savent — ce qu’on n’est pas obligé de savoir à l’Académie des sciences morales et politiques, — que Renée de l’Estorade, pour avoir cherché dans le mariage de grands devoirs à remplir, en arrive en fin de compte au repos, au bonheur et à la dignité, tandis que Louise de Chaulieu, pour n’y avoir cherché que l’assouvissement de la passion, bouleverse à plaisir son existence. Voici comment M. Poitou apprécie Stendhal. Je me borne à citer les premiers mots ; ils suffisent : « Le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme sont de prétendues peintures de la société… » Appeler, sans plus de façons, prétendu peintre le dernier représentant qu’ait eu la psychologie délicate et passionnée de Racine ! Accuser presque de n’avoir « ni esprit ni grâce » celui qui, en créant cette adorable figure de la comtesse Mosca, semble avoir dérobé au chantre de Phèdre un reflet de son art divin ! Si c’était un petit-fils de Renard-Subtil qui nous arrivât de l’Oregonj avec ses idées de forêt vierge, et qui rendît cette sentence sur Stendhal, on pourrait lui répondre : « Mon ami, vous êtes Iroquois. Je comprends votre opinion. Elle est parfaite. Vous avez exactement le degré d’ethos et de pathos convenable à un homme comme vous, muni d’un aussi bon tomahawk. L’admirable instrument ! Et comme il doit assommer les gens d’un seul coup ! » Ce serait une ressource, cela. Mais que voulez-vous qu’on dise quand c’est un Français qui parle de la sorte et que l’Institut le couronne ? Rien.

M. Poitou sait être, à l’occasion, écrivain très délicat. Il l’a prouvé, dès son début, en consacrant à Saint-Simon une trentaine de pages aimables, faciles, élégantes, d’un sentiment élevé, où l’on reconnaît l’homme de bien et l’homme de goût et qui sont des meilleures qu’on ait écrites sur ce sujet. Pourquoi M. Poitou, si mesuré dans une matière qui prêtait naturellement aux éclats de voix, a-t-il voulu ici, à toute force, fendre et pourfendre ? C’est ce qui l’a perdu. Il s’est par là donné tort, même en des endroits où il aurait eu raison avec moins de raideur. Je sais bien qu’en relevant ses omissions, en faisant voir qu’il a laissé de parti pris dans l’ombre une portion considérable de notre littérature, je ne l’ai point attaqué dans sa citadelle. Ses textes subsistent, par lesquels il s’efforce de nous montrer le roman et le théâtre contemporains conjurés contre la famille et la propriété, sapant le mariage, glorifiant les brebis égarées sans afficher un grand souci de les ramener au bercail, armant le pauvre contre le riche, se complaisant à répandre le dégoût de la vie et la haine de la société. Parmi ces textes, il y a des théories morales et économiques d’autant plus inexcusables qu’elles révèlent chez ceux qui les ont émises un grand fonds de frivolité en des matières où tout est grave. Je les abandonne à ses rigueurs. Mais il s’y rencontre aussi des pages, signalées par lui avec véhémence à l’indignation publique, pour lesquelles il faudrait plutôt plaider les circonstances atténuantes, surtout si on les rétablissait dans le milieu d’où elles sont extraites. Et il en est d’autres qui, dans leur violence même, ne sont que la juste réclamation de sentiments légitimes, trop souvent foulés aux pieds. Le mariage dans le monde n’est-il jamais un trafic ? La richesse est-elle toujours compagne de la bonté et de la justice ? Ne voit-on nulle part de filles lâchement séduites et plus lâchement abandonnées ? N’y a-t-il plus dans les grandes villes pour les femmes qui vivent du travail de leurs mains des tentations sans nombre à côté de salaires insuffisants ? La misère n’a-t-elle point ses tristesses profondes et le luxe ses insolences ? Les puissants mettent-ils toujours une sollicitude si attentive à ménager la fierté délicate des petits ? Est-il si rare que les âmes droites soient méconnues et les bons cœurs atteints sans remède par ceux-là même de qui ils devaient attendre toutes leurs consolations ? Que de problèmes douloureux ! M. Poitou semble les ignorer ; ou, si parfois il y touche, c’est avec une rudesse bien peu digne du moraliste. Il porte le fer et le feu sur nos blessures qui appellent le baume ; il brûle, il taille, il tranche, il comprime. Se doute-t-il seulement de nos souffrances ? Hélas ! non ; car il ne croit même pas que nous ayons besoin de résignation, et il oublie, parmi tant d’invectives, de colères, de paroles de dégoût, de dire la seule chose qui se pût dire avec quelque apparence de raison, qu’il ne sert de rien de crier dans les angoisses et de se révolter contre l’inévitable, et que la première sagesse en ce monde est de savoir souffrir. Je ne saurais, on le pense bien, sans franchir les limites imposées à la critique, aller chercher M. Poitou sur le terrain qu’il s’est un peu trop commodément choisi. Mais je n’ai point voulu laisser ignorer à nos lecteurs que là encore, en sondant le fond des questions dont il n’envisage que la surface, il serait plus aisé qu’il ne croit de le poursuivre et de le combattre.

V. De l’époque actuelle.
La littérature brutale8

L’année 1857 a vu s’accuser nettement chez nous une évolution littéraire et morale dont les origines ne remontent guère au-delà de l’année 1852. Une comédie, un roman, un recueil de vers, deux succès et un scandale, tels sont les trois événements qui ont le plus marqué dans cette année. Il y en a eu    d’autres, et d’un caractère bien opposé ; mais ceux-là ont laissé trace profonde. Ils ont éclaté tout à coup, sans concert et comme à l’aventure, et cependant ils sont venus en leur temps. Les Faux Bonshommes, Madame Bovary, les Fleurs du Mal, quelque différents que soient l’opinion qui les a inspirés et le talent qui s’y montre, frappent d’abord par un caractère commun d’audace brutale et de sang-froid dans l’expression du vice. On dit que MM. Barrière et Capendu, M. Flaubert et même M. Baudelaire n’annoncent en littérature rien de nouveau, ni dont il faille prendre l’alarme comme d’une chose inouïe ; que Balzac a peint comme eux et plus qu’eux la nature humaine sous des traits qui en dégoûtent ; qu’ils procèdent tous trois de lui ; qu’ils le continuent chacun à sa manière. Mais dans Balzac il y avait une imagination qui saignait, je ne sais quoi de passionné et de triste, des vicissitudes d’accablement et d’exaltation, un cerveau sinistre dont il semblait incapable de secouer le tourment. Sa misanthropie était une fièvre et une hallucination. Elle est en ceux-ci la santé. Je ne vois en eux que tranquillité suprême, je n’ose ajouter contentement, Ce trait général de ressemblance entre des écrivains qui n’ont pu s’entendre et qui ont apporté dans l’art des aptitudes primitives contraires, est déjà par lui-même une coïncidence grave. Le succès qu’ils ont obtenu ou le bruit qui s’est fait autour d’eux, ajoute encore à cette gravité. Tous nos lecteurs le savent, même sans avoir ouvert le livre de M. Flaubert ; c’est pour lui qu’a été la meilleure part de ces triomphes. Jamais auteur n’est passé plus soudainement de l’obscurité dans la pleine gloire. Signé d’un nom inconnu, Madame Bovary a été réimprimé quatre fois en un an. Rien ne lui a manqué, pas même d’illustres patronages, pas même un peu d’esclandre, et la magistrature scrupuleuse ne l’a mis en cause que pour le munir d’un brevet officiel d’innocence. M. Flaubert n’a eu besoin d’ailleurs de recourir à aucune de ces petites adresses en usage dans la république des lettres pour lancer un chef-d’œuvre trop paresseux à quitter la boutique de l’éditeur. Le livre a fait son trou comme un boulet ; la première trouée a été à travers les colonnes du Moniteur. Si madame Bovary a eu de son vivant sa somme raisonnable de déceptions, si elle a vu la plupart de ses rêves « tomber dans la boue comme des hirondelles blessées », en voici un du moins qui s’est accompli. « Elle aurait voulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu par toute la France. » Elle a de quoi maintenant être contente, il n’est point d’étalage où ce nom ne flamboie. Si même il faut en croire le demi-aveu d’un critique éminent, bien placé pour connaître la société parisienne et non la plus mauvaise, Madame Bovary a trouvé asile dans les boudoirs les plus délicats. Il est donc naturel qu’elle soit le principal objet de cette étude, et c’est à cause d’elle surtout que nous nous sommes déterminé à l’entreprendre. Les Faux Bonshommes et les Fleurs du Mal y prendront place à titre d’explication indispensable ou de simple complément. L’œuvre de M. Flaubert sera plus dans sa situation et dans sa lumière, les tendances qu’elle trahit nous seront plus intelligibles si les Faux Bonshommes nous servent d’introducteurs auprès de madame Bovary ; et il ne nous a point déplu de marquer, ne fût-ce qu’en passant, dans les Fleurs du Mal, le point extrême de ces tendances. Nous ne pouvons-nous dissimuler que ces trois auteurs trouveront, au premier abord, bizarre le rapprochement que nous prétendons établir entre eux. Ils s’étonneront d’être issus sans le savoir du même lieu et d’aboutir à la même fin ; MM. Barrière et Capendu se demanderont par quel miracle, ayant écrit contre l’argent et les passions hideuses qu’il suscite une satire implacable, ils peuvent être traités de pair à compagnon par M. Flaubert, qui a peint la luxure avec des couleurs si provocatrices ; M. Flaubert réclamera contre ce voisinage qu’on prétend lui infliger des Fleurs du Mal ; tous protesteront qu’ils doivent savoir mieux que personne ce qu’ils ont voulu dire et ce qu’ils ont dit. Tous en ce point auront tort. Ce n’est pas seulement de leur mérite que les auteurs sont mauvais juges ; ils le sont encore de la portée morale et du sens véritable de leurs œuvres. Ils suivent en écrivant des instincts sourds, qu’ils exprimeraient peut-être plus mal s’ils se rendaient plus capables de les analyser. La critique se propose pour œuvre principale de démêler ces instincts, de les comparer entre eux, d’apprécier jusqu’à quel point ils sont légitimes, d’en juger la moralité, et c’est pourquoi, en exigeant d’autres qualités que l’art, elle n’est pas, quoi qu’on dise, moins difficile. Goethe eût-il pu, aussi bien qu’un Rosenkranzk et un Düntzerl, porter la lumière dans la complication infinie de ses œuvres, et lorsqu’il posait des énigmes dont il croyait savoir le mot, ne sont-ce point d’autres que lui qui l’ont découvert ? La critique vaut l’histoire ; en jugeant les écrits, elle raconte, explique, devine et développe les ambitions déçues et les besoins rassasiés d’un siècle.

Il y aurait quelque naïveté à signaler ici, après mille autres, ce développement excessif des intérêts matériels qui tend à devenir la loi de la société, et ce serait un vain jeu d’esprit de déclamer contre lui, puisque toutes les déclamations du monde n’y changeraient rien. La part de fatalité qu’il faut que les sociétés humaines subissent, même en restant libres d’ailleurs de leur conduite, vient pour le moment de ce côté ; c’est l’héritage des temps, et puisqu’il ne nous est point loisible de rejeter la succession, nous aurions tort d’en déplorer trop longuement les charges. Mais ce phénomène en entraîne d’autres dont nous sommes plus particulièrement responsables, et contre lesquels il est possible de réagir ; tous ensemble se résument dans une lente et singulière corruption des mœurs publiques, dont la bourgeoisie opulente et les classes aisées ne paraissent point assez craindre de se rendre responsables. J’entends parce mot de mœurs publiques non pas seulement des actes, mais un ensemble de notions sur les choses de l’âme et du goût, qui sont comme l’air que respire une société. Tout ce qui est idéal est aujourd’hui méprisé. Il n’y avait rien naguère de plus subtil que nous, de plus éthéré, de plus enclin aux sublimités ; pour nous, comme pour le docteur Faust, les plus hautes étoiles du ciel n’étaient pas encore assez haut ; nous n’avions ni une soif ni une faim terrestres ; c’était presque nous avilir que de boire et de manger.

Nicht irdisch ist des Thoren Trank noch Speise.

Il n’y a rien aujourd’hui de plus réel et de plus positif.

Une philosophie est née qui, en prenant pour méthode ou en se proposant pour fin l’indifférence systématique, légitime ces instincts terre à terre ; et si la littérature qui les exprime a besoin d’une poétique qui la consacre, cette philosophie la lui donne. Nos lecteurs connaissent M. Taine et M. Renan ; nous retrouverons, soit leur esprit, soit l’application de leurs maximes, dans les écrits qui viennent d’exciter si vivement l’attention publique. En vain semblent-ils vivre tous deux dans un isolement parfait, voués au culte de l’idée pure ; leurs doctrines les rattachent au mouvement qui emporte le monde ; elles ne sauraient avoir, en se propageant, d’autre conséquence que d’étendre le culte des intérêts positifs dont ils restent eux-mêmes dégagés. Retranché sur les sommets de la haute critique, d’où il contemple à ses pieds les idées qui s’entrechoquent, M. Renan se pique de jouir également de toutes les religions ; c’est, en effet, les mépriser également toutes, sans même juger qu’aucune vaille la peine d’être niée, sans estimer assez aucune philosophie ni aucune incrédulité pour la mettre à leur place. Quand M. Renan juge les idées, on dirait qu’il raconte l’âge des chimères après qu’il est fini. Il a beau regretter ensuite que cet heureux temps ne soit plus et se lamenter sur la chute de l’idéal, il a donné un des coups de trompette sous lesquels Jéricho est tombé. Une foi religieuse, honnête et éclairée, sûre d’elle-même, est un premier principe d’idéal qu’il ne contribue pas à raffermir en ceux qui s’inspirent de lui. L’ardeur passionnée de M. Taine fait contraste avec l’élégance correcte et le dilettantisme tour à tour timide et audacieux de M. Renan. Ce qu’il est, il veut l’être hautement. À l’amour du vrai, il a tout sacrifié : carrière, plaisirs du monde, relations et santé. On sent, à sa tendresse compatissante pour les êtres créés, qu’il souffre bien souvent sans le dire, là où M. Renan, parlant de ses souffrances, comme pour se savourer lui-même, ne néglige point, parmi les plus sincères tristesses, de poursuivre et d’atteindre des effets d’art. M. Renan et M. Taine, cependant, malgré ce qui les distingue, ont ce trait de semblable, que ni l’un ni l’autre ne reconnaissent l’intervention d’une volonté libre dans le jeu de nos facultés. Ils se rencontrent dans le fatalisme et dans le système de la spéculation impassible, que M. Taine proclame comme M. Renan, quoiqu’il ait peine à s’y tenir toujours avec la même sérénité. Mais si tous deux sont également les maîtres d’une jeune école philosophique à laquelle correspond une jeune école littéraire, celle-ci, sans qu’on puisse se dissimuler combien elle a avec M. Renan de points de contact, doit saluer son chef naturel dans M. Taine. Le style qui y prévaut, en effet, n’a rien de commun avec celui de M. Renan, rempli de nuances douces, défectueux si on le considère comme langue philosophique, puisque en tout point capital il manque à dessein de précision et de corps, mais qui, considéré en lui-même, uniquement comme style, hors de tout rapport avec la matière traitée, se présente avec un charme particulier de discrétion, de finesse, de mesure, de fraîcheur, de sentiment artistique des proportions, de poésie délicate. M. Taine, au contraire, même par son style, est de l’école dont nous voulons aujourd’hui déterminer les qualités ; il prodigue volontiers les épithètes ; les tons crus lui plaisent ; son audace s’accommode de la brutalité du trait ; elle fait effort pour y atteindre. On rencontre, semés dans ses livres, au milieu de sèches discussions, des portraits vivants et des paysages d’une netteté frappante, qui pourraient être transportés tels quels dans l’œuvre de M. Flaubert, sans que l’œil le plus exercé distinguât l’interpolation. Mais il est surtout de l’école nouvelle par ses théories littéraires. Il en a exposé magistralement et coordonné les principes ; il lui a composé son esthétique, enchaînement de préceptes rigoureux dont la doctrine de « l’automate spirituel » forme le premier anneau. C’est une esthétique assurément vicieuse, mais construite avec force, appuyée sur de larges bases, constante à elle-même, à chaque instant confirmée par une érudition merveilleuse, bien supérieure enfin à ces théories informes, désignées du nom de « réalisme », qu’elle domine pour leur donner droit d’existence, et qu’on a eu raison pourtant de rappeler aussi à propos de M. Flaubert. Je ne veux point dire qu’aucun des écrivains inscrits en tête de cette étude soit sorti armé du cerveau de M. Taine, ni même qu’il ait songé le moins du monde à eux en rédigeant sa poétique ; il n’a songé qu’à La Fontaine, Tite-Live, Shakespeare et Saint-Simon. Je veux dire qu’agissant de son côté comme ces écrivains du leur, il a réduit en méthode générale les instincts plus ou moins nets auxquels chacun d’eux obéissait en son particulier. Certes, M. Baudelaire n’a pas attendu, pour se révéler au public, M. Taine et ses doctrines littéraires. Mais ce n’est pas, nous le verrons, une médiocre consolation pour lui que ces doctrines existent. M. Taine estime, avant tout, les termes énergiques qui répondent avec exactitude à l’intensité des impressions de l’âme ; il définirait volontiers le style la notation littéraire des sensations. Or, cette vigoureuse notation est à peu près la seule qualité du style des Faux Bonshommes. Quant à Madame Bovary, ce développement d’une vie qui croît comme une plante, M. Flaubert semble ne l’avoir retracé que pour démontrer par un exemple la philosophie de M. Taine. Ainsi, ces auteurs n’ont pas seulement, dans la diversité de leur génie, des qualités semblables, ils ont un centre commun où M. Taine leur a planté son drapeau. Un mouvement littéraire nouveau se constate jusqu’à l’évidence par une poétique nouvelle. Avoir un critique, c’est proprement ce qui d’un groupe d’écrivains forme une école. L’école existe ; jugeons-la, sans négliger, le cas échéant, de rappeler les préceptes à côté de l’application, et les théories philosophiques à côté des créations de l’art.

I

Pour suivre la gradation qui mène à M. Baudelaire, il faut commencer par MM. Barrière et Capendu. Je ne conteste point les qualités singulières d’énergie comique par où leur œuvre a saisi le public. J’applaudis de tout cœur au sentiment profond d’honnêteté qui l’a inspirée. Ces personnages sans entrailles que pour l’argent sont vrais d’une vérité réelle autant que dramatique ; nous aurons plus d’une fois à les interroger dans le cours de cette étude, pour leur demander le secret de beaucoup de mauvaises passions que nous observerons ailleurs. Mais cette comédie, où se trouvent flétris avec tant de vigueur les instincts d’égoïsme trivial qui poussent le monde d’aujourd’hui à ne plus faire état que de la richesse, est-elle elle-même si innocente ? Le moraliste, à défaut du critique, n’aurait-il rien à y reprendre ? Pour répondre, il suffit de consulter l’impression générale qu’elle nous laisse ; cette impression est plutôt fâcheuse que salutaire.

D’abord, qu’est-ce qu’un homme pour M. Barrière9 ? Une manivelle dont l’habitude meut le ressort, rien de plus. Je ne dis point que M. Barrière se soit soucié d’écrire un traité de métaphysique adapté au vaudeville ; mais le libre arbitre tient dans son petit monde aussi peu de place que possible ; ses personnages tournent naturellement au pantin, et les plus pantins sont le plus en relief. « Ah çà ! mais il est empaillé ! » s’écrie Edgar en voyant Vertillac pour la première fois. Ils le sont tous comme lui, et Edgar le premier. N’est-il point-là, sans cesse, monotone comme une aiguille qui montre l’heure, et immuable comme un planton qui a reçu une consigne, pour arracher tour à tour son masque à chacun des faux bonshommes avec le même sourire d’ironie sanglante et la même attitude d’indignation refoulée, soit qu’il cingle Péponet, soit qu’il s’émerveille sur les hautes vertus de ce cher Anatole ? Je ne parle point de Bassecourt ; celui-là n’est pas même une mécanique ; c’est un geste et une phrase ; il ne s’est guère vu au théâtre de personnage moins compliqué. Le petit Raoul — (je l’appelle petit, parce que, tout avancé qu’il est, il n’a pu se débarrasser de ses manières d’enfant, et l’on croit, à chaque instant, qu’il va se mettre à jouer au cerceau) — le petit Raoul dort ou veut s’en aller ; il ne sort point de là ; il n’a pas été mis au monde pour autre chose. Joueur, il l’est ; libertin, il s’en fait gloire ; grand amateur d’orgies, cela pose dans le monde ; prodigue, avare, vaniteux, colère, féroce en ses moindres désirs, enfin tout ce qu’il vous plaira. Mais l’avarice, la colère, la luxure, vingt furies attachées à ses talons ne le tiendraient pas un quart d’heure éveillé quand son baromètre est à sommeil ; à plus forte raison, ne lui arracheraient-elles point un cri plus ardent que : « Je m’en vas ». Vous vous rappelez le précepte d’Horace :

                                   …… Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.

Nos classiques, au xviie  siècle, se faisaient une loi scrupuleuse de l’observer. Par goût réfléchi de la règle, ils s’imposaient cette discipline. Par un goût passionné pour la liberté, l’école de la Restauration la rejeta : quelques-uns même, alors, par une préférence hautement avouée pour le désordre, la violèrent sans autre dessein que de la violer. La voici maintenant qui ressuscite, mais absolue, mais inflexible, appliquée sans délibération, avec une rigueur géométrique et, si j’ose dire, avec un esprit de ligne droite, sans conscience d’elle-même, désormais force qu’on subit et non plus règle qu’on se donne. Servetur ad imum  ! Horace retirerait son précepte s’il connaissait Péponet. Encore une fois, je ne nie point tout ce que ce rôle, qui est le principal de la pièce, fournit à M. Barrière de traits d’excellent comique ; mais il y a des moments où l’on doute si Péponet vit. Il est si foncièrement automate, que M. Barrière, après l’avoir construit, ne peut s’empêcher de se rappeler à propos de lui, par une illumination subite, le canon du Palais-Royal que le soleil fait partir tous les jours à la même heure. Il produirait l’effet d’une pétrification pure et simple sans le ressort intérieur, je ne dis pas du vice qui se déchaîne avec le sentiment de sa force, mais de l’habitude vicieuse qui fonctionne d’elle-même à l’insu de l’homme et de l’âme humaine, ni plus ni moins que le sang, qui ne nous demande point la permission de circuler, et l’estomac, que nous n’avons pas besoin de surveiller pour qu’il digère. On pense bien qu’il ne peut s’agir avec Péponet de cette subordination savante, en partie volontaire et toujours réfléchie, de tous les penchants à un penchant dominateur, telle qu’on l’admire dans le caractère du Misanthrope, du Tartuffe, de l’Avare, voire même du Malade imaginaire ; encore moins de ces luttes soit entre des passions contraires, soit entre le devoir et la passion, telles que nos grands tragiques aiment à nous en donner le spectacle. Il va son chemin sans se résister ni se faire aller. On aurait tort de dire qu’il aime, il se laisse aimer l’argent. Quand, ruiné par un coup de Bourse, il s’écrie : « Ah ! ma pauvre enfant ! je t’ai dépouillée, tu vas me haïr », c’est la passion pure dans son horrible naïveté. La passion ne saurait comprendre qu’on puisse préférer quoi que ce soit à l’argent, même les affections les plus saintes. Mais ici, elle suppose encore une âme et une intelligence qui, en se soumettant à elle raisonnent du moins d’après elle. Qu’arrivera-t-il si elle se meut dans la matière brute, si elle se trouve associée à une espèce de machine qui ne lutte ni ne se soumet, qui est uniquement pour elle l’endroit où elle siège ? Elle suivra sa pente, agissant au besoin contre son intérêt, faute d’une pensée qui la serve. Demande-t-on à Harpagon sa fille sans dot ? L’âme avide et avare ne songe qu’à se faire confirmer ce bienheureux « sans dot ». Elle ne s’avise pas de rien objecter. Péponet, après sa ruine, reçoit-il d’Edgar la même proposition ? Il semble qu’il doive lui jeter aussitôt Eugénie à la tête, de peur que, l’instant d’après, celui-ci ne se dédise. Mais la bête avide et avare ne saurait faire cette réflexion bien simple que, pour un père de sa sorte, marier une fille sans dot est une bonne fortune inespérée. Elle se cabre seulement à cette idée générale, si inconcevable pour elle, épouser sans dot ! c’est un corps étranger qui s’introduit dans un de ses engrenages ; il la gêne, elle le broie. « Péponet. Une fille sans dot !… qu’est-ce que vous en feriez ? — Edgar. J’en ferais le bonheur de toute ma vie ! — Péponet. Le bonheur ! mais puisqu’elle n’a rien ! » Mécanique, invincible mécanique !

Aussi les personnages de M. Barrière ne sont-ils vraiment que des bonshommes. Leur bonhomie peut être fausse ; leur « bonhommerie » est hors de doute. On les a vus s’agiter sur la scène du Vaudeville à la façon des figures de bois peint qui tournent sur les orgues de Barbarie. N’est-ce là qu’un défaut littéraire, un procédé monotone, et, comme on dit en style du métier, l’abus trop prolongé de la même ficelle ? C’est une conception erronée de la nature humaine, qui n’atteste pas pour elle assez d’estime. Jusque dans les vicieux que la comédie marque au front, on la voudrait plus respectée. Y a-t-il, de la part de M. Barrière, parti pris de l’avilir ? Je l’ignore ; mais tous ces personnages, en dehors de leurs vices, sont d’une trivialité qui écœure. Si, du moins, ils ne la devaient qu’au vice même ! Gens de peu, quoique riches, et ayant, pour la plupart, traversé quelque métier vulgaire, il est évident que, dans la pensée de l’auteur, ils ont reçu de leurs occupations primitives une direction première irrésistible vers les sentiments bas. C’est leur état qui les a racornis ; ils en portent la fatalité. On dirait qu’ils subissent aussi celle des noms sordides dont ils sont affublés : Péponet, Bassecourt, Dufouré. Bref, de quelque côté qu’on les prenne, ce n’est que bassesse entée sur bassesse ; en eux on nous pousse à tout mépriser, y compris leur condition sociale, qui était d’abord petite, et qui les a tournés vers l’ignoble : de sorte que, dans une œuvre dirigée contre l’amour de l’argent, on respire je ne sais quel vague dégoût de la pauvreté. C’est là un trait de mœurs singulier que nous notons ici à la volée, mais sur lequel nous aurons à revenir plus amplement lorsque nous jugerons Madame Bovary. Il se dégage quelque chose de dégradant pour nous-mêmes, qui regardons agir les faux bonshommes, de la seule vue de leurs actions. Le spectateur se sent humilié en eux, comme si les traits qui frappent Péponet et Dufouré, lancés avec trop peu de ménagement, passaient à travers leur corps pour arriver jusqu’à lui et le transpercer lui-même. Observez la salle un jour de représentation : c’est chez beaucoup, — chez un trop petit nombre encore, — un malaise insurmontable. On a beau s’égayer des situations plaisantes, la gaieté est sans abandon parce qu’elle est sans sécurité. Vous voulez rire, et il vous tombe soudain un poids sur la poitrine. Il y a dans la pièce un personnage plus délicat que les autres, qui éprouve cette impression et qui en fait la remarque. Au moment où M. Dufouré se délecte, sans y prendre garde, à l’idée des plaisirs qui l’attendent après la mort de sa femme : « Il me semble, dit Emmeline, que je fais un mauvais rêve. » C’est le mot propre. La violence de ce comique oppresse comme un cauchemar ; elle rejaillit sur les sentiments les plus nécessaires pour les gêner, et les plus purs pour les souiller.

Aussi, à supposer qu’on voulût saisir corps à corps l’impression désagréable, mais à première vue un peu vague, qu’on emporte de la pièce, il serait facile de signaler plus d’un passage où la crudité de l’auteur nous choque pour le moins autant que la vilenie des personnages. Peut-on supporter au théâtre, pour quelque motif que ce soit, de comédie ou de morale, des mots tels que celui-ci d’un fils à sa mère ?« Madame Dufouré. Vous êtes bien le fils de votre père. — Raoul. Tiens ! parbleu ! » Plus bas, Raoul présent, on insulte madame Dufouré. Que fait Raoul ? il soupire : « Ah çà ! mais je ne m’amuse pas ici, moi. » C’est tout ce qu’il y voit ; et, pour conclusion, son éternel « Je m’en vas ! » Qu’on ne prétende point qu’il faut reproduire crûment le vice pour le flétrir ! Ce n’est pas seulement Raoul qui est livré au mépris du parterre ; ce n’est pas madame Dufouré qui est châtiée en son fils : ce sont tous les fils en qui la piété souffre et en qui le respect est diminué ! ce sont toutes les mères qui sont amoindries ! Tant pis pour qui ne sent point cela ! tant pis pour ceux qui voudront ici raisonner, qui s’indigneront contre les objets peints sans s’étonner de la peinture, qui s’évertueront à prouver par cet argument-ci, et puis par celui-là, et puis par cet autre, conséquence des deux premiers, que les intentions de l’auteur sont droites, qu’en représentant l’égoïsme de l’argent sous ces traits d’extrême laideur, il nous le fait plus sûrement haïr ; que l’art n’a point d’autre but que de bien observer et de bien rendre ; qu’il ne manque pas dans le monde de madames Dufouré ni de Raouls ; que la comédie de mœurs ne saurait être un cours de morale en action à l’usage des pensionnats de demoiselles, et dix autres théories, aussi incontestables sur les droits et les devoirs de l’écrivain. Ils parlent d’or ; mais ils ont perdu une première fleur de délicatesse, un charme qui ne se définit point, plus nécessaire cependant que toute la logique du monde à la solidité des affections domestiques et à la bonne tenue de l’âme.

Trop souvent d’ailleurs, le défaut de discrétion dans la forme fait ressortir et rend plus choquante la brutalité du fond. Le style est, en effet, la partie faible des Faux Bonshommes. La note comique, chez M. Barrière, est lancée ; elle part d’un jet et avec vigueur ; elle a tout ensemble beaucoup de naturel et d’imprévu, bien qu’à côté d’elle on puisse trop souvent remarquer un comique de construction voulu d’avance, dont l’arrangement pénible trahit l’équerre de l’architecte plutôt qu’il ne révèle la main déliée de l’artiste. Mais supprimez ces mouvements énergiques où la passion maîtresse s’échappe dans un cri ; ôtez ces vibrations involontaires, et toujours si habilement rendues, de l’égoïsme ; il ne reste rien à la phrase qu’une qualité de métier, l’allure scénique. Elle se borne d’ailleurs à reproduire le ton ordinaire de la conversation, plat comme lui et comme lui inégal. Voulez-vous des mots trop faciles, des mots trop tirés, des mots si lâches qu’ils ne signifient rien ou si condensés qu’il faut, pour les comprendre, rétablir un syllogisme absent ? Vous avez de tout cela dans une conversation ; vous trouvez tout cela dans le style des Faux Bonshommes. Joignez-y un marivaudage d’atelier qui était à sa place dans la Vie de bohème et qui avait là sa forte saveur, mais qui, dans le salon de Péponet, n’est plus qu’une chinoiserie. Il s’ajoute à des choses banales pour les rendre prétentieuses. Il gâte des choses agréables, qu’il exagère. On dirait que les deux auteurs possèdent un tiroir à mots. Jugent-ils qu’il en faut trois ou quatre pour assaisonner une scène ? leur anthologie est prête ; ils munissent bon gré mal gré leurs personnages. Que vous semble de celui-ci : « Tout mon espoir est en vous, et comme l’écrivait un jour un poète de beaucoup de talent et de beaucoup de misère : “L’espérance est le mont-de-piété du malheur”, “et je vous engage ici ma dernière loque”. » Cela n’a-t-il point l’air d’arriver de Pontoise ? Et ce poète, comme il est bien trouvé pour amener la sentence ! Remarquez toutefois la sentence elle-même. Elle caractérise à merveille le tour particulier d’imagination d’où procède le style des Faux Bonshommes. Est-il rien de plus riant que l’espérance ? Est-il dans toute la langue, à ne prendre que le signe sans l’idée, un mot plus naturellement poétique ? Le son même, plein et doux, en charme l’oreille. Est-il au contraire rien de plus attristant que la vue d’un de ces monuments où le vice aux abois hante pêle-mêle avec la misère à bout de ressources ? Eh bien ! espérance et mont-de-piété, les auteurs des Faux Bonshommes font marcher le tout de compagnie sans nul embarras. C’est leur sonnet à Philis, et Oronte n’est pas un bel esprit plus guindé. Seulement Oronte gardait l’air de l’hôtel de Rambouillet où il ne se parlait guère de loques. Même forcé, le style des Faux Bonshommes reste trivial ; il sent l’usé ; il a passé par quelque corridor d’Henry Monnier. On a prononcé, à propos des Faux Bonshommes, le nom de Molière. Soit. La comparaison est juste, s’il s’agit de la hardiesse vraiment magistrale de quelques, scènes et de la rectitude des caractères comiques. Elle est fausse en un point capital, pour ne point nous arrêter à d’autres. Le style de Molière réussit à exprimer la bassesse des passions sans être jamais bas lui-même. La verve y circule à pleins courants ; on pourrait définir la verve : la poésie dans le comique. On n’en trouve point trace dans les Faux Bonshommes.

II

Que M. Barrière fasse dominer dans ses personnages la nature végétative, beaucoup de lecteurs ne penseront point que ce soit là un signe des temps. Il est auteur comique, il prend son comique où il peut. Voyons donc sous quels traits se représente l’homme, un romancier, né poète.

L’heureux M. Flaubert, le héros du jour, réunit en lui bien des qualités précieuses, et il ne nous en coûte point de redire, après tant d’autres, que son début a été un coup de maître. Quelques-uns lui contestent, à lui aussi, le style. Il est vrai qu’il respecte médiocrement la syntaxe et qu’il ne sait point se borner. L’art d’écrire lui manque, non le style. Son malheur, qui lui est commun avec beaucoup de beaux et bons esprits de notre temps, est de n’avoir point fait une rhétorique suffisante : lacune toujours grave, quels que soient les dons naturels, et irréparable pour un auteur, dès que le succès lui est venu ; car il dédaigne alors les arides études qui seules pourraient la réparer. M. Flaubert, dans une dédicace à son avocat, où il ne s’oublie pas lui-même, croit devoir signaler « l’autorité imprévue » acquise à son livre « par la magnifique plaidoirie » de M. Sénart. Apparemment la même autorité imprévue aura été acquise à ses fautes de grammaire. Il a maintenu en effet, dans la troisième édition, les liaisons de mots incongrues qu’on lui avait signalées dès la première. Il ne les effacera point de la quatrième. De par M. Flaubert, il faudra continuer de dire : « Il y avait dans la côte un aveugle » ; — « Les pattes des homards dépassaient des plats » ; — « Il tourna sa tête… » et autres gentillesses concernant la syntaxe.

Malgré cet orgueil bizarre d’une orthographe suspecte, je n’hésite pas à le dire aux panégyristes quand même de Balzac : il y a dans ce jeune homme plus et mieux qu’un Balzac, si toutefois ce premier livre, très concentré dans sa substance malgré la prolixité des détails, n’a pas épuisé d’un coup tout ce que l’auteur avait amassé d’expérience et d’invention. La composition générale de l’ouvrage est, en son genre, achevée. Elle offre les traits d’une œuvre classique : unité rigoureuse d’action, un petit nombre d’acteurs poussant avec des mouvements divers au même dénouement, nulle péripétie à fracas, nul incident qui ne soit naturel et qui ne sorte uniquement du cours journalier de la vie ; l’intérêt renfermé dans l’analyse du caractère principal ; un large tableau de nos misères, traversé dans le fond par une ébauche touchante, celle de la jeunesse méconnue et qui pleure. Les personnages, quelque vulgaires qu’ils soient, sont posés avec une solennité épique. Ils ont de l’épopée les manières et le geste amples. Le pharmacien, le curé, l’aubergiste du Lion d’or n’ouvrent pas une fois la bouche sans que leurs discours soient détachés. Ces formules monotones, mais toujours saillantes : l’abbé Bournisien dit , L’aubergiste reprit , Homais continua , rappellent l’uniformité d’Homère dans la désignation de ses héros. Ou plutôt, par un contraste bien digne de réflexion, cette idylle trouble fait penser involontairement à une autre auberge du Lion d’or, illustrée, il y a une soixantaine d’années, par le poète allemand, toute remplie, celle-là, de grandeur, de bonhomie, d’innocence, de pureté idéale, de sentiments harmonieux, où chaque incident poétique était tiré, comme ici, de la stricte réalité, et où venaient aussi se placer, à côté des figures principales, un apothicaire et un juge de petite ville, avec leurs pacifiques disputes. Cette simplicité du plan et cette largeur du dessin sont déjà la marque d’une force d’esprit peu commune. M. Flaubert y joint d’autres qualités d’autant plus remarquables qu’on peut les regarder d’ordinaire comme incompatibles dans un même écrivain. Il possède à un haut degré le don de l’expression créée. « Son regard — dit-il en parlant d’un grand médecin — vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. » Il a de l’éloquence et, quand il le faut, un pathétique serré dans son désordre ; il connaît l’art difficile de produire des effets tragiques avec de petits moyens ; il sait mettre dans la bouche de ses personnages des mots très simples qui saisissent douloureusement. Sa verve satirique, l’attrait puissant qu’exerce son amertume, ont été hautement loués par ceux-là même qui eussent été le plus disposés à n’attribuer son succès qu’au scandale. Il observe avec précision, il rend avec imprévu, et néanmoins au juste moment, les nuances minutieuses. « Son dos même, son dos tranquille était irritant à voir… » remarque-t-il de Charles Bovary. Le lecteur va sourire. Mais n’est-il point vrai que d’une personne qui choque, que l’on voit dans son imagination rapetissée et rabougrie, inquiète et inquiétante, le dos est une des parties qui choquent le plus et qui, par quelque chose de sourd, sont la plus expressive du genre particulier d’impression produite par cette personne ? Et puis, quelle richesse de peinture ! Lisez le récit de la noce normande ; cela regorge, cela est juteux comme une belle poire du pays d’Auge. Mais surtout M. Flaubert est poète. Il entrera trop dans notre sujet de montrer tout à l’heure cette poésie native, corrompue chez lui par des maximes qui rabaissent, pour ne pas faire voir d’abord combien elle est instinctive, variée, jaillissante, prompte à s’épancher sur toute chose.

Joignez-la à l’observation exacte du détail, la nature agreste sera reproduite avec tant de fidélité que le livre disparaîtra ; vous croirez percevoir la sensation immédiate du paysage : « La pluie ne tombait plus ; le jour commençait à venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au vent froid du matin ». La bonne poésie du chez-soi, le tranquille pittoresque inhérent à des objets qui ne sont rien par eux-mêmes, mais qui prennent une physionomie en se groupant, M. Flaubert excelle à nous les faire sentir, quelquefois sans en avoir conscience, puisqu’il lui arrive de donner comme « ignobles » des coins de toile qui, à leur manière, plaisent. « La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon là-bas ! Quelle fraîcheur sous la hêtrée ! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui. » C’est une des particularités de son livre, qu’au milieu de tant de complaisance dans l’expression de la luxure, on y respire par intervalles de ces parfums rafraîchissants de vie domestique, comme d’un Töpfferm à la normande. N’entendez-vous pas, en lisant les lignes qui suivent, caqueter à vos oreilles la riante musique des souvenirs d’enfance ? « Charles regardait le berceau. Il croyait entendre l’haleine légère de son enfant. Elle allait grandir maintenant ; chaque saison, vite, amènerait un progrès. Il la voyait déjà revenant de l’école à la tombée du jour, toute rieuse, avec sa brassière tachée d’encre, et portant au bras son panier ; puis il faudrait la mettre en pension… Ah ! qu’elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand, ressemblant à sa mère, elle porterait, comme elle, dans l’été, de grands chapeaux de paille ! on les prendrait de loin pour les deux sœurs. Il se la figurait travaillant le soir auprès d’eux, sous la lumière de la lampe ; elle lui broderait des pantoufles ; elle s’occuperait du ménage ; elle emplirait la maison de sa gentillesse et de sa gaieté… »

Que s’il s’agit de souvenirs plus tendres et de passions plus vives, M. Flaubert rencontrera des pages tout imprégnées de douceur et d’intimité. « Elle ne pouvait détacher sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il s’était assis. Larivière coulait toujours et poussait lentement ses petits flots le long de la berge glissante. Ils s’y étaient promenés bien des fois, à ce même murmure des ondes, sur les cailloux couverts de mousses. Quels bons soleils ils avaient eus ! Quelles bonnes après-midi, seuls, à l’ombre, dans le fond du jardin ! Il lisait tout haut, tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs ; le vent frais de la prairie faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle… Ah ! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible d’une félicité !… » Ou bien encore : « Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée !… Ils déjeunaient, au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d’un rire sonore et libertin, quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts… » Oubliez, si vous pouvez, qu’il s’agit ici des amours d’une femme déjà perdue avec le plus trivial des clercs de notaire ; tout cela n’est-il point charmant ? Mais il nous faut faire ce que l’auteur n’a point fait : nous arrêter à temps. Il faut interrompre telle de ces citations au moment où le sentiment tendre va dégénérer en frénésie sensuelle, telle autre, quand la rêverie incline au pathos, et partout effacer un mot malencontreux, la vilaine note, le coup de griffe brutal. Ce mot pourtant est presque toujours le principal dans la pensée de l’auteur ; mais le reste jure avec lui. Amalgame jusqu’à ce jour inouï du poétique et du grossier, qui a ses causes bien tristes !

Ce satirique, ce peintre, cet observateur et ce poète paraît, à la première réflexion, un moraliste d’une sévérité rare. Jamais les suites funestes d’un mariage mal assorti n’ont été saisies plus au naturel ni de manière à donner moins envie d’oublier, dans le choix d’une femme, ce qu’on est soi-même. Jamais peinture de femme sans résignation, « avec sa maison trop étroite et ses rêves trop hauts », n’a été plus terrible. Les mauvaises lectures et les lectures imprudentes sont notées comme cause déterminante, d’abord dans ce qui gâte, puis dans ce qui perd madame Bovary. Grâce à elles, allant tout de suite plus loin dans ses actes que n’a osé aller dans ses jugements l’un des plus hardis censeurs des femmes, dès le premier amant, ce qu’elle aime, ce n’est point l’amant, c’est l’amour. L’art, qui prête quelquefois aux passions défendues de la noblesse, voire de la pureté, est ici taxé d’exagération, tranquillement, sans phrases, sans colère, d’un ton de juge ; et vous admirez avec quelle sécurité magistrale M. Flaubert soudant au récit des chutes de son héroïne, — il faudrait dire de son sujet, — nombre d’auteurs contemporains, parmi les violents et les troublés, développe le mot de Francesca de Rimini dans le Dante : « Le livre fut l’entremetteur. » On ne peut l’accuser, lui du moins, de représenter l’adultère en beau. Le désir coupable est à peine assouvi que le désenchantement arrive, instantané et avec des termes qui ne reculent devant l’expression d’aucun dégoût. Parmi les femmes qui ont lu le livre, il n’en est aucune qui n’ait fait cette réflexion, qu’Emma a été aimée de son mari seul, et qu’au moment de mourir elle a fini par n’aimer que lui. Quoi de plus moral qu’une conclusion semblable ? Madame Bovary trouve son châtiment dans l’indignité de ceux à qui elle se livre. Il y a toutefois à ses désordres et aux faiblesses de Charles un dénouement plus triste encore, plus triste que le suicide et la ruine dont il est la conséquence. Vous savez ce que c’est qu’un enfant et surtout une fille dans le pêle-mêle d’une manufacture ! Le cœur se serre lorsqu’on lit ces mots, jetés par l’auteur d’un air d’indifférence à l’avant-dernier paragraphe du livre : « Mademoiselle Bovary, après la mort de son père, fut envoyée à sa grand-mère. La bonne femme mourut dans l’année ; ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie pour gagner sa vie dans une filature de coton. » Dans le récit des derniers moments de madame Bovary, c’est un sentiment de la misère humaine et de l’argile terrestre, c’est une lassitude profonde du péché, c’est une rigueur, c’est une majesté de jugement contre la pécheresse qui s’élève jusqu’à une sorte de sombre sublimité religieuse. Il y a des traits d’une horreur chrétienne : « Et à ce nom, qui la reportait dans le souvenir de ses adultères, madame Bovary détourna la tête comme au dégoût d’un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche. » Quel tableau que celui de l’extrême-onction ! Quelle pénitence qui accable, tandis que la sensualité expire en un dernier frémissement où elle semble encore se conjouir !

Et pourtant, nul n’osera soutenir que ce livre édifie ou seulement corrige ! Quand on l’a ouvert, il faut le dévorer jusqu’au bout ; mais on est forcé de s’arrêter vingt fois sur la route pour prendre du repos. D’où vient cela ? quels sont ces charmes qui retiennent et qui rassasient ? quelle est cette morale qui ne convertit point, qui a besoin d’être prouvée pour qu’on la sente ; qui, même prouvée, nous éloigne parce qu’elle blesse nos instincts moraux ? Le premier regard ne l’aperçoit point, la réflexion la découvre ; plus de réflexion la laissera-t-il subsister ?

Si l’on considère dans M. Flaubert l’écrivain, il manque à la fois d’expérience et de bonnes règles. Ce n’est pas que tout dans son livre n’atteste l’effort, le long exercice, un style évidemment parvenu à son point de maturité. Mais M. Flaubert m’a bien la mine de n’avoir jamais travaillé que devant la feuille blanche qu’il se proposait de noircir. Il n’a pas étudié autant qu’il était nécessaire pour le bon emploi de son talent, le génie de sa langue et les ressources qu’elle offre. Je ne parle point des entraves qu’elle impose ; il est convenu que M. Flaubert en est libre. De là un bourdonnement de mots qui à la longue assourdit, une monotonie de procédés qui trahit, jusque dans la profusion des termes je ne sais quelle disette de formes. La locution et même a de l’énergie ; elle sollicite l’attention du lecteur. Pour cette cause, il convient qu’elle soit rare. Seriez-vous bien aise, dans le commerce du monde, qu’on vînt à chaque instant vous secouer le bras pour vous faire remarquer telle ou telle chose ? Faute d’expérience, M. Flaubert prodigue ce mot à satiété. Il reparaît dans son livre cent et cent fois, leste et brave à la dernière page autant qu’à la première. Rien n’anime un paysage comme d’y mêler quelque bruit ; rien ne relève mieux, dans le récit même, un moment de crise. M. Flaubert le sait, et je ne crois point que l’état de civilisation ni l’état de nature possède une seule variété de musique dont il n’ait usé et abusé. Ce sont les chiens qui aboient, les carrioles emportées au galop le long des routes, les fiacres roulant dans les rues de la grande ville, le claquement des roseaux secs, le bruit clair des louis d’or qui tombent sur les tapis, les battements de la pendule, le cri des volailles qu’on poursuit dans la cour pour les tuer, quelquefois un bruit vague, derechef les chiens qui aboient, et toujours dans la nuit et au loin. Il va sans dire que M. Flaubert n’oublie pas les lamentations de la cloche qui sonne. Quand ses personnages n’ont plus rien à entendre, ils écoutent, faute de mieux, les lamentations de leur pauvre cœur « comme une symphonie qui s’éloigne ». Le lointain ! Pour les descriptions, elles surabondent, chacune avec des traits sans nombre, rendus par une infinité de mots. L’économie de son livre, si bien ordonné dans l’ensemble, en est, à chaque instant, troublée dans le détail. Descriptions futiles ou chargées, on leur pardonnerait si elles n’étaient que telles. Mais je vous défie de découvrir autour de vous un objet, si familier qu’il soit, que M. Flaubert n’aspire à vous faire connaître. Il y a de ses pages qui paraissent avoir été écrites pour apprendre aux siècles futurs ce qu’on appelait chez nous, en 1857, une cuvette et un massepain. Ô Balzac ! toi que l’on surnommait le premier des commissaires-priseurs, ici du moins nul ne contestera que tu aies trouvé ton maître.

Dans le tableau de la noce normande, c’est peu, pour M. Flaubert, de décrire les habits, les redingotes, les vestes, les habits-vestes et les vestes-habits des invités. Parmi ces paysans, quelques-uns se sont fait la barbe avant le jour. Figurez-vous qu’avant le jour on n’y voit point ! Il suit de là qu’on se coupe. Les égratignures pèlent l’épiderme ; l’épiderme pelé forme au contact du grand air des plaques roses ; ces plaques roses… Bonté du ciel ! que nous importe tout cela ! Une fois entré dans ce système ingénieux d’observations, il ne reste plus qu’à ajouter, avec force métaphores à effet, que ces paysans avaient deux yeux, juste au-dessous du front, que trois ou quatre cependant n’en possédaient qu’un, pour laquelle cause ils étaient borgnes ; qu’ils écoutaient avec leurs oreilles et non autrement, et que même, ce qu’il y avait de plus prodigieux, c’est qu’ils allaient tous sur deux jambes, l’une restant un peu en arrière, tandis que l’autre se portait en avant.

Il est malaisé de tant décrire sans tomber de temps à autre, ne fût-ce que par l’amalgame de détails trop faciles, dans l’amphigouri. Il est malaisé d’employer tant de mots pour des choses qui n’en valent point la peine sans être conduit à les entasser comme le Pélion sur l’Ossa, dès qu’il faut exprimer quelque sentiment plus énergique ; car la loi des gradations s’impose à l’écrivain sans qu’il y songe10. On sait combien la langue française a horreur des adjectifs. Qu’elle ait tort, quelle ait raison, ce n’est point notre affaire. Il est certain que trop d’adjectifs déplaisent. Mais il ne l’est pas moins que M. Flaubert, avec ses habitudes descriptives, jointes à un goût dominant pour les tons crus et les couleurs purement matérielles, ne saurait se passer de les accumuler. Ouvrez son livre où il vous plaira, vous en trouverez la preuve. Je me borne à citer le portrait de l’abbé Bournisien : « Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes de sa barbe grisonnante… » Est-ce là peindre ? C’est poser des étiquettes.

Le fatalisme, obscur et enveloppé, que nous avons observé dans les Faux Bonshommes, se montre ici à découvert. Il n’y a pas besoin de beaucoup d’attention pour le dégager. « C’est la faute de la fatalité. » Cette parole de Charles Bovary à Rodolphe résume le livre, et, pour qu’on ne s’y trompe point, l’auteur la note comme la seule profonde qu’ait jamais dite Charles. Aussi les personnages de M. Flaubert procèdent de la même méthode, ils accusent le même vice de construction que ceux de M. Barrière. Pour l’immutabilité des attitudes, le pharmacien Homais vaut Bassecourt, avec quelque chose de général et de large pourtant que Bassecourt n’a point : différence de talent et non pas de doctrine. La désespérante uniformité des mécaniques de M. Barrière, M. Flaubert la évitée pour ses personnages, parce qu’il a su — ce qui est beaucoup plus facile, du reste, dans le livre qu’au théâtre — avancer par degrés, montrer la passion qui germe, les racines qu’elle jette, ses progrès heure par heure et son épanouissement final ; mais chaque degré arrive avec les caractères de l’inévitable ; chaque moment de la passion est engendré de celui qui précède et engendre celui qui suit comme le levier, mis en mouvement par une force quelconque, pousse une roue qui en pousse une autre. Dès le premier regard d’Emma, vous voyez dans ses yeux l’invincible luxure, maintenant tranquille et endormie, qui attend sourdement l’occasion, mais qu’aucune force morale, ni religion, ni lois, ni société, ni devoirs, ni Providence, ni mariage n’empêchera, l’occasion venue, de s’éveiller pour l’assouvissement ou la révolte. Dès la première parole de Charles, vous sentez l’homme voué à un destin qu’il vous est désormais possible de calculer avec la même exactitude que le physicien calcule la chute d’un corps dans l’air. Ce fatalisme, d’ailleurs, est savant. Il n’est pas d’instinct, comme il arrive souvent dans les livres passionnés. Il n’est pas non plus de fantaisie et seulement pour l’effet romanesque. Il couronne un système arrêté, dont le matérialisme est la base. M. Flaubert n’a point commis la faute de ne faire de chacun des acteurs de son drame qu’un assemblage d’habitudes ; c’est s’arrêter à moitié chemin et décrire la manivelle sans l’expliquer. L’homme est, chez lui, un ingénieux composé d’appétits. Combinés avec la position sociale de l’individu, ces appétits doivent produire une résultante, et M. Flaubert a écrit son roman pour essayer de la fixer. Dans cette géométrie ou dans cette chimie, jetez le libre arbitre avec son imprévu ; la combinaison est bouleversée, le livre n’a plus de sens.

M. Flaubert, au reste, ne nous en laisse pas la tentation. Il maintient solidement son œuvre. Pas une circonstance, pas un tableau, pas une formule, pas une définition n’est là qui ne nous rappelle la matière. Veut-il définir le bonheur en général ? « Ce n’est que l’harmonie du tempérament et des circonstances. » Veut-il retracer celui de Charles dans les premiers jours de son mariage ? Il n’a gardé d’oublier, à côté de l’esprit tranquille, « la chair contente ». Se demande-t-il ce que sont ces vagues impressions, mêlées de joie et d’espérance, que la jeune fille éprouve auprès de son fiancé ? Il répond uniment : « l’irritation causée par la présence d’un homme ». Une passion insurmontable perd Charles ; quelle passion ? la sensualité brute ; on peut dire qu’il est tout de suite aussi voluptueux, aussi esclave de son désir, aussi rongé de besoins de luxe que le sera plus tard Emma. Dès qu’il a vu la fille du père Rouault, il devient infidèle d’intention à sa première femme, sans se rendre compte, sans songer seulement à faire son examen de conscience, parce que celle-ci est maigre, parce qu’elle a les dents longues, parce qu’elle porte un petit châle noir et une robe trop courte qui découvre ses chevilles, parce qu’elle ne peut effacer « par son contact l’image fixée sur le cœur de son mari ». De ses qualités bonnes ou mauvaises, de ce que conseille la prudence, Charles ne s’informe point, cela n’ayant aucun rapport avec les appétits. Voilà an homme bien malheureux de vivre à ce point sous le joug de pareilles misères, qu’il ne s’avise même pas d’autre chose au monde ! Et si telle est, d’après M. Flaubert, la nature de l’homme, qu’elle offre à la sensation extérieure et à son empire brutal aussi peu de résistance, que sera la nature de la femme ? Il n’y a rien de plus prodigieux qu’Emma. À la moindre bagatelle, « frissonnante de toute sa peau », elle ressent dans les profondeurs de son être des ébranlements qui se prolongent à l’infini. À défaut d’autres causes, il suffisait, pour la jeter dans le libertinage, de l’odorat. Il est incroyable, par cet exemple-ci, quelle action les odeurs peuvent exercer sur la destinée d’une jeune mère de famille civilisée. Elle flaire un porte-cigares ; la voilà chancelante. Elle flaire une odeur de citron et de vanille sur les cheveux d’un rustre qui sait se mettre ; la voilà perdue. Cette odeur lui en rappelle une autre : celle-ci n’est point sans ressemblance avec une troisième ; le tout forme un délicieux mélange, et adieu le reste de la terre ! « La douceur de cette sensation pénétrait ses désirs d’autrefois, et, comme les grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. » C’est ainsi qu’elle devient la proie de Rodolphe. Elle voudrait plus tard ne point céder trop vite à Léon ; mais comment faire ? le parfum des juliennes se met en tiers, qui accélère sa défaite. Les personnages de M. Barrière, réduits à la seule habitude, finissaient par s’immobiliser dans un geste. Ceux de M. Flaubert ne s’arrêtent pas à tel ou tel degré de la sensation ; le libre arbitre supprimé, ils deviennent légitimement de pures sensitives.

On se tromperait de croire que le fatalisme soit une doctrine naturellement dure. Elle s’allie sinon à une estime bien solide, du moins à beaucoup de sympathie et à une pitié attentive pour les hommes. Cyrus, dans Hérodote, n’a qu’à songer « au Dieu jaloux et brouillon », de qui les mortels sont le jouet, pour faire éteindre le bûcher de Crésus ; comme si l’idée lui venait que, pour alléger le poids de la Nécessité, l’ennemie commune, ce n’est pas trop de l’alliance de tous ceux sur qui elle pèse. Combien ne trouverait-on point de philosophes, parmi ceux qui ont recueilli l’héritage de Spinozan, dont les écrits respirent je ne sais quelle superstition de tendresse pour l’espèce humaine, condamnée par la nature à la douleur et au crime ! Rendons cette justice à M. Taine, cité au début de cette étude comme le chef légitime de l’école littéraire nouvelle ; quand il expose quelle est, dans sa conception du monde, la destinée des hommes, il n’est, pour ainsi dire, que tristesse et amour blessé. Au contraire, la qualité propre du fatalisme de M. Flaubert, c’est le mépris. Pour cette seule raison déjà, la moralité de son livre me deviendrait suspecte. Nous y sommes cinglés au visage comme des bêtes de somme, ravalés, dénigrés, traînés dans la boue. Je dis nous, c’est-à-dire tout le monde, vous aussi bien que moi, quelque esprit d’ailleurs et quelque vertu que vous ayez. Il n’y a si haute vertu qui n’ait à soutenir de « ces surprises des sens que la raison surmonte », que les gens de bien peuvent avouer honnêtement, selon le mot du poète, pourvu qu’ils le fassent avec réserve, mais qui ne sauraient s’étaler au grand jour, se mettre complaisamment en relief, s’analyser et se commenter sur la place publique sans que la dignité de l’espèce en souffre. Tel ou tel détail, ridicule ou triste, ne tombe-t-il que sur Charles ? Il tombe sur nous tous qui avons éprouvé quelque impression semblable. — Mes caractères, s’écrie le romancier, n’en sont que plus vrais. — Vos caractères, peut-être, mais non ce détail où l’on ne distingue plus le général du particulier. Dans la vie réelle, c’était ici une impression passagère qui ne faisait que glisser sur la sérénité de l’âme. Le langage ne saurait l’exprimer sans lui prêter un corps quelle n’avait point ; il la fixe, au moment où elle allait se dissiper et, en la fixant, il l’outre. Qu’il se rencontre de suite beaucoup de traits semblables, avec les apparences de l’observation exacte, l’homme se trouve calomnié, parce qu’on le prend uniquement par des côtés défectueux qui ne sont pas tout l’homme, qui même, la plupart du temps, ne sont en lui qu’une ombre, un rien, quelque chose de rapide et de fugitif, aussi vite évanoui que né, une misère à quoi il ne ferait pas attention lui-même, si le romancier n’était là qui la lui tourne longuement et amoureusement à outrage. Prenez le portrait du curé, que nous citions tout à l’heure : quel dessein arrêté de faire prédominer le trivial ! et comme l’extérieur du personnage se trouve décrit de manière à ce que chaque mot contribue à l’aplatir ! Après ? que prouve cette plastique du laid, dont les fameuses chairs qui s’effiloquent, dans le portrait du vieil aveugle, sont le triomphe ? Avoir des taches de tabac et de graisse le long de sa soutane ; boire du cidre avec une grosse figure enluminée ; trinquer en citant les Lettres de quelques juifs portugais, avec le pharmacien qui cite Diderot ; n’être qu’un esprit étroit fermé à l’intelligence des délicatesses du cœur ; cela empêche-t-il d’être un curé de village, par beaucoup d’endroits estimable ? Cela exclut-il nécessairement des qualités supérieures de bonté et de charité ; et, au besoin, la vocation qui élève ? Non, si vous consultez la nature complexe de l’homme ; oui, si vous consultez M. Flaubert, qui bâtit les gens d’une seule pièce et qui ne relève si soigneusement les défauts de la tenue, la graisse, le tabac, les macules jaunes, que pour savourer le contraste ironique de la réalité ainsi accommodée avec la grandeur idéale des fonctions. Si l’on excepte la scène très forte où l’abbé Bournisien se trouve en présence de madame Bovary sans rien comprendre à ses souffrances, les défauts du curé buveur de cidre, à regarder les choses à leur juste point, ne devraient être, au plus, que des travers qui amusent ; M. Flaubert prend un soin extrême à en faire des platitudes qui choquent. Il a en ce sens une spécialité de génie vraiment terrible. En toute espèce de tableau, il tombe sur la circonstance écœurante à la façon d’un épervier sur sa proie ; il l’étale au vif, et la créature qu’il dissèque en reste pour toujours, dans notre esprit, hideuse ou étriquée. Écoutez ce souvenir charmant de la vie conjugale : « Ensuite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve dont les pieds dans le lit étaient froids comme des glaçons. » Ou cet autre : « Le messager arriva de nuit… Il présenta délicatement sa lettre à Charles, qui s’accouda sur l’oreiller pour la lire. Madame (la veuve, laide et âgée de quarante-cinq ans), madame, par pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos. » Si cela n’était que bouffon, on en rirait franchement et tout serait dit. Un bon rire qui soulage empêche les impressions fâcheuses de se prolonger. Mais M. Flaubert n’est point folâtre ; il n’a pas la prétention de rivaliser avec la Laitière de Montfermeil ; il grave chaque trait avec un sérieux qui ne permet point d’ignorer le prix qu’il y attache ; il n’est content que s’il nous donne des frissons de dégoût. Ne suffît-il point de mettre en saillie, d’un air grave, de telles remarques, pour que le mariage se présente à notre imagination sous un aspect qui répugne ? Que servira-t-il ensuite de peindre les souillures de l’adultère ? Sera-t-il jamais aussi nauséabond que cette couche nuptiale ? Et tout marche à l’avenant chez M. Flaubert. Quoi qu’il raconte, c’est le repoussant qui surnage. Il n’omet ni les pommes de terre, plantées par le bedeau Lestiboudois dans le champ du repos, ni « le long jet de salive brune » du joueur d’orgue, ni les fœtus qui pourrissent dans les bocaux du pharmacien.

Comment, dès lors, eût-il éprouvé du scrupule à prodiguer les scènes de luxure, qui ont paru si scandaleuses dans son livre quand on l’a lu par fragments ? De même que le détail trivial, il note les mouvements voluptueux, sans qu’ils servent de rien à son récit. Mais tout cela ensemble sert à la confirmation de ses vues sur la nature humaine. Quelque dangereusement que nous émeuve cette volupté, exprimée avec l’art patient de l’alchimiste des moelles intimes de l’homme, ce serait la reprocher à tort à M. Flaubert que de ne point la rapporter à sa vraie cause, et ce n’est point, tant s’en faut ! l’absoudre, que de constater cette cause ; car, pour n’être pas un libertinage grossier, elle n’en reste pas moins condamnable.

Jusqu’où n’atteignent pas les flétrissures de M. Flaubert ! Lui si poète, il faut qu’il outrage même la poésie. Si bas qu’il nous précipite, il sent bien avec quelle facilité nous nous relèverions s’il nous laissait cette chimère de pureté et de noblesse. Qu’on inflige à l’auteur de Lélia le châtiment d’assister en auxiliaire aux exploits de M. Rodolphe Boulanger, passe ! mais est-ce une raison pour ne pas épargner Paul et Virginie, et faut-il que les amours innocentes de Pamplemousses servent de préface aux rendez-vous d’Yonville-l’Abbaye ? Parce qu’on peut soutenir que trop rêver corrompt et nous distrait dangereusement de ce monde où est notre œuvre, est-on autorisé à commettre de sang-froid une profanation en faisant chanter le Lac par madame Bovary, un soir qu’elle descend la rivière de Rouen sur l’ignoble barque qui porte M. Léon et ses amours ? Mettre à nu la pauvreté des passions que l’art nous peint si riches ; rechercher comment les plus beaux songes, dans un creuset impur, se transforment en dépravation ; attacher à une réalité mesquine un idéal qui se frelate ; ramasser en bloc nos enthousiasmes vagues, nos aspirations sans frein, nos spiritualités, nos raffinements, nos tendresses, nos tristesses et nos ivresses, et nous les montrer aboutissant par une suite naturelle à madame Bovary, escortée d’un Bénédict de notariat, c’était une conception originale et d’un plan logique, qui avait son grand côté d’ironie salutaire. C’était reprendre contre le faux idéalisme de notre siècle l’œuvre de réaction qu’a déjà tentée M. Émile Augier, et que poursuit avec un dessein si constant M. Octave Feuillet. C’était la reprendre, à beaucoup d’égards, d’une main plus décisive. Le malheur de M. Flaubert, là où il a raison, est d’avoir raison avec excès, et, s’il a voulu écrire la revanche de Valentine, la revanche est trop forte. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est qu’il nous ramène par d’autres chemins au bord des mêmes précipices ; il nous dégoûte de la réalité aussi profondément que le pourraient faire les poètes les plus idéalistes, et il nous enlève, hélas ! la poésie. S’il la rencontre sous ses pas, au village, dans les champs, à l’église, sur la grande route, il affecte de ne la point voir. S’il la voit et s’il l’exprime, c’est pour la tourner en dérision et dissiper d’un sourire âpre le charme qui commençait à naître. Quelle idylle plus gracieuse que le moment où le père Rouault se rappelle ses noces ! Il faut, bon gré mal gré, en lisant ces lignes, qu’on se rappelle la Mère dans Hermann et Dorothée, racontant ses fiançailles avec l’aubergiste le jour de l’incendie. L’idylle, si l’on y regarde de près, se termine par un trait de satire méprisant. « Le peuple, dit Tite-Live, élève ses favoris en des lieux d’où il les précipite. » Populus defensores suos semper in præcipitem locum favore tollit. Voilà la poésie pour M. Flaubert. Il n’y reconnaît pas un besoin supérieur qui nous glorifie dans notre petitesse ; quand il n’y voit pas, d’aventure, une ambition qui nous est pernicieuse, il se plaît à la présenter comme une prétention au-dessus de nos forces, qui nous abîme de ridicule !

Aussi est-il sans pitié pour les hommes en même temps que sans estime. Si le docteur La Rivière ne paraissait bien tard au dénouement avec sa probité sans illusions, il n’y aurait point dans le livre une figure sur laquelle le regard se reposât avec sympathie. On ne peut lui tenir beaucoup de compte, en effet, de la compassion tendre qu’il a vouée à Justin. Le principal mérite de Justin est dans sa jeunesse, et c’est peut-être une ironie de plus contre la nature humaine de n’avoir placé qu’un seul être hors des atteintes du mépris, et de l’avoir fait à peine adolescent, comme pour nous dire : « Voyez celui-ci ! il n’a pas encore eu le temps de se développer dans le mal », et comme si devenir homme, c’était se corrompre. Ainsi M. Flaubert ne témoigne de préférence à aucun de ses personnages ; il n’a de faiblesse pour aucun ; il les enveloppe sans distinction de sa suprême indifférence. « Signe de force ! » disent ses séides, car il est déjà assez malheureux pour en avoir : « signe de force ! c’est le génie qui donne cette impartialité ». Mais prenons garde que ce ne soit ici qu’une impartialité de surface, et que cette affectation d’un tranquille dédain, qui tombe également sur des vices inégaux, ne cache une impuissance réelle à rendre à chacun bonne et exacte justice. Rien n’approche de l’iniquité de M. Flaubert à l’égard de son héroïne ; à peine lui inspire-t-elle quelque chose de plus qu’un Homais, un Rodolphe, un Léon ; elle crie sous le scalpel ; mais la main qui la dissèque ne tremble pas. Ne la plaindre jamais, c’est déjà ne point être assez impartial ; car enfin, toute coupable qu’elle est, elle souffre. Et M. Flaubert plaide à chaque instant contre elle ! Obligé par l’exactitude de sa méthode d’avouer les circonstances atténuantes, il s’efforce de démontrer qu’elles n’atténuent rien. Madame Bovary a-t-elle un mouvement de tendresse désintéressée ? Il s’en raille. Éprouve-t-elle, avant d’avoir encore commis aucune faute, de ces regrets qui, dans sa situation, ne sont que trop naturels, et qui peuvent passer par la tête des plus honnêtes femmes ? Il les sangle avec délices. A-t-elle des retours qui nous la rendraient touchante ? gémit-elle, du fond de ses chutes, après l’innocence perdue ? Cela glisse, malgré la profondeur du sentiment, tandis qu’on nous retient tout le temps qu’il faut aux moindres nuances de ses désirs sensuels. Tant de rigueurs à la fin, soutenues, savantes, implacablement méditées, nous révoltent. Eh bien ! oui, on se met du parti de la femme adultère ! Eh bien ! oui, on voudrait, comme elle, « battre les hommes, leur cracher au visage à tous » ; et à ce notaire infâme qui la marchande ; et à ce Rodolphe, qui ne trouve pas trois misérables mille francs pour elle après l’avoir perdue ; et à ce Léon, qui dort tranquillement dans un bon lit, quand elle meurt à cause de lui ; et à ce Charles, qui l’a prise sans se demander si elle n’était pas bien haute pour un mari de sa sorte ; qui n’a gouverné ni sa maison, ni sa femme, ni sa vie ; qui, n’ayant pu se faire aimer, n’a pas su du moins se faire craindre ; qui s’est laissé dominer par sa lâche passion jusqu’à n’avoir plus la force de sauvegarder le bonheur de son unique enfant. Elle émeut, elle attendrit, elle enlève les cœurs lorsqu’elle dit à Rodolphe : « Moi, je t’aurais tout donné, j’aurais tout vendu, j’aurais travaillé de mes mains, j’aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire : merci ! » En vain M. Flaubert est là, derrière nous, inflexible, qui nous murmure à l’oreille : « Prenez garde, ne la croyez point ; elle se monte la tête, elle ment ; elle n’eût rien donné à Rodolphe, qu’elle n’eût pas seulement remarqué si elle ne l’avait su riche. A-t-elle jamais jeté un regard sur le pauvre Justin ? Elle n’a rien aimé, pas plus Léon que Rodolphe, pas plus Rodolphe que Charles. Elle n’a adoré que ses convoitises. » Inutiles paroles ! C’est M. Flaubert que nous refusons de croire ; nous n’avons plus que des larmes pour cette malheureuse si continûment condamnée ; nous sommes presque tentés de l’absoudre. Nous oublions qu’elle n’a pas même aimé sa fille.

Pauvre femme après tout, bien à plaindre si M. Flaubert a raison dans son système, car elle succombe à la triple fatalité du tempérament, de l’éducation et d’un mariage absurde ! Bien à plaindre encore, si l’on regarde aux instincts de l’époque et de la société dans laquelle le sort l’a jetée ! Elle ne trouve rien à opposer en elle à des entraînements que M. Flaubert juge irrésistibles, et rien non plus autour d’elle. On a beau répugner à faire d’une âme quelque chose d’inerte et de passif flottant au hasard des circonstances, la liberté morale rencontre dans l’application ses limites ; nos efforts pour le bien sont singulièrement allégés ou rendus difficiles par les exemples que nous donne la société, par l’estime qu’elle nous accorde et par celle qu’elle nous refuse ; il y a une action des mœurs publiques sur les mœurs privées et de tous sur chacun, à laquelle il est impossible de se soustraire complètement, même au prix de luttes soutenues. Or, cette action ne s’exerce sur madame Bovary que pour la corrompre.

Nous touchons ici à un point délicat qui demande à être traité avec beaucoup de réserve, mais qui, pour l’historien de la littérature et des idées, n’en est pas moins dans ce livre le point capital. Le plus grand vice de madame Bovary, c’est la pauvreté. Née riche ou dans l’aisance, élevée dans le commerce habituel de ce qui brille, elle n’eût pas subi l’étrange fascination à laquelle Rodolphe l’a soumise. Eût-elle offert un modèle de vertu parfaite ? On en doute. Elle ne fût pas tombée du moins dans le libertinage ; elle eût connu les fautes qui amènent à leur suite les repentirs cruels, mais non point celles qui apportent l’ignominie. C’est la soif du luxe qui la pervertit, et quand bien même M. Flaubert l’eût pétrie de moins de fragilités, quand bien même il lui eût donné une nature morale plus complète, ce besoin de luxe serait encore resté pour elle le danger suprême. Cela ressort manifestement de son histoire entière, mais surtout de ce qui a été dans sa destinée l’accident décisif. Un jour, elle se frotte à la richesse : elle est transportée durant quelques heures de sa vulgaire maison au milieu d’une habitation somptueuse ; elle voit un bal au château de la Vaubyessard. Le lendemain de ce jour, il y a un trou dans sa vie, une crevasse irréparable d’où viendra la ruine.

Singulière coïncidence ! Madame Bovary paraissait dans une de nos revues en même temps que se produisait en Allemagne le grand succès de Doit et avoir. Dans les deux livres, c’est un événement semblable, la brusque rencontre de la pauvreté avec la richesse, qui marque la crise principale. Ceux qui ont lu Doit et avoir n’ont pas oublié la jolie scène où Antoine se trouve, pour la première fois, en face de Léonore, dans le parc de Rothsattel, ni quelles émotions éveille en lui cette soudaine révélation des élégances du monde et des faciles grandeurs de la vie opulente. Mais le même fait ne donnait ici naissance qu’à des sentiments honnêtes ; il berçait doucement l’imagination, il traînait à sa suite un cortège de rêves candides, et là il allumait la rage, la haine, les fureurs envieuses, les convoitises de toutes sortes. Tandis que le public allemand jouissait de l’émerveillement naïf du petit bourgeois auprès de la châtelaine, le public français se délectait à une œuvre où la médiocrité étroite ne traverse par hasard le spectacle de la richesse que pour sentir la chair se déchaîner en elle par tous les sens. C’était peu de dévorer avidement le livre ; on félicitait sans réserve l’auteur de l’avoir écrit avec cette insensibilité d’anatomiste. Les juges les plus autorisés se rencontraient là-dessus avec ces critiques obscurs perdus dans la foule, qui n’en sont souvent que mieux placés pour exprimer avec à-propos certains courants de l’opinion. Dans cette triste histoire, chacun, d’accord avec l’auteur, n’a paru voir qu’un phénomène psychologique comme un autre, malheureux ou non, peu importe ! mais noté exactement, mais naturel et nécessaire, dont il faut que tout le monde prenne son parti, jusqu’à la femme qui en sera victime, et à qui l’on jettera la pierre pour en avoir été victime.

C’est qu’au fond des esprits repose aujourd’hui la conviction plus ou moins avouée de la toute-puissance de l’argent. La richesse a si bien usurpé la considération publique qu’il ne reste plus qu’une estime secondaire pour le mérite, la probité, les belles actions, les grandes idées, la religion, l’honneur, l’intelligence. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher comment s’est accomplie cette perversion du goût public, d’autant plus étonnante que, de tous les vices, l’amour du gain est certainement le moins français. Une longue paix, l’essor rapide du commerce et de l’industrie, une reconnaissance légitime pour le bien-être qu’ils répandent, l’admiration des merveilles qu’ils enfantent, les promptes fortunes, plus sujettes à l’insolence, des privilèges politiques considérables, imprudemment réservés pendant une période de trente années à la seule richesse, bien d’autres causes encore, que nous n’avons ni le loisir ni le dessein de mettre en lumière, ont agi ensemble pour amener ce résultat palpable, seul fait qu’il nous importe de dégager de tant d’autres faits. La secousse de Février, qui eût semblé devoir nous arrêter sur cette pente, nous y a finalement précipités. Grâce à de téméraires discussions sur le principe de la propriété, l’argent a si bien réussi à confondre sa cause avec celle des lois et de la société civile, que c’est encore aujourd’hui une affaire très délicate de l’en distinguer. L’argent a ses finesses qui en valent d’autres. Il s’est fait bonhomme ; il a combattu pro aris et focis, à la façon d’un franc tenancier des frontières assailli sur le champ paternel par une bande d’outlaws. Trop de voix autorisées se sont depuis quelque temps élevées contre l’agiotage, fruit de l’estime, exclusive de la richesse, pour qu’on nous refuse le droit d’imiter leur franchise en imitant leur discrétion. Mais il y a eu chez nous un moment, déjà bien loin, il est vrai, où je n’eusse conseillé à personne de faire l’éloge de la pauvreté et de chanter trop haut son hymne en l’honneur des dieux de bois et des temples de brique. On eût crié haro sur le démagogue :

Cet homme-là n’est point moral dans ses propos ;
C’est un socialiste,

comme dit l’excellent M. Mercier. Quiconque s’inquiétait des envahissements possibles de l’argent, était tenu pour suspect ; quiconque lui soupçonnait des vices, aspirait à bouleverser le ciel et la terre. Ainsi, la richesse prenait l’habitude de se considérer comme sacro-sainte. Une fois échappée à cette chaude alarme, elle s’est de plus en plus adorée elle-même ; l’or a été le dieu du jour. Je sais bien qu’il ne manque point d’âmes intègres que cette lèpre n’a pas entamées. Le moment où l’avidité générale semblait le plus violemment déchaînée, a été aussi celui où nos soldats, sortis pour la plupart des rangs du peuple et de la moyenne bourgeoisie, c’est-à-dire des entrailles de la nation, faisaient revivre, dans une guerre lointaine, avec l’antique héroïsme, l’antique esprit de désintéressement. Mais il n’est point possible qu’un vice public reste contenu dans l’espace où il domine ; il faut l’extirper partout ou partout le subir. S’étendant de couche en couche, comme sur un terrain préparé, il a de sourds contrecoups qui retentissent jusqu’aux extrémités du corps social. Nul désormais n’est libre d’ignorer quelle importance suprême l’opinion de notre temps attache à la richesse ; et ceux-là même qui ont trop de fierté pour agir en conséquence, ne peuvent se défendre tout à fait dans leurs jugements d’une superstition singulière pour l’argent. La littérature, bien interrogée, nous donne en ce point, comme en beaucoup d’autres, la mesure de l’esprit public. Partout, dans les œuvres parues depuis quelques années, « Sa Majesté l’Argent », ainsi qu’on l’a appelé, joue le rôle de deus ex machina. Il inspire des respects dont ne se doutent pas toujours ceux qui les expriment dans leur candeur. Avez-vous vu l’ingénieuse et charmante pièce qui a pour titre Par droit de conquête ? Le fils d’une fermière, qui a été marchande ambulante, y épouse la fille d’une marquise. L’amour comble les distances, et il n’y a point de condition sociale méprisable pour les cœurs bien épris ; c’est la morale de la pièce. Vous ne persuaderez point à M. Legouvé qu’il n’a point écrit là une comédie violente, démonstrative à l’excès des droits du mérite personnel et infiniment propre à remettre à la mode les mariages d’inclination. Mais notez-le bien : son mérite personnel jouit de cent mille livres de revenu, et il exerce la noble profession d’ingénieur. Saint-Preux n’est plus si sot que de faire le métier d’Abélardo ; il s’établit dans les ponts et chaussées, moyennant quoi il renverse les obstacles, triomphe des préjugés et épouse « par droit de conquête », selon l’expression ingénue de M. Legouvé ; peste ! un conquérant qui porte un million dans ses bagages et qui sait poser des rails ! on n’est pas aimé à moins pour soi-même en 1858. Crainte apparemment de choquer la vraisemblance, les plus hardis, parmi ces rêveurs qui se rappellent encore le temps où les rois épousaient des bergères, n’osent pousser plus loin l’audace de leurs inventions romanesques. Avez-vous lu les Vacances de Camille une nouvelle récemment publiée par M. Henri Murgerp ? je vais peut-être jeter M. Murger dans une stupéfaction profonde ; mais Turcaret, s’il a des fils à établir, lui donnerait beaucoup pour écrire souvent des nouvelles semblables. Un jeune homme de quelque vingt ans aime une jeune fille. Il est, comme on dit, de famille ; elle est demoiselle de magasin. Belle, bonne et jusque-là sage, elle se livre à lui. Fait-il avec elle des rêves d’avenir ? point. Il sait très positivement, dès la première minute, qu’il l’abandonnera. En fait-elle à sa place ? pas davantage. Elle sait, dès le premier jour, qu’elle sera abandonnée ; si elle le sait, s’en plaint-elle ? encore moins. Elle est pauvre, il est riche ; cela est dans l’ordre ; quand il la quittera, elle ne songera pas plus à lui faire des reproches qu’elle ne songerait à invectiver la grêle. Elle lui en donne d’avance sa parole, et il l’accepte paisiblement, en homme à qui elle est due de par l’usage et les saines maximes. « Malheur à l’homme », s’écrie Adolphe dans le roman de Benjamin Constant, « malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle ! malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience et prévoit qu’il pourra s’en détacher ! ce sont ces calculs qui sont corrupteurs… » Oui ; mais il est riche, elle est pauvre ; il ne saurait s’agir entre eux de ces délicatesses. M. Murger n’a gardé de le supposer, et ceux qui lisent M. Murger trouvent bon qu’il ne le suppose point. Jadis, dans la vie réelle, ces sortes de liaisons n’aboutissaient peut-être pas plus souvent qu’aujourd’hui à des mariages ; mais ce dénouement se présentait quelquefois dans les livres ; cette place restait aux illusions de jeunesse, et si Frédéric n’épousait point Bernerette, qu’il n’avait pas prise cependant, lui, pure et sage, il s’en fallait de bien peu. À présent, même dans les livres, chacun connaît d’abord le chiffre de ses revenus et s’y tient. La passion la plus violente n’élève pas le moindre murmure contre la légitime suprématie des intérêts positifs. Un cœur brisé ne s’avise pas qu’il puisse être compté pour quelque chose au regard d’eux. Que Frédéric, éperdu d’amour, séduise expressément à bail, la Bernerette de M. Murger s’en accommode. Elle n’a point le mauvais goût de vouloir servir à ses plaisirs plus longtemps qu’il ne lui plaira. Si cela lui plaît un an, tant mieux ; si deux, c’est admirable ; si trois, elle sera comblée. Quelle passion ! mais quelle arithmétique ! et que la banalité de tels récits, pour qui sait l’entendre, est significative !

Tel est l’empire de l’argent, tels sont les principes qui s’insinuent chez ceux à qui ils ne s’imposent point. Après cela, trouvons merveilleux qu’une femme jeune, sans expérience, mariée de travers, dévorée de rêves et de regrets, en soit d’abord éblouie. Madame Bovary suit le torrent. Qu’était-il besoin de lui supposer une sensualité si irritable ? Elle est femme, née avec des goûts d’élite ; comme telle, avide de ce qu’on distingue. Il suffit ; elle ira à ce que tout le monde distingue. Vivre enfoncée dans la platitude, usée fil à fil par Charles, rongée chaque jour un peu plus par le stupide Homais, tandis que là-bas d’autres règnent, peut-être sans grâce, au milieu des jouissances et des délicatesses, sa vraie patrie à elle, où avec tant de charme elle exercerait une royauté innée ? Et pourquoi ? pourquoi souffrirait-elle d’être ainsi sacrifiée ? pourquoi imposerait-elle silence aux révoltes qui bouillonnent dans son sein ? Pour rester honnête femme ? Grand mot et petite chose. Est-ce l’honnêteté qu’elle voit qu’on recherche ? L’honneur est-il le but suprême où chacun tende ? Qui lui saura gré de ses combats ? quel sera le prix de sa résignation vertueuse ? où est l’opinion si nécessaire à une femme ? où est tout ce qui la soutiendrait, chancelante ? où sont les bons exemples, la considération publique, l’estime de ceux qui, par une supériorité de position sociale, si mince qu’elle soit, auraient autorité sur sa conduite ? Le notaire du bourg n’a souci de ces fanfreluches ; il vit dans sa coque et empile ses écus ; les clercs comptent sur leurs doigts dans combien de temps ils seront notaires eux-mêmes, et il y a beaucoup d’apparence que madame la notairesse se chamarre de volants afin de faire crever de dépit la petite femme du médecin. Ainsi se passent les choses auprès d’elle. Et au-dessus ? Ce qui se rencontre au-dessus, M. Barrière a pris soin de nous le dire. Relisez les Faux Bonshommes, non plus cette fois pour relever les défauts de l’ouvrage, en apprécier l’esprit, découvrir en quoi il choque, et tirer de là, par des détours pénibles, des conclusions indirectes sur l’état moral de la littérature et de la société. Relisez-les, pour y regarder en face ce qui s’y trouve de peinture immédiate et de vérité prise au calque. Ces femmes vaines, qui ne considèrent dans le mariage que l’apport d’une loge à l’Opéra ; ce trafic incroyable qui paraît cependant une chose simple, de filles et de jeunes gens qu’on marie, qu’on démarie, qu’on remarie selon le va-et-vient de la dot ; cette scène tout à fait admirable du contrat où l’on discute le taux d’un époux comme le cours de la rente ; ce mot si uni et si profond : « l’affaire ne se fera pas à moins » ; ces pères qui ont justement perdu leur autorité ; ces fils que l’on a formés à être sans respect ; ces mères, arrivées à l’âge des pensées sérieuses, qui se reprochent leur longue fidélité comme « une bêtise » ; ces frères prêts à se charger, dans le tripotage d’une succession, pour deux douzaines de serviettes ; cette dissolution du foyer domestique et, sur la famille en ruines, l’argent, seul maître que l’on subisse, seul souverain devant qui l’on se prosterne, seule supériorité que l’on admire, seul père que l’on honore, seul fils que l’on élève, seul amant que l’on aime, seule maîtresse que l’on poursuive ; quel monde ! quel temps ! quelles mœurs ! Et madame Bovary, par la force d’une vertu que rien n’appuie, que tout ébranle, y résisterait ! Elle ne sait rien au fond de son village de Tostes ; elle n’a jamais entendu Eugénie raisonner crêpes de Chine, pas plus qu’Anatole de Massane parler report. Mais l’air du siècle s’infiltre jusqu’à elle, lui apportant des espaces lointains, sans qu’elle sache comment, de subtiles bouffées de luxe. Dès lors, il ne faudra pas plus d’une visite à la Vaubyessard pour éclairer ce qui s’agite en elle d’obscur, Avec la toute-puissance d’intuition du désir naissant, elle devinera ce monde ! Le luxe sans frein, voilà la chose par-dessus tout légitime ! La richesse, voilà la grandeur morale, voilà le roman qui lui manquait ! C’est là, ce n’est point dans le charme de ses pénates rustiques, animés par les joies de l’amour maternel, c’est là, là, nulle part ailleurs, que réside la poésie, premier besoin d’une femme comme elle. N’est-ce point la richesse que ces jeunes filles brillantes voient miroiter, avec un doux sourire, à travers leurs rêves de seize ans ? Eh bien ! que cette richesse, qui est la poésie, lui apparaisse maintenant, fût-ce sous la forme d’un Rodolphe ! que ce luxe, qui est la vie, daigne descendre à elle, fût-ce sous la forme d’un Léon ! que voulez-vous qu’elle devienne ? Elle cède à ce que tous convoitent ; un tourbillon l’emporte. L’explication de sa chute est dans l’idolâtrie vertigineuse qu’elle éprouve pour ce à quoi elle se donne, dans la conviction naïve de sa propre infériorité, dans cette idée, qui est son plus âpre tyran, à savoir que sa condition mesquine l’avilissait et que la richesse la relève. « Tu es mon roi ! mon idole ! » dit-elle à Rodolphe, « tu es bon ! tu es beau ! tu es intelligent ! tu es fort ! Je suis ta servante… » Elle lui dit pis encore ; et elle s’en fait gloire. La malheureuse ! elle croit, au fond du cœur, qu’il y aurait eu pour elle moins d’honneur à rester la femme fidèle de Charles qu’à s’élever jusqu’au rang de maîtresse d’un Lovelace du faire-valoir qui a quinze mille livres de rente et des habits de chasse à la dernière mode.

On voit maintenant de quelle façon les Faux Bonshommes et Madame Bovary sont deux œuvres qui se complètent. L’enchaînement est logique entre les caractères qu’a peints M. Barrière et celui qu’a conçu M. Flaubert. Dans les conditions morales que nous venons d’étudier, le spectacle de la richesse peut offrir un grave péril aux esprits d’élite qui le contemplent sans en jouir. Doit-il être pour cela infailliblement corrupteur ? À Dieu ne plaise que nous le prétendions ! ce serait méconnaître, à notre tour, le libre arbitre dont nous blâmons M. Flaubert de se débarrasser ; mais il nous a fallu démontrer que tel est le sens singulier de Madame Bovary ; et ainsi se trouve joint au fatalisme des passions le fatalisme des relations sociales11. Ce livre n’est pas seulement l’histoire d’une âme ; ce n’est pas seulement une révélation des tourments qui désolent les limbes de la petite bourgeoisie, quand une portion notable de la haute ne songe plus qu’à être un paradis du luxe et des jouissances matérielles ; c’est encore, en beaucoup d’endroits, une psychologie de la pauvreté et de la richesse, psychologie conforme au goût dominant en ce qu’elle est pleine pour celle-ci d’adorations. Aussi, après avoir vu quelle influence la richesse exerce sur madame Bovary, il est curieux d’observer comment elle agit sur M. Flaubert lui-même. Il y a parfois bien de l’amertume dans les supériorités dont il la comble ; ses éloges grondent ; un levain fermente au fond de son âme, et il lui échappe contre l’argent deux ou trois traits de satire très douloureux dans leur tranquillité, comme, par exemple, le mot de Tuvache à la vieille femme des comices. Le résultat réel de son livre n’en est pas moins de rendre la pauvreté odieuse en même temps que la richesse enviable ; et je me demande encore une fois ici ce que devient son impartialité si vantée. Il serait superflu de relever les détails : considérez l’ensemble. Ne paraît-il pas que M. Flaubert a écrit son œuvre pour interdire aux humbles ces grandes pensées qui planent sur les hautes sphères de la société ? Il les prend l’une après l’autre, nos belles idées aux ailes d’or, il les abaisse d’un degré sur le thermomètre social, et il nous les montre, hostiles ou non, qui se figent toutes également au contact d’une condition plus médiocre comme à celui d’une atmosphère plus froide, la religion dans l’abbé Bournisien, 89 et la philosophie dans Homais, la poésie dans madame Bovary. Riche, nous le savons, Emma eût été moins coupable ; mais, chose bien plus étrange ! riche, fût-elle tombée dans les mêmes désordres, elle eût rencontré auprès de M. Flaubert plus d’indulgence ; elle l’irrite surtout pour ne point vouloir sentir son néant. Aspirer à quelque chose, rêver, se permettre des mélancolies douces, réciter le Lac, pleurer sur Paul et Virginie, elle qui n’a point de rentes ! L’orgueilleuse, en prenant son essor, se brise la tête à tous les murs. Tant mieux ! mille fois tant mieux ! Que si tout à l’heure déjà, M. Flaubert nous paraissait trop rigoureux à son égard, que dire quand nous le voyons, ce juge à esprit cultivé, cet hôte brillant de la Vaubyessard, qui, après avoir mis pour elle les tentations suprêmes dans l’étroitesse de sa fortune, ne lui reproche rien plus que cette fortune étroite, lui criant à chaque page, avec une volupté de dédain : « Tu n’as pas d’ailes, et tu veux voler ! rampe ! » Il se peut qu’il éprouve contre les vices du temps de ces sourds éclats de colère intérieure à la façon d’un Lesageq et d’un La Bruyère ; mais, lui aussi, il est de son temps.

Ironie, avertissement ou révolte, ce livre, quel qu’il soit, est un de ceux qui marquent une époque ; il a résonné dans les âmes. Possible que sans l’appât des tableaux sensuels, il n’eût point si vite forcé l’attention. Mais avec ce seul appât, il eût été lu sous le couvert, et non publiquement avoué. Il eût été lu une heure, puis délaissé. C’est, d’ailleurs, une œuvre trop complexe pour qu’on ne puisse porter sur elle des jugements divers, qui tous auront leur justesse. Par malheur, ce qui s’y trouve de moins sujet à la variété des opinions, c’est — après le génie qui est réel — les tendances fâcheuses qu’elle accuse en littérature et les instincts funestes qu’elle trahit en morale. M. Flaubert s’arroge le droit de tout dire. Tout détail lui est bon, pourvu qu’il soit vrai, même quand il serait insipide. Toute expression lui semble irréprochable, pourvu qu’elle soit précise. Son impartialité morale, qui lui vient de la négation pure et simple du libre arbitre, le mène à l’indifférence dans l’analyse des caractères, et l’indifférence engendre la brutalité, vice principal du nouveau système littéraire que nous jugeons. Entre les scènes grossières que nous avons relevées dans les Faux Bonshommes et les scènes licencieuses semées à profusion dans le livre de M. Flaubert, il n’y a qu’un pas, ou plutôt, il n’y a que les entraves dont le théâtre ne saurait s’affranchir. Ce n’est point par fougue de sensualité, c’est par préméditation de sensualisme que M. Flaubert retrace si au long les révoltes furieuses, les savantes jouissances et les rassasiements de la volupté charnelle. Son licencieux procède de sa physiologie. Étudiant l’homme comme un objet d’histoire naturelle et non comme une personne morale, il a envisagé dans la luxure un accident de sa constitution, et il s’est imposé le devoir d’en noter scrupuleusement les phases diverses. Peu importe s’il résulte de là des tableaux lascifs qui troublent l’imagination du lecteur ; peu importe qu’il allume la convoitise en la décrivant. Est-ce à lui à s’inquiéter des tressaillements de cette vile matière sur laquelle il expérimente ? Il ne cherche ni ne fuit de tels effets ; il ne reconnaît d’autre loi que de rendre avec exactitude et avec, force quelque impression que ce soit. Son système d’observation, d’où sont exclus les vains égards pour l’homme, exige une ou deux fois qu’il pousse plus loin que le licencieux, jusqu’au cynisme ; il sera simplement cynique, et, ce qui l’achève, il le sera avec une sorte de recueillement et de respect solennel pour la liberté de son œuvre.

III

Ce n’est pas assez de mépriser l’homme et de fouler aux pieds toute délicatesse morale pour se permettre ces audaces ; il faut encore nier le goût. Qui supprime le libre arbitre rejette logiquement le goût, libre arbitre de l’intelligence, qui consiste à choisir entre une foule confuse de détails également vrais les seuls qu’il convienne à l’art de reproduire. De même que la conscience ne se contente point d’analyser les passions et qu’elle se croit aussi le droit de les condamner, de même le goût ne demande point seulement au style d’être exact ; il s’inquiète s’il n’y a pas une espèce particulière d’exactitude qui répugne et qu’il faut proscrire. Voulût-on mettre en doute cette connexité nécessaire entre la négation du libre arbitre et la ruine du goût, la nouvelle méthode de critique exposée par M. Taine avec tant de rigueur, n’en laisserait pas la ressource. Si le goût existe pour lui, c’est un instrument sans usage. D’autres signaleront les défauts d’un auteur, avec le dessein de les corriger. Pour lui, fataliste en littérature autant qu’en philosophie, il se borne à bien constater ce que chacun dit, comment il le dit, et pourquoi il ne pouvait le dire autrement. La critique, quand elle aspire à régler le génie, est à ses yeux une œuvre vaine ; son rôle doit se borner à mesurer des forcés, et, étant données les facultés innées ou acquises d’un écrivain, à en considérer le jeu. À quoi cela aboutit-il ? A établir qu’il n’y a, en fait de style, que des instincts sans application volontaire de lois raisonnées, et à faire de la littérature un pêle-mêle de conceptions, toutes également soustraites à l’empire du goût, parce qu’elles procèdent d’impressions toutes également fatales.

Si cette poétique n’est pas celle des deux auteurs des Faux Bonshommes, elle s’adapte trop bien à leur œuvre pour qu’ils la rejettent, et, de toute évidence, M. Flaubert n’en accepte point d’autre. Quelque science que M. Taine déploie à la défendre, certaines pages de Madame Bovary en révèlent assez tristement le vice. Que sera-ce de M. Baudelaire ?

M. Baudelaire, en effet, ne trouverait, dans les théories de M. Taine, que trop d’arguments pour consacrer son livre. Pétrarque a chanté ses amours, et l’auteur des Fleurs du Mal les siennes. Que les amours de l’un et de l’autre soient un peu différentes, faut-il en prendre souci ? De part et d’autre l’impulsion irrésistible reste la même, et c’est le point : tel cerveau, telles conceptions ; telles circonstances, telle mise en œuvre. M. Baudelaire n’a pas été le maître d’empêcher cette loi suprême de la poésie d’agir en lui et d’engendrer ses conséquences. J’ignore s’il est fataliste ; mais son livre n’aurait pu être écrit, encore moins publié, sans cette même disposition d’esprit qui fait que M. Taine considère dans un auteur les qualités, les défauts et les sujets choisis comme autant de phénomènes qui ne pouvaient point ne pas se produire. M. Baudelaire est au fond de l’ornière sur laquelle penche M. Flaubert. Il marque le dernier terme vers lequel doit être précipitée une littérature qui, à défaut des bienséances de la morale, ne s’embarrasse même plus des bienséances de l’art. À ce titre, il mérite d’avoir ici quelques mots.

La poétique nouvelle, jointe à une conception défectueuse de la nature humaine, nous a donné dans M. Barrière des scènes qui répugnent. M. Flaubert y a ajouté les peintures licencieuses. M. Baudelaire ne recule point devant la gravure obscène ; et, ce qu’il y a de remarquable et qui montre bien l’art livré à la préoccupation dominante des choses matérielles, les trois auteurs déploient la même habileté plastique, la même puissance dans l’expression du geste et des attitudes du corps12. Attitudes viles chez M. Barrière, attitudes de volupté irritante chez M. Flaubert, attitudes pires encore chez M. Baudelaire, aucun des trois ne s’effrayant de l’ignoble, mais celui-ci s’y enfonçant d’un air de triomphe. Essayez d’imaginer une élégie possible sur le cadavre de madame Bovary ; mettez en vers le récit de sa mort et de ses funérailles, mais en ne prenant que la fleur du sujet, je veux dire tout ce qu’il peut inspirer de hideux, vous aurez la pièce de M. Baudelaire intitulée une Martyre. Certes, M. Baudelaire ne rend point le vice aimable ; il fait toucher du doigt, bien plus que M. Flaubert, « la pourriture instantanée des choses sur lesquelles s’appuie la passion », et c’est ce qu’il allègue à sa gloire. Qui croirait qu’il veut à toute force avoir écrit un livre profondément chrétien ? Ses amis l’affirment et expliquent ses raisons. Le païen Lucrèce invoque dans l’Amour le maître bienfaisant de l’univers :

Alma Venus…  tibi suaves Dædala tellus
Summittit flores, tibi rident æquora ponti,
Placatumque nitet diffuso lumine cælum.

Charme abominable qui nous pervertit ! M. Baudelaire le dissipe. L’expérience des siècles sérieux pèse sur sa tête ; il a médité sur la fragilité de ces fleurs si vite flétries, sur la tristesse de ce ciel lumineux, sur les changements rapides de cette mer souriante, sur la vie qui est la mort, sur les vers qui attendent leur proie, sur Vénus, leur pâture, sur le néant, sur la vanité des vanités. Il a vu ce brillant créateur de l’univers selon Lucrèce, l’Amour, il l’a vu, semblable aux Harpies, « effronté et féroce », dévorant d’une bouche ensanglantée la cervelle de l’homme !

Diripiuntque dapes contactuque omnia fœdant
Immundo.

Il a visité les temples de Cythère, et il les a trouvés pareils à l’antre de Polyphème !

… Domus sanie dapibusque cruentis
Intus opaca, ingens…

Alors, dans sa mélancolie profonde, il a chanté l’Amour et le Crâne, vieux cul-de-lampe ; il a prêché l’homélie des dernières douleurs, le Charogne, et il est clair que la religion la plus farouche ne saurait aller au-delà. Que dit, en effet, l’Écriture ? Que, depuis Adam, nous sommes tous pécheurs ; que, même sous la loi de grâce, on ne finirait point de sonder l’abîme de la corruption humaine. M. Baudelaire ne dit pas autre chose, il est vrai ; mais la manière de le dire fait beaucoup, surtout si l’on ne s’arrête qu’au péché. « Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant, avec les impies, que notre vie est un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. » J’en crois là-dessus Bossuet de préférence à M. Baudelaire, et chacun des moralistes de la littérature brutale peut prendre sa part de la leçon.

Il se rencontre des pages dans les Fleurs du Mal qui, à défaut de sympathie, inspireraient un peu de compassion, s’il était permis de les prendre pour la plainte vivement sentie d’un malheureux qui saigne sous la griffe du vice. On se figure aisément un homme qui, ayant épuisé la corruption et n’en pouvant plus rejeter l’amère science, s’en va par les lieux arides, portant au flanc son aiguillon. Que les images de la débauche le poursuivent encore, quand il ne lui reste plus de sens pour la goûter en ses raffinements les plus âpres ; que les passions honteuses dont il a subi l’empire s’acharnent après les derniers lambeaux de leur proie ; que dans cette âme, quelles ont ruinée, elles ravagent même les ruines ; de cette obsession peut naître une poésie pleine de visions malsaines, d’où l’on détourne les yeux parce qu’elle flétrit, mais qu’on n’a point le courage de condamner trop durement lorsqu’on voit devant soi le poète, hâve, rongé, haletant, excédé de fantômes. On ne songe point à lui demander si ce dégoût du vice, exprimé en termes horribles, en suppose le repentir. L’excès de sa misère ne lui laisse peut-être plus de force que pour des regrets sans remords et des imprécations sans dessein de révolte. On voit ces yeux sans larmes, traversés par des lueurs ternes, et l’on voudrait pleurer pour eux. Impuissance terrible, stérilité, malaise hideux, froid de l’âme ballottée sans trêve ni relâche dans les marais du vice ; est-ce là la poésie de M. Baudelaire ? Y sent-on une dégradation qui a horreur d’elle-même en se décrivant, qui se décrit parce qu’elle désespère de se guérir ? Par moments, on est tenté de le penser. Si cette illusion durait, on aurait une excuse en faveur du livre. Mais elle ne dure pas. M. Baudelaire nous déclare lui-même qu’il compose des pastiches, et « qu’en parfait comédien, il a dû façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes les corruptions ». L’agréable sujet de comédie ! La ressource de M. Baudelaire sera de prétendre qu’il souffre de ce qu’il observe. Il lui a fallu une magnanimité rare pour rester jusqu’au bout fidèle à son « douloureux programme ». Mais programme est un mot bien technique, il suppose bien de la réflexion compassée, et je ne sais si l’épithète de « douloureux » s’accommode facilement d’un tel substantif. Quand on a l’esprit de rédiger de ces prospectus-là, la douleur, nous le craignons, n’est qu’un artifice de plus ajouté au prospectus.

M. Baudelaire se moque de nous avec son martyre. Quel martyre est-ce de déguster en maître ès arts la quintessence du cynisme ? Collectionner, à grand renfort de vocabulaires, tout ce que la langue française fournit de qualificatifs qui sentent mauvais et de métaphores galeuses pour en parer l’être humain que l’on met en scène, nous le faire voir s’appelant lui-même, « décrépit, sale, abject, visqueux, cercueil d’une aimable pestilence, cimetière abhorré de la lune, fosse commune, cadavre hébété, jeune squelette, vieux boudoir à fouillis, vieille cloche fêlée, vieux granit, vieux sphinx, vieilles guenilles », cela suppose-t-il une mélancolie bien sinistre ? Je veux que l’imagination de celui qui parle dans les Fleurs du Mal paraisse quelquefois malade. La maladie a été acquise par principe, et on se l’inocule chaque jour à neuf : ainsi l’ordonne le pastiche. S’il y a une partie de lui-même que le poète torture, ce n’est point l’âme, c’est la cervelle. S’il lui reste un sentiment quelconque, ce n’est point la fatigue du vice, c’est un plaisir de dépravation au milieu de choses qui soulèvent le cœur. Le mépris de la nature humaine, dont nous avons suivi le progrès de M. Barrière à M. Flaubert, s’épanouit ici avec une sorte de jubilation sauvage. M. Baudelaire ne dit pas : « Voilà la débauche ». Il ramasse les sentines et les égouts, il souille la grâce, la beauté, l’amour, la jeunesse, la fraîcheur, le printemps, et d’une voix rauque d’orgie, et cependant guillerette, il s’écrie : « Voilà l’homme ». Et n’essayez pas de rien objecter ! M. Baudelaire vous accuserait de faire la petite bouche :

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !

Il a pris cette précaution oratoire, dès la préface, contre les femmelettes qui se détourneront de respirer les parfums de ses fleurs mignonnes.

Faut-il parler du style ? Il y a dans les Fleurs du Mal des qualités qui ne sont pas à mépriser, bien que ce soient des qualités toutes matérielles : l’instinct des formes et de la sculpture, une prosodie érudite, une facture sonore. On ne peut toutefois considérer comme une merveille ce certain bonheur dans le choix de l’expression brutale, cachet distinctif du groupe dont fait partie M. Baudelaire, qui exige plus d’audace que de génie, et pour lequel l’absence de scrupules est la meilleure inspiration. Du reste, peu de goût, beaucoup de fatras, des imaginations incroyables que l’ignoble n’exempte pas du ridicule, les métaphores prodiguées contre le sens commun, et, malgré une science peu commune de la langue, les règles violées aussi souvent que l’exige la commodité de la rime. Que veut dire, par exemple, « un soleil noyé dans son sang qui se fige » ? Ce n’est pas que M. Baudelaire ne soit né avec des facultés poétiques très solides, on ajouterait volontiers très aimables. Des morceaux tels que les Chats et les Hiboux, le Vert Paradis des Amours enfantines (des échappées de sentiment ravissantes), attestent qu’il eût tenu une place honorable parmi les poètes de genre, s’il n’avait mieux aimé être le premier en une spécialité peu enviable que courir le risque d’être le troisième ou le quatrième parmi les honnêtes gens. Il est le premier de son espèce, puisqu’il est jusqu’à présent le seul ; cependant sa tentative lui a tourné à ruine, les pièces les plus cyniques étant celles où son talent trébuche le plus. Il arrive assez souvent que la clarté y fait défaut ; on a seulement le vague soupçon qu’à mieux comprendre on se tacherait. Le vers alors,

Fatiguant le lecteur, ainsi qu’un tympanon.

(ceci est de M. Baudelaire), ne garde plus qu’un peu de mécanique et de musique ; il ressemble assez bien à une toupie qui ronfle dans le ruisseau. Le pis est, pour la forme comme pour le fond, que le poète ne paraît pas sincère ; et quel intérêt peut offrir ce vice à froid ? Les Fleurs du Mal ont la prétention du charnier ; nous sommes désolé de dire qu’elles n’en ont que la prétention.

Le charnier ! et M. Baudelaire a des lecteurs ! et on l’admire ! et on le prône ! et il faut le discuter comme un événement ! C’est ici qu’est tombée de chute en chute la poésie de notre siècle, qui a commencé sur les hauteurs sacrées, à l’ombre du vieux chêne où venait chanter ses tristesses l’aimant d’Elvire, rassasié de la terre avant même d’avoir voulu y toucher, malade de trop aimer :

… Ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour.

Ah ! nous avons eu des enthousiasmes bien dangereux ; mais nous en sommes trop guéris. Tant d’exaltation valait mieux que tant d’abaissement.

Il se trouvera un jour, souhaitons-le, un homme d’assez de talent pour écrire l’histoire du grand mouvement d’idées et de sentiments qui part de Rousseau et de Goethe, de 89 et de la poésie allemande, qui se développe dans notre littérature à travers les phases successives de la Révolution française, et dont nous voyons aujourd’hui une péripétie singulière : Ce sera à lui, qui considérera l’ensemble, d’y assigner une place exacte à l’école que nous venons d’étudier ; il décidera si elle forme le dénouement logique de faits antérieurs, ou si, en réagissant contre eux, elle ne les réhabilite point par le contraste de ce qu’elle est avec ce qu’ils furent. Qui veut faire l’ange fait la bête, et ce pourrait bien être une terrible démonstration du mot de Pascal que le roman de M. Flaubert succédant à certains romans de madame Sand. Non que je veuille jeter la pierre à l’enchanteresse qui nous a si longtemps charmés ! le moment serait mal choisi. Il me prend plutôt des envies de revêtir de blanc Indiana, vierge pure et sans tache. Mais enfin, c’est peut-être pour avoir trop glorifié l’homme dans ses passions que nous sommes arrivés à le traîner, lui et ses passions, aux gémonies. Peut-être l’abus des idées et des sentiments en a-t-il engendré le dégoût ; peut-être aussi, avec toutes nos ardeurs, avons-nous manqué de croyances assez fermes, et le ver qui nous ronge avait déjà piqué nos plus beaux rêves dans leur fleur. Notre époque, semblable en cela à l’héroïne de M. Flaubert, n’a-t-elle pas toujours plus ou moins gardé l’esprit positif au milieu de ses enthousiasmes ? Graves questions qu’il faudra résoudre quand on tracera le tableau de notre littérature, depuis les Méditations jusqu’à nos jours.

Pour nous, notre tâche est plus humble ; il nous a suffi de constater dans la littérature une éclipse de l’idéal qui, nous l’espérons, ne sera que momentanée. Afin de montrer quels désordres elle entraîne, et ce qui en résulte de périls pour la dignité de la vie privée aussi bien que pour la dignité générale de la société française, nous sommes allés droit aux faits les plus saillants ; mais le même dérangement des esprits se révèle en beaucoup d’autres œuvres pour lesquelles le public n’a eu que des applaudissements. Croit-on qu’il nous fût si difficile de retrouver dans le Gendre de M. Poirier, dans le Demi-Monde et le cycle de comédies qui s’y rattachent, les défauts qui nous ont choqué chez MM. Barrière et Flaubert : ici, une impassibilité calculée lorsqu’il faudrait le plus s’émouvoir ; là, le manque absolu de délicatesse ; ailleurs, le sentiment de l’homme faussé ; partout, des tableaux ou des traits sans ménagement. Quand la passion de s’enrichir s’empare d’une société, quand tout besoin, toute idée plus noble tend à disparaître des classes plus spécialement chargées par leur situation de servir d’exemple aux autres, le dédain résolu de tout ce qui n’est pas intérêt positif gagne de proche en proche ; il donne aux caractères je ne sais quoi de dur, mais qui ne leur ajoute pas, pour cela, plus de fermeté ; une licence paisible s’établit dans les mœurs, et, à ce double mal, correspond dans la littérature, qui calque les mœurs ou qui les attaque, une âpreté savante, concentrée et crue, tantôt peinture sans entrailles de l’homme, tantôt misanthropie amère portée par l’excès de la souffrance au paroxysme de l’insensibilité !

Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que l’argent aura produit chez nous de tels effets. Un phénomène semblable peut s’observer dans les vingt premières années du xviiie  siècle : c’était le temps où les malheurs d’une longue guerre, joints à la ruine de nos finances, ayant livré la monarchie aux gens d’affaires, la fièvre de la spéculation sur les bons du trésor et les papiers de toute sorte se communiqua, pour la première fois, des partisans au gros du public ; ç’a été aussi le temps où l’ancienne comédie, qui n’avait jamais péché par trop de réserve, a atteint son maximum de brutalité. Alors, comme aujourd’hui, et plus qu’aujourd’hui, le théâtre se plut à représenter l’agiotage, les pharaons, les belles dames tenant tripot clandestin, le libertinage et la fraude érigés en profession admise, un monde de courtisanes aux apparences honnêtes, ayant dans Paris son quartier à lui, ouvrantes salons, imposant son étiquette, enfin le demi-monde en règle avec ses fausses ingénues, ses fausses comtesses, ses fausses veuves de capitaines de vaisseau et il n’imita que trop les vices qu’il représentait. Ce n’est pas, comme on l’a dit, Molière, c’est proprement Dancourt qui ressuscite dans les Faux Bonshommes, avec l’invention de plus et le style de moins. Selon toute apparence, MM. Barrière et Capendu n’ont jamais eu la curiosité de tirer, de la poussière où il dort l’auteur du Chevalier à la mode, des Bourgeoises à la mode, des Agioteurs, du Moulin de Javelle, qui se présenta aux suffrages de son époque, ayant pour toute arme comique une sorte de mépris imperturbable, où il n’entrait plus rien ni de la verve enjouée de Regnard, ni de la douce malice de Dufresnyr, ni de la tristesse sympathique de Molière. Il n’en est que plus remarquable de les voir, eux et les auteurs dramatiques du même groupe, reproduire, non seulement les caractères généraux de Dancourt, mais encore quelques-uns de ses procédés et jusqu’aux formes matérielles de sa phrase ; je dis les formes matérielles, et non les qualités intérieures. L’esprit de Dancourt, comme celui de M. Flaubert, ressemble à une belle lame d’acier, polie, aiguë et froide, qui pénètre profondément dans les chairs et que remue à loisir, aux places douloureuses, une main sans émotion. Toute différence gardée entre la langue de Lesage et la langue de M. Flaubert, celui-ci compte Lesage pour ancêtre en même temps que Dancourt ; le même genre d’ironie sanglante et tranquille, qui fait de Turcaret une œuvre si étrangement saisissante, perce en beaucoup d’endroits de Madame Bovary. Pour compléter l’analogie entre ces deux moments de notre littérature, nous trouverions aussi, en cherchant bien, vers 1700, un poète, amoureux de la forme, à quelque sujet qu’elle s’adapte, qui s’étudie à mettre en rimes riches la bestialité, qui traduit tantôt un psaume, tantôt une ordure, à qui il est égal de chanter Jésus-Christ ou Giton. Le lecteur qui vient de lire ces lignes, nous ferait beaucoup d’honneur de croire qu’elles sont de nous et que nous les avons écrites exprès pour l’auteur des Fleurs du Mal. Elles sont de Voltaire qui en gratifia J.-B. Rousseau. Hâtons-nous de dire que le mal d’argent, s’il est permis de lui donner ce nom, exerça, dans les premières années du xviiie  siècle, des ravages bien autrement pernicieux qu’aujourd’hui, et cependant il n’a point duré. L’agiotage s’est calmé dans la société ; la scène comique est devenue soudain si discrète qu’elle a été énervée ; la littérature a ressaisi l’estime de l’homme et s’est élevée aux pensées les plus hautes. Telle est la merveilleuse flexibilité de notre tempérament ; elle déjoue les calculs, et, au moment où nous prenons tant de peine, moralistes tardifs, pour signaler ce qu’il nous plaît d’appeler l’écueil du jour, cet écueil n’est peut-être déjà plus que celui de la veille, et l’on en voit poindre un autre qui ne sera pas lui-même celui auquel nous nous heurterons demain.

Deuxième partie.
Portraits littéraires et historiques

L’abbé Fléchier et ses Mémoires13

Fléchier, à vingt-sept ans, enseignait encore la rhétorique à Narbonne. On fit à son Institut des changements qui le froissèrent, et on lui refusa avec malveillance un avancement qu’il méritait. Comme il avait l’âme fière et cette délicatesse pointilleuse sur de certaines choses que les gens en place appellent humeur chagrine, il donna sa démission. Il se fixa à Paris, entra comme précepteur chez M. de Caumartin, maître des requêtes, fut répandu par lui dans le meilleur monde de ce temps-là, se fit connaître par » quelques beaux sermons, et passa bientôt pour un homme d’un esprit agréable, d’un rare talent et d’un caractère sûr. Il n’attendit pas moins jusqu’à cinquante-deux ans avant d’être nommé évêque.

Le roi lui dit à ce propos : « Je vous ai fait un peu languir après une place que vous méritiez depuis longtemps ; mais je ne voulais pas me priver sitôt du plaisir de vous entendre » ; ce que les biographes, gens de leur nature portés à l’enthousiasme, admirent comme la plus royale des gracieusetés. Ce n’est peut-être que l’aveu naïf d’un système d’administration trop naturel pour qu’il périsse jamais. Il suffit souvent, pour vieillir dans les emplois médiocres, de s’y distinguer ; on se ferait scrupule d’enlever à sa place un homme qui la remplit avec tant de zèle et de talent. Il en allait quelquefois ainsi au xviie  siècle, et je sais aujourd’hui encore plus d’une province dans le monde où les choses n’ont pas changé, et où il n’y a rien de tel pour parvenir à de hauts emplois que de se montrer inférieur aux plus bas. Fléchier vivait donc à Paris, résigné à n’être rien, pas même professeur de rhétorique à Narbonne, mais jouissant de son mérite qu’il ne paraît pas avoir trop méconnu14, lorsque M. de Caumartin lui proposa de l’emmener avec lui aux Grands-Jours de Clermont où le roi l’envoyait tenir les sceaux (1665). À cette époque, le ressort du Parlement de Paris, beaucoup trop vaste, s’étendait, d’une part, jusqu’en Artois, et de l’autre, jusqu’en Poitou et en Auvergne. Placés si loin du centre, en des montagnes peu fréquentées, les gentilshommes d’Auvergne, presque aussi libres et aussi hardis sous Louis XIV qu’ils l’eussent été au temps de la Ligue, ne se doutaient point qu’il y eût quelque part des juges et un roi, désormais souverain de la noblesse comme du simple peuple. Ils continuaient à faire les tyranneaux en leur province, se moquant de Messieurs de Paris et des paysans qui poussaient leur lamentation séculaire : « Ah ! si le roi savait ! » La justice locale ne comptait pour rien : elle était gagnée ou intimidée, souvent même directement placée entre les mains du seigneur, de sorte que le même homme commandait les meurtres et les jugeait. Il y avait sans doute un gouverneur d’Auvergne ; mais il était duc, et indulgent pour les criminels sortis, comme lui, de bon lieu. Le roi sentit enfin qu’il fallait « montrer ses longs bras » ; et, ressaisissant dans l’arsenal des vieux usages de la monarchie une arme qui n’était pas encore émoussée, il institua les Grands-Jours d’Auvergne. Les Grands-Jours étaient, comme l’on sait, des assises extraordinaires que le Parlement tenait dans les villes les plus éloignées du ressort ; les commissaires délégués par lui emportaient avec eux, en vertu du principe de son indivisibilité, toute sa puissance, et quelquefois plus que sa puissance ; ils prononçaient des sentences sans appel, réglaient la discipline ecclésiastique, rendaient des ordonnances en matière de procédure obligatoires pour les justices locales ; ceux de Clermont décrétèrent jusqu’à des mesures économiques, et établirent, pour certaines denrées, durant tout leur séjour, une façon de maximum. Aussi était-ce les magistrats les plus habiles et les plus considérés que l’on choisissait pour ces sortes de mission. Messieurs du Parlement se mirent en route avec le fracas ordinaire, heureux de soulager les populations opprimées, mais point fâchés non plus, comme il y parut bien, de faire sentir à des gens de haute naissance le poids de leur robe. Beaucoup de dames suivirent leurs maris comme à une fête, et Fléchier fut de la compagnie des dames. L’élégant abbé partagea avec elles les hommages des beaux esprits de-là province. On trôna, on intrigua, on dansa, on fonda des sociétés de bienfaisance, on fit prêcher les orateurs célèbres du lieu, on mit en feu deux ou trois couvents de femmes qui n’attendaient qu’une occasion venue de Paris pour se déclarer la guerre ; on ébaucha de tendres romans, dont quelques-uns finirent par des mariages ; durant quoi les Grands-Jours pendaient. Tous jugez de la joie, lorsque présidente et conseillères revinrent à Paris, et comme elles avaient des choses à conter à leurs bonnes amies de la Grand-Chambre qui n’avaient pas été du voyage. « Ah ! marquises, vous nous appelez bourgeoises15 et nous n’avons pas le tabouret. Ils ne faisaient pas les fiers à Clermont, ces jours derniers, vos cousins du marquisat. Ils sautaient à qui mieux mieux des bourrées pour nous divertir, et avec quelle mine piteuse ! Ils nous rendaient visite deux fois la semaine ; ils parlaient à nos suisses chapeau bas ; demandez-leur des nouvelles de nos antichambres. Ils auraient bien voulu épouser nos filles pour se garantir de la foudre ; mais aux galères, les impertinents ! » Il fallait à ces majestueuses beautés, avides de répandre partout les exploits juridiques de leurs maris et de faire frémir les délicats par le récit des ogreries d’Auvergne, un secrétaire, galant et souple, qui mît en fine prose les registres du sieur Dongois, greffier des Grands-Jours, et rendît présentable cet amas d’horreurs. Ce secrétaire, ce fut Fléchier ; on le chargea de trouver pour tout des termes décents qui permissent aux plus réservées de ne pas perdre une seule des précieuses histoires dont elles avaient fait provision, et telle est, sans doute, l’origine du livre sans pareil qui a pour titre : Mémoires sur les Grands-Jours d’Auvergne.

Ces Mémoires, que plusieurs personnes avaient lus manuscrits, au dernier siècle, n’ont été publiés que de nos jours. Ce fut un beau scandale que leur apparition. Nombre de gens proclamèrent que l’honorable éditeur, M. Gonod, n’était pas moins pendable à lui seul que tous les Canillac ensemble. Ils crièrent au faussaire et à l’apocryphe, ressource extrême sous le coup de massue qui les accablait. Pensant comme eux, j’eusse fait comme eux, et je ne trouve point, malgré l’avis contraire de M. Sainte-Beuve en sa fine et délicate préface, que ce livre soit si innocent. Toute cette émotion n’a pas empêché les éditeurs qui viennent de nous donner, pour la première fois, un Saint-Simon complet et fidèle, de publier de nouveau le manuscrit de Clermont ; ç’a été, de leur part, rendre à l’histoire de nos mœurs un service capital, n’y ayant guère d’ouvrage qui en apprenne plus que celui-là sur le grand siècle. Des soins scrupuleux ont été pris pour que le texte original ne subît aucune altération. M. Chéruel s’est chargé de surveiller la collation, et c’est tout dire ; il a même enrichi ces Mémoires de notes précises et succinctes, qui expliquent tout ce qui a besoin d’être expliqué ; il y a joint, avec beaucoup de pièces originales qui complètent ou rectifient les principales révélations de Fléchier, une notice intéressante sur l’institution des Grands-Jours. Pour ce qui est de l’impression, les éditeurs se sont souvenus que c’étaient ici commentaires écrits par un abbé mondain pour la plus belle moitié du Parlement ; caractère, titres, papier, rien n’y choque la délicatesse la plus raffinée. Livre de femmes et de séminaristes, si les yeux, toutefois, se contentent de regarder sans lire.

Tout est curieux dans les Mémoires sur les Grands-Jours, le style, le sujet et l’auteur. Mais ce serait assez pour en donner une idée complète de nous arrêter au style. Si jamais on écrit l’histoire de la langue française moderne et de ses transformations depuis le xvie  siècle jusqu’à nous, le livre de Fléchier, qui, dans une histoire de la littérature proprement dite, tiendrait une place médiocre, deviendra l’un des monuments de notre prose qu’il faudra étudier avec le plus d’attention. Ces phrases sont, pour ainsi dire, fossiles. On sent qu’elles ont été vivantes et qu’elles ne le sont plus. La structure en est correcte, le tour ingénieux, la forme élégante. Il n’y a rien à reprendre à l’expression où l’on trouve réunis à la fois la justesse et l’agrément. Mais cette justesse de chaque mot pris à part n’empêche pas que tout ne soit faux ! ces agréments nous laissent froids, et ce français si correct et si pur n’est plus notre français. Une page de chinois, à supposer que nous pussions tout à coup l’entendre sans nous être familiarisés par de longues études préalables avec les idiomes de la Chine, nous semblerait à peine plus étrange. C’est une bonne fortune pour les connaisseurs et les savants que ces Mémoires soient restés inédits du vivant de l’auteur. Publiés, on n’eût cessé de les lire. Le style aurait eu beau en passer de mode ; on eût toujours été affriandé par le scandaleux de certaines anecdotes, et la lecture assidue eût empêché que ces manières de dire ne parussent aussi singulières qu’elles le sont en effet ; au lieu qu’en exhumant le livre du sépulcre où il a reposé deux cents ans, on a eu sous les yeux une sorte de pétrification du bel esprit, où chaque détail excite la surprise. Je ne dirai pas que la surprise soit toujours nouvelle ; la monotonie est inhérente au bel esprit ; mais, à chaque récit, on admire avec quelle souplesse et quelle tranquillité l’auteur approprie à tous les sujets frivoles ou terribles la même période symétrique élégamment balancée entre les deux termes d’une antithèse. Il ne paraît pas que cela lui coûte de grands efforts et, pour lui prendre ses façons de s’exprimer, c’est naturellement qu’il n’est pas naturel. En beau jouteur, il recherche les occasions les plus difficiles de faire éclater son adresse. L’affaire scabreuse de la comtesse de Saignes, par exemple, est une de celles dont il se repaît avec le plus de complaisance. Madame de Saignes, jeune et belle, plaida en séparation par-devant les Grands-Jours contre un vieux mari qui lui avait communiqué un mal nettement appelé par son nom dans Candide. Était-il possible à un ecclésiastique qui avait déjà plus qu’atteint l’âge des pensées sérieuses, de raconter légèrement une telle histoire et de la raconter honnêtement ? On dirait que Fléchier en a fait la gageure en lui-même, et il l’a gagnée. Il remporte ce triomphe de décrire les symptômes et les effets de la maladie en termes nobles et généreux. Ce n’est pas assez pour lui de retracer l’audience, « que tout le monde trouva fort divertissante ». Cette difficulté vaincue, il s’en crée une autre de gaieté de cœur en nous faisant part d’un entretien particulier « qu’une dame » et lui eurent avec la victime elle-même et qui n’avait d’autre objet que de renouveler le divertissement de l’audience. « Nous fûmes contents d’elle » ; ajoute-t-il. Mais il est surtout content de lui qui a mené à bonne fin, à travers tant de périphrases, cette anecdote ardue ; au milieu de sa satisfaction, il ne soupçonne même pas qu’en « ce différend si plaisant » il puisse y avoir quelque chose qui attriste : la profanation la plus hideuse du mariage et la dégradation d’un être humain. C’est encore, en effet, une des lois du bel esprit, de ne s’émouvoir de rien. L’esprit peut être sombre, déchirant, plein de douleur. Quel débordement d’humanité dans l’ironie de Voltaire ! Il ne fait point de Paquette une précieuse. Mais le bel esprit tue les sentiments humains ou force à les dissimuler. On sait s’il y avait dans Fléchier une âme charitable et tendre ; au milieu de tant de forfaits dont se compose son livre, des meurtres, des séquestrations, des viols, des actes d’oppression effroyable, des débauches infâmes, il ne laisse pas échapper un seul mouvement de pitié ! son système de style le lui défend. Il se pourrait que le bon goût ne fût pas seulement une qualité littéraire, mais une vertu aussi indispensable à l’écrivain que le courage à un homme et la chasteté à une femme.

Dans les petites choses cependant, ce style garde encore sa vivacité et son charme primitifs. D’un rien il peut faire un tableau qui attache ; d’une anecdote assez fade tirer tout un roman sentimental auquel on se laisse prendre involontairement, comme il arrive pour la plupart des histoires d’amour contées dans ce livre. Il y a une certaine danse que les sergents de ville contiennent plus qu’ils ne la proscrivent ; elle fleurit en des lieux que les honnêtes gens ne connaissent point, mais où ils se sont risqués au moins une fois en leur vie, et les provinciaux font le voyage de Paris, avec leur famille, pour la voir et en reparler aux soirées de leur sous-préfecture. Il importe peu de quel nom on l’appelle maintenant. En Auvergne, au xviie  siècle, on l’appelait, à ce qu’il paraît, goignade, et Fléchier l’a décrite en maître : « La goignade, sur le fond de gaieté de la bourrée, ajoute une broderie d’impudence, et l’on peut dire que c’est la danse du monde la plus dissolue. Elle se soutient par des pas qui paraissent fort déréglés, et qui ne laissent pas d’être mesurés et justes, et par des figures qui sont très hardies et qui font une agitation universelle de tout le corps. Vous voyez partir la dame et le cavalier avec un mouvement de tête qui accompagne celui des pieds, et qui est suivi de celui des épaules et de toutes les autres parties du corps, qui se démontrent d’une manière très indécente. Ils tournent sur un pied, sur les genoux, fort agilement : ils s’approchent, se rencontrent, se joignent l’un l’autre si immodestement, que je ne doute point que ce ne soit une imitation des bacchantes dont on parle tant dans les livres des anciens. » Voilà un chef-d’œuvre de précision. Cette peinture, hardiment poussée, s’arrête sur ces limites extrêmes de la décence où les reines du quadrille expressif savent, dit-on, retenir délicatement leurs pas les plus lestes, et au-delà desquelles on ne rencontre plus que le corps de garde. Mais jusque dans les petites choses, la pointe d’affectation perce encore par l’horreur du mot propre. Fléchier prononce-t-il par hasard le terme familier, il y ajoute aussitôt, en manière de correctif, une définition tirée à quatre épingles, qui en relève la bassesse et en dénature le caractère. Mademoiselle Mimi Pinson (personnage qu’on peut considérer comme classique, puisque c’est l’un des quarante qui a daigné nous raconter son odyssée), mademoiselle Mimi Pinson chanterait joliment ses Landerirette à la figure de celui qui viendrait lui dire : « Je me suis joint avec les grisettes, qui sont de jeunes bourgeoises de la ville, qui ont une galanterie un peu hardie et qui se piquent de beaucoup de liberté. » Elle trouverait que ce sont là de bien longs détours et des expressions bien pincées pour dire ce que « grisette » disait tout de suite et beaucoup mieux. Que si ce style ne paraît pas exempt de manière même en des bagatelles où l’usage et l’esprit de société autorisent quelque chose de plus piquant que la simplicité du langage ordinaire, que sera-ce, appliqué à tous les bandits atroces dont les Grands-Jours sont pleins : à un d’Espinchal, qui, jaloux de son page, le suspend par des courroies au plafond de sa chambre et le laisse mourir de faim, balancé dans l’espace ; à un grand-prévôt de Bourbonnais qui, pour se distraire un quart d’heure ou deux, s’amuse à faire battre à mort un de ses archers et son exempt ; à un comte de Lamothe, qui assassine à coups d’épée les paysans endormis, pour leur apprendre à ne vouloir point faucher gratis ; à je ne sais plus quel autre qui avait organisé dans ses montagnes la chasse aux notaires et aux huissiers ? Il ne se peut guère imaginer de contraste plus tranché entre la forme et le fond, et c’est certainement une idée moins exorbitante d’avoir mis, comme le marquis de Mascarille, toute l’histoire romaine en madrigaux. Quand on voit l’hôtel de Rambouillet qui vient coqueter et faire ses mines au milieu de ces mœurs fauves, cela produit le même effet pittoresque que ces capotes raffinées, ces panaches et ces volants que les petites-maîtresses parisiennes étalent chaque année, de juin en août, dans les gorges sauvages des Pyrénées, à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

La rhétorique, ou du moins une certaine rhétorique compassée, est la compagne naturelle du bel esprit. Bien des causes concouraient à ce que Fléchier n’évitât point de défaut. Il avait été professeur, métier dont on ne guérit pas. Il était clerc, et la rhétorique est éminemment une science d’église. Aujourd’hui qu’on la délaisse partout, un prélat16 qui n’est point de la secte du Ver rongeur, vient d’en faire l’éloge dans un discours de distribution de prix avec une conviction partie de l’âme. De là, chez Fléchier cette profusion de tours qui appartiennent à la chaire et au barreau, empruntés pour la plupart aux habitudes des anciens, à Cicéron et à Tite-Live. Les entretiens, qu’il est censé rapporter, tournent d’abord au discours ; on y sent l’imitation forcée des oraisons latines. Presque toujours, quand ses personnages ouvrent la bouche pour parler, leur première-phrase commence par un « si », qui est le début académique par excellence. Le prix d’éloquence de cette année ne débute pas autrement, et les orateurs devraient élever une colonne à la conjonction « si », le plus utile et le plus pompeux des monosyllabes. Joignez la rhétorique et le bel esprit, vous aurez sur un fond vrai un tissu d’invraisemblances dialoguées ; les faux discours rendront nécessaires les sentiments faux ; les antithèses, s’aligneront jusque sous la hache du bourreau, et, au moment de mourir, des personnages, qui ne savent pas l’alphabet, mettront en pièces le Conciones et l’Aminta. C’est ce qui arrive, par exemple, à cette fille du Lyonnais, « fille d’esprit et de cœur », qui a commis par quelque fatalité un crime digne de mort. L’exécuteur des hautes œuvres conçoit pour elle une tendresse subite ; il lui propose de l’épouser, et, « selon le droit du pays, en l’épousant, il la sauve ». Il ne manqua pas de lui faire connaître sa passion, de la conjurer de vivre, et de lui représenter qu’il avait un moyen de la délivrer… qu’il ne fallait pas qu’une honte imaginaire la retînt, que c’était un moindre déshonneur d’épouser celui qui faisait mourir les criminelles que de mourir comme criminelle. Elle écouta sa déclaration avec bien de la confusion, et, prenant la parole à son tour : « Je serais morte assez heureuse, lui dit-elle, situ ne m’eusses proposé un si lâche moyen pour ne mourir pas, et je ne trouve pas de plus grand malheur à mon supplice que le malheur de t’avoir fait pitié et de m’être attiré une déclaration qui me doit être si fâcheuse. La mort que je vais recevoir de toi me paraît mille fois plus douce que la vie que je mènerais auprès de toi. Que si tu sens encore quelque bon mouvement pour moi, exécute promptement les ordres de la justice et ne me laisse pas vivre plus longtemps malheureuse de t’avoir plu. » Ces fleurettes ne sont-elles pas bien mignonnes sur un échafaud ? On peut lire à la page précédente la contrepartie de cette histoire écrite dans le même goût. Il s’agit d’un prisonnier qui trouve une femme disposée à se marier avec lui pour le tirer des mains de la justice. « On mena la fille au prisonnier, qui la trouva fort à son gré et témoigna qu’il s’estimait heureux de cette rencontre qui lui donnait occasion de sortir de ses fers et d’entrer dans les siens ; qu’il était plus son prisonnier que le prisonnier des Grands-Jours, etc., etc. » Je laisse à penser si la fille, lorsqu’on lui donne à son tour la parole, est en reste de frivolités ! Ce qu’il y a de plaisant, ce sont les scrupules qui saisissent parfois le narrateur après tant de choses galantes. « On pourra trouver étrange que deux personnes qui n’avaient pas été sans doute trop élevées pussent dire de ces douceurs ; mais on ne trouvera rien qui ne soit vrai et vraisemblable, si l’on considère que la passion que l’un avait d’être délivré, et le désir que l’autre avait de se marier, leur faisait dire des choses au-delà peut-être de leur état et de leur condition. » Vraiment !

Si les paroles sont de pure invention, si les sentiments sont altérés, les faits eux-mêmes ne subissent-ils, sous la plume de Fléchier, aucune métamorphose ? L’auteur n’est-il point disposé, par sa méthode de style, à tenir pour exact ce qui est piquant, à transformer des bruits légers en médisances et des médisances en petit scandale ? Il faut convenir qu’il y a à cela beaucoup de probabilité. Qu’on ne se hâte point, toutefois, d’en tirer contre l’autorité du livre des conclusions trop fortes. Fléchier n’embellit et n’arrange d’ordinaire que les circonstances et les faits indifférents. Lorsqu’il expose les crimes de la noblesse d’Auvergne, on a, pour le contrôler, outre la correspondance des intendants, le journal de Dongois, et la comparaison attentive que M. Chéruel a faite de ces divers documents, prouve que Fléchier a plutôt adouci que chargé l’horreur de ces forfaits. Lorsqu’il nous initie aux intrigues de la vie claustrale, lorsqu’il nous dévoile les travers et les petites passions de la sainteté, on peut l’en croire, il est de la maison ; il en connaît trop bien les tours et les détours pour rien imaginer qui pèche contre la couleur locale, et ce sont occasions où il prend un soin tout particulier de respecter la vraisemblance. Les Grands-Jours exigent certainement, de la part du lecteur, moins de circonspection et d’expérience que les Mémoires de Saint-Simon, et ils n’offrent pas moins d’intérêt. Peut-être même n’y a-t-il pas dans Saint-Simon des révélations aussi accablantes contre le régime de l’inégalité. Ici, du moins, ces révélations sont plus serrées, elles forment un tableau plus régulier et plus facile à embrasser du regard, elles sont insinuantes au lieu d’être furieuses, et n’en ont que plus de force. M. Chéruel, dans son Histoire de l’administration en France, a recueilli ce que Fléchier nous apprend de plus caractéristique sur les désordres de la noblesse dans ces provinces reculées. Je n’essayerai pas de refaire ce qu’il a très bien fait. Je ne succomberai pas davantage à la tentation d’esquisser les mœurs du clergé d’Auvergne dans la première partie du règne de Louis XIV et de relever, en y joignant le commentaire qu’elles méritent, tant de confidences fâcheuses que Fléchier laisse échapper sournoisement et comme d’un air de négligence. Il prend avec les Visitandines, les Sœurs des Hospices, les Capucins, les Cordeliers, les Jacobins, les Jésuites, les évêques, leurs officialités et leurs chanoines, des libertés que nous ne voulons pas nous permettre ici ; nous n’avons pas appris, comme lui, dans de bons endroits, l’art délicat d’égratigner en retirant la patte. Il ne resterait donc qu’à le défendre lui-même des reproches trop vifs que ne manqueront pas de lui adresser beaucoup de lecteurs, même des moins prompts à s’effaroucher. Mais M. Sainte-Beuve s’est chargé de ce panégyrique : je n’aurais qu’à reprendre la thèse qu’il développe dans sa préface avec beaucoup de justesse et d’agrément : à savoir, que l’idée qu’on se fait des bienséances varie avec les époques, et que l’auteur des Grands-Jours n’a point violé celles de son temps et du monde où il vivait. Seulement, c’est une raison de plus d’étudier de près le livre de Fléchier ; on sera surpris de tout ce qu’autorisaient chez un personnage de sa robe les bienséances de ce siècle, si glorieusement orthodoxe, qui, désespéré d’être venu trop tard pour inventer la Saint-Barthélemy, inventa du moins, faute de mieux, les dragonnades. Pour un homme qui doit porter un jour la mitre et la crosse, l’abbé Fléchier parle un peu lestement du diable et « des pommes que mangea Ève ». Il faut dire à sa décharge qu’on n’était pas, de son temps, fort en sûreté à prendre la Bible trop au sérieux. On voyait alors d’honnêtes gens, possédés d’une incroyable fureur de christianisme, qui n’avaient à la bouche que les mots de justice et de damnation ; leur vie entière s’écoulait entre les terreurs de la chute et les espérances de la grâce. Comme ils ne badinaient pas avec les pommes, Sa Majesté Très Chrétienne, justement outrée de ce pédantisme, leur interdisait le prêche et se préparait à les envoyer ramer sur ses galères. Cela était propre à tempérer le trop de respect pour la Genèse. J’ajoute, à titre de renseignement et non à titre d’excuse, que Fléchier ne croyait pas à de certains prodiges du Rosaire ; quand des moines lui contaient la catastrophe de ce prélat qui fut miraculeusement noyé pour n’avoir point voulu admettre dans son diocèse le Rosaire avec ses confréries, il n’était point touché, il souriait finement, en homme qui ne tient pas à dire ce qu’il pense à ceux qui ne savent point le deviner. C’est quelque chose que ce bon sens et cette discrétion. Après tout, on passe bien des bagatelles mondaines au galant homme qui, plus tard, évêque aux jours de la Révocation, obtint l’insigne honneur d’être blâmé de quelques-uns de ses collègues pour sa conduite envers les protestants, comme on pardonne bien des fautes de goût à l’orateur disert qui a si dignement loué Turenne.

Le duc de Saint-Simon17

Après tant d’excellentes pages qui ont été publiées dans ces dernières années sur les Mémoires de Saint-Simon, reste-t-il beaucoup à dire qui n’ait été dit du génie de l’écrivain et des merveilles d’un style qu’on peut appeler en propres termes unique ? J’en doute ; Il me semble, en revanche, que le système politique de Saint-Simon et ses doctrines sur l’histoire n’ont pas encore été mises dans tout leur jour. Il me semble que sa vie elle-même, où il y a eu, malgré le tempérament de triple airain, de singulières vicissitudes morales et des retours bien imprévus, n’a pas été serrée de près en toutes ses crises et suivie en tous ses replis. C’est pourquoi, m’aidant de l’édition définitive de ses Mémoires, donnée par le savant M. Chéruel, je voudrais juger aujourd’hui l’homme et le théoricien. Je laisse de côté le peintre et le grand inventeur en fait de langage, autant qu’on peut laisser de côté, dans une étude du genre de celle que j’entreprends, la meilleure part d’un esprit et d’une âme tels qu’étaient l’esprit et l’âme de Saint-Simon.

I

La vie de Saint-Simon fut triste et fertile en échecs. Des plans sans cesse renouvelés et brisés, trois carrières différentes commencées à des intervalles inégaux, des projets gigantesques qui aboutirent à des misères, des misères agrandies par l’imagination jusqu’à absorber toutes les forces, toute l’intelligence, tout le génie, toute la passion de l’un des hommes le plus richement doués qu’aucun siècle ait jamais produits, voilà ce qui remplit cette existence de quatre-vingts ans, doucement caressée à son début par des rêves d’ambition et de gloire, terminée dans l’isolement et dans le dégoût. Né pour les grandes choses, il vécut dans les petites. Il eut des qualités d’homme d’État avec la passion furieuse du pouvoir. On peut même dire qu’il n’a si violemment détesté Louis XIV et les premiers ministres, que par rivalité de métier ; Et, quand le pouvoir lui arriva, il ne sut en rien faire ; il le dépensa en frivolités. Lui-même a résumé sa vie politique par ce mot amer : « J’ai appris dans les affaires, qu’en s’en mêler n’est beau et agréable que de loin. » Ses contemporains les plus indulgents, qui ne connaissaient pas ses Mémoires, où le génie et toute espèce de génie déborde, le prirent, sous la Régence, pour un maniaque. Il leur produisait l’effet d’une tapisserie d’avant Richelieu. Ils l’eussent volontiers appelé « avorton », comme Lagrange-Chancel dans ses Philippiques. De fait, Saint-Simon fut un grand homme qui avorta. Ce ne fut pas seulement la faute des circonstances, ce fut aussi la sienne. Avant-d’étudier son livre, il faut nous donner le spectacle de cette destinée manquée ; il faut voir comment tant de belles qualités devinrent stériles. Un seul défaut, l’orgueil du rang, paralysa tout. Il ne dépendait point de Saint-Simon de ne pas recevoir ce défaut de la nature et de l’éducation. Il dépendait de lui de ne point le cultiver avec amour et de n’en point faire une frénésie. « Je n’ai jamais rien préféré à l’honneur de mon rang », dit-il quelque part, « pas même la fortune » : Rien de plus vrai. Il y sacrifia tout, jusqu’au monument de sa vie, son livre, dont un bon quart, rempli de dissertations sans fin sur les titres et les généalogies, forme la lecture la plus fastidieuse qu’il y ait au monde, après les Mémoires de Richelieu et ceux de Sully. Tour à tour juge perçant et juge partial, il ne se borna pas à signaler les maux croissants amenés par une autorité monarchique trop libre de tout contrepoids, et il maudire les grandes iniquités qui marquèrent les dernières années du règne de Louis XIV ; il enveloppa dans ses imprécations des réformes salutaires qui étaient contre le rang, comme, par exemple, l’ordre du tableau. Il se figura le règne entier comme un bouleversement universel et inouï ; dans le délire de son orgueil ducal, qui ne fut égalé que par les transports de son patriotisme, il vit tout confondu, tout abattu, tout peuple, et lui-même seul distinct dans la confusion, seul debout dans le prosternement général, n’ayant pas de mission plus sacrée que de maintenir intacte et rayonnante la dignité du dernier descendant de Charlemagne en face de Louis, roi des maltôtiers, idole des rats de cave, qui ne remontait pas plus haut que Hugues Capet.

Car il descendait de Charlemagne. Il avait découvert cela, je ne sais où. Il en était sûr, bien qu’il se demandât par quelle aberration d’esprit Clermont-Tonnerre pouvait se croire issu des empereurs d’Orient et d’Occident. Il n’y avait peut-être pas à Versailles un seul domestique, un peu âgé, qui ne put lui apprendre que son père avait débuté à la cour par y être « page d’écurie », que c’était là une bien petite source pour un si fougueux torrent d’orgueil. Il ne tint pas à prendre auprès d’eux les renseignements qui l’eussent mis en garde contre sa chimère naissante. Il aima mieux s’y enfoncer chaque jour davantage. « Nos défauts croissent en vieillissant. » Oui, si nous leur permettons de croître. Saint-Simon a vécu pour démontrer ce mot de La Rochefoucauld.

Il fait son entrée à Versailles en 1692, à l’âge de dix-sept ans. Élevé dans l’admiration de Louis XIII et de son époque, il apporte déjà au milieu de ce monde, nouveau pour lui, beaucoup d’idées d’un autre temps. Mais il ne déploie point d’abord ce caractère intraitable dans la défense d’un préjugé qui fut le fléau de sa vie. Il est même digne de remarque qu’il eut toujours, sauf sur le rang et sur ce qui touchait de près ou de loin à la dignité du caractère, un grand fonds de modestie et d’humilité chrétienne. Sa jeunesse fut sage ; elle nous montre un homme qui sait à l’occasion se posséder et imposer à la seigneurie des transactions assez fortes. Sa haine systématique des ministres bourgeois ne l’empêche point d’avoir quelques-uns d’entre eux pour amis. À y regarder d’un peu près, ce ne sont pas toujours les plus irréprochables d’entre les parvenus qu’il fréquente le plus volontiers ; chaque fois qu’il peut profiter de leur commerce soit pour s’avancer dans le monde, soit pour s’instruire, il n’hésite pas à leur faire les caresses qui peuvent honnêtement se faire sans entamer la franchise et l’honneur. On le voit être, en un mot, tout ce que l’on a prétendu avec beaucoup de force que sa nature lui défendait d’être : souple, adroit, mesuré, maître de sa plus violente passion. Il est bien certain qu’il eut le sang-froid nécessaire pour se mésallier dans un intérêt d’ambition et de bonheur domestique. Madame de Saint-Simon, fille du maréchal de Lorges, brillait par des vertus, rares à Versailles. Ce n’était point de ces femmes tumultueuses qui mettaient tout en feu pour un tabouret mal placé, qui se prenaient de querelle en plein théâtre, qui s’appelaient en pleine cour « sac à vin, et sac à guenilles », qui fumaient dans les pipes des Suisses, ni de ces femmes adorables qui mangeaient à leur mari « cent mille écus en collets de point de Gênes », et qu’on vit, sous le Régent, « porter d’un air aisé des cerceaux de vingt-quatre pieds de circonférence ». Mais enfin, toute parfaite qu’elle fût, elle avait sa tache ineffaçable : M. Frémont, son grand-père, enrichi dans les fermes, rat de cave ou quelque chose d’approchant. Saint-Simon fit le saut périlleux, et mêla, sans scrupule, le sang de Charlemagne à celui de M. Frémont. Non qu’il ne ressentît cruellement la pointe d’un tel grand-père ni quel plaisant contraste cela faisait avec ses harangues de duc et pair contre les rats de cave et leur roi ! Après avoir confessé M. Frémont en toute sincérité, il l’escamote, il n’en parle plus guère que le jour de sa mort, simplement pour nous dire qu’il mourut ; c’est toute l’oraison funèbre. Il n’en avait pas moins vaincu, dans une circonstance décisive, la force du préjugé ; preuve assurée qu’il aurait pu la vaincre plus souvent, et que ses fautes lui vinrent de sa volonté et non point de son tempérament.

La première carrière qu’il tenta fut celle des armes. Le soldat français était déjà alors ce qu’il a été souvent depuis : discipliné et frondeur. En se battant sous Villeroy, il le chansonnait. Les camps achevèrent l’éducation politique de Saint-Simon et firent en partie son éducation littéraire. Il y entendit parler des ministres en un style qui n’était point gêné par les règles d’Aristote ; le sien, plus tard, s’en ressentit. S’il faut juger de ses talents militaires par les batailles qu’il a refaites et gagnées dans son cabinet, en écrivant son livre, aucun général n’eût été plus riche que lui en ressources et expédients stratégiques. Par malheur, il ne se donna pas le temps de déployer ses rares qualités ailleurs que sur le papier. Ses alliances, son rang, dix années de services distingués, la bravoure et le zèle qu’il avait déployés dans les Pays-Bas et sur le Rhin, le mettaient en passe de parvenir à tout. Il ne parvint qu’à révéler pour la première fois avec éclat le vice principal de son caractère, en se retirant mal à propos du service. En 1702, dans une promotion, cinq de ses cadets lui sont préférés pour un grade supérieur. L’injustice, à vrai dire, n’était pas criante. Mais Saint-Simon y voit un affront fait à sa naissance par les « robins » du ministère. Gouverneur de Blaye et mestre de camp à un âge où Fabert et Catinat attendaient encore une compagnie, il imagine de s’offrir comme un exemple de l’acharnement des hommes de plume contre les seigneurs. Il tombe chez ses amis, la liste en main, à la façon d’un taureau qui a vu le rouge ; il les rassemble ; il leur peint avec force l’ingratitude d’un roi qui ne fait pas les ducs maréchaux de France dès le berceau, et, quand il a pris leur avis, il donne sa démission. Quel triomphe pour lui ! Quelle confusion pour les ministres !

C’était un coup de vanité. Il faut bien l’avouer cependant : avant d’arriver au commandement des armées, il eût été obligé peut-être, tôt ou tard, de prendre la même résolution pour des motifs plus sérieux. Il n’était point de ceux que le ciel a créés pour obéir et se soumettre quand même. Des généraux qui avaient les singulières façons de Vendôme, les éclats d’orgueil de Villars, l’incapacité de Villeroy, des ministres qui n’avaient gardé de Colbert et de Louvois que le ton despote, un roi vieilli qui commandait encore le respect, mais qui n’inspirait plus d’enthousiasme, lui eussent donné dans les emplois médiocres plus d’un dégoût insurmontable pour lui ; si bien que ce coup de vanité fut en même temps, sans qu’il faille lui en faire trop d’honneur, un coup de sagesse et de prudence. Comme tous ceux qui se tiennent à l’écart du présent, il se réservait l’avenir ; d’autant plus sûrement que, dans ce rôle de frondeur où il se renferma alors, il y avait un sincère amour du bien, et que si le dépit personnel et l’impatience de l’ambition trompée y entraient pour quelque chose, il ne s’y mêlait du moins aucun bas calcul d’égoïsme. Sa conduite, à partir de cette époque jusqu’à la mort de Louis XIV, fut un chef-d’œuvre de courage, de fermeté digne, d’adresse et de ridicule. Les sottises des sots sont tristes. Je ne trouve pas précisément qu’ils soient ici-bas pour nos menus plaisirs ; il faut être bien désabusé des hommes et de la vie pour éprouver à les regarder faire une jouissance pure de tout retour chagrin de la réflexion sur elle-même. Mais si l’on veut se donner le spectacle divertissant des erreurs d’un homme d’esprit et d’un honnête homme, on n’a qu’à suivre les grandes querelles que Saint-Simon fait à ses égaux, à la cour, à la monarchie, au roi, pour un manteau, pour un carrosse, pour un deuil, pour la communion des princes. Ces futilités ne sont pas seulement un accident dans sa vie : elles le prennent tout entier, et c’est une merveille de sa rare intelligence et de son infatigable activité qu’il ait encore trouvé du temps pour des objets plus hauts.

Il avait commencé depuis plusieurs années déjà la rédaction de ses Mémoires, et il la poursuivait avec persévérance. Il épiait les intrigues de la cour, il en ourdissait lui-même, il établissait son crédit auprès des pouvoirs futurs. Des ministres en vinrent à lui faire des avances. Ce discoureur à demi disgracié, sans place et en apparence sans crédit, disposa quelquefois en faveur de ceux qu’il préférait des plus hautes charges du royaume. Il inspira des craintes au père Tellier, que tout le monde craignait. Chose singulière ! Louis XIV lui-même qui ne l’aimait point, éprouvait une hésitation invincible à le frapper. Trois ou quatre fois, sur ce qu’on lui rapportait de Saint-Simon, de son humeur querelleuse, de ses allures indépendantes, de ses propos sur les affaires, de son érudition dangereuse sur les origines de la monarchie et sur les droits des pairs, il menaça de l’envoyer si loin qu’il n’entendrait plus parler ni de lui ni de sa pairie. Trois fois l’orage passa sans éclater sur la tête de Saint-Simon. Il est vrai qu’un roi, sensible comme Louis XIV à la louange délicate, ne pouvait longtemps tenir rigueur à un censeur qui savait, quand il voulait, si bien louer et avec tant de justesse. Mandé près du maître, Saint-Simon avait beau le trouver irrité ; après une courte explication, il le laissait charmé ou indécis. Nulle part, la connaissance qu’il avait du cœur humain n’éclate mieux que dans ces entretiens, modèles de franchise, de souplesse, de dignité et de flatterie insinuante où, sans rien sacrifier de ses prétentions, il paraissait s’abandonner aveuglément à la discrétion de son souverain. Il resta donc à la cour. Il y resta dans une situation unique, faisant accepter de tous, même du roi, son rôle de mécontent, estimé pour son caractère, considéré pour ses alliances et ses grandes relations, redouté des moins timides pour la vigueur et la rectitude inflexible de ses attaques, ménagé des plus prudents comme un homme qui aura, tôt ou tard, son jour. Plusieurs semblaient soupçonner vaguement qu’il y avait désormais en France deux rois : l’un qui tenait en main le gouvernement réel, l’autre attaché au premier comme une ombre incommode qui épiait son règne, et, en esprit, le refaisait. Celui-ci, chaque soir, portes closes, après la longue et douloureuse contrainte de la journée, semblable à un animal carnassier, échauffé et surexcité par la poursuite des chasseurs, qui, rentré dans sa tanière, rugit encore et bondit, et du museau fouille la terre, ravageait, la gloire du roi réel. Le règne de Louis était fini, le sien commençait dès qu’il se voyait assis devant sa table solitaire, avec sa plume, seule consolation et seule ressource laissée par la jalousie de la fortune à un esprit vaste qui se sentait né pour l’empire. Là, il réprimait la maltôte, il enchaînait la persécution religieuse, il relevait les finances, il raffermissait la monarchie chancelante, il sauvait la nation près de périr. Le champ des grandes actions et des grandes espérances se déroulait à perte de vue devant ses regards. Des chimères ! elles jaillissaient à flots, elles débordaient par-dessus les obstacles anéantis. Mais, au milieu des songes et des aventures, son intelligence nette démêlait, à côté du mal réel, le remède positif ; sa raison, restée libre et lucide sous le charme de cette fantasmagorie, calculait les difficultés et réduisait les ressources à leur véritable proportion. Elle se résignait à des plans de réforme modestes et suffisants pendant que l’imagination franchissait les limites du possible. Veut-on voir dans Saint-Simon le visionnaire et le poète ? Il faut le prendre dans son cabinet, remaniant et labourant la France bourgeoise un jour où la morgue parlementaire a exaspéré, par quelque affront, dûment rédigé sous forme d’arrêt, l’impertinence ducale. Veut-on voir l’homme positif et le politique habile qu’il aurait pu être ? Il faut l’écouter dans ses entretiens avec Chevreuse et Beauvilliers sur la conduite qui sied à un héritier du trône ; il faut entendre ce langage sans couleur et sans enthousiasme, où rien n’est donné qu’à la crainte de ne pas être assez compris, qui se traîne froidement et lourdement, mais qui, en dépit de l’abondance des circonlocutions et des parenthèses, est le langage même des affaires, parce qu’il ne perd jamais de vue l’affaire principale, parce qu’il démontre avec une évidence invincible que la saine pratique est là et point ailleurs. Il faut surtout le voir se conduire lui-même. Tous ses plans sont perdus si le pouvoir, durant la minorité qui doit suivre la mort de Louis XIV, échoit à d’autres qu’à Philippe d’Orléans, son compagnon de disgrâce et son ami. Or, Philippe a contre lui la volonté du roi, sa mauvaise réputation, la jalousie des princes légitimés, déjà investis de moyens d’action considérables, plus que tout, les préventions de la cour. Saint-Simon devine que tant d’obstacles, dans la disposition actuelle des esprits, ne sont rien. Il prévoit que le testament de Louis, quel qu’il soit, sera impopulaire, par cela seul qu’émané de Louis, il paraîtra à tous l’empiétement d’un règne dont la longueur accable, sur un règne qu’on veut franchement nouveau. Avec un art infini, il dissipe les préventions ; il gagne au prince des partisans parmi les jésuites et les jansénistes, au parlement et à la cour ; il se fait l’âme d’un complot si adroitement ourdi, que le roi vivant n’en soupçonne pas tout le péril, et que le roi, à peine mort, il éclatera jusque dans les moindres détails, avec la régularité d’une mesure dès longtemps prévue et acceptée.

II

Enfin Louis meurt, la Régence est constituée selon le gré de Saint-Simon ; il n’a qu’à vouloir pour régner sans partage sur l’esprit d’un prince indolent et spirituel, qui ne demande qu’à être gouverné, pourvu qu’on ne le gouverne pas avec une extravagance trop manifeste. Saint-Simon va-t-il enfin s’emparer du pouvoir qu’il a si continûment et si ardemment convoité ? Va-t-il guérir les maux qu’il signale dans son livre avec une éloquence si fougueuse et une probité si amère ? va-t-il du moins les adoucir ? La situation faite au gouvernement nouveau par le règne qui finissait, était sans doute critique. Mais jamais Régence n’avait trouvé plus de facilité à s’établir ; jamais tant de latitude n’avait été laissée par l’opinion publique à un pouvoir de fraîche date pour réformer, tailler, couper, trancher dans le vif, appliquer les remèdes héroïques ; à moins de se créer à plaisir des résistances factices, on n’en devait rencontrer aucune. La noblesse n’était plus la tête de la nation ; elle pouvait encore produire des conspirateurs ridicules, mais non plus donner des chefs à une révolte. Et qui, d’ailleurs, se fût révolté ? Écrasée sous le poids de soixante années d’obéissance muette et absolue, exténuée, décimée, ruinée, la nation était disposée à accueillir avec une docilité reconnaissante toute mesure qui eût apporté à ses souffrances un soulagement, si faible qu’il fût. On la vit, dans l’espace de cinq années, accepter sans surprise, ou supporter sans secousse violente, la chambre de justice, la refonte des monnaies, la réduction des rentes, la substitution du papier à l’argent, la banqueroute déguisée du visa, la banqueroute franchement avouée de Law. Qu’on juge là-dessus des remèdes qu’admettait son tempérament ! Le long espoir et les vastes pensers lui sont venus depuis. En 1715, elle ne poussait pas l’ambition jusqu’à poser elle-même des limites à l’autorité royale ; elle mettait son salut dans le plein exercice de cette autorité. Elle ne réclamait point à grands cris des états généraux : un ministre réformateur suffisait à ses vœux, et Saint-Simon pouvait l’être.

C’est ici qu’il faut le blâmer sans réserve, au lieu d’accuser les circonstances qui seules seraient responsables d’avoir enchaîné son génie. L’indulgence était permise, l’estime même était commandée quand ses visions n’étaient funestes qu’à sa propre fortune ; quand le souvenir des privilèges de sa race, lui inspirant la force nécessaire pour défier la contagion de la bassesse et de la servilité, il se faisait de ses préjugés des vertus ; quand il se tenait à l’écart du grand règne, boudeur triste, homme à projets, politique plein de chimères parce qu’il se voyait condamné malgré lui à l’ambition spéculative, historien prévenu et aveuglé par la haine, mais détestant du moins, la tête haute, ceux devant qui tout rampait, patriote sincère et fier gentilhomme plus encore peut-être que grand seigneur entêté. Mais que penser lorsque ses vertus mêmes lui deviennent des pierres d’achoppement, lorsqu’il immole à ses chimères jusqu’aux destinées de la Régence établie par ses soins, lorsqu’il subordonne partout ses principes à ses rancunes, ses vues les plus hautes à des idées mesquines, ses plans de réforme les plus solides, je ne dis pas même aux intérêts, mais aux illusions de sa caste ? À peine le duc d’Orléans s’est-il fait livrer le pouvoir qu’il use son temps et son crédit auprès de lui à provoquer des destitutions de garde-côtes. Il semble que déplacer les hommes équivaille à ses yeux à changer les choses. Il conçoit la Régence uniquement comme un système de réaction à outrance contre le règne de Louis XIV. Il rêve un carnage de conseillers d’État et de ministres, et il le rêve accompli par un prince débonnaire qui n’a à la bouche que le nom de Henri IV, et qui, ne fût-il pas clément par facilité d’humeur et par libéralité d’esprit, le serait par mollesse et par crainte de la fatigue. Par là, il se rend incommode et suspect ; il inspire au Régent, prêt à s’abandonner à lui, des défiances irréparables.

Certes, les représailles, après les longues fureurs impuissantes, sont une douce chose. Machiavel n’aurait point la cruauté de les interdire à un pouvoir nouveau, pourvu que les abus du régime précédent lui permissent de les présenter sous la forme d’un grand acte réparateur de justice nationale, pourvu d’ailleurs qu’il en usât avec discrétion et qu’elles n’eussent point de quoi nuire à son établissement. Mais comme la juste mesure, en de telles occurrences, est difficile à garder, il n’y a guère pour un gouvernement, quel qu’il soit, république ou monarchie, de tentation plus périlleuse que celle de venger, étant roi, les injures du duc d’Orléans. Pour Saint-Simon, la tentation était si forte, qu’il aurait dû s’interdire jusqu’à la pensée de la plus petite vengeance. Porter, bouillant, dans son cerveau vingt plans de bataille destinés à confondre Marlborough avec Eugène et ne point dépasser la grade de mestre de camp ; n’avoir pendant quinze années d’autre confident des plus saintes et des plus brûlantes colères qu’un chiffon de papier qu’on noircit avec rage et qu’il faut, à peine noirci, « enfermer sous les plus sûres serrures » ; se sentir obsédé par des fantômes éblouissants de félicité publique, de grandeur, de gloire, d’activité féconde, et rester fixe et immobile, cloué dans l’inaction, en face de toutes les misères et de toutes les violences ; souffrir par l’effet d’une sensibilité surhumaine qu’aiguise encore l’affreuse pensée que l’on n’est rien, souffrir à la lettre les souffrances d’un peuple entier ; concentrer en soi seul la multitude des maux particuliers qu’engendre la ruine générale ; saigner chaque jour d’une nouvelle blessure ; être broyé, déchiré, torturé de mille manières ; puis, quand un tour de roue de la fortune jette à bas les maîtres superbes de la veille, quand on tient là, sous son regard, tremblants et palpitants, ceux qui : ont été insolents, médiocres, pleins d’outrages, sans esprit et sans pitié, également avides de domination et de servitude, insatiables de bassesses, se refuser la délicieuse jouissance de les écraser à son tour et ne se sentir enfin le bras libre que pour ne point frapper, ah ! j’en conviens, cela est dur ! Mais, quoi ! on ne règne qu’à ce prix, et à ce prix seulement, on est digne de régner. La vengeance est le plaisir des dieux, qui sont éternels. Le politique n’a qu’une heure dans la suite des siècles. Je le plains s’il la perd à se venger.

Les rancunes de Saint-Simon se doublaient de ses préjugés de caste et en venaient. Il avait conçu le projet de vingt réformes utiles et le plan d’une révolution aristocratique, que les mœurs rendaient à peine possible, que l’épuisement général rendait seul sans danger. Il fallait choisir : ou de réaliser les réformes ou d’implanter violemment la révolution dans le gouvernement de la France. Ses préjugés parlent. Il renonce aux réformes, jugeant plus nécessaire de refouler les siècles dans leur marche et la monarchie dans son développement naturel. Le règne de Louis XIV, — et les Mémoires mêmes de Saint-Simon ont fourni moyen de mettre pour la première fois ce fait dans toute sa lumière, — le règne de Louis XIV avait été l’avènement de la bourgeoisie aux grandes charges civiles. Saint-Simon, mieux que personne, savait que, depuis quatre siècles, tous les efforts de la nation, toutes les fautes du clergé, toute la mauvaise conduite de la noblesse tendaient à ce résultat. N’importe. Il traitera le long travail d’une longue suite de générations comme un caprice accidentel du despotisme de Louis. Entre le gouvernement de la France par la haute noblesse et le gouvernement de la France tel qu’il peut être en 1715, il s’obstinera à ne voir d’autre obstacle que le système administratif de Louvois et de Colbert. S’il y a un fait qui éclate presque à chaque page de notre histoire, c’est l’incapacité politique de la noblesse, c’est son impuissance à diriger les affaires et à prendre un rôle sérieux ailleurs que sur les champs de bataille. Sans remonter jusqu’à la Fronde pour en trouver des preuves, il suffirait du règne de Louis XVIII, qui a été le martyr, non des carbonari et des officiers en demi-solde, mais des émigrés et de la haute Église. N’importe. Saint-Simon substituera aux ministres de Louis des conseils composés exclusivement de grands seigneurs, qui auront la haute main sur les parlements, sur les finances, la guerre, les relations extérieures, les affaires ecclésiastiques et jusque sur le commerce. On a tout dit des conseils. C’était la Fronde qui ressuscitait et qui, cette fois, victorieuse sans lutte, mettait au pillage le Régent et la France. Mais comment s’empêcher de remarquer que cette machine administrative, si laborieusement inventée par Saint-Simon, n’a été plus sévèrement jugée par personne que par l’inventeur ? Ouvrez ses Mémoires, vous y verrez que Philippe, une fois investi du pouvoir, n’avait plus devant lui que des adversaires sans crédit, et que les conseils, obligés par le principe qui présidait à leur formation, d’accueillir à la fois Harcourt, Villars, Villeroy, tous ennemis déclarés de Philippe, donnèrent, au sein même de la nouvelle Régence, aux cabales qui se proposaient la ruine du Régent pour but, le centre d’action qui leur manquait. Parcourez la liste des membres qu’il fait nommer, c’est une collection pompeuse de nullités. Celui-ci est « court d’esprit » ; celui-là entre à la guerre par l’unique motif qu’il a M. de Lauzun pour oncle. Un, troisième passe pour « avide et avare » ; on le met judicieusement aux finances. Brancas, « constitutionnaire jusqu’au fanatisme », obtient de déployer sa fougueuse religion à la tête des haras ; il traite les chevaux comme des jansénistes, et les haras sont perdus. Bref, les conseils formés, il ne s’y trouve qu’un duc, un seul, qui sache rapporter une affaire. Encore ce phénix des grands seigneurs est-il « brutal et livré à tous les vices » !

Voilà certes plus de raisons qu’il n’en faut pour expliquer la chute rapide des conseils et le rétablissement des ministères. Il n’est plus besoin de s’écrier, comme Saint-Simon, avec une philosophie mélancolique : « Tout, ici-bas, est cercle et période ». Mais on n’aura qu’une faible idée de sa politique forcenée, si l’on n’a la patience d’étudier minutieusement ses relations quotidiennes avec le Régent, avec ceux qui l’entourent, avec les ministres déchus de Louis XIV. Tantôt il se pique hors de propos de porter dans ses desseins « une suite enragée », tantôt il ne lui coûte rien de se donner les démentis les plus cruels. Obstinément cramponné à un sol qui se dérobe sous lui jeté avec une idée inflexible et, qui pis est, une idée stérile et morte, au milieu d’une société où les intérêts deviennent sans cesse et chaque jour plus ondoyants et plus compliqués, il ne saurait défendre son système contre tant d’éléments hostiles sans se forger chaque jour et sans cesse des haines nouvelles. Les querelles s’enlacent aux querelles, les rancunes s’enchevêtrent avec les rancunes ; elles s’étendent, elles s’accumulent, elles se combattent. Sa vie politique n’est bientôt plus qu’un écheveau immense et inextricable de ressentiments, de vengeances et de réconciliations où il est comme entortillé et perdu. Les fils se mêlent, se nouent, se rompent, se rajustent, sans que l’œil, étourdi, ose suivre cette multiplicité de petits mouvements répétés avec une rapidité merveilleuse en mille directions diverses ou contraires. C’est lui qui a mis le plus d’ardeur à célébrer les mérites de d’Aguesseau et qui met le plus d’ardeur à le renverser. Il n’a point trouvé dans sa prodigieuse faculté de haïr assez d’éclats de haine contre Desmarets, qu’il appelait jadis avec horreur « cyclope et anthropophage ». S’il le faut cependant, pour confondre l’impertinence de Noailles, chargé des finances, il délivrera à Desmarets des certificats d’innocence et de probité. Il prétend reconstituer la puissance politique de la noblesse ; il veut « la mettre dans le ministère, avec la dignité et l’autorité qui lui conviennent, aux dépens de la robe et de la plume ; écarter cette roture de tous les emplois supérieurs et soumettre tout à la noblesse en toute espèce d’administration ». Mais que les simples nobles s’avisent d’élever contre les ducs et pairs quelques réclamations un peu vives, il ne se contentera pas de réfuter leurs raisons par des raisons, il versera sur eux des flots d’injures. Les petits bourgeois qui le lisent, apprendront avec surprise de cet intraitable gentilhomme, qu’en 1717 toute la gentilhommerie de France n’était qu’un troupeau « aboyeur », conduit par des fous, des sots, des bellâtres débarqués du Mans par le coche, des safraniers et des bilboquets. Au milieu de ces haines changeantes, sa haine la plus durable est sa faute la plus continue. Toute arme lui semble bonne, toute mesure lui semble juste contre le parlement, corps bourgeois, usurpateur des privilèges de la pairie. Au lieu de le conquérir à des réformes utiles, au lieu de se liguer avec lui pour balancer le crédit croissant de Dubois, il n’a souci que d’envenimer ses querelles avec le Régent, jusqu’à ce qu’il arrive enfin à cette scène du lit de justice, décrite et ressentie par lui sans mesure, dernier effort de la passion la plus concentrée et la plus débordante, dernier terme de l’éloquence humaine, où l’expression, comme la sensation, est infinie ; où la parole n’est plus ni son, ni signe, ni harmonie, ni peinture, ni rien de réglé et de distinct des mouvements de l’âme ; où elle éclate avec le cœur, haletante comme lui, « dilatée » comme lui à l’excès, ne trouvant plus d’espace à s’étendre, impuissante à se contenir et à se diriger, ou, si elle se contient, « suant d’angoisses de la captivité de son transport », exaltée tout à la fois et abîmée dans la plénitude de la félicité sans bornes. C’est là, pour ainsi dire, dans l’existence de Saint-Simon, le faîte. Joies, douleurs, déceptions, espérances, il ramasse toute sa vie en ce point culminant. Il n’a plus de regrets, il ne forme plus de désirs ; la passion la plus insatiable qui fût jamais se déclare rassasiée et assouvie « au point de ne plus se soucier de rien ». Caractériser une telle scène et donner par l’analyse une idée d’un tel état de l’âme, les écrivains les plus abondants et les plus vigoureux l’ont essayé tour à tour ; leur abondance s’y est épuisée, et leur vigueur en a été accablée. À quoi cependant aboutissent et toutes ces joies et tous ces flots impétueux d’éloquence épique ? Quel est le lendemain de ce consummatum est orgueilleux, si délicieusement savouré, contre la robe et le « vil petit-gris qui voudrait contrefaire l’hermine en peinture » ? Le lendemain, c’est la défaite définitive de Saint-Simon lui-même et la ruine de tous ses plans. Le système de Law, qu’il eût voulu renfermer en de sages limites, est affranchi, désormais, par l’humiliation du parlement, de toute entrave ; l’alliance avec l’Angleterre, qu’il avait combattue pour beaucoup de bonnes raisons, est affermie ; Dubois, son rival, achève de le supplanter dans l’esprit du duc d’Orléans ; on ne parle plus de rien réformer ; la monarchie continue de rouler dans la vieille ornière au bout de laquelle sont les précipices, et, pour conclure, le vainqueur du parlement, le paladin de la prérogative des pairs, reçoit du Régent un exil honorable, mais un exil. On l’envoie en ambassade dans le pays de Don Quichotte.

C’était une troisième carrière qui s’ouvrait un peu tard devant lui. Sous Louis XIV, il avait refusé d’être soldat ; au début de la Régence, il avait manqué l’occasion d’établir un gouvernement rénovateur. Il s’offrait à lui un dernier moyen de rendre encore à son pays de brillants services et de donner à ses contemporains la mesure de son mérite.

Dussé-je paraître lui prodiguer trop facilement les qualités de toute espèce, il avait des parties de diplomate aussi bien que de général et d’homme d’État. Lui-même, si je ne me trompe, nous a conté quelque part cette jolie histoire de la naissance du duc d’Orléans : toutes les fées avaient été priées autour de son berceau ; chacune lui apporte un talent ou une vertu ; survient la plus méchante et la plus vieille, qu’on a oublié, comme de règle, d’inviter ; elle ne peut ravir à l’enfant les dons que lui ont faits ses pareilles, elle lui refuse du moins l’art de s’en servir. Il faut bien qu’il y ait eu à la naissance de Saint-Simon quelque fée semblable. D’abord, durant son voyage en Espagne, ce ne sont que succès et coups d’adresse. Il emporte sans peine le principal de sa mission ; il esquive les pièges que lui tend Dubois ; les grands se l’arrachent ; il séduit la reine par ce tour particulier d’imagination qui faisait de lui, les jours où il ne déclamait contre rien ni contre personne, un enchanteur irrésistible ; il a le bonheur de faire quelquefois sourire le roi, et ce roi était Philippe V ! Mais tout à coup, au milieu de l’essaim des fées souriantes, la vilaine sorcière qu’on a oublié d’inviter, étend sa baguette ; la mouche de pairie le pique, et le voilà qui, pour démontrer la supériorité de la pairie sur la grandesse, se met à barbouiller un interminable Mémoire, bourré de science, où il prouve que la plupart des grands d’Espagne descendent de quelque famille entachée de bâtardise. À Madrid comme à Versailles, il soulève à tout propos des difficultés de rang et de préséance ; il persécute les gens de sa dignité méconnue ; si bien qu’un beau jour Philippe V prend le parti de ne le plus recevoir. Il avait réussi à importuner un roi d’Espagne sur le cérémonial !

Ce fut son dernier exploit ; nous terminerons ici ce tableau trop rapide de sa vie politique, si l’on peut donner un tel nom à cet enchaînement de fautes et d’espérances déçues. Aussi bien ne revint-il en France que pour y subir de nouveaux dégoûts et une grande douleur : la mort du duc d’Orléans. Cette fin subite, les circonstances qui l’accompagnèrent, étaient faites pour frapper vivement un homme de sa pitié et de son imagination. Elle lui enlevait, d’ailleurs, jusqu’à la dernière possibilité de jouer un rôle digne de lui. Il n’avait pas encore cinquante ans. Il prit néanmoins le parti de la retraite. On lui doit cette justice qu’il renonça fièrement à l’ambition et aux dignités dès qu’il fut assuré qu’elles ne pouvaient plus être pour lui qu’un vain objet de parade. Ses revers, dont il ne songeait pas à s’accuser, l’avaient convaincu « que tout le bien possible avorte nécessairement toujours. Cette affligeante vérité, ajoute-t-il et qui sera toujours telle dans un gouvernement comme est le nôtre depuis le cardinal Mazarin, devient infiniment consolante pour ceux qui sentent et qui pensent et qui n’ont plus à se mêler de rien ». Durant trente années et plus, en effet, qu’il vécut encore, il ne s’occupa que de diriger ou de mettre en ordre ses Mémoires et de sentir et de penser. Et quelle ample matière de réflexions et de sentiments ne lui présentait pas une vie si longue, placée par le hasard entre la chute d’une société et l’enfantement d’une autre, où les premières impressions avaient été des récits du temps de Louis XIII, où les dernières surprises et les derniers dédains furent inspirés par la popularité prodigieuse et l’omnipotence « d’Arouet, fils d’un notaire » !

III

De même qu’on peut dire que la vie de Saint-Simon fut une lutte de ses préjugés contre ses lumières, de même les idées qui remplirent sa vie et qui forment le fond constant de son livre, sont une lutte ou plutôt une association tumultueuse de doctrines contraires, qui n’a pu se réaliser qu’en lui. Fils d’un favori déchu, aïeul d’une sorte de prophète démocratique, il demeure incertain s’il a plus haï son temps par regret du passé que par pressentiment de l’avenir. Qu’on le prenne comme historien, comme politique, comme philosophe ou comme utopiste, son rôle est double et porte l’empreinte des deux époques hostiles, entre lesquelles la fortune a enfermé sa carrière. Il prédit « la fin et la dissolution prochaine de la monarchie », il la prédit « sûrement » avec une sorte de joie amère ; il lègue à la révolution prochaine ces Mémoires vengeurs qui la justifieront aux yeux des siècles, et, par haine de la roture, en vingt endroits, il se prononce contre elle. Qu’eût-il été en 89 ? Si l’on écoute cette voix rugissante sous le bâillon, si l’on considère cette face marquée de petite vérole et vivement accentuée, on répond hardiment : Mirabeau. Si l’on songe à ses théories sur le tiers état, « si disproportionné de l’ordre de la noblesse », on voit déjà Mirabeau Coblentz, futur député de la Chambre introuvable, qui suspend la cocarde tricolore à la queue de son cheval et dénonce aux princes assemblés le jacobinisme du comte de Provence.

Historien, sa conception générale de l’histoire de France part de Boulainvilliers pour aboutir au système popularisé de nos jours par MM. Guizot et Augustin Thierry. Il a mis ses soins à débrouiller la confusion de nos origines, mais en y portant l’orgueil de race, qui ne l’abandonne même pas alors qu’il juge la politique des Scandinaves ; eût-il touché aux Tartares, un érudit de son caractère n’en eût point parlé de sang-froid. Aussi beaucoup de ses théories paraîtront aujourd’hui surannées. On doutera que les détenteurs de fiefs sous Charlemagne et les pairs sous Philippe-Auguste aient possédé dans les conseils de la nation l’autorité souveraine qu’il leur attribue. On ne croira plus que la noblesse et le tiers état fussent non seulement deux classes, mais encore deux peuples totalement séparés dès la première race, ni que la conquête doive donner au vainqueur une éternelle supériorité sur les vaincus. Mais la merveille de ces faux systèmes, c’est que l’erreur même y tourne au profit de la vérité. Saint-Simon — nous avons déjà eu occasion de le dire — a remarqué sous le règne de Louis XIV un fait décisif ; l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir par l’exercice régulier de toutes les fonctions civiles et par le maniement de la fortune publique, grand fait qui a échappé aux historiens de l’ancien régime et que Voltaire n’a point noté parmi les changements survenus dans l’état social entre la mort de Richelieu et celle de Colbert. La Bruyère, dont la surface polie recèle tant de profondeurs et qui se joue sur le bord des précipices, était digne de démêler cette révolution ; il évite toutefois d’en exposer les résultats politiques, estimant que c’est déjà bien assez de hardiesse pour un auteur « né Français », de courir d’une plume légère sur les nouveaux ridicules introduits par elle dans les mœurs. Saint-Simon, au contraire, l’a abordée de front et il nous en dévoile le mystère. Après avoir comparé à la richesse croissante de la bourgeoisie la pauvreté de la noblesse qui se ruine à Versailles ou dans les camps par le luxe, la guerre et le jeu ; après avoir cherché partout et partout découvert la domination de la roture, dans les conseils du roi, d’où elle a tenu entre ses mains les destinées de l’Europe ; dans les armées, où les gentilshommes n’avancent que par le bon plaisir des commis ; dans les provinces, où les gouverneurs, anéantis par les intendants, ne gardent plus qu’un vain titre ; surtout dans ces tribunaux odieux, dans ces cours qui s’intitulent souveraines, dont les membres, revêtus de l’hermine, disposent en maîtres de l’honneur ou de la fortune des plus illustres maisons et poussent l’insolence, jadis valets des pairs, jusqu’à refuser de les saluer en prenant leur avis ; après avoir ainsi éprouvé une sorte de volupté âcre à constater en toute occasion ce travail universel de bouleversement, qui n’a laissé intacte aucune partie de l’ordre social, il se recueille pour interroger le passé, et d’un seul coup d’œil il en embrasse le progrès dans la suite des temps. Que fait-il autre chose, en distinguant les degrés divers franchis par la robe et les accroissements successifs de la dignité parlementaire, que de nous offrir en raccourci une image du développement tout entier de la nation ? Alors, mais seulement alors, les querelles d’étiquette s’élèvent sous sa plume à la hauteur d’un débat politique. Ces légistes qui n’ont d’abord qu’un marchepied au-dessous des pairs ; qui, de ce marchepied, font un banc et le décorent de fleurs de lis ; qui de là montent sur les hauts sièges, et qui, enfin, construisent pour leurs présidents de véritables trônes, d’où ceux-ci dominent à leur tour les seigneurs, c’est la marche ascendante du tiers état, trait si capital de notre histoire, figurée par les envahissements de la robe ; c’est la substitution du droit au privilège, de plus en plus marquée par la supériorité de plus en plus grande accordée au magistrat, précurseur des temps nouveaux, sur le duc et pair, dernier débris des anciens temps. Cette révolution perpétuelle de France, qui commença le jour, jour obscur et mémorable, où, pour la première fois, un huissier, fils de serf, sans escorte, sans attirail de siège, muni seulement d’une petite chaîne d’argent, vit s’abaisser devant sa redoutée sommation le pont-levis du château féodal, et requit le seigneur, « parlant à lui-même », de comparaître devant les juges du roi ; cette révolution, cachée encore, dont la force était irrésistible, le progrès continu et le terme fatal, Saint-Simon l’a maudite, mais il l’a devinée. L’historien, avec sa clairvoyance, tantôt servie, tantôt combattue par ses passions, est chez lui la reproduction exacte de l’homme d’État.

Le philosophe et le théoricien politique ne diffèrent point de ce qu’a été l’historien. Mettons-le d’abord en face de l’Église. En plein règne de Louis XIV, il sonne contre elle le tocsin du xviiie  siècle. Sa dévotion, scrupuleuse au point de se demander si ce n’est point blesser la charité que d’écrire des histoires, son catholicisme orthodoxe, la profonde répugnance que lui inspire toute hérésie, y compris le jansénisme, semblent l’exciter au lieu de le retenir. S’il faut signaler à l’Europe les ténèbres « épaisses et tranquilles » de l’Espagne, « pays d’inquisition », et jeter l’anathème sur ce gouvernement de moines dans lequel une nation généreuse s’est ensevelie vivante aux plus beaux jours de sa puissance et de sa jeunesse, c’est lui qui en réclame le premier l’honneur. Une seule voix, en dehors des protestants dépouillés, s’élève contre les dragonnades avec un cri de douleur ; une seule voix, en dehors des jansénistes proscrits, pleure sur les ruines de Port-Royal : c’est la sienne. Cela, direz-vous, ne va qu’à la haine des persécuteurs et non à la ruine du clergé ? Attendez. Le voici qui sort de la Trappe : il y a passé, selon son usage, une semaine dans les méditations austères. Le moment est favorable pour éprouver sa foi. Parlez-lui de Luther, il en raisonnera avec la justesse d’esprit et l’équité d’un père Maimbourg ; mettez-le, de là, tout d’un trait, sur le compte des cardinaux et des évêques, vous n’oserez en croire vos oreilles. « Âne mitré, cuistre violet, piffre, barbe sale des missions, barbichet de Saint-Sulpice » ; cette prodigalité d’épithètes eût comblé Diderot et elle eût paru excessive au bon goût de Voltaire. Ce n’est pas même assez pour l’orthodoxie de Saint-Simon. Il dira, en éveillant une image hideuse : « le chancre rongeur de Rome », ou une image dégoûtante : « D’Aubigny, archevêque de Rouen, excrément de séminaire ». Ces injures, si violentes qu’elles soient, sont des caresses auprès des anecdotes qu’il recueille et qu’il accrédite. Cherchez à la table, au nom Amelot ; vous en trouverez une sur l’infaillibilité des papes, qu’un pur gallican de sa façon avait seul le droit de raconter sans scandale, mais que Luther et « sa commode doctrine », comme il la qualifie, eussent payée au poids de l’or. Aspirations vers la liberté de conscience, mépris du clergé, harangues assidues contre l’ambition romaine, cela ne suffit point encore pour être affilié, même de loin, à l’Encyclopédie. Il faut quelque chose de plus, peu de chose, à la vérité, mais ce peu, indispensable : une petite préférence de haine pour les jésuites. Saint-Simon n’y a point manqué. Contre le reste du sacerdoce, c’est un bélier qui donne des cornes avec un mouvement uniforme de fureur. Contre les jésuites, c’est un Protée déployant mille ruses et mille ressources, la poche pleine d’histoires de toute espèce, tantôt profitant d’une confidence de Maréchal, premier chirurgien, pour montrer dans le général de l’ordre une sorte de Vieux de la Montagne catholique qui tient le poignard suspendu sur la tête de tous les rois, tantôt se délectant à conter par le détail quelque bon tour de jonglerie qui lui arrive de Cadix ; tour à tour sarcastique et mielleux, souple, insinuant, d’une franchise brutale ; terrible quand, d’un geste doux et rapide, sans même se détourner, il jette, sur la Compagnie, un trait de satire ineffaçable : « Lorsque le Père Daniel, dans son Histoire de France, arrive aux matières de Rome et de la Ligue, c’est plaisir de le voir courir sur ces glaces avec ses patins de jésuite » ; mais plus terrible encore quand l’épouvante lui coupe la voix et lui ôte jusqu’à l’envie de railler, comme dans ce cabinet sombre où le Père Tellier, s’entretenant avec lui de la bulle Unigenitus, se laisse aller tout à coup à lui révéler ses plans et ceux de la Société : « Il me dit tant de choses si énormes, si atroces, si effroyables, que j’en tombai en véritable syncope. Je le voyais bec à bec, entre deux bougies, n’y ayant du tout que la largeur de la table entre deux (j’ai décrit ailleurs son horrible physionomie) ; éperdu tout à coup par l’ouïe et par la vue, je fus saisi, tandis qu’il parlait, de ce que c’était qu’un jésuite ! »

En plein règne de Louis XIV, il prononce le mot de la Révolution : les états généraux ; il prévient ses théories sur la royauté, dans laquelle il ne voit « qu’une substitution et un fidéicommis » ; il devance son langage ; il appelle Vauban « un patriote » pour le livre de la Dîme royale qui lui valut sa disgrâce, et lui, « si pair », il crée le terme favori des jacobins. Voilà le révolté du xviiie  siècle ! Mais il a sur la Constitution anglaise les idées de Louis XIV et non celles de Montesquieu. S’il reproche une fois à la Grande Charte de n’être pas une barrière assez forte à l’ambition des ministres, et de fonder, sous couleur de liberté, un despotisme hypocrite, il lui reproche plus souvent de consacrer l’anarchie. À la seule idée que la royauté puisse subir en France un joug semblable à celui de la Chambre des communes, le sang lui monte au visage. Il n’éprouve pas de colères plus saintes et plus brûlantes au souvenir des génuflexions idolâtriques faites par La Feuillade devant la statue de Louis XIV. Il lui échappe de dire : « Les particuliers n’ont pas le droit de raisonner des affaires d’État, encore moins de censurer les résolutions du gouvernement. » Maxime fort belle, sans doute, qui fait toutefois une assez triste figure au milieu de vingt volumes d’imprécations contre l’ancien gouvernement de France ! Quel est cependant le grand vice de la Constitution anglaise ? De mettre les rois sous la tutelle des Communes ? Oui, et quelquefois les lords. « En Angleterre comme en France, le temps des barons est passé. » Et voilà, dans le révolté du xviie  siècle, le soupir de la seigneurie expirante.

Aussi, quoiqu’il ait songé l’un des premiers aux états généraux, il les prône bien plus qu’il n’exhorte à les convoquer. Il n’a pour eux qu’un goût d’estime, tempéré par des considérations prudentes. D’abord, il semble tout à leur disposition ; il leur abandonne sur les finances un pouvoir absolu ; il les veut périodiques, il les veut continus, et la violence de son amour va jusqu’à ne point souffrir de s’en séparer un instant. Mais bientôt, devant le fantôme qu’il a évoqué, il se forge mille terreurs. Qu’est-ce que les états généraux ? Il remarque, non sans une certaine impertinence, que personne autour de lui ne le sait bien. Le sait-il plus que d’autres ? Sous prétexte de dire ce qu’ils sont, il expose simplement ce qu’ils devraient être au gré des sages, et, de sagesse en sagesse, il les réduit, en dehors des finances, à l’humble rôle de donneurs d’avis. Une assemblée, réunie au moment où tous les anciens pouvoirs menacent de crouler, qui borne son ambition à émettre des vœux ; un roi qui les écoute avec docilité, et n’en forme point d’autres ; la bonne foi réciproque, seule et suffisante sanction de la concorde ; l’autorité monarchique subsistant dans sa plénitude à côté des états généraux restaurés, quel rêve ! L’œil perçant de Saint-Simon démêlait clairement que ce n’était rien de plus qu’un rêve. Une institution que sa longue désuétude rendait nouvelle et que sa nouveauté rendait populaire, ne pouvait reparaître sans aspirer à tout se subordonner. Autant valait dire : tout usurper. Saint-Simon, du moins, le croyait. Le mémoire qu’il a écrit pour le Régent en mai 1717, est l’expression très nette de cette inquiétude. Jamais échafaudage de défiances ne fut construit avec plus d’amour ni distribué avec plus d’art ingénieux. Ceux qui se font une joie maligne de comparer l’événement avec les prédictions qui en ont été faites, pour confondre le devin, ne trouveront point ici à se satisfaire. Si ce n’est qu’il se complaît à voir les choses par leurs vilains côtés, il a réduit d’avance en formules générales l’histoire de la Constituante. Mais c’était rendre à 89 un mauvais service que de le si bien prédire ; qui eût médité son mémoire, parmi les moins zélés pour l’ancienne royauté, eût tremblé de réunir les états généraux. On croirait lire la contrepartie de l’Esprit des lois, perfidement écrite avant le livre, et par qui ? par le seul adversaire, incapable de ménagement, qu’eût rencontré dans Versailles le pouvoir monarchique à son apogée.

Étudiez-le d’un peu près, vous remarquerez bientôt qu’il n’échappe à Montesquieu que pour aller droit, sinon jusqu’aux idées, du moins jusqu’aux passions de Rousseau et des disciples de Rousseau. Grand seigneur démocrate, ce serait mal dire ; grand seigneur démagogue, tout fier d’avoir inventé contre la haute bourgeoisie une mécanique de destruction devant laquelle la Convention même eût reculé d’effroi.

Il s’en faut, en effet, que tout soit hallucination féodale dans ses haines contre la haute roture. Une vertu française y respire, une vertu qui nous restera, s’il plaît à Dieu, le mépris de l’argent. Ce qu’il déteste dans la roture, c’est la prépondérance politique croissante de la richesse. Il entrevoit comme possible, après l’anéantissement complet de la noblesse, un gouvernement de gens d’affaires qui confisquera à son profit la royauté, exclura des conseils de la nation comme de ceux du prince, non seulement le gentilhomme Sully, mais Colbert même, tout plébéien qu’il soit, s’il ne prouve ses quartiers de fortune, dépouillera de toute représentation la moyenne et la petite bourgeoisie, le peuple des villes et des campagnes, et, transportant la capitale de la France des Tuileries à la Bourse, s’écriera, de là, sans sourciller : « Le tiers état, c’est moi ». Ce gouvernement, s’il doit un jour exister, Saint-Simon le condamne d’avance à l’égoïsme. « Les négociants veulent toujours que leur intérêt particulier soit la règle de l’État, et ne connaissent de bien public que leur gain. » Il n’éprouve pas seulement pour la robe et la finance les dégoûts d’un Alceste de qualité, qui du fond de sa retraite, ne veut rien comprendre de la vie sociale et de ses transactions nécessaires, qui a fui la cour, parce qu’il y a vu la « prostitution » de la majesté royale à Samuel Bernard. Il pousse contre elles le cri d’envie du mérite pauvre et méconnu, de l’ambition industrieuse perdue dans la foule et éclaboussée par de brillants carrosses, dans lesquels peut-être ni soins, ni efforts, ni génie ne le feront jamais monter. « Que de gens qui perdent bras et jambes, et qui se ruinent au service du roi, à qui on ne donne rien ou bien peu de chose, mais ils ne portent ni robe ni rabat ! » Changez légèrement le mot : « Qu’ont-ils fait pour tant de biens ? Ils se donnent la peine de porter rabat » ; vous avez, contre la bourgeoisie le fiel de Figaro contre la noblesse. Son cœur bat à l’unisson de celui de la multitude écrasée sous le faste des traitants ; colères légitimes, jalousies, sombres douleurs, passions aveugles, il partage tout avec elle. À travers telle de ses pages, on voit défiler le cortège de spectres hâves, rongés de la fièvre de l’émeute, qu’aux jours de chômage, il y a vingt ans, le pavé de Lyon enfantait par milliers. Trois hommes ont conduit le deuil du xviie  siècle et de la monarchie de Louis XIV, trois censeurs survivant à une légion de glorieux panégyristes. L’un, inflexible sous sa douceur évangélique, écoutait « les craquements de la vieille machine » et en prédisait la chute prochaine, espérant toutefois que ses avis pourraient encore la sauver. Le second n’espérait point, et il était comme un homme qui n’avait même plus la force de désespérer. Seul de sang-froid à côté des deux autres, dominé cependant par l’horrible vision des agioteurs, maîtres du sang de la France, il riait sans gaîté et sans colère, il riait de l’infamie, il riait de la ruine universelle, d’un rire strident et glacial qui alla, sur les deux rives de la Seine, percer les voûtes des palais de la maltôte pour y faire trembler toutes les pierres. Entre les gémissements de Fénelon et les sarcasmes de Lesage, Saint-Simon semble jeter un appel aux armes, tant il déploie d’art sinistre et provocateur à retracer des tableaux de désolation, tant il note avec une sollicitude pleine de menaces, chaque révolte de paysans dans les provinces ; dans Paris même, ces émeutes d’un caractère étrange, où l’on ne voyait plus ni moines, comme au temps de la Ligue, ni princes, comme au temps de la Fronde, mais déjà le peuple pour seul acteur, et pour seul cri de ralliement, le cri de la faim !

De cet excès de fureur toute populaire est sortie sa fameuse théorie de la banqueroute. Il proposa la banqueroute au Régent, dès ayant la mort de Louis XIV, comme légitime et nécessaire. Par quelle suite de raisonnements captieux l’iniquité lui était-elle devenue justice ? Par le spectacle de la misère. Le capital, en se prodiguant à Louis sous forme d’emprunts, a nourri l’insatiable despotisme des dernières années ; il apprendra, par cet éclatant exemple d’instabilité, à ne plus se faire instrument de servitude. Il porte seul la responsabilité de la dette immense dont il a excité le gouvernement du roi à se charger ; il portera justement la peine de la dette anéantie. Il a spéculé sur la ruine publique ; il connaîtra à son tour la ruine et ses angoisses. Ne sentez-vous point, dans ces idées, quelque chose de fauve qui n’est pas d’un grand seigneur, même enragé de pairie, et que donnent seules les longues souffrances dévorées au fond de l’abîme social, avec le ciel resplendissant au-dessus de soi ? La chute d’une classe entière, accompagnée d’un fracas épouvantable, est le terme de ce coup d’État financier. Eh bien ! qu’ils tombent, qu’ils pleurent, qu’ils crient, qu’ils accusent la foi violée avec des grincements de dents ! il a pleuré plus longtemps qu’eux, et ce n’est pas à ce prix acheter trop cher le soulagement des maux du reste de la nation. Les impôts diminués, la puissance royale renfermée en de sages limites par l’impossibilité d’étendre ses ressources au moyen d’emprunts sans mesure, la propriété rurale dégrevée, le salaire des journaliers accru, l’abondance ramenée en tous lieux, la masse de la richesse publique mieux répartie, tels doivent être, au jugement de Saint-Simon, les bienfaits de la banqueroute. Combinaison bizarre où perce déjà l’esprit aventureux de sa race en matière économique ! Mais même cette extravagance repose sur des conceptions d’une justesse profonde ; nous avons vu éclater en de récents débats, à propos du droit sur les valeurs mobilières, cet antagonisme des « rentiers » et « des fonciers », base première de tous ses calculs, dont les effets ont passé inaperçus dans notre histoire, et qu’il a fallu du génie pour distinguer si bien et si tôt. Même cette invention, grosse de désastres, cet acharnement impitoyable à provoquer une catastrophe, partent d’une âme honnête et affamée du bien public. Là plus que partout ailleurs, sous le dépit du gentilhomme, couvent les espérances du « patriote ».

IV

Après cette conception originale de la banqueroute, il faut s’arrêter. Que pourrions-nous ajouter qui explique mieux, les tourments d’un génie aux prises avec ses propres incompatibilités, et qui donne mieux la clef de ces mémoires incohérents où le goût furieux des réactions, l’utopie qui se déchaîne, les innovations surannées s’entrechoquent et se combinent avec accompagnement de combustion et d’explosion, pour former une sorte de précipité politique dont la chimie des esprits n’offre point un autre exemple ? Ces Mémoires monstrueux n’ont pas suffi à épuiser l’activité de Saint-Simon, à épancher le trop-plein de son cœur. Pendant qu’il les écrivait, il surchargeait, accablait et étouffait Dangeau de commentaires. À peine terminés, il se proposait de les augmenter d’une suite qu’il a peut-être commencé à rédiger, et qu’en tout cas nous ne possédons point. En même temps, il continuait d’entretenir avec plusieurs personnages importants une vaste correspondance, dont Lémontey, qui n’est pas le premier juge venu, parle avec éloge. Si cette correspondance devenait publique, nous saurions plus précisément les idées et les sentiments qui occupèrent Saint-Simon pendant les trente dernières années de sa vie, de 1725 à 1755. Mais, même en l’absence de tout document et en comparant ce que fut le dernier siècle à ce qu’il l’avait rêvé, combien il est facile de soupçonner l’amertume dont sa retraite fut abreuvée ! En 1743, il put entendre retentir à ses oreilles le vers mémorable de Mérope :

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.

Nouveauté hardie pour la masse du public, pour lui, véritable coup de foudre ! il vit, en 1748, un de ces magistrats qu’il avait tant haïs, un président de Bordeaux, dans le livre fameux où, en étudiant les lois du passé, il expose celles de l’avenir, assigner tranquillement sa place à la noblesse avec la générosité du vainqueur ; et nul doute que cette justice paisible ne fût alors pour lui une blessure plus cruelle que ne l’avaient été jadis les virulentes attaques d’un Potier de Novion contre le rang de pair. Enfin, en 1754, parut le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, par Rousseau, « citoyen de Genève ». Le vieux Saint-Simon n’avait plus qu’à mourir.

Regnard

Après qu’on vient de lire le difficile Saint-Simon, c’est renaître et reprendre des ailes que de revenir à un pur poète comme Regnard, joyeux, libre, aisé, insouciant, dégagé, tout en superficie, sans humeur, sans effort, sans goût de réflexion, sans fiel, sans politique, ni spéculatif, ni philosophe, ni censeur des mœurs, ni réformateur de l’État, qui eût donné volontiers toutes les finesses des moralistes et toute la métaphysique des passions pour un quartaut de condrieux. Vrai Horace de Paris, s’il se fût mieux exercé dans l’épître familière ! Bien d’autres que nous ont déjà parlé de lui, mais il est de ceux que l’on recommence toujours avec plaisir, sinon avec beaucoup de profit. Il a ceci d’excellent pour nous, qu’il a conçu l’art avant tout comme un amusement. Il ravit selon le juste sens du mot ; il nous ravit d’un monde de gêne dans un monde de libre action et d’allures sans contrainte. « Sérieuse est la vie ; joyeux est l’art. » C’est bien aux œuvres de Regnard qu’on pourrait donner pour épigraphe ce vers d’un grand poète allemand qui n’a pas écrit pour lui-même sa définition de l’art. Ne craignons donc pas de le reprendre une heure ou deux et de nous rafraîchir à son commerce. Nous pourrions rencontrer pire compagnie ; il est à tout le moins l’un des premiers dans la troupe, très nombreuse chez nous et très choisie, des esprits riants.

I

De toutes les œuvres de Regnard, la plus habilement composée, ce fut sa vie. Il en fit deux parts : il eut l’art et le bonheur de mettre dans la première les aventures et les disgrâces, ne gardant pour la seconde que le repos avec la tranquille jouissance des dons de l’esprit et de la fortune. Jeune et maître de son patrimoine, il voyagea. Il visita deux fois l’Italie ; il y joua gros jeu et gagna toujours. À Bologne, il s’éprit d’une dame arlésienne qu’il nous a fait connaître sous le nom d’Elvire, et, lorsqu’il fut temps de retourner en France, il s’embarqua sur le même navire avec elle et son mari. Survinrent les pirates algériens qui prirent le mari, la femme et Regnard. Chacun fut vendu de son côté ; Regnard devint l’esclave d’un certain Achmet-Tale. « Je ramai sous le Maure », a-t-il dit plus tard, un peu par figure de rhétorique. Le fait est qu’il y fit simplement la cuisine, ce qui était moins poétique, mais aussi moins pénible. Au bout de quelque temps, sa famille le racheta, lui et la belle Provençale ; pour le mari, il était mort. Tous deux revinrent en France. Déjà ils bâtissaient des projets d’avenir, ils allaient s’épouser, quand le mari reparut, comme dans les romans, ramené des confins de l’Atlas par deux religieux mathurins à qui la charité chrétienne avait inspiré la fâcheuse idée de payer sa rançon.

Ce fut pour Regnard un désespoir affreux. Il n’en mourut pas, mais il en fit un nouveau voyage. Cette fois, il alla jusqu’en Laponie ; il ne s’arrêta qu’au cap Nord, quand la terre lui manqua. Retombé du cap Nord rue Richelieu, il prit le sage parti de rester désormais en place. Il avait assez couru le monde pour apprendre qu’on n’est bien que chez soi, et pour ne pas être injuste envers les félicités d’une existence tranquille dont tant de gens ne prennent pas seulement la peine de s’apercevoir. Il avait connu les passions juste ce qu’il fallait pour entrevoir que les plaisirs fugitifs qu’elles donnent ne valent pas les tourments durables qu’elles peuvent causer, et pour mieux jouir du délicieux état d’une âme libre et maîtresse d’elle-même, qu’aucun sentiment trop vif ne domine ni n’occupe. Il avait un extérieur agréable, un corps robuste, de l’esprit, de la fortune, deux ou trois charges d’importance, une maison de ville entre cour et jardin, une maison des champs où il réunissait bonne compagnie. Il rapportait de ses voyages de quoi faire, l’hiver, de longs récits,

Les pieds sur les chenets étendus sans façons,

avec Conti pour auditeur. De plus, célibataire. Que fallait-il de plus pour être heureux et à peu près sûr de le rester toujours ? Il le fut, si jamais homme l’a été. Il mena une vie d’épicurien résolu, qui ne fut pas troublée par un plus grave souci qu’une querelle avec Boileau, et qu’il termina, dans la vigueur de l’âge, d’un seul coup, sans souffrance, par une indigestion mal soignée. Il fit des comédies par passe-temps, sans vain désir de gloire, sans arrière-pensée de postérité, uniquement parce qu’il fallait à un homme de sa fortune une occupation décente. Or, pour un bourgeois à qui les grandes ambitions étaient interdites, il n’y en avait pas alors qui mît sur un meilleur pied que le théâtre et les vers. Peut-être aussi était-ce le complément nécessaire d’une vie si bien arrangée, de se donner, du fond de sa paisible retraite, le spectacle des agitations du prochain. Alterius spectare laborem. Il ne fut point Alceste révolté contre les vices. Il fut un Philinte aimable, s’essayant au rôle d’Alceste, content d’écrire des scènes qui délassent sans émouvoir. De la comédie de Molière à celle de Regnard, il y a la distance d’un spectacle à une récréation. « Celui qui ne se plaît pas avec Regnard, dît Voltaire, n’est pas digne d’admirer Molière. » La différence de ces deux mots, se plaire et admirer, marque par une nuance très juste l’impression différente produite sur nous par Regnard et par Molière.

Regnard, cependant, est à la fois un pur écrivain du xviie  siècle et un pur disciple de Molière. Quoiqu’il ait écrit une bonne moitié de ses comédies à une époque où le grand règne était en pleine décadence, et l’autre, dans un temps qui laissait déjà pressentir le déclin, il appartenait par son éducation aussi bien que par les souvenirs de sa jeunesse à cet âge d’or de notre langue poétique, où vécurent à la fois Racine, Molière, La Fontaine et l’auteur du Lutrin. Il s’y rattacha constamment par l’heureuse délicatesse de son goût.

L’originalité forte, on pourrait dire le génie comique, lui manqua. Il le sut ou ne le sut point ; mais à coup sûr, il s’en inquiéta médiocrement. Il trouva au théâtre des traditions toutes faites ; c’était le génie qui les avait créées ; elles étaient en beaucoup de points excellentes ; elles avaient réussi ; il les prit sans en demander davantage, et se mit à travailler avec le buste de Molière sous les yeux. Il étudia le maître moins par raison que par inclination, moins par amour de l’étude que par amour pour le maître lui-même. Il ne s’avisa point de lutter avec lui. Où il le put imiter sans effort, il l’imita. Où il vit qu’il était possible d’améliorer, il améliora, mais en ménageant si bien la transition qu’il faut être prévenu pour ne point trouver imperceptibles les progrès accomplis ; bien que cependant, et de toute évidence, l’intrigue soit en général mieux conduite chez lui, la marche plus égale, les stratagèmes scéniques moins baroques, le dénouement mieux amené que chez Molière. Où il jugea son modèle inimitable, il s’esquiva d’instinct, laissant l’aigle planer et suivant avec une résignation qui n’avait rien de pénible, les seuls sentiers praticables à sa muse pédestre ; du reste, ne cherchant ni ne fuyant les occasions de lui être comparé. Il résulte de là, quand on passe de Molière à Regnard, un effet singulier. On sent bien d’abord une différence vague, mais pourquoi ? Si l’on a changé de contrée, on continue de voiries mêmes sites. Si ce n’est plus Molière, c’est toute la mine de Molière. Voilà la grande comédie en cinq actes et en vers avec un caractère principal qui se développe de scène en scène, qui se reste jusqu’au dernier moment fidèle, qui tend et aboutit à l’impénitence finale ; voilà les amants à bout de ressources et les valets ingénieux qui viennent à leur secours, Scapin et ses fourberies, Éraste et ses désespoirs, les tuteurs qui enferment leurs pupilles à triples verrous, le vieil avare impatient de prendre pour lui la jeune femme qui serait mieux le fait de son héritier, la vieillesse dupée, la jeunesse friponne, les pères imbéciles et les fils à la débandade ; voilà la fatuité d’Acaste et ses propres paroles ; voilà Bélise avec ses visions ; voilà M. Purgon transformé en apothicaire et jusqu’aux purges d’Argan ; voilà le vers leste et franc, la pensée gaillarde, le terme cru, la langue correcte, précise et de verte allure ; voilà l’idée plaisante d’une situation, enfermée en un seul alexandrin, énergique et plein, qui tombe sur l’esprit droit comme le fil à plomb et s’y enfonce ; voilà le mot comique, répété avec art, de manière que chaque retour du mot soit un éclat plus vif du sentiment comique ; voilà des portraits de satire, jetés dans le dialogue, à la façon de ceux que crayonnent Célimène et ses bons amis de cour ; et pourtant, ce n’est plus Molière ! Ces deux impressions, simultanées et contradictoires, s’expliquent, si l’on observe que Regnard reproduit les procédés de son modèle sans viser à ses qualités intérieures. Des idées que Molière a déjà exploitées avec succès, il les reprend à son tour, encore une fois sans parti pris de concurrence ni de défi impertinent, mais parce qu’elles lui plaisent et que, les trouvant bonnes, il ne veut pas se donner l’embarras d’en chercher, inutilement peut-être, de plus nouvelles. Il lui emprunte des scènes et des personnages épisodiques, au besoin la trame de sa comédie, le nœud et le dénouement ; Amphitryon devient les Ménechmes ; Argan devient Géronte du Légataire ; de l’Avare sort la Sérénade ; de M. de Pourceaugnac, le Bal ; et comme Molière a écrit la Critique de l’École des femmes, il faut que Regnard ait sa Critique du Légataire. Il lui dérobe des vers tout faits et des traits tout préparés ; non point de ces traits qui passent inaperçus ou de ces vers qui sont comme les formes indispensables du discours et qu’il faut bien prendre à autrui, quand on n’est point venu assez tôt dans le monde pour les trouver le premier, mais de vives saillies et des pensées qu’on retient. Il le traite, en un mot, de la façon que lui-même avait traité Scarron et les autres. Le malheur est que Molière transformait ce qu’il louchait, et qu’il en tirait des beautés que les auteurs originaux n’avaient point aperçues, tandis que Regnard ne butine chez le prochain que pour affaiblir et fausser. Qu’est-ce, pour citer un ou deux exemples entre vingt, que le mot de Crispin :

Cet homme n’aime pas les conversations,

auprès de celui de Sosie :

Cet homme assurément n’aime pas la musique !

Qu’est-ce encore que madame Grognac, disant à Lisette avec une élégance académique :

Vous plairait-il vous taire et cesser vos discours ?

auprès de madame Pernelle rabattant le bec à Dorine :

Voyez la langue !…
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites !

Il n’y a pas jusqu’aux expressions textuelles de Molière, répétées par Regnard, que celui-ci, en dépit de la justesse habituelle de son style, ne réussisse à faire paraître pâles ou forcées par la place où il les met. Il copie mal, parce qu’il invente faiblement et qu’il observe sans vigueur.

II

Pénétrons d’un degré plus avant dans l’étude de cet écrivain aimable, qui s’est adroitement recouvert de la superficie de Molière. Qu’y trouverons-nous ? Un Molière renversé. C’est dans la conduite de l’action qu’il excelle ; c’est dans la peinture des caractères qu’il faiblit.

Les scènes les plus gaies de ses comédies sont produites par les situations et non par le développement des rôles. A-t-il écrit quelque chose de plus vif et qui s’enlève plus lestement que le petit acte du Retour imprévu ? Où est pour nous la comédie dans cette pièce ? Où est l’amusement ? Dans l’opposition d’un père avare et d’un fils prodigue ? Point du tout. Ils sont dans l’arrivée soudaine du père longtemps absent, qui tombe, sans être attendu, au milieu des désordres de son fils, et dans les embarras que suscitent les mensonges redoublés d’un valet. Tout trahit chez Regnard ce goût dominant pour les imbroglios, les confusions de personnes, les travestissements, les méprises, l’imprévu, le subit. Il n’y a qu’à voir le choix de ses sujets. Il n’y a qu’à considérer, le sujet une fois choisi, comme il y tourne tout vers les erreurs et les surprises, quand bien même il pourrait en faire sortir une espèce de comique qui sentît moins la machine et qui fût, si je puis dire, plus en esprit. Prend-il deux frères jumeaux en qui tout diffère, hors la figure, il ne manquera pas une seule des complications plaisantes qui naissent naturellement de la ressemblance parfaite des deux visages ; mais ce comique de mœurs, autrement vigoureux, qui doit jaillir du choc des contraires en deux personnages, pris sans cesse l’un pour l’autre et cependant opposés d’esprit, d’humeur, d’éducation et de manières, Regnard y pense à peine ; il n’y touche que pour montrer son impuissance à le saisir. A-t-il l’idée un peu singulière, et qui donne bien sa mesure, de prendre la distraction pour sujet d’une comédie en cinq actes, ce n’est pas assez que la distraction par elle seule ne puisse guère fournir qu’un comique d’extérieur ; il prendra toutes les précautions imaginables pour qu’en effet elle ne lui en fournisse point d’autre. Son Distrait sera pétri de vertus et de bons sentiments. Il sera ami exact, doux, sincère, généreux, désintéressé, galant de la plus fine fleur. Pour peu que la rime l’exige, il sera encore austère. Comment un homme si parfait paraîtrait-il comique ? La distraction ne suffit point ; elle n’est ni péché ni vice ; il y aurait de la rigueur à prétendre qu’elle soit toujours un ridicule. Petite misère de l’intelligence qui produit, à l’occasion, des effets risibles, rien de plus. On peut s’en fier à Regnard du soin de multiplier ces sortes d’effets. Il n’en déguise pas toujours l’inévitable monotonie. Il lui arrive cette mésaventure que le spectateur, fatigué de tourner sans cesse dans le même cercle d’étourderies extravagantes, reste froid devant quantité de choses qui, au gré du poète, eussent déridé le lugubre Héraclite ; pour aiguillonner le rire languissant, il lui faut pousser les distractions de son héros hors de toute vraisemblance, jusqu’à une limite où elles deviennent folies. Mais enfin c’est beaucoup d’avoir tiré de l’infirmité de Léandre nombre de jolis récits, d’incidents agréables et de rencontres gaies. Nulle part il n’a mieux témoigné de sa merveilleuse habileté dans la conduite d’une pièce ; nulle part il ne s’est joué avec plus de souplesse au milieu de la multitude des épisodes, imaginés et traités avec le même art charmant. L’action vivement menée entraîne ; les épisodes récréent, les incidents éblouissent. On s’arrête cependant pour réfléchir, on s’aperçoit que les passions manquent, et avec les passions, les caractères.

Il y a dans Regnard une série indéfinie de petites esquisses, et pas une peinture assez large et assez éclatante pour s’imposer à la vue de préférence au reste. Il y a des types de théâtre et de convention, renouvelés de Molière, tels que les valets, les suivantes, les pupilles, les vieillards ridicules. Il y a, à côté d’eux, d’autres types, entièrement neufs, empruntés à un état de société où les mœurs n’étaient déjà plus les mêmes qu’au temps de Molière, les chevaliers sans ordre, les marquis sans marquisat, les comtesses du lansquenet, les bourgeoises mûres qui se font épouser à beaux deniers comptants par de jeunes cadets de la noblesse, libertins et ruinés. Les uns comme les autres ne sont que de vives personnifications de telle ou telle classe d’individus, produits artificiels, qui de la littérature, qui de la société. Mais parmi eux ne se rencontre aucune individualité accusée avec force. Comme Regnard abandonne les passions pour les simples ridicules et les travers, comme il s’attache non pas aux mouvements impétueux de l’âme, mais à ces impressions de la vanité, de l’égoïsme et de la faiblesse, trop légères pour se produire en chacun de nous avec une empreinte spéciale, profondément marquée, il prodigue dans ses personnages les traits communs ; de sorte qu’il ne reste plus entre eux d’autres différences que celles de l’âge, du sexe et de la condition. Quelquefois l’humeur les distingue, rarement le caractère ; et tant de physionomies, qui devraient être diverses, s’effaçant l’une dans l’autre à mesure que nous les passons en revue, ne forment bientôt plus dans notre esprit qu’une seule physionomie, indécise et flottante. Essayez en lisant Molière de confondre Arnolphe et Sganarelle, Chrysale et Gorgibus, Argan et Harpagon ! Tous les vieillards de Regnard se ressemblent ; ils sont tous avares, usuriers, infirmes, idiots, et, par aventure, amoureux, sans qu’aucun d’eux ait un défaut de plus ni en ait de plus violents que son voisin. Si Angélique du Joueur, Isabelle des Ménechmes, Isabelle du Légataire universel, Léonor du Bal, Léonor de la Sérénade, Cidalise du Retour imprévu, portent chacune sa robe de couleur différente, je les reconnaîtrai ; sinon le moyen de les distinguer manque ; ce sont sœurs jumelles qui brouillent le regard. La folle Agathe, il est vrai, réclame une place pour elle seule dans ce cortège mêlé, et voici venir, lutine et décidée, une autre Isabelle, la fille de madame Grognac, qui ne prétend pas être figure d’uniforme. Mais qui leur a donné à toutes deux ce brillant ? Qui leur a donné cette allure nette et ces saillies par où elles tranchent sur leurs compagnes ? L’exact et sérieux génie de l’observation ? Non ; mais la fantaisie pure. Elles sont des créations sans être encore des caractères.

N’outrons rien. Parmi tant de personnages qui ont trop entre eux l’air de famille, quelques-uns le portent marqué en traits plus vifs ou plus doux ; c’est assez pour les tirer de la foule. Clarice est un peu cousine d’Éliante, elle a cette qualité ou ce défaut. Telle qu’elle est cependant, elle est bien de la maison de Regnard, sage, modérée, spirituelle, sensée, tendre avec discrétion, indulgente, sincère. Quand Regnard, du sein de sa vie paisible et de ses plaisirs réglés, a essayé de se retracer une image de la femme selon son goût, de la femme qui ne fût point femme galante, qui pût être l’amie de toute la vie et non l’aventure d’une heure, il a dû se la représenter ainsi, honnête sans pruderie, sensible et point du tout passionnée, contente de déjouer finement l’égoïsme d’un frère qui la veut mettre au couvent, et incapable de s’emporter contre lui, finissant par prendre toutes les déceptions avec sérénité, ayant même, ce qui l’achève dans le sens de Regnard, sa petite philosophie sceptique, mais dégagée du système et des airs absolus, sur la fidélité des femmes et la constance des amants. À côté d’elle, le chevalier, son frère, soutient à son honneur l’examen. On retrouve beaucoup de son débraillé dans la plupart des jeunes gens de Regnard. Mais ici ce débraillé est saisi au vif et de pleine verve. Je ne puis m’empêcher de remarquer quels traits d’un comique serré pouvait fournir la situation réciproque de Clarice et du chevalier. Clarice aspire au mariage en dépit de son frère qui rêve pour elle les félicités du cloître, afin d’hériter de sa dot. Un observateur, qui eût approfondi les choses, eût tiré de là, je ne dis point la matière d’une comédie tout entière — (à trop s’étendre sur de tels sujets, on court risque de rencontrer l’odieux), — mais combien de mouvements âpres, combien de ces cris de l’égoïsme qui secouent l’âme en excitant le rire, combien de luttes en face, combien de détours, combien, fût-ce en une seule scène, de métamorphoses plaisantes de l’avidité, poursuivant son but avec patience sous vingt costumes divers et instantanés ! Chez Regnard, tout se résout en gaîté facile et en vers coulants. Il lui a suffi que cette situation lui permît de jeter sur la figure de Clarice un reflet de douceur et d’enjouement, et de marquer d’une teinte de plus le portrait du chevalier. Une physionomie bien française, celle-là, dans son agréable impudence ! Le chevalier glisse sur tout, sur les sentiments et sur les vices ; aimable à force d’entrain et de franchise, à la fois libertin et amoureux avec des desseins de mariage, nullement sûr d’ailleurs de préférer sa maîtresse au cabaret, aisé dans la débauche, se parant de ses désordres, égoïste avec naïveté, mais d’un égoïsme le plus accommodant du monde, étourdi, abandonné, sans principes, sans scrupule, avec cela toujours prêt à devenir sage et toujours vivant à la dérive. Il faut l’insouciance du caractère français pour qu’un si franc libertin ne soit pas un homme perdu, et pour que ses maximes n’en fassent pas un fripon. Mais nous sommes ainsi nés, et il n’appartient qu’à nous de sourire et de nous jouer parmi les dérèglements. Le défaut d’attention qu’on nous a souvent reproché, a du moins l’avantage que nous pouvons traverser le vice et ne nous y point attacher. Il arrive que nous manquons de solidité dans beaucoup de nos méchantes passions. Tel chez nous ne sort point du cabaret, qui ne sera jamais ivrogne. Tel paraît entraîné par le torrent, il donne déjà de la tête contre un roc à fleur d’eau, et il n’aura pas même besoin d’un effort pour regagner la rive. C’est le miracle de notre inconsistance, sans compter je ne sais quoi de désintéressé qui ne s’altère pas vite en nous et qui empêche que tout ne s’y flétrisse, sans compter l’esprit léger et libre qui d’un coup d’aile nous enlève. Par défaut même de vigueur, Regnard ne s’est trouvé que plus apte à rendre au juste point ce côté de notre caractère. Il a créé le chevalier avec amour ; le chevalier est plein de vie, il a cette chaleur communicative, marque assurée de la sympathie du poète, pour son héros. En cette création, Regnard a mis son expérience, son art, sa finesse, sa précision de coup d’œil, son humeur, sa philosophie riante et un peu relâchée, tout enfin. Il était là dans les limites de son talent.

Il n’y était point en s’attaquant à un caractère comme le joueur. Le Joueur, que l’on s’est trop accoutumé, par tradition, à considérer comme son chef-d’œuvre, est de tous ses ouvrages celui où s’accuse le plus manifestement son insuffisance pour la haute comédie. Il avait affaire ici à un vice trop fort pour lui, à une de ces maîtresses passions qui veulent l’homme sans partage, qui tuent tout le reste en lui, de qui l’état naturel et ordinaire est l’excès, qu’on peint mal quand on ne les peint pas dans leurs extrémités. Il avait affaire de plus à une peste publique qui infestait la société de son temps. Il y a des vices solitaires et honteux, tels que l’avarice. Il y en a qui tantôt restent enfermés dans un cercle étroit et tantôt s’étendent par l’effet des mauvais principes ; ainsi le libertinage. Mais il y en a aussi qui sont de toute nécessité contagieux, et ne se produisent point au grand jour sans envahir à l’instant des classes entières, sans descendre des plus hautes aux plus infimes. De ce nombre sont le luxe, l’hypocrisie, la dévotion mal entendue et le jeu. Vices de bon ton ! air du temps qu’il serait mesquin de ne point prendre ! Ils ont pour soutien trois grandes forces : la vanité, l’amour de l’or sans travail et sans épargne, l’ambition et la convoitise sous toutes leurs formes. L’imagination tortueuse de Saint-Simon l’égare, comme de coutume, parmi des visions cornues, et il se tourmente à supposer gratuitement trop de machiavélisme à Louis XIV, lorsque, non content de remarquer que le luxe fut pour lui un moyen prémédité de domination, il affirme qu’il voulut raser les fortunes de la même façon que Richelieu avait rasé les châteaux. Il est certain toutefois qu’à Versailles et dans les camps, le luxe ruina la noblesse ; on vit à l’ordinaire sous le grand règne ce qu’on n’avait vu que par accident sous François Ier, « des gens qui portaient leurs moulins, leurs forêts et leurs prés sur leurs épaules ». Quand le patrimoine est entamé, le jeu est assurément le pire moyen de le rétablir ; mais il est aussi le plus à portée et celui qui tente le plus. Ce fléau, mal connu, ce semble, au xvie  siècle et du temps d’Henri IV, qui alors, du moins, bornait ses ravages aux gens de cour et aux gens de guerre, sévit avec une violence particulière à la belle époque de Louis XIV, quand la monarchie absolue achève de se substituer à la monarchie tempérée, et que les esprits, ramenés au calme parfait, se trouvent réduits, pour peu qu’ils veuillent disputer, à la chétive pâture du jansénisme. Il se propage et devient plus terrible, à mesure que l’éclat du règne pâlit au dehors, que la misère augmente au dedans, et que les maximes du despotisme religieux, par l’influence des confesseurs jésuites, viennent couronner celles de la monarchie absolue. Au lendemain de Louis XIV, sous la Régence, quand le gouvernement qui vient de finir a porté tous ses fruits, ce n’est plus une passion, c’est une folie universelle et foudroyante ; un grand homme de jeu est l’idole du jour. Et la contagion diminue d’intensité, dès que s’engagent sous Louis XV les ardentes discussions intellectuelles du xviiie  siècle.

Il y aurait plaisir, si c’était ici le lieu, à suivre ces vicissitudes et à en rechercher la cause. Quoi qu’il en soit, l’étendue du mal, à l’époque qui nous occupe, frappe tous les moralistes. « Elle a », dit Frosine, vantant à Harpagon les vertus de Marianne, « elle a une aversion horrible pour le jeu ; ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. » Regnard, s’il faut l’en croire, en sait, de son côté, qui hasardent pis :

On joue argent, bijoux, maisons, contrats, honneur ;
Et c’est ce qu’une femme, en cette humeur à craindre,
Risque plus volontiers et perd plus sans se plaindre.

La Bruyère, dans son chapitre Des Femmes, a constamment deux spectres devant les yeux, la joueuse et la dévote ; il est curieux, pour le dire en passant, que ce chrétien absolu préfère encore la joueuse. Parcourez les titres des pièces de Dufresny et de Dancourt ; vous y verrez les Joueuses, la Désolation des joueurs, la Déroute du Pharaon, le Chevalier joueur. Lisez celles même où le jeu ne fournit point l’étoffe principale ; les comédies ne sont pleines que de marquis qui viennent du brelan et de comtesses affairées qui abandonnent un bal du faubourg pour aller en l’île Saint-Louis tenir la partie d’une présidente. Le jeu remplissait si bien l’office d’un dissolvant social, que dans un temps où les distinctions de caste étaient encore si marquées, il les supprimait. Le privilège et l’orgueil du rang régnaient dans le monde, l’égalité au tripot :

Le jeu rassemble tout : il unit à la fois
Le turbulent marquis, le paisible bourgeois ;
La femme du banquier, dorée et triomphante,
Coupe orgueilleusement la duchesse indigente.
Là, sans distinction, on voit aller de pair
Le laquais d’un commis avec un duc et pair,
Et quoi qu’un sort jaloux nous ait fait d’injustices,
De sa naissance ainsi l’on venge les caprices.

Nul doute que si Molière eût assez vécu, un pareil sujet, tôt ou tard, n’eût fini par le tenter. Et quel pendant nous aurions eu à Tartuffe et au Malade imaginaire, si, suivant l’instinct habituel de son génie, il avait hardiment incarné le vice dans le chef de la maison ! Une telle audace n’était point le fait de Regnard. Il prend, au contraire, un soin extrême de détacher Valère de tout lien de famille et de le mettre dans une situation où son vice ne puisse nuire à d’autres qu’à lui. Le joueur a un père, mais il l’a quitté ; il n’a point la disposition de sa fortune ; il n’aime Angélique que par pis-aller. Il est jeune, volage et sans suite ; son vice est jeune, volage et décousu comme lui. Point de violence ; point d’entraînement furieux ; point de domination d’une idée fixe. Il joue, il ne joue plus, il rejoue ; il parle sans cesse de se tuer et ne se tue jamais. Ce n’est pas le jeu qui le perd ; c’est une faiblesse de caractère et un manque de volonté. La comédie est moins dans les effets de cette passion que dans les projets de réforme toujours renaissants, toujours vains, dont Regnard nous retrace la succession avec tant de verve variée. Pour rester fidèle à la règle classique de l’unité des caractères, Valère s’écrie bien, après avoir perdu Angélique :

Va, va, consolons-nous, Hector, et quelque jour,
Le jeu m’acquittera des pertes de l’amour.

Mais comme c’est un jeune homme d’esprit et avisé, fort dépourvu de cœur, qui sait très bien se raisonner, nous n’avons aucun motif de croire qu’il ne deviendra point, par la suite, un bourgeois exemplaire, proscrivant cartes et dés de sa maison et prêchant à ses enfants les délices patriarcales du joli jeu de l’oie. Ce n’est pas que Regnard n’ait compris que le jeu a d’autres conséquences, plus terribles et plus dramatiques. Mais il s’est contenté de nous les montrer en perspective ; il les a mises sous forme de prédiction épisodique dans la bouche de Nérine. Là, Nérine se figure le joueur marié, la femme délaissée, le mari sombre, la maison vide de tout, sauf d’usuriers, les terres en décret, le lit à l’encan. Esquisse complète de la comédie que Regnard aurait dû faire et devant laquelle il a reculé ! Aussi, malgré plusieurs scènes, en leur genre supérieures, l’ensemble de la comédie nous laisse froids ; on y cherche vraiment l’accent d’une émotion forte, et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit avec calme. Harpagon, — car il faut bien se résigner à se rappeler sans cesse Molière à propos de Regnard, — Harpagon étouffe quand il maudit Cléante. Dans le Joueur, Géronte débite sa malédiction, puisqu’enfin sa dignité de père y est engagée ; puis il part comme il était venu, et il est clair qu’il fera ce même jour ses quatre repas sans danger d’apoplexie.

III

Ne reste-t-il donc rien à Regnard ? Il lui reste, au contraire, beaucoup : la fantaisie. Voilà son vrai domaine ; s’il n’y rencontre point le haut comique, il y prodigue à chaque pas le plaisant.

Le monde où il s’épanouit est tout de caprice. Les conditions atmosphériques auxquelles le nôtre est soumis n’y sont point connues. Avisez-vous de la société comme elle va ; opposez à certains de ses personnages la réalité fâcheuse ; leurs exploits s’arrêteront court. Comment le chevalier des Ménechmes avoue-t-il si impudemment qu’il a dérobé l’héritage de son frère sans que celui-ci aille aussitôt quérir la justice ? La nécessité où sont les volés et les battus de capituler, prouve assez qu’ils vivent dans une province où nos lois n’ont point cours. Ce monde, si commodément affranchi des entraves du nôtre, n’est pas de l’invention de Regnard. Il est déjà dans Molière qui l’a reçu lui-même de la tradition. Mais ce n’est là qu’une partie de l’empire de Molière, et c’est à peu près tout le lot de Regnard. Divertir est sa loi suprême ; il n’observe que le divertissant ; il va et nous porte là où l’on se divertit sans grimace. Il rit d’un rire pétillant qui n’est déjà plus le plein rire de Molière ni le braire des Plaideurs, mais qui est du moins le rire pour le rire, pur d’alliage, désintéressé, sans prétention de rien châtier. La morale et le besoin de moraliser débordent partout dans Molière ; il fait sans cesse des sermons et toujours à propos ; il plaide pour le bon sens, pour le sage gouvernement domestique, pour la sainteté véritable contre la sainteté fausse, pour les vertus tempérées contre les vertus excessives, pour la saine nature contre les dérangements qui l’altèrent ; il introduit dans deux ou trois de ses pièces tel personnage qui n’a pas d’autre office que de professer les bonnes maximes. De morale, il n’y a souffle dans Regnard. Il ne ressent aucune de ces haines vigoureuses pour le mal dont Molière a si cruellement souffert. Assurément, il est galant homme. Si les maris enferment leurs femmes, il les raille en douceur, tout en se donnant la mine d’abonder dans leur sens. Si les pères mettent leurs filles au cloître, il ne le trouve pas bien. Il remarque avec beaucoup de philosophie qu’

Il était des maris avant que des couvents.

Mais les saintes colères de Molière en faveur des femmes opprimées, mais ses explosions contre les pères qui sacrifient leurs filles, où sont-elles ? Regnard est de l’avis de Mascarille dans l’Étourdi : « La colère fait mal ». À tout le moins, elle préoccupe ; et tout ne serait-il point perdu, si Regnard et ceux qu’il amuse avaient des préoccupations d’aucune sorte ? Libre, toujours plus libre, il court d’un pas joyeux, sous un ciel sans nuage, en des régions fleuries où le souci s’évapore à peine s’y est-il glissé. Momus et la Folie sont ses dieux, qu’il établirait volontiers souverains maîtres dans son logis, si la Folie n’était, en ce bas monde, une compagne dangereuse, et s’il ne voyait plus clairement que personne en quels périls elle induit. Ç’a été son rêve constant ; une vie où l’on pût être fou à l’aise et jouir de tous ses penchants sans être emporté par aucun. Combien de fois, sous les ombrages de Grignon ne s’est-il pas tracé en quelque chanson légère le programme de son abbaye de Thélème ? Il suit alors son humeur aussi loin qu’elle veut le mener. Mais, si loin qu’elle le mène, qu’est cela en somme ? Que faire, avec la meilleure volonté possible, sur cette terre farouche où, même après que nous nous sommes donné bien du mal pour nous débarrasser de la morale, tout nous lie, le soin de la santé et celui de la réputation, la médiocrité du bien, les bienséances, le bon sens et les commissaires de police ? Regnard n’a point voulu que les enfants de son imagination fussent sujets de ces misères. Eux du moins marcheront bride sur le cou. Sur la frontière du pays qu’ils habitent, il faut inscrire : « Ici l’on fait ce que l’on veut ». On boit, on aime, on joue, on verse le champagne à flots, on enlève gaîment les filles, on s’exerce la main aux bons coups, on se moque de dame Justice, une radoteuse avec qui on a eu autrefois quelques démêlés, mais qui a pris bien et dûment sa retraite. Encore ne sont-ce là que des misères ! On escroque, on fabrique de faux testaments, on dérobe aux gens leur nom et leur visage, on pille les maisons dont le maître est absent, on vole gracieusement à main armée. Le trouvez-vous mauvais ? On empoisonne, ou peu s’en faut, et il faut, bon gré mal gré, que vous le trouviez charmant. Les coquins ! Mais comme ils vous ont la mine gaillarde ! Et que les honnêtes gens, à leur place, seraient ennuyeux ! Ici les actions perdent leur valeur accoutumée ; la règle qui les mesure, ce n’est point la moralité, c’est le plaisir. Nous sommes, je le répète, à mille lieues du réel ; nous faisons un voyage où il vous plaira, et nous nous arrangeons pour en jouir de notre mieux, remettant à reprendre notre morale quotidienne, quand nous serons revenus chez nous où elle est nécessaire, et trop sûrs alors de l’y retrouver intacte. Si nous étions encore sur la planète de douleurs où nous souffrons de tout, de la grêle et du vent, du froid et du chaud, de la satiété et de la faim, de nos vices et de nos vertus, ririons-nous si franchement du spectacle de la maladie ? Jugerions-nous bien plaisant de voir sur la scène Géronte fiévreux, paralytique, chargé de fluxions et toujours prêt à rendre l’âme ? Serait-ce une chose si peu lugubre qu’une léthargie ? N’aurions-nous nulle pitié de ce pauvre Ménechme, brave homme en définitive, si prestement dépouillé de son héritage et réduit à épouser les restes d’un frère libertin ? Irions-nous tenir pour honnêtes des demoiselles qui soupent en tête à tête avec des jeunes gens ivres, qui puisent, au besoin, dans leur bourse, et qui se laissent proposer par eux des mariages sans notaire ? La fantaisie, en bouleversant les conditions ordinaires du réel, transforme nos jugements et change le cours de nos impressions. Où elle règne, tout ce qui plaît a raison, tout ce qui est gauche et maussade a tort. Les gens sans grâce sont taillables à merci, ils n’ont droit de vivre que sous bénéfice d’inventaire ; s’il faut qu’ils meurent pour le plus grand profit de ce qui est jeune, sémillant et alerte, Carlin leur double la dose d’émétique, et Carlin est adorable. — Voilà pourtant, direz-vous, une action bien perverse ! — Lui, Carlin, un pervers ! Y pensez-vous ? Lui si leste et si en dehors ; lui, ruminer des machinations sinistres ! Il n’est capable que d’un tour d’adresse. Il aide les gens à mourir, quand il n’est pas bon pour leur santé qu’ils continuent de vivre. Peut-on y mettre plus de parfaite bonté ? Des espaces lumineux de la fantaisie, les âmes noires sont proscrites ; elles les envelopperaient de leurs ténèbres. Adieu alors les grâces et les ris ! Adieu l’abandon ! Quelque chose gênerait l’expansion de cette gaîté, un peu fragile, qui est celle que nous communique Regnard. Pénible, triste, odieuse, la méchanceté est le seul monstre que la fantaisie ne puisse se flatter de rendre agréable aux yeux. Parmi les héros de Regnard, il y a cent fripons, et pas un méchant ; et c’est peut-être pourquoi on n’y trouve pas non plus un seul vrai sot.

Le Légataire universel, non le Joueur, est le véritable triomphe de cette imagination tournée vers les gais caprices et les folles équipées. Là il n’y a pas un personnage qui ne soit de convention ; il n’y a pas un incident qui ne soit un tour admirable, ou, si l’on veut, pendable ; c’est tout un. Partout le propos soudain et la main prompte ; et pour chef de chœur, Crispin lui-même. Il eût été inique que le triomphe de Regnard ne fût point l’apothéose de Crispin, N’est-ce pas lui, le valet, qui, dans ce monde de la fantaisie comique, agite les grelots ? N’est-il pas, de tous les personnages auxquels il se mêle, le plus dégagé de scrupules ? Les autres ont encore des lueurs de discernement. « Ah ! Valentin ! c’est pourtant une bien vilaine chose que d’escroquer son frère. — Ah ! Crispin ! que tu me proposes là une affaire louche ! Mais, hélas ! je suis si amoureux ! Sers-moi d’excuse, dieu des amants ! » Il ferait beau voir que Crispin s’embarrassât d’inventer des prétextes pour des actions si légitimes ! Il envisage mieux les choses sous leur jour, et son adresse n’a d’égale que la parfaite sérénité de sa conscience. Cela le distingue, lui et tous les valets de Regnard, figures de même race dont il est le type accompli, du Scapin de Molière, qui n’a pas un bagage de morale plus lourd que d’autres, mais qui ne nous laisse pas oublier qu’à la rigueur il existe une morale, qui s’en souvient lui-même et la sent de temps à autre rôder autour de ses épaules sous l’image du bâton dont il redoute les coups. Nous trouverons ailleurs, dans l’innombrable famille des valets, de bien autres compagnons que Crispin, plus robustes de tempérament, plus carrés, plus experts, plus, rompus à la vie, plus éprouvés par elle, plus peuple dans leur façon d’agir ou de penser, ayant les défauts de la domesticité, en ressentant les chagrins, ambitieux d’en sortir pour faire dans le monde une fortune digne de leurs talents, ou pour faire souche d’honnêtes gens. Nous trouverons Gros-René, Sosie, Sganarelle, Frontin, Figaro. Le propre de Crispin, comme celui de Regnard, est de plaire. Il ne demande qu’à s’insinuer en douceur dans notre sympathie. Est-il à la chaîne ? N’y est-il pas ? Son maître lui a-t-il pris sa première femme ? Ne pourra-t-il pas lui prendre ? la seconde ? Peu lui importe, pourvu qu’il reste l’insoucieux Crispin et qu’il nage dans son eau, c’est-à-dire qu’il friponne de droite et de gauche, selon ce que lui offre le hasard.

Plaire et se plaire, c’est toute la substance de Crispin. C’est aussi toute la pièce où il joue le principal rôle. Le besoin pur d’amuser y inspire le plan, y engendre les situations et y crée jusqu’à l’expression comique. La vieille donnée que reprend Regnard se trouve réduite, dans le Légataire universel, à son expression élémentaire : un vieillard caduc qui a besoin de tout le monde et de qui tout le monde tire butin ou joie. Mais des idées simples sortent les conceptions larges. Et de ce germe, quel développement ! Comme le malheureux Géronte n’échappe à l’impudent caquet de Lisette que pour devenir la proie de M. Clistorel ! Comme il tombe encore tout palpitant des menaces de son apothicaire dans l’étourdissante procession de ses héritiers ! L’un lui défend de se marier, l’autre lui refuse des remèdes ; celui-ci veut l’interdire, celui-là l’enterrer ; un troisième lui soutient qu’il est mort. Il tourbillonne ainsi sur lui-même, poussé dans un cercle d’images lugubres qui s’abattent sur sa tête comme autant de marteaux. Au premier acte, il n’est encore qu’effaré avec des velléités de gaillardise ; au second, il est ahuri ; au troisième, il suffoque, jusqu’à ce qu’arrive la fameuse léthargie qui est le coup de maître de Regnard. Ici nous voguons en pleine folie. Mais il faut remarquer, pour ne point se fausser l’idée de Regnard, que nous voguons doucement soutenus par le flot, sans nul péril de submerger, toujours à égale distance de deux rives verdoyantes. Le poète n’atteint pas au bouffon ; il ne se précipite point dans le burlesque. À Molière seul cela est donné, non à Regnard, qu’aucune fougue n’emporte, incapable, nous l’avons assez dit, de vigueur dans la peinture des passions comiques, incapable, pour la même cause, de cette impétuosité de vision et de ces hardiesses sans frein qui nous lancent d’un jet dans la cérémonie du Malade imaginaire, dans les mamamouchis de M. Jourdain, dans la course aux apothicaires de M. de Pourceaugnac. Nous ne sortons pas, avec Regnard, du plaisant, et c’est le suprême plaisant d’une fantaisie à légère dose, de qui nous sommes sûrs qu’elle ne deviendra point fantasmagorie. L’idée dans laquelle se concentre toute cette situation, qu’est-elle autre chose elle-même qu’une folle inspiration, saisie au vol par l’acteur principal et dont tous aussitôt s’emparent, pour en faire jaillir, chacun à son tour, quelque nouvel éclair, plus éblouissant et plus rapide ? Comparez le mot fameux : « C’est votre léthargie ! » aux mots semblables de Molière, tels que : « Je ne dis pas cela », du Misanthrope, « le pauvre homme ! » du Tartuffe, « Le poumon » du Malade imaginaire. Vous pouvez presser ceux-ci tant qu’il vous plaira ; vous n’y trouverez jamais que raison, énergie, profondeur de sens, matière inépuisable de réflexion, mouvements redoublés d’un comique net et précis. « C’est votre léthargie ! » ne signifie rien, si ce n’est qu’il faut s’abandonner et rire. On flotte dans une traînée de contentement, parmi les fusées extravagantes qui éclatent aux oreilles. Si l’on cherche à saisir un de ces atomes brillants pour l’analyser, tout se dissipe. Ce mot, le grand mot de Regnard pourtant, le plus joli de son invention, l’étincelle de sa verve, sa marque, n’a aucun sens déterminé. Veut-on lui en prêter un, il tombe à plat. C’est ainsi que l’hirondelle, amie du printemps, ne sait plus voler dès qu’une fois vous avez appuyé la main sur son aile.

IV

N’appuyons pas, et ne quittons point cependant Regnard sans le déguster en ce qu’il a de plus délicieux, son style. C’est ici qu’il est passé maître et qu’il soutient la comparaison avec Molière. Il y aura toujours dispute entre les admirateurs de Corneille et les amants de Racine. Je tiens pour Racine, et je dirais bien, si j’osais, que par des raisons semblables, je tiens pour Regnard. Comme il y a de l’empreinte de Corneille dans le langage de Molière, il y a du Racine dans celui de Regnard. Il attrape au naturel et lance dru le mot vert ; il se conjouit dans la gaillardise et nous la fait avaler d’un trait :

Voudrais-tu voir mon maître in naturalibus ?

et lui-même n’a aucun embarras de se laisser voir ainsi. Il ne faut pas pourtant que ces manières effrontées nous abusent ; l’élégance, l’harmonie, la douceur, le poli sont ses besoins constants. Songez qu’il donnait quelquefois ses ouvrages à corriger à Quinault et qu’il eût voulu écrire pour Lulli

                                                      …… des vers
Soupirés d’un cœur tendre et dignes de ses airs.

Songez qu’il vécut dans l’amitié de Conti, l’amant fidèle de madame la Duchesse, « les constantes délices du monde, de la cour, des armées ; la divinité du peuple, l’idole des soldats et des officiers, qui était toujours environné du plus exquis, qui avait eu la figure charmante, qui tenait des conversations où l’on oubliait l’heure des repas » ; bref, le plus parfait exemplaire (au moral) du héros selon Racine, que Versailles ait connu. Quand il semble parler avec le plus de crudité, il a, pour amener ce qu’il dit, des détours et des feintes à l’infini ; c’est à peine si Phèdre, déclarant sa passion incestueuse, use de plus de fuites que M. Coquelet réclamant sa dette. Si l’on vous demandait à brûle-pourpoint, sans vous donner le temps de la réflexion, de qui est ce vers du Distrait :

Mon cœur n’a point de part au crime de ma main,

vous n’auriez qu’à en croire votre oreille pour répondre : Racine. Aussi bien les imitations, même matérielles, de l’auteur d’Andromaque sont flagrantes chez Regnard. Je dis l’auteur d’Andromaque, et je devrais dire l’auteur de Bérénice ; car ce qu’il y a de plus racinien dans Racine est ce dont il s’empare le plus volontiers. Il a dit sans scrupule, après Bérénice :

Jamais ! ah ! que ce mot est cruel quand on aime !

Il a répété, après Titus, avec une légère variante :

                                    …… et lorsque je vous vois,
Je crois toujours vous voir pour la dernière fois.

Il faut que sa passion pour Racine ait été forte, puisqu’elle lui a inspiré une platitude, sa tragédie de Sapor, qui, par bonheur pour lui, n’a pas été représentée. Qu’on réunisse tous les défauts de Racine, toutes les nippes de sa phraséologie, feux qui brûlent, poison qui ravage, charmante princesse, objet dont l’âme est blessée, traits dans le sein, on aura Sapor. Il y a là un Aurélien, vainqueur de Zénobie, reine de Palmyre, qui pousse des gémissements à ébranler la voûte céleste. Il y a un prince de Perse qui s’écrie, à la manière de Marie Mancine : « Vous m’aimez, et je pars ! » mais en ajoutant aussitôt, pour faire équilibre à ce premier hémistiche : « Je pars et vous pleurez », absolument comme s’il dansait sur la corde raide avec un balancier. C’est ainsi que Regnard savait, quand il s’y mettait,

                  …… d’une plus forte haleine,
Pour le cothurne altier faire couler sa veine.

Que si l’on veut suivre jusqu’au bout ce courant, nous possédons de lui une autre œuvre où la galanterie racinienne est plus agréablement saisie, c’est le roman de la Provençale, qu’il paraît avoir écrit après l’âge de trente-trois ans, mais sur les impressions de sa jeunesse. Il y perce bien un peu du « cynique mitigé » qu’est devenu Regnard, passé le temps du premier amour. Mais ce premier amour cependant n’y a point perdu sa teinte de pureté et de romanesque, il est analysé avec une finesse tendre, exprimé avec recherche. L’écrivain qui fait dire à son héros, introduit dans le harem du roi d’Alger sous prétexte de fleurs à broder : « C’est l’amour, comme vous voyez, madame, qui m’a ouvert jusqu’ici un chemin de fleurs », n’est pas trop loin de celui qui a risqué :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

Elvire, l’héroïne, lutte vertueusement pour son devoir ; Immona, en ses jalousies, parle comme Roxelane, et le corsaire Baba-Hassan, qui n’a point l’indélicatesse de prendre ses captives sans l’aveu de leur cœur, ne figurerait pas mal à côté d’un Turc de la famille de Bajazet. Eh bien ! Regnard, au besoin, a toujours retrouvé ce ton et même ces sentiments ; ç’a été le bienfait de sa belle Provençale. La vie peut faire de nous ce qui lui plaît, un sensualiste rangé à trente-cinq ans un ambitieux à quarante, un égoïste à soixante ; elle peut nous lasser le cœur, nous ennuyer l’esprit, et, ce qui est bien triste aussi, nous enlaidir la figure. De la femme digne de l’amour qu’elle a inspiré, il reste toujours quelque chose ; elle nous met son rayon ineffaçable. Montrez-moi l’homme qui a mérité de rencontrer son Elvire ; à un éclair des yeux, à je ne sais quoi de l’attitude, je le distinguerai entre cent. Regnard, près d’atteindre la cinquantaine, a beau me dire, en amoureux pratique :

    Les dames, le jeu, ni le vin
    Ne m’arrachent point à moi-même ;
Et cependant je bois, je joue et j’aime !

Je vous reconnais, ô poétique amant d’Elvire, et je devine les élégies de votre jeunesse à ce soupir que laisse tomber Clarice :

       …… Ah ! Carlin, c’est une joie extrême
De trouver innocent un coupable qu’on aime.

De même que le sentiment racinien a imprégné le roman de la Provençale, de même la douceur et la flexibilité raciniennes règnent partout dans les vers de Regnard. Avant tout, Regnard est poète, et sa langue est la perfection du style poétique. Elle coule, elle glisse, elle se replie ; il ne s’y trouve pour la gêner aucun de ces tours pénibles, ni de ces expressions raboteuses, rien de la rouille que Molière, grand orateur, a pu retenir, sans péril, du vieux langage. La belle époque du siècle s’y mire, image sans défaut dans un miroir sans tache. Aussi que de tableaux de genre achevés ! que de digressions qui enchantent ! quelle musique qui vous prend à la fois l’oreille, l’âme et les sens ! Je ne rappelle qu’en passant le monologue d’Hector :

Ne serais-je jamais laquais d’un sous-fermier !

la petite dissertation de Carlin sur l’écriture :

L’écriture est un art bien utile aux amants ;

celle de Merlin sur le veuvage :

Oui-dà, l’état de veuve est une douce chose ;

la cavatine, de Clarice :

Chaque amant parle ainsi ; mais souvent de retour,
Il oublie avec lui de ramener l’amour…

Je voudrais citer toute la scène où Agathe se fait dragon :

Morbleu, vive la guerre !…
Qu’il me tarde déjà d’être au champ de la gloire !

Cliquetis, pétillement du champagne, joyaux et rubis, joie des mascarades, vous sentez tout cela dans cette suite de couplets lutins. Il ne faut plus dire seulement Racine, le nom d’Arioste arrive à l’esprit, et depuis le palais d’Alcine, je ne sais s’il s’est vu pareil magicien. Il y a bien peu dans Molière de ces épisodes fleuris ; il m’en revient à peine trois ou quatre à la mémoire ; encore le plus gracieux est-il emprunté de Lucrèce. On en citerait dans Regnard vingt et vingt ; il les sème à pleines mains. Quiconque n’écrira pas au bas de chaque page de Regnard : charmant ! délicieux ! ravissant ! harmonieux ! adorable ! comme Voltaire voulait écrire au bas de chaque page de Racine : beau ! pathétique ! harmonieux ! sublime ! ne sait pas ce que c’est que le parler français dans sa fleur, un peu amolli par la vie de luxe et l’habitude des pensers délicats. Il n’entend rien au genre de poésie qui nous est le plus propre. Tous les récits de Regnard, particulièrement ceux des valets, sont des chefs-d’œuvre de style galant. Ah ! il sait tourner les choses. C’est grâce à la bonne façon de ce style, instrument merveilleux de souplesse et de complaisance, qu’elles se transforment si vite selon le gré de la fantaisie. Le style répand sur tout sa couleur et son arome, jusque sur

… ces femmes de bien dont l’honneur est entier,
Et qui de leur vertu parfument le quartier.

A-t-on jamais ouï métaphore plus mélodieuse et plus à sa place ? Voyez encore comme les faits, méchamment qualifiés par le Code attaque nocturne, se métamorphosent sous la langue dorée de Crispin :

Certain jour me trouvant le long d’un grand chemin,
Moi troisième, et le jour étant sur son déclin,
En un certain bourbier j’aperçus certain coche ;
En homme secourable aussitôt je m’approche,
Et pour le soulager du poids qui l’arrêtait,
J’ôtai du magasin les paquets qu’il portait.
On a voulu depuis, pour ce trait charitable,
De ces paquets perdus me rendre responsable.
Le prévôt s’en mêlait. C’est pourquoi mes amis
Me conseillèrent tous de quitter le pays.

Ce morceau est si joli que Lesage, trois ans plus tard, n’a pu se retenir de lui donner dans sa prose un pendant. Il a pensé apparemment que quelque chose d’aussi français appartient, par le droit de la naissance, à quiconque se sent la plume française. Que je triompherais, après de tels vers, de tenir à quatre pas de moi mon ami Taine ! Je lui sauterais à gorge et je lui crierais : « Angle et Teuton, rends-toi ! car enfin, ose me soutenir que tes pirates saxons, avec ces affreux chants de guerre dont tu as infesté ton Histoire de la littérature anglaise sont plus poètes ! Ose encore définir la poésie comme Villemereux, en sixième, nous définissait l’ivresse : une courte folie ! Écoute ceci, et dis-moi si l’esprit, le pur esprit, l’esprit tempéré et fin, l’esprit qui se contient et qui se gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes enfin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne peut pas être une source de poésie tout aussi bien que l’imagination exaltée et noire, les passions furieuses, le cœur qui se ronge et l’hypocondrie ? » Je ne voudrais pas, pour mon compte, que ce diable de Crispin s’avisât souvent de me parler cercueil ; il me donnerait une démangeaison de me faire enterrer, tant il appelle cela avec grâce et douceur :

                            …… bien cloué, bien muré,
Dans quatre ais de sapin reposer à son aise !

Positivement, l’eau en vient à la bouche. Bien cloué ! bien muré ! Ne semble-t-il pas que Crispin vous dise : « Portes closes, bien au chaud, bien enfoncé dans votre chaise longue, à l’abri des vents coulis » ?

Et ceci nous mène au côté le plus délectable et en même temps le plus original de Regnard. Il a le sentiment du gîte et de ce qui s’y rapporte. Il le possède en propre, seul de son temps. Charme à part, qu’il tient sans doute de ses voyages ! Regnard est le Français sorti de son pays. Il a vu les Allemagnes et les Pays-Bas, la patrie de Téniers ; il les a vus, non pas en officier de Turenne, soupirant du fond de ces abominables trous, Givet et Namur, après les divertissements de Versailles et les brevets, mais en observateur libre, qui n’a rien à faire que de regarder ; et il a perçu, au moins par bouffées, la poésie des chaudrons luisants que ne soupçonnait guère la littérature d’alors, l’idylle des assiettes blanches aux raies bleues, pendues en ligne au dressoir, la saine et grasse musique de la dinanderie. Il a osé dire :

Contents d’un linge blanc et de verres bien nets,

et rendre ainsi la sensation rafraîchissante que transmettaient à son œil de si vils objets. Il est le premier poète du coin du feu ;

Déjà le feu, dressé d’une prodigue main,
S’allume en pétillant,

et de la bonne vie familière, parmi l’abondance des biens terrestres, dans une de ces copieuses maisons à large panse, comme en possèdent les Flandres et Dijon, si longtemps flamand :

Bonne chère, grand feu ; que la cave enfoncée
Nous fournisse à pleins brocs une liqueur aisée18.

C’est un gîte que rêve Hector

Pour y dormir son soûl la grasse matinée ;

c’est le gîte que Crispin savoure d’avance, quand il heurte à la porte de Géronte :

Tout est-il mort ici : laquais, valet, servante ?

Discrétion, mystère, sans bruit, réduit, surtout réduit, voilà des mots favoris de Regnard :

Je les ai déterrés où l’on m’avait instruit,
Dans un jardin, à table, en un petit réduit.

Nous sommes bien loin sans doute du jour où les excellentes mœurs bourgeoises prendront aussi leur part du théâtre et de la poésie. Ducis n’est pas près d’écrire ses Bonnes Femmes. Gresset n’est pas encore né qui, avec ce charme de candeur et de malice, lèvera le rideau de tant de fraîches cellules à l’abri du siècle, et commencera son épopée des jeux innocents et des bonheurs retirés par ce vers, pour ainsi dire lointain, que murmurent en se souriant à eux-mêmes tous ceux qui ont vécu au nid :

À Nevers donc, chez les Visitandines !

Mais ce vers voltige sur les lèvres quand on lit Regnard ; l’auteur du Distrait rencontre à chaque instant de ces notes intimes :

Moi, j’aime à côtoyer des beautés mitoyennes,
L’hiver, dans un fauteuil, avec des citoyennes,
Les pieds sur les chenets, étendus sans façons,
Je pousse la fleurette, et conte mes raisons.
Là, toute la maison s’offre à me faire fête, etc.

Pas plus que M. Sainte-Beuve, je n’ose achever la citation. Je ne donne pas ceci, certainement, pour un tableau d’intérieur à la hollandaise. Encore une fois, « le lit austère » des Bonnes Femmes,

Le fauteuil à bras dans sa gloire,
Les hauts chenets, la vaste armoire,

sont aux antipodes de l’alcôve, friande sans scandale, où le regard alléché plonge derrière le fauteuil de Regnard. L’ingénu professeur, le novice mondain, qui a chanté Vert-Vert et qui aimait tant aussi la rime réduit, ne connaît rien de cette sensualité ample et savoureuse, quoique le Joueur et le Légataire dussent être de ces livres défendus dans lesquels « il faisait l’oraison à la sourdine ». C’est un tableau d’intérieur pourtant, l’un des mieux sentis, l’un des plus attrapés qu’on trouve chez aucun poète. Il est tel que le pouvait écrire un Français du xviie  siècle, vivant parmi des mœurs aristocratiques, licencieuses et brutales. Pour tout dire, il est tel que l’eût écrit Regnard, même sans la faute de son siècle. On n’imagine pas d’honnête homme plus affranchi de ces préjugés incommodes qu’on appelle principes. Ses voyages ne s’étaient pas bornés à la Hollande. Il avait goûté des carnavals italiens. Il avait connu l’amour chez les Turcs, « où l’on ne sait ce que c’est que mourir des cruautés d’une belle, et où les dames ont le même scrupule de faire languir un amant, que quelques-unes ont en ce pays-ci de le favoriser ». Il avait connu les amours plus bizarres des Lapons, qui accusent les gens de fierté, lorsqu’ils refusent… ! Les Lapons me feraient dire quelque sottise. Ces bigarrures de la bête humaine l’avaient porté à réfléchir sur la misérable condition d’un homme, né chrétien et Français, « à qui deux femmes suffisent pour aller droit en Grève, tandis qu’en mille lieux on en possède vingt de réserve ». Quand on se met à faire de ces réflexions subtiles et à s’adresser d’une certaine façon de ces certains pourquoi desquels il a été écrit :

Tes pourquoi, dit le dieu, ne finiraient jamais,

ils ne tournent point d’habitude à l’avantage de la petite morale, la meilleure, au demeurant, pour beaucoup de bonnes raisons ; et c’est sans doute pour se tenir le plus loin possible du chemin de Grève, que Regnard, ne pouvant épouser vingt femmes par-devant notaire, décida « sainement, dit-il, qu’une était encore trop ».

Dispute là-dessus qui voudra ! On se donnerait tort d’argumenter contre lui ; d’autant qu’il serait bien homme à répondre que c’est un point sur lequel il en sait plus long que ses contradicteurs. Je ne lui passe point tout. Il y a dans son théâtre une partie de réalité qui prouverait avec surabondance que la délicatesse du goût dans la société polie n’exclut point la parfaite grossièreté des sentiments, et la fantaisie même n’a pas assez de perles à son corsage pour en couvrir certaines nudités. Notre puritanisme plébéien refuse aujourd’hui de s’égayer sous aucun prétexte de tel outrage au caractère maternel, de telle parole brutale d’un frère à sa sœur, qui paraissaient au public du xviie  siècle des imaginations charmantes ; car, on ne saurait trop le répéter, la famille en France n’a jamais été moins adhérente, l’autorité de son chef n’a jamais été plus indignement bafouée que sous le régime du droit d’aînesse et de la liberté testamentaire. Ces réserves faites, on jette la raison par-dessus bord, et il n’y a pas moyen de ne pas se livrer à Regnard. Allez à Alger où il fut esclave : montez à la Casbah, et de là, regardez. Les étonnements se succèdent à vue d’œil ; c’est une lanterne magique splendide. Dans ce dédale de rues, où l’on a choisi l’une des plus secrètes pour lui donner le nom du gai captif, des visages de toute couleur circulent avec des costumes de toute forme. Rien n’a la mine délibérée comme ces jeunes garçons ; rien n’a la démarche mystérieuse et engageante comme ces femmes qui appuient sur le sol d’un pas menu. Beaucoup d’hommes d’une stature admirable n’ont pour vêtement qu’une guenille de laine, nouée autour de leur ceinture ou pendue à leurs reins, qui s’ajuste au corps avec une verve irrésistible. Il y a mille têtes et, pour les accentuer, mille turbans divers ; une seule trahit le sang de dix races. Et pour cadre à ce tableau des Mille et Une Nuits, au-dessus de vous, le ciel divin de l’Afrique ; autour de vous, Alger la blanche, couchée sur sa colline, semblable à une odalisque qui se baigne dans la lumière ; à vos pieds, ravissante de grâce et de douceur, la mer, plus lumineuse, s’il se peut, que le ciel. Songez-vous à vous demander si votre religion et votre morale règnent en ces climats ? Vous inquiétez-vous si ces physionomies bigarrées, qui passent et repassent devant vous pour la joie de vos yeux, sont figures de Turcs, de juifs, de païens et de polygames ; si ces hommes n’ont pas été pirates ; si ces femmes enfouies dans leurs voiles ne vont pas vous adresser un signe de tête équivoque ; si la monotone chanson arabe que vous entendez sortir de cette maison à porte basse, n’accompagne point la danse hasardeuse de quelque bayadère moresque ? Vous ne songez qu’à jouir de l’étrangeté d’un spectacle si nouveau ; vous en jouissez pleinement. Pour peu que vous erriez au cours de vos pensées, vous sentez en vous l’Européen se fondre en un Turc, sous la vive sensation de la lumière ; vous devenez homme de Mahomet avec délices. Pour quelques heures l’Occident n’existe plus pour vous, ni son ciel, ni ses mœurs brumeuses. Et voilà, — si la comparaison n’est pas un peu ambitieuse pour un poète aussi familier, — voilà Regnard avec l’impression que nous laisse son style enchanteur.

Piron et Gresset.
La « Métromanie » et le « Méchant »

La Métromanie de Piron et le Méchant de Gresset sont les deux ouvrages qui ont le plus marqué sur la scène comique au xviiie  siècle. Ces deux comédies ont pu être inscrites dès le premier jour parmi les ouvrages durables de notre littérature. Elles vivront autant que vivra la langue que nous parlons. Ce n’est point par caprice que nous les unissons dans un même entretien littéraire et dans une même étude. Elles sont en effet, non pas seulement du même siècle, mais encore du même moment de notre histoire, puisqu’elles se sont suivies à une distance de neuf années : la Métromanie de Piron a été représentée en 1738, et le Méchant de Gresset en 1747. Elles appartiennent au même genre, la comédie de caractère, en cinq actes et en vers, où le xviie  siècle excella, dont Corneille avait tracé le cadre, que Molière et Regnard portèrent à leur point de perfection, qui a trouvé son apogée dans le Misanthrope, et qui, à peu d’exceptions près, n’a fait que déchoir de plus en plus jusqu’à nos jours. Le grand mérite de l’une et de l’autre est le style, vigoureux et plein, échauffé d’une verve puissante chez Piron, aimable, léger et facile chez Gresset. Le grand défaut de l’une et de l’autre, c’est que l’intérêt dramatique y est médiocre, soit qu’on le cherche dans l’action, soit qu’on le demande à la peinture des caractères qui sont esquissés d’une plume trop rapide et trop superficielle dans le Méchant ; dans le Métromanie, trop en dehors du train universel et éternel de la vie ; et, ce qui achève l’analogie, c’est que pour cette double cause les deux pièces ont eu cette destinée commune qu’on ne saurait plus guère les représenter sans risquer d’exciter l’ennui, et que cependant on ne cessera point de les lire et d’éprouver à les lire un plaisir de premier ordre. Car la première et la plus certaine condition de salut pour une œuvre littéraire, c’est le style ; la seconde, le style encore, et la troisième, toujours le style. Je le dis du moins pour les œuvres écrites dans notre langue. Les grands critiques de l’Allemagne, qui ont beaucoup étudié toutes sortes de littératures, sont enclins à penser que le fond est tout sans la forme, et que l’étoffe peut être belle indépendamment du dessin. Je ne dis pas non, et je n’établis point de règle pour le sanscrit, le zend et le patagon. Je ne parle que pour le pays de France. Il y a eu de nos jours, parmi nous, un romancier dévoré de génie, en qui le génie fut énorme et infatigable. Le style et l’art de la composition lui ont manqué. Dans vingt ans, on ne le lira peut-être plus, lui et tout son génie, de même qu’on ne lit plus les drames de Diderot, où ne manque pas pourtant l’invention. On saura encore par cœur dans cent ans les plus belles pages du roman d’Adolphe écrit par un homme qui, en ce genre, n’avait que du talent et de l’éloquence sans le moindre rayon de génie.

Il y a donc entre la Métromanie et le Méchant de notables analogies. Les deux auteurs, qui diffèrent par le talent, l’humeur, le caractère, la vie qu’ils ont menée, ont eu cependant, eux aussi, des traits de ressemblance assez accusés pour donner prétexte à les réunir ; il y a eu deux ou trois points où ils se sont touchés, rencontrés et confondus. Ils ont reçu chez les jésuites, avec le même goût et le même enthousiasme, le même genre d’éducation, et cette éducation est la plus rigoureusement et la plus exclusivement classique et littéraire qui se puisse imaginer ; d’où cette lutte de l’un et de l’autre avec Térence, avec Ménandre, et surtout avec le modèle des modèles, Molière, dont ils se sont contentés d’emprunter les cadres et d’imiter les formes. Et voici un second trait commun de caractère qui est l’effet de cette première éducation. Ils ont eu la même passion, à laquelle ils ont sacrifié fortune et carrière, la passion des vers. L’art des vers a été leur préoccupation dominante ; je dis l’art des vers et non la poésie, l’art des vers et non le métier d’écrire. C’est une nuance que je n’ai pas besoin d’expliquer à des Français, et qui d’ailleurs s’expliquera tout à l’heure assez d’elle-même. Enfin, dernier trait et le plus saillant, Gresset et Piron sont de la province. Vers 1689, c’est-à-dire vers le temps où Piron naissait en plein Bourg, à Dijon, dans la boutique d’un apothicaire, l’influence souveraine de Louis XIV et de la cour avait consommé une révolution qui semblait faire de la littérature française la chose propre et exclusive de Paris et de Versailles. La Rochefoucauld, La Bruyère, Fénelon, Bossuet, Molière, Racine, La Fontaine, voire même Saint-Simon, sont tous de Paris et de la cour. La cour remplit toute l’âme de Saint-Simon qui la hait, comme de Racine qui l’aime à en mourir. Versailles et Paris ont donné un même cachet aux plus grandes œuvres du temps ; celles-ci composent comme une harmonieuse symphonie où la base des chants les plus divers et les plus originaux est une note uniforme. Gresset et Piron non seulement sont de la province, mais encore ils sont chacun de sa province, chacun de son village. Il est sensible qu’ils aiment avec passion le cru où ils ont grandi, d’où ils sont issus. Piron ne quitta Dijon qu’à trente ans et à regret, chassé par la faim comme le loup hors de la forêt natale. Toute la jeunesse de Gresset se passa à Arras, à Amiens ou dans les riantes villes du pays de la Loire. Sur soixante-huit ans qu’il vécut, Paris le posséda douze ans ; puis il courut se cacher à Amiens, vivre et mourir au gîte. Ce qu’a ajouté d’originalité propre à leurs œuvres, ce fonds provincial et cette passion du terroir, la suite de cette étude le développera.

I

Commençons par le premier en date, Piron. Il y a une légende sur Piron : libertin, cynique, sans tenue et sans mœurs, que tout le monde a dans l’esprit. Mais ce n’est qu’une légende. Commençons, avant tout commentaire, par rappeler les dates principales, et, si l’on veut me passer cette expression, le matériel de la vie de Piron. Il naît à Dijon le 9 juillet 1689 : il meurt à Paris en 1773, à quatre-vingt-quatre ans. Depuis 1689 jusqu’en 1719, il vit à Dijon, à la charge de sa famille, ne voulant être, malgré les semonces d’un père devenu morose avec l’âge, ni commis de finances, ni prêtre, ni médecin, ni même avocat exerçant, quoiqu’il eût pris ses grades endroit. Que fait-il donc ? Il fait d’abord à vingt ou vingt-trois ans cette ode fameuse et scandaleuse dont on ose à peine dire le titre, qui plus tard lui ferma à Paris tous les chemins, y compris celui de l’Académie, qui n’a pas peu contribué à dégrader sa réputation, qui a donné de lui à la postérité, facile à tromper comme les contemporains, la plus fausse idée, mais qui, lorsqu’elle fut conçue et écrite de tête et débitée après boire, pour une espèce de tournoi poétique avec le jeune Jeannin, depuis conseiller, eut le plus grand succès dans la capitale de la Bourgogne, s’y répandit de main en main malgré l’auteur, avec une promptitude foudroyante, et fît de lui l’homme en vogue de Dijon, ville charmante dont le grand défaut n’est pas l’excès de pruderie. Que fait-il encore ? La guerre aux gens de Beaune ; il est le porte-étendard des francs Dijonnais contre les ânes de Beaune, ainsi les appelait-on, et c’est un rude porte-étendard. On peut s’en assurer en lisant l’un de ses meilleurs écrits, le Voyage à Beaune, véritable iliade gauloise dont il est à la fois l’Achille et l’Homère dégingandé. Dijon, défendu et célébré par lui, le récompense en popularité ; on le choie, on se l’arrache, lorsqu’un beau jour un événement inattendu ruine sa famille ; son père lui signifie qu’il ne le peut plus nourrir, et voilà Piron qui, poussé par le démon des vers, dit adieu à la côte sacrée où fleurit le chambertin. Il ira vivre à Paris comme il pourra, de poésie. Par malheur, la poésie, qui est la première et la plus belle des vocations, est certainement aussi le dernier des métiers. Il s’aperçut bien vite qu’il fallait y joindre quelques autres ressources. Il vécut d’abord, comme fit Jean-Jacques Rousseau, du métier de copiste, à quarante sous par jour, chez les Belle-Isle. En 1722, il réussit à, forcer les portes du théâtre de la Foire, et il obtint un éclatant succès avec Arlequin Deucalion, l’un des chefs-d’œuvre du genre. Dès lors il ne cessa de travailler pour ce théâtre : ce fut son gagne-pain et un laborieux gagne-pain, car on payait alors les auteurs dramatiques, non d’après le nombre des représentations, mais un prix une fois fait. En même temps, Piron poursuivait un objet plus haut, le rêve de ses rêves, le Théâtre-Français, les succès dans le genre tragique ou la comédie noble. Il fait jouer en 1728 les Fils ingrats, tragédie bourgeoise plutôt que comédie, en cinq actes et en vers ; en 1730, Callisthène, tragédie héroïque ; en 1733, Gustave Wasa, tragédie encore ; en 1734, Fernand Cortez, tragédie toujours ; en 1737, la Métromanie, qui devait faire oublier tout le reste, quoique tout le reste, notamment les Fils ingrats, contienne de vraies beautés. Au milieu de tout cela, il écrit des préfaces, des apologies, force vers sur toutes sortes de sujets, épigrammes, contes grivois, fables, chansons, épîtres, même une ode sur la bataille de Fontenoy, au besoin des paraphrases de psaumes. En 1753, l’Académie française, sans qu’il eût voulu faire de visites, le nomme à l’unanimité au fauteuil laissé vacant par la mort de Languet. Et savez-vous ce qu’était Languet ? Archevêque de Sens ! L’auteur de la fameuse ode chargé de prononcer l’oraison funèbre d’un archevêque ! Un malveillant fait parvenir cette ode terrible à l’ombrageux Boyer, évêque de Mirepoix et académicien. Boyer court chez le roi, et celui-ci, qui avait pourtant bien des raisons pour être indulgent, ne peut s’empêcher, l’ode étant officiellement dénoncée, de casser l’élection que lui-même pourtant avait sollicitée. Une pension sur la cassette, que Piron ne demanda point et que Montesquieu lui fit avoir, compensa pour l’auteur de la Métromanie ce léger déboire. Il n’y avait pas eu d’autre événement dans sa vie, sinon qu’en 1741 il s’était marié d’une façon assez bizarre. Il avait épousé, ses panégyristes disent une lectrice, mais les historiens les plus exacts disent, et il faut dire, une femme de chambre de la marquise de Mimeure, qui se faisait appeler mademoiselle de Bar, mais qui, de vrai, se nommait du nom de son défunt mari, Quenaudon, veuve et point demoiselle19. C’était une personne qui possédait quelque bien, environ onze cents livres de rentes ; originale, dit-on, ayant le genre d’esprit qui convenait à Piron, très versée dans la littérature rabelaisienne et la bibliothèque bleue. Elle avait cinquante-trois ans et Piron tout autant quand se fit le mariage. Il est vrai que Collé, qui a connu mademoiselle de Bar et qui nous a tracé son portrait, certifie qu’elle n’avait jamais été plus jeune à aucun âge. C’était là une circonstance atténuante de ses cinquante-trois ans. Et puis Piron la connaissait depuis vingt ans. Et le ne le dérangeait ni de ses goûts, ni de ses habitudes, ni de son état. Grand point pour un homme occupé et surtout pour un écrivain.

Voilà tous les événements saisissables de la vie de Piron : littérature et état civil. Mais nous n’avons encore là que les faits extérieurs et les points de repère. Tâchons de pénétrer plus avant, de bien voir l’homme, le caractère et le genre d’esprit. Ce que j’ai à dire là-dessus, je le résume en deux mots : il ne faut pas qu’on s’exclame trop et qu’on crie trop au paradoxe, Piron était foncièrement un honnête homme ; il avait l’âme droite et élevée ; et son vrai genre de talent n’était autre que le genre noble. Ce n’était point par une aberration de l’amour-propre littéraire, c’était par un secret et sûr instinct de son génie naturel qu’il allait vers la tragédie. S’il n’en ressentait pas les tendres passions, il en possédait l’énergique et magnanime langage. Quoi ! lui, l’auteur de l’ode abominable ! Oui, lui-même.

Alexis Piron est essentiellement un type. Il a exprimé en haut-relief les aptitudes, les penchants et les passions d’une race et d’une ville. Ç’a été un de ces hommes à part qui ne sauraient maîtriser le démon intérieur, qui pour cette cause ne se possèdent pas tout à fait eux-mêmes, et de qui l’on peut dire selon le sens le plus rigoureux du mot : « C’est un inspiré ! c’est un génie, ou il a du génie ». Et de ce génie les racines plongent au loin et au large dans le sol. Piron est une individualité plutôt qu’un individu, c’est-à-dire qu’il résume en lui une série d’individus. Il est la continuation, le prolongement et le développement d’autres que de lui-même. Il couronne avec éclat le travail caché et l’histoire latente d’une famille. L’effort de plusieurs générations et un amas d’aïeux aboutissent à lui. Remarquez son grand-père maternel : c’était le sculpteur Dubois, de qui les œuvres remplissent les églises de Dijon. Remarquez, en un autre sens, son père l’apothicaire, Aimé Piron : c’était un gai compositeur de noëls, sorte de poésies du cru, à la fois cantiques et chansons grivoises, où le sublime se mêle à la farce. Souche abondante en sève ; nature forte et primesautière, le plus redoutable faiseur d’épigrammes que possédât la Bourgogne avant qu’Alexis Piron fût arrivé à l’âge d’homme ! Échevin, il brillait aux festins de gala que donnaient aux notables de la province pendant leurs séjours à Dijon, les Condés, à qui appartenait le gouvernement de Bourgogne. Les Condés amenaient avec eux de Paris le génovéfain poète, Santeuil, qui était à eux, comme on disait en ce temps-là, et qui avait la réputation d’être vert et gaillard en ses propos, de parler sur toute chose extrêmement français. On le mettait aux prises avec Aimé Piron. À ces joutes de la riposte et du quiproquo hasardeux, Dijon battait bel et bien Paris, et Aimé Piron Santeuil. Ce n’étaient point des flèches subtiles finement décochées, que les épigrammes d’Aimé Piron : c’étaient de vigoureuses douches tombant dru et d’aplomb sur les têtes. « Une fois entre autres, dit Alexis Piron, mon joyeux père étant assis (à une fête donnée par le prince de Condé) à côté du maire de Beaune, le maire de Châtillon, qui était à la gauche du maire de Beaune, se trouvant dans un mouvement d’enthousiasme, se leva et s’adressa au prince : “Monseigneur, à la santé de Votre Altesse et de tous vos illustres aïeux.” Dieu sait la risée ! Le bruit cessé, mon pauvre père, que Dieu absolve ! cria du même ton : “Monseigneur, ce n’est qu’un regaigneux ; il a dérobé cela dans la poche du maire de Beaune.” Celui-ci, en fureur, voulait battre mon père, qui se défendit. Le prince les sépara. Parlez-moi de ces scènes du bon temps. »

Quiconque a habité la province a dû remarquer que c’est précisément dans les familles de moyenne et de petite bourgeoisie, telle qu’était la famille de Piron, que se conserve avec, le plus de ténacité, le moins de mélange et d’adoucissements venus de la civilisation générale, la saveur indigène, le caractère de la race. Et la race burgonde a son caractère à elle, l’un des plus accusés qui se trouvent encore en France ; le Bourguignon salé, dit un proverbe du cru. Et entre toutes les villes de Bourgogne, Dijon est peut-être la plus bourguignonnante. Ville bien à part, qui a eu son rôle propre dans le développement général de notre esprit et de notre littérature, parce que son originalité a été résistante et persistante. Regardez d’abord la ville du dehors, avec ses toits de tuiles bariolées, ses clochers et ses clochetons, sa flèche bizarre, hardie et tortue, sa tour cathédrale surmontée de la famille Jacquemart ; on dirait un volumineux et fantastique château de pâtisserie qui émerge sur le vert de la plaine. Entrez ensuite dans la ville, considérez l’architecture des maisons : celles du peuple s’arrondissent à la base comme s’enfle le ventre d’un de ces gourmands qui servent d’enseigne à un marchand de comestibles celles où résidaient la noblesse et la magistrature lettrée du xviiie  siècle, un Bouhier, un Brosses, un Buffon, élégantes, coquettes et d’ailleurs bien proportionnées en leurs diverses parties, sont coiffées d’un toit immense, presque aussi vaste à lui seul que le reste de l’édifice ; il semble qu’on ait tout voulu mettre en greniers comme pour réserver la place à d’abondantes provisions. Larges panses d’une part ; de l’autre, têtes énormes. Considérez les produits du pays : le chambertin nourricier et capiteux, l’âpre moutarde, le pain d’épice chargé de substances de haut goût, la plus succulente charcuterie qu’il y ait au monde. Après tout cela, considérez la population elle-même ; voyez ces femmes, aux formes riches, que la nature a créées pour être d’incomparables nourrices ; voyez, dans les faubourgs, ces puissantes faces d’hommes, ces trognes bourgeonnées, contentes, rubicondes, épanouies, ces plantureuses et triomphantes bedaines. Maisons, produit et hommes, le trait qui domine partout, c’est la force, un peu épaisse, l’exubérance, la redondance. De là résulte un insatiable besoin d’expansion. Dès avant Clovis, les Gaulois et les Romains des bords de la Saône observaient que de tous les barbares les Burgondes étaient les meilleurs vivants, les plus faciles à se communiquer, ceux qui avaient le plus besoin de rencontrer et de présenter eux-mêmes bon visage d’hôte. Encore aujourd’hui, les gens du Bourg, le quartier populeux de Dijon, définissent leur ville une ville ben affâble, en s’arrêtant longuement sur l’a ; car les spondées plaisent aux oreilles dijonnaises. Affable, de fari, parler, ce qui est pour l’homme l’incessante manière de s’épandre au dehors.

Ainsi force et redondance, tel est le trait principal de cette race, qui exclut la finesse d’esprit et la délicatesse de sens autant du moins que, dans la nature multiple et variée de l’homme, les contraires s’excluent. Force et redondance ! De là, on peut tirer deux choses bien contraires : d’une part, la jovialité, même grossière ; d’autre part, les dons sonores et sculpturaux, l’art oratoire, l’éloquence dans toute sa vigoureuse majesté et dans toute sa hauteur, mais, aussi à l’occasion, brutale et dure. On peut tirer de là le Piron de l’ode libertine, et aussi le Piron qui écrira la Métromanie, et qui saura dans Callisthène faire parler à Alexandre un langage digne de ses grandes actions. On peut tirer de là Bossuet tout entier, le Bossuet magnifique des Oraisons funèbres, le Bossuet énergique et abandonné qui, dans ses sermons, et surtout dans le Traité de la concupiscence, ne recule devant aucune façon de dire, le Bossuet, sans esprit et sans finesse, qui coule d’un jet dans le bronze ce portrait de Cromwell, dénué de nuances, aussi faux qu’admirable. On peut tirer de là Crébillon, à la fois cynique et tragique ; et on peut en tirer Rameau, avec la grande musique ; Rude, avec les bas-reliefs de l’Arc de Triomphe et la statue de Ney ; Eugène Guillaume, dont les statues sont d’Athènes pour la pureté classique des formes et des plis, dont les bustes et les têtes avec leur relief et leur accent tonique sont et ne peuvent être que d’entre Montbard et Beaune. Tous, en quelque genre qu’ils se soient engagés, ont pour qualité saillante (je dis simplement saillante, et je ne dis pas maîtresse) l’abondance vigoureuse, et, à défaut de la largeur d’esprit, l’ampleur du ton et du langage. Quelque distance qui sépare le haut et sévère chrétien qui a écrit le Discours sur l’histoire universelle et le « bon enfant » (trop bon enfant) qui s’est rendu coupable de l’Ode à Priape, les vers de Piron, là où il réussit, valent, pour la fermeté, l’air de grandeur et la certitude du jet, la prose de Bossuet. Qui les a entendus ne saurait les oublier : ils se gravent.

J’ignore quel a pu être, à l’origine de notre race, dans la langue primitive de nos aïeux, les Aryas, le sens précis du radical gra, qui se retrouve avec des significations bien diverses en plusieurs mots des langues de souches germanique, grecque et latine. Mais chose singulière ! quelque signification que les mots formés de cette racine aient prise dans la suite des temps, ils s’appliquent tous assez bien au génie burgonde et à ses œuvres : gras, graver, γράφειν, graben, grave et même graveleux. Surtout graveleux, mais un graveleux bonhomme, étalé, candide, jaillissant à l’aise et sans contrainte, presque patriarcal. Ce n’est que le goût des bonnes farces, auquel on sacrifie tout, même, s’il le faut, la décence même, s’il le faut, la vie d’un homme. Il y a dans les archives et l’histoire indigènes tel récit de prise de bec entre deux présidentes à mortier, au sortir de vêpres, qui ne paraîtrait point trop dépaysé parmi les meilleures gaudrioles des dames de la Halle au bon temps ; et chacun sait comment Santeuil mourut victime d’une facétie meurtrière, à la suite d’une des ripailles dijonnaises du prince de Conti, empoisonné par deux bourgeoises de Bourgogne, ses voisines à table, qui, le voyant en verve et le voulant exciter encore davantage, versèrent, sans y entendre autrement malice, leur tabatière dans le vin qu’il buvait. La fameuse ode elle-même, l’ode immonde, ne paraît pas avoir produit, nous l’avons déjà dit, sur les purs Bourguignons de l’époque, l’effet de scandale ou de dégoût qu’elle produisit ensuite dans les salons et les boudoirs parisiens. « Si la justice vous inquiète, dit alors à Piron le président Bouhier ; si l’on vous presse trop pour savoir l’auteur du délit, vous direz que c’est moi. » Et de fait, l’ingénieux et érudit président, très amateur de poésies secrètes en toutes langues, était bien homme à regretter un peu de n’être pas l’auteur du chef-d’œuvre clandestin. Ne voyez-vous pas maintenant comment a dû et pu naître, sur ce terroir, l’ode fâcheuse à laquelle on réduit trop encore aujourd’hui l’idée qu’on se fait de Piron ? Après quelques heures passées autour d’une table copieuse, à deviser et à se défier entre joyeux compères, la main sur les amphores trop pleines, Piron a « éternué » les strophes grossières l’une après l’autre, comme plus tard il éternuait, selon sa propre expression, des épigrammes contre les gens de Beaune, Voltaire, l’abbé Desfontaines et tous ses ennemis. Les strophes, par malheur pour lui, sont sorties de son cerveau tout armées de rimes sonnantes et d’expressions mises en leur place, ayant tout ensemble la facture, le tour et l’accent, ce qui rendait le crime impérissable. Le crime, en effet, a plané sur toute sa vie.

Ce ne fut pourtant pas une vie où manquèrent les actions et les qualités dignes d’estime. Avec quelle ardeur et quelle énergie il se mit au travail, une fois arrivé à Paris, pour se créer une existence indépendante, nous l’avons déjà vu. Il ne voulait, en effet, et il ne pouvait rien demander qu’au travail. Il n’avait nulle intrigue, pas même ce peu d’intrigue légitime auquel il faut bien se résoudre pour lutter sans trop de désavantage contre la sottise et la médiocrité ; à ce point qu’il n’eût pas réussi à faire représenter la Métromanie elle-même par très hauts et très puissants seigneurs, messieurs de la Comédie-Française, si l’autorité, intéressée par M. de Maurepas, ne se fût mêlée de l’affaire. Il possédait quelques amis de tout rang pour le plaisir d’en avoir et non, comme Voltaire, pour le profit qu’il eût pu en tirer : Collé et mademoiselle Quinault, M. de Livry et l’abbé Legendre, la marquise de Mimeure et madame Doublet ; mêlant volontiers le cabaret à quelques salons de bonne compagnie ; s’égayant avec celui-ci, recevant de celui-là, dans une heure de gêne, quelque service d’argent délicatement déguisé, ou, dans une heure soucieuse, un panier de bon vin ; mais ne sortant guère du cercle intime qu’il s’était une fois choisi. Là, dans la meilleure société comme dans la mauvaise, le fond candide et ingénu de sa nature était si connu et si peu suspect, qu’on l’appelait à l’ordinaire le grand benêt, le grand nigaud, le grand bimbin. On ne pouvait assez admirer que cet innocent eût accumulé tant de sacrilèges nauséabonds dans une seule ode.

Comme il était homme d’esprit et abandonné, n’ayant à aucun degré la sottise (pourtant nécessaire) de la tenue, et prêt à dire, comme La Rochefoucauld, que « la gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit », il souffrait facilement qu’on le traitât sans conséquence, mais non point qu’on ignorât ce qu’il valait, lui et la vocation qui était en lui. Le jour où il arriva à un financier qui recevait de vouloir donner le pas sur le poète à un homme de qualité en disant, ce qui est bien un mot de financier : « Eh ! monsieur le comte, c’est un auteur ; ne faites point de façons » ; Piron ne fut pas long à riposter : « Puisque les qualités sont connues, je reprends mon rang et je passe. » Nul fiel, malgré son terrible talent pour les épigrammes ; nulle méchanceté. Il ne poursuivit de sa rancune que deux ou trois personnes : le maréchal de Belle-Isle, l’abbé Desfontaines et Voltaire. Le premier ne lui avait même pas payé exactement les quarante sous par jour stipulés pour ses gages de copiste ; c’était bien le moins qu’au moment où il fut question d’enterrer Belle-Isle à Saint-Denis, auprès de Turenne, Piron proposât pour épitaphe :

Ci-gît le glorieux à côté de la gloire.

Le second l’avait calomnié. Le troisième, jaloux de le voir accueilli sur un bon pied chez la marquise de Mimeure, avait, par un trait digne de Vadius et de Trissotin, dénoncé à la dame du logis l’ode, l’ode éternelle et inévitable qu’elle ignorait encore. En vérité c’étaient là des griefs, et encore la haine de Piron, même contre Voltaire, fut-elle toujours exempte de noirceur ; c’était une haine gaie, une Muse ricaneuse et sans vergogne de l’épigramme plutôt qu’une déesse Até. Il avait trop de décousu dans sa vie pour ourdir des malignités savantes.

Mais ce qui fut sa vertu éminente, c’est le désintéressement. Peu de poètes ont poussé aussi loin le dédain de l’argent et de la fortune qui convient si bien à un poète. Jeune, l’occasion lui fut offerte, à Dijon, de se pousser dans les fermes. Il eût pu, comme il l’a dit lui-même dans la préface de la Métromanie, morceau de prose tordue, de style rocailleux et hérissé, qu’on lit cependant avec plaisir, parce qu’on s’y découvre et qu’on s’y éclaire, le vrai Piron, trop obscurci par le Piron de la légende, il eût pu, « de millions en millions, s’élever par degrés jusqu’à mourir gendre ou beau-père de tout ce qu’il y avait de mieux. Tout cela ne le gagna point. Deux choses le rebutèrent de cette sorte d’élévation : l’aller et le revenir, la façon d’y parvenir et le désagrément d’y être parvenu ». Plus tard, en 1733, après le succès de la tragédie de Gustave de Suède, il refuse les présents que lui fait offrir la reine de Suède Ulrique-Éléonore, charmée de l’hommage rendu à son aïeul : « Je ne demande pour tout plaisir à la reine, dit-il, que d’envoyer dix mille hommes à notre allié le roi Stanislas. » Et comme, après un autre trait analogue, Voltaire lui disait, non sans aigreur : « Vous n’êtes pourtant pas riche, mon pauvre Piron. — Cela est vrai, répliqua-t-il, mais je m’en f… ; c’est comme si je l’étais. » Voilà bien le poète qui s’écrie dans la Métromanie, en parlant de la profession d’avocat :

Ce mélange de gloire et de gain m’importune ;
On doit tout à l’honneur et rien à la fortune.

Pauvre, soutenu par les dons de ses amis, n’ayant pas encore reçu du roi Louis XV la maigre pension qui, à partir de 1753, assura sa subsistance, il trouvait le moyen de venir en aide à ses frères de Dijon, de pourvoir, presque seul, à l’entretien de sa mère, de recueillir chez lui une de ses nièces dénuée de ressources ; et dans quel moment encore ! Dans un moment où il était réduit lui-même à la plus affreuse situation de famille. À la suite d’une scène, peu agréable, chez M. de Carvoisin, neveu et héritier de la marquise de Mimeure, sa femme avait eu un évanouissement, puis une attaque de paralysie au côté gauche, puis une attaque de folie. Enfin elle devint furieuse jusqu’à battre son mari, et le resta pendant deux ans. On le pressa de s’en séparer. « M. de Fleury, le procureur général, nous dit Collé dans son Journal, avait offert à Piron une maison où elle serait bien traitée et bien soignée, moyennant quatre-vingts livres de pension ; ce n’était ni l’hôpital, ni les petites-maisons. Piron ne voulut jamais se prêter à cet arrangement, et il a cependant souffert tout ce qu’on peut souffrir d’une personne qui a perdu entièrement la raison et qui se portait souvent aux dernières violences. » Quand elle mourut, soignée par lui jusqu’à sa dernière heure, « tout le monde fut témoin de la douleur que cette mort causa à Piron, et des larmes suivies et durables qu’elle lui fit répandre ». N’est-ce point-là, dans un tel état de fortune, se conduire admirablement ? Ajoutez qu’il était presque aveugle. Ainsi vécut-il ! Peu de vies d’écrivains, ce nous semble, ont été plus dignes, sinon pour la tenue extérieure, du moins pour le fond d’esprit et de caractère. Esclave indépendant de sa vocation, il ne voulut être que faiseur de vers et ne conçut rien d’enviable à côté de cela. Personne peut-être, à côté de lui, si ce n’est Lesage, n’eut plus le désir impatient de vivre libre, sans autre maître que le démon intérieur, sans autre marque d’honneur que le talent. Genre d’amour-propre et de dignité qui en vaut bien d’autres ! C’est quelque chose, après tout, que de pouvoir écrire d’avance sur sa propre tombe la fière et dédaigneuse épitaphe :

Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien,

surtout quand on laisse derrière soi la Métromanie.

II

Tout le monde connaît la Métromanie. Tout le monde se rappelle comment le démon des vers plane sur toute la pièce, comment tous les personnages ou en font, ou font semblant d’en faire, ou affectent de ne rien goûter au monde plus que les vers, depuis le riche Francaleu, prêt à donner Lucile, sa fille, au plus pauvre des compositeurs de sonnets, jusqu’à Lucile elle-même qui aime Dorante pour les élégies qu’elle croit qu’il fait ; comment ceux mêmes qui représentent la vile prose, Lisette et l’oncle Baliveau, sont, bon gré, mal gré, entraînés malgré eux dans l’enfer de la Métromanie. On a présents à l’esprit le caractère et le nom des personnages ; d’abord les deux métromanes : le métromane amateur, le riche Francaleu, qui s’est découvert à cinquante ans du génie pour la poésie, et à qui cela passera comme cela est venu, et le métromane incurable, le poète féru pour la vie de l’absurde démon, le jeune Damis, orphelin, que l’oncle Baliveau, Capitoul de Toulouse, a envoyé à Paris pour faire son droit, qui ne fait que des vers et surtout des dettes, et qui, obligé par ses créanciers de se cacher, en attendant qu’on le représente à la Comédie-Française, a trouvé asile chez Francaleu, sous le faux nom de M. de l’Empirée ; avec eux et pivotant autour d’eux, Baliveau, qui vient à Paris solliciter une bonne lettre de cachet contre son poète de neveu ; Dorante, amoureux de Lucile, que Damis a présenté à Francaleu sous un faux nom aussi, par la raison que le père de Dorante et Francaleu sont en procès ; enfin, l’indolente Lucile, qui se décide à aimer Dorante le jour où elle apprend que son père lui permettrait probablement d’épouser toute la terre, excepté lui.

On sait le lieu de l’action, le château de Francaleu, auprès de Paris, où tous les personnages se trouvent réunis à la même heure, poussés chacun par son idée maîtresse, celui-ci pour rêver à l’aise sous des ombrages inaccessibles aux recors, celui-là pour voir sa chère Lucile, ce troisième pour obtenir de l’amitié de son vieux camarade Francaleu la lettre de cachet après laquelle il court ; tous ensemble enrôlés, par Francaleu, à mesure qu’ils se présentent, dans une troupe d’amateurs que Francaleu destine à jouer une pièce de sa façon. Car Francaleu a fait ni plus ni moins qu’une comédie dont le sujet, très peu neuf, est l’arrivée imprévue d’un père sévère tombant tout à coup au milieu des étourderies de son fils ; et il en machine la représentation dans son château, tandis que se prépare à la Comédie-Française la représentation d’une pièce de Damis. Je n’ai pas besoin de remettre en mémoire la maîtresse scène où l’oncle Baliveau et son neveu Damis, chargés par Francaleu, l’un de jouer le père morose, l’autre de jouer le fils déréglé, et ne sachant à l’avance, ni l’un ni l’autre, le nom du partner qui donnera la réplique, se trouvent mis tout à coup en présence l’un de l’autre pour répéter ; leur surprise à tous deux, le rire effronté du neveu, l’explosion non jouée cette fois de l’oncle Baliveau, si conforme à l’esprit du personnage qu’il représente, ce qui amène le vers fameux de Damis :

Est-ce vous qui parlez, ou si c’est votre rôle ?

Ni cet accident ni aucun autre n’ébranlent la généreuse folie de Damis. Sa pièce tombe aux Français : c’est la cabale. Lucile, que Francaleu lui offre, à lui qui n’a rien, aime Dorante et se marie avec lui : il n’en a souci. Une demoiselle Mériadec de Kersic, de Quimper, qu’il veut épouser, sans l’avoir vue, pour les vers qu’elle publie au Mercure, et à laquelle il a voué un amour égal et semblable à celui de Don Quichotte pour Dulcinée, se trouve n’être à la fin qu’un pseudonyme du quinquagénaire Francaleu ; même ce dernier coup de massue du destin ne dissipe pas chez lui l’ivresse ni l’enchantement des vers.

Muses, tenez-moi lieu de fortune et d’amour !

Voilà son dernier cri ! Un bien beau vers et qui est tout Piron !

La Métromanie, que Voltaire appelait la Piromanie, n’est pas, comme les Précieuses ridicules ou les Femmes savantes, la simple peinture d’un ridicule. Elle appartient à un genre de comédie où l’auteur se met lui-même en scène avec ses passions et ses instincts préférés, et où se mêle beaucoup de sympathie pour les faiblesses sur lesquelles on provoque le sourire du spectateur. Les côtés odieux ou ridicules du caractère du métromane, Molière les a pleinement étalés, et sans pitié, dans Oronte, Trissotin et Vadius. La comédie de Piron n’a pas de ces violences ; c’est une comédie tempérée. Littérairement et à ne considérer que l’effet scénique, la décadence est marquée. Historiquement et moralement, il n’en est pas de même. À ce point de vue, le changement de ton qu’on observe dans la comédie de caractère au xviiie  siècle n’est pas à regretter ; et, comme on n’apporte guère un ton nouveau sans apporter des qualités nouvelles, même littérairement, la décadence ne s’étend pas à tout. En quoi la Métromanie, ou le Glorieux, ou le Méchant, les trois chefs-d’œuvre de la comédie en cinq actes et en vers au xviiie  siècle, sont au-dessous, et cent fois au-dessous non seulement du Tartuffe, du Misanthrope, de l’École des femmes, mais encore de l’Étourdi, du Légataire universel et du Joueur ; je n’ai pas besoin de le dire, chacun le sait bien. Ce qui était forme inventée et vivante au xviie  siècle n’est plus que forme étudiée et languissante au xviiie  ; ce qui était génie est devenu art, et ce qui était art n’est plus que recette. L’art, le génie ont-ils donc disparu de partout ? Non ; ils se sont déplacés ; et parmi cette décadence des facultés, qui étaient éminentes en Molière et en Regnard, je distingue des sources fraîches d’inspiration que Regnard et Molière n’ont pas connues ; je vois des nouveautés à leur tour vivantes, quoique jetées dans un cadre ou vieilli ou flétri. C’est là-dessus que je voudrais arrêter l’attention du lecteur.

À côté de la comédie de caractère, qui déjà se précipite et se précipitera de plus en plus de chute en chute, naît et s’élève la comédie de mœurs. Les noms des personnages sont déjà un indice de cette transformation. Si je peins le caractère général de l’avare, je puis rappeler d’un nom de convention Harpagon. Un oncle vrai, en qui rien de général ne fait saillie et où je veux peindre quelques nuances particulières de l’état d’oncle, je l’appelle d’un nom réel Baliveau. Et ainsi dans la pièce de Piron apparaît déjà, à côté des noms traditionnels de comédie, tels que Damis et Dorante, un nom de nous autres, dûment inscrit sur les registres de l’état civil. Peinture de mœurs bourgeoises ; voilà, à beaucoup d’égards, la comédie de Piron. Nous entrons par cette comédie d’un degré plus avant dans la bourgeoisie réelle. Et ces mœurs bourgeoises ne sont pas données, comme dans Molière, pour essentiellement et grossièrement ridicules. Elles ont de la dignité et de la douceur. Élevé parmi elles, sous les yeux d’un père probe et d’une mère honnête femme, parmi des maximes chrétiennes, Piron a constamment senti le prix de telles mœurs. Les « mœurs » sont sa grande préoccupation ; c’est le mot qui revient à chaque instant dans la préface de la Métromanie, et, soit qu’on l’entende dans le sens général où nous le prenons aujourd’hui, soit qu’on le réduise à la signification particulière que lui donnait Piron (respecter la morale, avoir de la moralité), Piron a des « mœurs ». Il y a des mœurs dans la Métromanie, et de bonnes mœurs. C’est dans la Métromanie que se trouve, pour indiquer un certain genre d’ouvrages, le vers si heureux :

La mère en prescrira la lecture à sa fille.

Et il mérite de s’y trouver, puisque la Métromanie est une des premières comédies de notre répertoire où la mère ait pu mener sa fille sans risquer de l’embarrasser et de la faire rougir. À ce double point de vue de la comédie de « mœurs » et de la dignité de la vie bourgeoise, il y a un abîme, des jeunes gens sans scrupule de Molière ou de ses beaux esprits si bas et si cuistres, à ce fou de Damis qui sait tenir son rang dans le monde, qui n’a guère eu de maîtresses que dans les colonnes du Mercure et les nuages, qui est le plus désintéressé des hommes et le plus généreux, même avec ses rivaux. Il y a surtout un abîme, des femmes et des jeunes filles du théâtre de Molière, à Lucile. Ah ! sans doute les traits dominateurs, dans le comique et le tragique, que sait découvrir le grand peintre de caractère manquent ici totalement. Il est perdu le relief que Molière donnait à Célimène, à Angélique, à Agnès, à Elmire, à toutes enfin. Ce n’est qu’une esquisse. Le dessin, toutefois, en est non seulement spirituel, précis et ferme, mais encore original et neuf. Voici d’abord ce qui est spirituel et ferme ; c’est le portrait de l’indifférente et nonchalante personne :

Je vous l’ai dit cent fois : c’est une nonchalante,
Oui s’abandonne au cours d’une vie indolente ;
De l’amour d’elle-même éprise uniquement ;
Incapable en cela d’aucun attachement,
Une idole du Nord, une froide femelle,

(C’est Lisette qui parle et aussi le Dijonnais énergique)

Qui voudrait qu’on parlât, que l’on pensât pour elle ;
Et, sans agir, sentir, craindre, ni désirer,
N’avoir que l’embarras d’être, de respirer.

Et voici ce qui est neuf, c’est que Lucile est une fille modeste et assez docile. Bien qu’elle s’éprenne tout de suite, selon l’éternelle loi de la nature féminine, de ce qu’elle suppose qu’on lui défendra, elle n’a nul dessein de révolte contre l’autorité paternelle. Je n’ose assurer qu’elle s’y soumettrait tout à fait. Elle cherchera du moins à la fléchir plus qu’à la heurter. Nous ne sommes pas encore arrivés à cette ravissante Chloé du Méchant ; nous sommes sur le chemin.

La langue et le style de Piron ne sont pas ses moindres mérites. M. Sainte-Beuve a excellemment défini Piron « un des affronteurs de la rime ». Piron, en effet, emporte le vers et la rime, comme après un violent assaut : il composait de tête, et il lui arriva de réciter de mémoire aux comédiens toute une tragédie de lui. Il n’y a que les vers vigoureux et pleins, énergiquement frappés, énergiquement soudés l’un à l’autre que l’esprit peut retenir ainsi. On ne s’étonne pas du tour de force de Piron à la Comédie-Française, quand on relit et qu’on repasse ces tirades et ces alexandrins fameux de la Métromanie que chacun sait par cœur :

Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !
……………………………………………………
Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante !
……………………………………………………
Car, monsieur, excusez ; mais, vous et votre femme,
Vous avez fait un corps où je veux mettre une âme.
……………………………………………………
On tenait table encore ; on se serre pour nous.
La joie en circulant me gagne, ainsi qu’eux tous.
Je le sens ; j’entre en verve, et le feu prend aux poudres ;
Il part de moi des traits, des éclairs et des foudres.

De tels vers, à peine dits, marquent, en quelque sorte, leur empreinte sur le cerveau, et pour toujours. C’est vraiment de la haute éloquence que les deux plaidoyers de Damis et de Baliveau pour et contre la poésie. Ce sont vraiment « des traits, des éclairs et des foudres ». Les mouvements n’y sont peut-être pas aussi souples et aussi pathétiques que la pensée y est nourrie. Mais l’expression y est toujours admirable ; elle nous porte et nous soutient d’une aile nerveuse :

DAMIS.

Ce mélange de gloire et de gain m’importune ;
On doit tout à l’honneur et rien à la fortune.
Le nourrisson du Pinde ainsi que le guerrier
A tout l’or du Pérou préfère un beau laurier.
L’avocat se peut-il égaler au poète ?
……………………………………………………
Scarron même l’emporte aujourd’hui sur Patru.
……………………………………………………
……………………………………………………
Du guerrier le mérite est sans doute éminent ;
Mais presque tout consiste au mépris de la vie,
Et de servir son roi la glorieuse envie,
L’espérance, l’exemple, un je ne sais quel prix,
L’horreur du mépris même inspire ce mépris.
……………………………………………………
……………………………………………………
Infortuné ! je touche à mon cinquième lustre,
Sans avoir publié rien qui me rende illustre !
On m’ignore, et je rampe encore à l’âge heureux
Où Corneille et Racine étaient déjà fameux.

BALIVEAU.

Mais les beautés de l’art ne sont pas infinies !
Tu m’avoueras, du moins, que ces rares génies,
Outre le don qui fut leur principal appui,
Moissonnaient à leur aise où l’on glane aujourd’hui.

DAMIS.

Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu’on pense ;
Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont faits d’avance ;
Mais le remède est simple : il faut faire comme eux ;
Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux ;
Et tarissant la source où puise un beau délire,
À tous nos successeurs ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m’élève à cet emploi :
Malheur aux écrivains qui viendront après moi !

Avais-je tort de dire tout à l’heure que les vers de Piron, quand ils sont réussis, valent la prose de Bossuet ? Le style de la Métromanie, à la vérité, n’est pas toujours sans reproche ; on y trouve, pour prendre un vers de Piron lui-même, on y trouve

Du faible, du clinquant, de l’obscur et du faux,

rarement « du faux et du clinquant », plus souvent « du faible », plus souvent encore et trop souvent « de l’obscur ». Les beaux endroits égalent les plus beaux de notre langue poétique. Il n’y a rien au-dessus comme vers français, comme art de faire les vers. C’est du Corneille et du Malherbe. On sourit d’ordinaire, on se moque et l’on se scandalise de la supériorité que Piron s’attribuait, à la Comédie Française, sur Voltaire. Il s’appelait, on le sait, « l’auteur de Fernand Cortez », et il appelait Voltaire « le faiseur de Sémiramis ». Et, un jour que les comédiens se plaignaient de ce qu’il ne donnait de pièces qu’à de bien rares intervalles, tandis que Voltaire produisait sans cesse : « Je le crois bien, répondit-il, Voltaire travaille en marqueterie, et moi je jette en bronze. » Je ne trouve pas cet orgueil de Piron si sot et si peu justifié. Piron avait raison d’abord en ce point, qu’il travaillait durement et avec conscience, et que, s’il ne rencontrait pas toujours la perfection du vers, il la cherchait du moins de bonne foi, tandis que Voltaire la cherchait aussi peu qu’il la rencontrait. Ensuite, le mot n’est déjà pas si injuste, à la date où on le place, car c’était une époque où Voltaire était surtout goûté du public pour ce qu’il y a de plus contestable parmi ses œuvres ; je veux dire pour ses poèmes en vers (tragédies, épîtres morales, épopées). Piron parlait donc surtout du talent des vers. Eh bien ! oui, le vers de Voltaire sent la marqueterie, et le vers de Piron a la sonorité du bronze comme il en a la durée. Pour l’ampleur, pour la majesté, pour le retentissement, je dirais presque pour l’air d’autorité, y a-t-il dans tout Voltaire vingt vers à mettre à côté des beaux vers de la Métromanie, qui soient aussi attrapés et aussi remplis ?

Et Piron n’a pas seulement la force et le ton magnifiques. Il a été une ou deux fois exquis. Sans rappeler une scène touchante qui termine l’École des pères, c’est Piron qui fait dire à Damis, accusé de nourrir des ambitions trop hautes dans une fortune trop basse :

À ce que nous sentons que fait ce que nous sommes ?

Que de choses ce vers renferme ! Que de sensations il suppose dans l’âme de Piron ! Quel jour il ouvre sur lui ! Par tout ce qu’il laisse entendre, par les rêveries qu’il éveille, c’est peut-être le vers le plus délicat de notre littérature avant 89. Et c’est un Bourguignon du Bourg qui l’a écrit ! Tant il est vrai qu’il faut se défendre de ces théories excessives qui prétendent enfermer les hommes, leurs facultés et leur génie dans une définition absolue !

Je suis mes idées comme elles se présentent dans cette causerie, et je ne veux point quitter la Métromanie sans revenir sur une chose que j’ai dite au début. J’ai dit que la Métromanie, pour appartenir à la grande comédie, retraçait un genre de caractère trop en dehors du train universel de la vie humaine. Ce n’est pas, en tout cas, un caractère ou un ridicule en dehors du train de l’esprit français. La métromanie est ou a été, surtout dans la société d’avant 89, un travers national et classique :

Il ne faut que ce faible à décrier un homme.

La maladie a un peu baissé de nos jours. Elle est à la fois moins répandue et moins aiguë. Elle est aussi moins intéressante ; elle ne repose plus, comme autrefois, sur un fond d’enthousiasme ingénieux. On trouve encore, clairsemés dans nos provinces, de ces gens qui cultivent l’ode, l’épître en vers et la fable, qui concourent pour l’Églantine aux jeux floraux, qui se font imprimer, malgré Minerve ; à qui l’on dit volontiers, en se moquant, dans leur petite ville :

Vous, poète ? Eh bon Dieu ! depuis quand ? Vous ?

et qui pourraient répondre comme Francaleu :

                                          … Moi-même !
Je ne saurais vous dire au juste le quantième
Dans ma tête, un beau jour, ce talent se trouva ;
Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva.

mais ils ne donneront pas leur fille, richement dotée, à Damis qui n’a rien. Ils ne diront pas :

Le mérite une fois aura valu l’argent.

Voilà la nuance qui les sépare de Francaleu, qui les classe à tout jamais dans la pure prose, dans le notariat honoraire. Au xvie , au xviie au xviiie  siècle, il y avait de l’idolâtrie et du fanatisme, il y avait une étincelle de feu sacré dans ce travers de la métromanie. L’art des vers était un culte. Le premier en date, des métromanes, fut peut-être le roi Charles IX qui disait à Ronsard, avec tant d’exagération et de sincérité :

L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.

Et le dernier des métromanes de l’ancien régime, à l’ancienne mode, aura été, sans aucun doute, ce M. de La Brézolière, dont il est parlé dans les Mémoires de madame de La Rochejaquelein. « Il avait été mis hors la loi, et il était réduit à se cacher. C’était un fort aimable vieillard. Il avait voulu se déguiser en paysan ; mais il portait sous cet habit du linge fin, des manchettes, une montre et des odeurs. Il faisait de jolis vers de société et y attachait tant d’importance, qu’un jour qu’il répétait une épître à ma mère, on vint avertir de l’arrivée des Bleus ; le pauvre M. de La Brézolière ne pouvait se décider à s’en aller sans finir son épître, et il continuait à la réciter en se retirant. » Ainsi finit l’antique métromanie, comme beaucoup d’excellentes choses de la société d’autrefois, après la déroute de Savenay.

L’amour des lettres, qui en faisait le fond, fut après tout, aux deux derniers siècles, la vraie grandeur et la vraie politesse ; c’était lui qui tempérait l’orgueil, qui rendait la vie de salons intime, et cette intimité, délicieuse, qui consolait de la disgrâce, qui embellissait jusqu’à l’exil ; c’est par lui que cet âge d’or de la poésie ou des vers, en dépit de tous les vices sociaux que le politique et le moraliste ne peuvent s’empêcher d’y relever avec amertume, garde à nos yeux un charme et une grâce impérissables, et fléchit même, quand il le faut, la rigueur de ces deux bêtes moroses qu’on appelle un moraliste et un politique ; certain d’être toujours attaqué, mais plus certain encore de n’être jamais délaissé. Pour moi, l’amour des lettres me séduit alors, partout où je le rencontre, même là où il prêtait à rire aux contemporains. En vérité, je n’ai plus le courage de trouver Oronte ridicule avec ses petits vers, quand je songe que maintenant il dédierait à Philis un traité sur l’extraction du minerai, enjolivé de sa couronne ducale. Turcaret même avait ses heures de poésie :

Recevez ce billet, charmante Philis,
Et soyez assurée que mon âme
Conservera toujours une éternelle flamme,
Comme il est certain que trois et trois font six.

Turcaret avait composé lui-même, et tout seul, ce triomphant quatrain. Bien qu’il eût de quoi solder un poète, il ne souffrait pas qu’un autre lui fît ses chefs-d’œuvre. Il se prétendait aussi bel esprit que personne. Sotte prétention tant que l’on voudra ! Du moins Turcaret avait-il le vague soupçon de quelque chose dont il faut tirer plus vanité que de l’argent. C’est par quoi cet immonde sac d’or redevenait presque un homme. Lesage ne se moquerait plus aujourd’hui de son faible, et c’est une fantaisie qui ne prendrait guère à Turcaret, s’il ressuscitait à la Bourse, de rimer des madrigaux, même saupoudrés d’arithmétique. Aussi éprouve-t-on un plaisir d’un goût singulier et persistant à se voir transporter au milieu des mœurs littéraires des deux derniers siècles. Quelques descriptions qu’on en ait déjà faites, la comparaison avec le monde présent fait toujours paraître la description nouvelle. De telles mœurs ne ressemblent à rien de ce que nous avons sous les yeux. Ce commerce quotidien, entre personnes connues, de prose et de vers, ces philosophes pratiques qui mettent tout en rimes,

Toujours de jolis vers,
Toujours une table
De peu de couverts ;

ces amitiés cimentées par une demi-douzaine de lettres d’un tour vif ; ces haines implacables, à propos d’une tragédie, qui s’exhalent en sonnets, et ces sonnets qui se terminent par des menaces de coups de bâton : tout cela est loin de nous, hélas ! et ne reviendra plus. Je ne regrette pas les coups de bâton, ni même beaucoup les sonnets ; avec Chateaubriand, Lamartine, Musset, Victor Hugo, Balzac, Stendhal, George Sand, Mérimée, nous avons eu bien autre chose que des sonnets. Ce que je regrette, c’est l’estime qui s’attachait alors à toutes les bagatelles de l’esprit. C’est cette estime qui au xviiie  siècle, assura le succès, la popularité et la vogue de Gresset, l’auteur fameux de Vert-Vert, quoiqu’il y ait dans Vert-Vert autre chose qu’une bagatelle.

III

Né en 1709, à Amiens, d’une famille de robe, Gresset fut élevé aux jésuites, d’abord à Arras, ensuite à Louis-le-Grand. Les jésuites, qui exerçaient volontiers leurs élèves à d’agréables et puérils badinages littéraires, tantôt en latin, tantôt en français, purent lui donner le cadre, la façon et la première idée grossière de son charmant poème. Ils le rompirent aux souplesses de main nécessaires pour l’écrire. Gresset fit chez eux d’excellentes études ; et, après les avoir terminées, il resta quelque temps affilié à l’ordre en qualité de novice. Devenu à son tour professeur, on l’envoya enseigner dans les principaux collèges de l’ordre, à Moulins, à Tours, à Rouen. Puis on le rappela à Paris. C’est à Rouen qu’à l’âge de vingt-cinq ans, en 1734, il avait fait paraître Vert-Vert, expression achevée de cette gentillesse mutine qui est une des qualités de notre esprit. La malignité du temps y voulut voir tout autre chose que ce qui s’y trouvait. La société mondaine qui inclinait à la philosophie, et les cabales dévotes que tout effrayait vaguement et qui découvraient la philosophie partout, ne manquèrent pas de prendre Vert-Vert pour un tableau impie et libertin de la vie claustrale. On le célébra et on le proscrivit à ce titre. Sur les dénonciations de la supérieure générale des Visitandines, qui aurait dû sourire et se délecter, Gresset fut relégué du collège de Louis-le-Grand à La Flèche ; genre d’avancement dès lors connu et pratiqué dans les corps enseignants, et alors, comme depuis appliqué avec avantage par les cuistres aux gens de mérite. Que faire ? Ce qu’avait fait en cas semblable un mondain de même robe, Fléchier. Gresset, qui n’avait pas encore été ordonné, sortit de l’ordre. Il vint à Paris, y passa dix années parmi la plus brillante société ; et quoiqu’il soit de ceux qui aient pris soin de vivre à l’abri des regards curieux de la postérité, nous savons vaguement qu’aucun genre de succès ne lui manqua.

Il lui manqua cependant, selon toute vraisemblance, de se sentir heureux de ce train de vie. C’était, en effet, et avant tout, un homme de province et de petit cercle. Il aimait uniquement la retraite, parmi des mœurs cordiales et simples. Il aimait ce genre d’indépendance, le plus précieux de tous, qui consiste à ne vivre que pour soi et les siens, et que le monde nous ravit. Il l’a dit et répété à satiété dans la Chartreuse :

Heureux qui, dans la paix secrète
D’une libre et sûre retraite,
Vit ignoré, content de peu,
Et qui ne se voit point sans cesse
Jouet de l’aveugle déesse,
Ou dupe de l’aveugle dieu !
…………………………………
…………………………………
Où sont, hélas ! ces douces heures
Où dans vos aimables demeures,
Partageant vos discours charmants,
Je partageais vos sentiments !
Dans ces solitudes riantes
Quand me verrai-je de retour ?
Courez, volez, heures trop lentes,
Qui retardez cet heureux jour.
…………………………………
…………………………………
Je regrette la bonhomie,
L’air loyal, l’esprit non pointu,
Et le patois tout ingénu
Du curé de la seigneurie,
Qui, n’usant point sa belle vie
Sur des écrits laborieux,
Parle comme nos bons aïeux,
Et donnerait, je le parie,
L’histoire, les héros, les dieux,
Et toute la mythologie,
Pour un quartaut de Condrieux.

Il avait d’ailleurs bien et amplement montré cette pente de son humeur dans Vert-Vert. Car, qu’est-ce que Vert-Vert, si ce n’est le divin poème des joies retirées, des bonheurs cachés et « des souvenirs délectables » ? L’effet que fit sur lui, par contraste, le monde parisien avec ses superficies et ses inconstances, et le goût qu’il avait pour un autre monde produisirent la comédie du Méchant, qui fut jouée en 1743 ; comédie toute semée de vers-proverbes et de tirades qui sont les meilleures de nos épîtres morales. Il n’y a point dans le Méchant l’éloquence de la Métromanie ; mais il n’y a non plus rien qui sente le travail et la dureté. Ce qui manque à la Métromanie, le charme et la facilité limpide, on le trouve ici à profusion ; aussi le Méchant se lira toujours plus et avec plus de plaisir que la Métromanie ; tout y coule aisément ; on y peut puiser à pleines mains ; c’est la vraie richesse.

Quoique le caractère principal soit vrai et valût la peine d’être peint, quoiqu’on soit encore exposé à rencontrer dans le monde cette inquiétude du mal et ce goût désintéressé de l’intrigue, que Gresset a si adroitement saisis dans le personnage de Cléon, on doit remarquer et l’on a déjà remarqué avec raison que Cléon, dans la pièce de Gresset, n’est qu’un prétexte à la satire. Gresset met en action, dans la bouche de Cléon, toutes les médisances contre le monde parisien qu’il n’a point voulu éditer sous sa responsabilité propre. Si l’on voulait définir exactement le Méchant, il faudrait dire que cette comédie est la revanche de la province contre Paris. Comment la comédie du xviie  siècle, comment le poète de la cour et de la ville, Molière, a traité la province, est-il besoin que je le rappelle ? Il l’a incarnée, il l’a écrasée sous des types violents et admirables, tels que M. de Pourceaugnac et la comtesse d’Escarbagnas. M. de Pourceaugnac n’est plus guère une figure de nos jours ; je n’oserais pas dire que la comtesse d’Escarbagnas (les ridicules féminins offrant plus de résistance à l’œuvre du temps que les ridicules masculins) ne subsiste pas encore quelque part, non plus comtesse, à la vérité, mais bourgeoise considérable, femme de riche industriel, de notaire ou du député de la circonscription. Et après ces créations individuelles, Molière a tracé le tableau général en dix lignes éternelles :

Vous irez, par le coche, en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins, vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D’abord, chez le beau monde, on vous fera venir.
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la Baillive et madame l’Élue,
Qui, d’un siège pliant, vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand’bande, à savoir deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes.

Mettez les chemins de fer à la place du coche, madame la, directrice de l’enregistrement et madame la générale à la place de

Madame la Baillive et madame l’Élue,

le tableau est encore vrai en plus d’un lieu ; il semble dater d’hier. Quelle est cependant la réponse de la province à ce Paris si fier ? La voici, telle que Gresset l’a faite. Elle n’est pas non plus ménagée :

                               Paris ! il m’ennuie à la mort,
Et je ne vous fais pas un fort grand sacrifice
En m’éloignant d’un monde à qui je rends justice ;
Tout ce qu’on est forcé d’y voir et d’endurer,
Passe bien l’agrément qu’on peut y rencontrer.
Trouver à chaque pas des gens insupportables,
Des flatteurs, des valets, des plaisants détestables,
Des jeunes gens d’un ton, d’une stupidité !
Des femmes d’un caprice et d’une fausseté !
Des prétendus esprits souffrir la suffisance,
Et la grosse gaîté de l’épaisse opulence !
Tant de petits talents où je n’ai pas de foi ;
Des réputations, on ne sait pas pourquoi ;
Des protégés si bas, des protecteurs si bêtes…
Des ouvrages vantés qui n’ont ni pieds ni têtes ;
Faire des soupers fins où l’on périt d’ennui ;
Veiller par air, enfin se tuer pour autrui ;
Franchement, des plaisirs, des biens de cette sorte,
Ne font pas, quand on pense, une chaîne bien forte,
Et, pour vous parler vrai, je trouve plus sensé
Un homme sans projets dans sa terre fixé,
Qui n’est ni complaisant, ni valet de personne,
Que tous ces gens brillants, qu’on mange, qu’on friponne,
Qui, pour vivre à Paris, avec l’air d’être heureux,
Au fond n’y sont pas moins ennuyés qu’ennuyeux.

Et après avoir ainsi saccagé Paris en gros, le doux Gresset le crible par le menu. Il n’épargne rien de tout ce que vous rencontrez tous les jours dans nos salons, dans nos cafés, sur nos boulevards. Voulez-vous les talents de Paris :

Il ne nous reste plus que des superficies,
Des pointes, du jargon, de tristes facéties ;
Tant qu’à force d’esprit et de petits talents,
Dans peu nous pourrions bien n’avoir pas le bon sens !

Voulez-vous le jeune homme à la mode :

Des riens, des airs, du vent : en trois mots le voilà ;

le conquérant quadragénaire :

                      Un fat qui s’aime, qui s’adore,
Et qui peut rester fat. N’en voit-on pas sans cesse
Qui, jusqu’à quarante ans, gardent l’air éventé,
Et sont les vétérans de la fatuité ?

la femme bel esprit :

Courant après l’esprit, ou plutôt se parant
De l’esprit répété qu’elle attrape en courant ;

la capricieuse :

                                       Tour à tour je l’ai vue
Ou folle, ou de bon sens, sauvage ou répandue ;
Six mois dans la morale, et six dans les romans,
Selon l’amant du jour et la couleur du temps.

Et, pour peindre la sotte fatuité du Parisien à l’égard de la province, quel trait joli et imprévu que le vers célèbre mis par Gresset dans la bouche d’un de ses personnages :

Ce sont d’assez beaux yeux pour des yeux de province.

Pour que l’œuvre fût complète, il ne fallait pas seulement dénigrer Paris ; il fallait encore glorifier la province. Gresset n’y a point manqué. On trouve bien dans la pièce un portrait satirique du gentilhomme de province, du seigneur terrien, qui semblerait, à la première vue, indiquer que Gresset n’a point suivi son plan avec rigueur :

Il ne vous fera pas grâce d’une laitue.

Regardez-y de près cependant : de ce portrait même, tracé par la main malveillante de Cléon, se dégage je ne sais quoi de sympathique. Et, en cinq ou six autres endroits, nous avons le panégyrique en bonne forme des profonds contentements de la province :

Vous connaîtrez bientôt, par votre expérience,
Que le bonheur du cœur est dans la confiance,
Un commerce de suite avec les mêmes gens,
L’union des plaisirs, des goûts, des sentiments,
Une société peu nombreuse et qui s’aime,
Où vous pensez tout haut, où vous êtes vous-même,
Sans lendemain, sans crainte et sans malignité.

Ceci n’est ni plus ni moins, à le bien prendre, que la contrepartie et le pendant de

Vous irez, par le coche, en sa petite ville.

Et comme tout y est vrai et bien senti ! A chacun sa proie et sa part de butin en ce monde. Molière, errant dans les lointains bailliages, y chasse et vise les ridicules et les monstrueuses sottises ; Gresset y reflète les émotions douces et poétiques, la tranquille et innocente félicité. Là où Molière, avec les yeux puissants du génie, n’avait découvert que madame d’Escarbagnas, Gresset, conduit par l’instinct de son cœur, Gresset, affamé « de bonnes gens », s’en va cueillir dans une clairière des bois la plus délicieuse des marguerites, Chloé.

C’est ce caractère de Chloé qui est le grand charme et la grande nouveauté de la comédie du Méchant. Ah ! qu’elle est bien, celle-là, du couvent de Vert-Vert ! Personne encore n’avait osé ou su mettre l’innocence vraie au théâtre ; et personne, depuis, ne l’y a mise avec autant de bonheur, d’une touche aussi juste et aussi discrète. Gresset a admirablement senti que Chloé perdrait à être trop longtemps dépeinte, et il ne l’a qu’indiquée ; fidèle en cela à la nature elle-même, qui n’a rien créé de plus charmant que l’âme, les attitudes et toute la manière d’être d’une jeune fille à seize ans ; mais qui, aussi, n’efface rien plus vite que ce premier rayon de pure jeunesse. Il ne lui fait dire que quelques paroles de résignation sur sa mère, jalouse d’elle et qui la tourmente :

Ma mère est ma maîtresse ; il lui faut obéir ;
Puisse-t-elle, à ce prix, cesser de me haïr !

et sur Valère, l’ami de son cœur, que Paris, après un court séjour, lui renvoie gâté et fanfaron de mal :

Si Valère m’aimait, s’il songeait que je l’aime,
J’aurais dû, quelquefois, l’apprendre de lui-même.
Que les hommes sont faux, et qu’ils savent, hélas !
Trop bien persuader ce qu’ils ne sentent pas !

Puis il l’achève, ou plutôt il achève de nous la laisser entrevoir par les sentiments qu’elle inspire : d’abord à Cléon, qui devance un peu l’âge et la devine telle qu’elle se développera plus tard :

Il faut, pour m’attacher, une âme simple et pure,
Comme Chloé, qui sort des mains de la nature,
Faite pour allier les vertus aux plaisirs,
Et mériter l’estime en donnant des désirs ;

ensuite à Valère, plus vraiment épris et qui s’attache pour d’autres causes :

Ah ! qu’un premier amour a d’empire sur nous !
J’allais braver Chloé par mon étourderie ;
La braver ! J’aurais fait le malheur de ma vie !
Ses regards ont changé mon âme en un moment ;
Je n’ai pu lui parler qu’avec saisissement ;
Que j’étais pénétré ! que je la trouve belle !
Que cet air de douceur, et noble et naturelle,
A bien renouvelé cet instinct enchanteur,
Ce sentiment si pur, le premier de mon cœur !

Remarquez ce dernier vers, pour ce qu’il exprime et pour la façon dont il l’exprime : la poésie, au xviie  siècle, n’en a pas de semblable. Voici, de compte fait, deux vers délicats entre tous, celui-ci et celui de Piron :

À ce que nous sentons, que fait ce que nous sommes ?

que nous trouvons aujourd’hui à inscrire à l’actif du xviiie  siècle, et qui n’ont ni équivalent ni précédent, même dans le tendre et passionné Racine. C’est qu’une nouvelle classe, la bourgeoisie, et la bourgeoisie provinciale, arrive à la lumière, prend possession de la littérature et envahit le théâtre. Elle y apporte avec elle des mœurs toutes neuves et des sensations toutes fraîches. La comédie de caractère va mourir ; la comédie de sentiment est née.

Gresset voulut conformer sa vie à ses maximes. Las de Paris, il en disparut en pleine gloire. Il prit sa retraite peu de temps après le succès du Méchant, et alla se fixer à Amiens, sa ville natale, où il se maria. Il y resta jusqu’à sa mort, arrivée en 1777, et n’en sortit plus qu’à de rares intervalles. Heureux et sage s’il n’en fût, en effet, jamais sorti et s’il se fût mieux souvenu de ce qu’il avait dit un jour :

Persuadé que l’harmonie
Ne verse ses heureux présents
Que sur le matin de la vie,
Et que sans un peu de folie
On ne rime plus à trente ans,
Suivrai-je un jour, à pas pesants,
Ces vieilles muses douairières
Qui meurent aux bruits des sifflets ?

Au milieu de sa retraite, l’envie de faire parler de lui le ressaisit comme une fièvre intermittente, et deux ou trois fois il revint à Paris chercher les sifflets. Chaque fois qu’il y parut, ce fut pour déclamer pesamment et froidement contre les mœurs du siècle. Hélas ! il ne les connaissait même plus. Ajoutez qu’au milieu de tout cela, vivant dans l’intimité de l’évêque d’Amiens, l’abbé d’Orléans de La Motte, celui-là même qui, par ses monitoires, poussa au bûcher le malheureux La Barre, et, partageant cette dévotion étroite et excessive, il eut l’idée de faire publiquement amende honorable de sa vie de poète, et de demander pardon à la Vierge d’avoir eu de l’esprit, lui qui avait eu l’esprit si innocent ! C’est alors que Voltaire lui décocha la sanglante épigramme :

Gresset, doué du double privilège, etc.

La sentence était malheureusement aussi juste que cruelle. Gresset avait été au collège mondain exquis, ce qui est bien difficile : il redevint dans le monde un homme de collège. Il y a un sort attaché à la robe de professeur : c’est aussi la robe de Nessus. Quand Gresset parut à Paris pour la dernière fois, en 1774, et qu’il répondit au discours de réception de Suard, à l’Académie française, son échec fut complet. Il n’y eut qu’un cri contre ce revenant.

Quelle surprise pour la société du xviiie  siècle, qui se figurait, sous ce nom de Gresset,

Les jeux, les ris, l’aimable liberté,

de ne plus trouver en lui qu’un pédant aigri et suranné !

Quoi ! c’était là ce perroquet divin !

Sa vie avait été trop longue de moitié, et peut-être une vogue prématurée lui avait fait illusion sur la portée de son talent et sur l’étendue de ses forces. C’était un esprit aimable qui avait eu son heure de génie et d’invention originale, rien de plus, et c’est beaucoup ; un esprit tout féminin pour la grâce, la souplesse, le gentil babil abondant et inépuisable, le don d’égratigner en faisant patte de velours. Faisons ce que durent faire en 1774 ses vieux admirateurs, lorsqu’ils cherchèrent à retrouver son image effacée à travers les maussades considérations sur l’influence du langage dans les mœurs. Fuyons vite de quarante ans en arrière. On aime à se représenter toujours Gresset tel qu’il fut au bel âge, professeur ignoré, jouissant de sa jeunesse et de son obscurité délicieuse, soit à Moulins, soit dans cette molle et riante ville de Tours, ville de séminaristes coquets et de fringants hussards, moitié ecclésiastique, moitié dragonne, qui a l’air d’une boîte de fruits confits. Il était là dans sa cage ; et quel bon petit coin ce devait être, tout rempli d’innocentes douceurs, si l’on en juge par Vert-Vert ! Que n’y fût-il resté toujours, au lieu de courir après la célébrité ! La gloire n’était point son fait, mais bien plutôt la vie heureuse :

… Si les bons cœurs étaient toujours heureux !

Il était né, comme son trop aimable et trop fugitif perroquet, pour pétiller et s’éteindre, portes closes, dans un cercle de femmes de tout âge, avec les jeunes, les jolies et les vives en majorité, pour ne jamais sortir de ce nid délectable, pour y être fêté, flatté, choyé, accablé de caresses, étouffé de gourmandises, pour y savourer, en un mot, à tout instant du jour, ce qui était peut-être indispensable à sa délicate nature, et ce qui, selon lui, est né chez les Visitandines :

Les petits soins, les attentions fines.

On le voit ainsi, vivant au milieu des gentillesses et des scènes mignonnes, admis, par le privilège de l’âge ou du peu de conséquence, aux mille séduisantes privautés qui n’engagent à rien, fouillant tous les tiroirs à chiffons, furetant les cases les plus secrètes, perchant au réfectoire, se glissant à la toilette, venant partout

           …… briller, caracoler,
Papillonner, siffler, rossignoler,

voltigeant de sœur Thècle, qui oubliait pour lui ses moineaux, à sœur Mélanie, « en guimpe toujours fine », et là, parmi les caquets moqueurs, les mines étouffées et les rires hypocrites des jeunes et des jolies, n’épargnant pas, le perfide et le vilain, les bons coups de langue à mère Angélique, sur ses lourdes jambes qui ne coururent jamais, et à mère Cunégonde, sur son unique dent. Voilà Gresset dans son centre, et c’est bien vrai qu’avant de connaître le monde, il se l’était figuré comme un grand couvent de Visitandines, avec plus d’espace et d’élégance friande. Mais Gresset, jeté dans la lutte ardente des philosophes et des dévots ! Gresset, pris entre les instructions de son confesseur, qui lui fait brûler ses comédies, et la voix sarcastique de Voltaire, qui lui crie :

Gresset se trompe : il n’est pas si coupable !…

Gresset vieilli et débitant des homélies de moine en habit de ville ! Un vieux Gresset, un vieux Vert-Vert ! Quelle idée impossible présentent ces mots ! C’est qu’il faudrait mourir à temps. Le poète grec a eu mille fois raison de le dire :

Celui que les dieux aiment meurt jeune,

surtout quand son génie n’était qu’une fleur aimable de jeunesse, éclose avec le soleil du matin et déjà passée avec lui.

Madame Du Deffand et madame de Choiseul20

I

Ces deux volumes sont un recueil de lettres échangées pendant une vingtaine d’années, de 1761 à 1780, entre madame Du Deffand, madame de Choiseul, la femme du ministre, et l’abbé Barthélemy. En publiant de nouvelles lettres de madame Du Deffand, et en y joignant une notice élégante et instructive, M. le marquis de Sainte-Aulaire nous a remis sous les yeux une figure familière à ceux qu’intéresse l’histoire de l’esprit français, mais placée dans un autre cadre que celui où l’on avait accoutumé de la voir. Madame Du Deffand s’est ennuyée, toute sa vie, de tout, hormis de deux choses. Elle ne s’est pas ennuyée de l’esprit ; elle avait, selon sa jolie expression, une admiration stupide pour tout ce qui était spirituel, et elle ne s’est pas ennuyée non plus d’aimer. Le goût de l’esprit et le besoin d’amitié plus encore que la parenté l’avaient mise en relation étroite avec M. de Choiseul et sa femme. De là entre madame de Choiseul et elle ce commerce de lettres qui devint surtout assidu entre les années 1770 et 1774, lorsque le brillant ministre du pacte de famille eut été exilé à Chanteloup. M. de Choiseul fut suivi dans la retraite par un ami fidèle, l’abbé Barthélemy, qu’il s’était attaché pendant sa fortune, et qui voulut partager sa disgrâce. L’abbé Barthélemy, qui se mit à écrire de temps à autre à madame Du Deffand, se trouve être ainsi le troisième personnage actif de cette correspondance. Ces trois personnes n’ont guère eu pendant vingt années d’événement plus important à se conter que leur amitié. L’une disait les bavardages de Paris, les deux autres lui peignaient Chanteloup, où ils voulaient l’attirer. Tous trois convenaient que M. de Choiseul était « le plus grand homme du siècle », et ils ne se lassaient pas de remarquer combien le monde allait de mal en pis depuis qu’il n’était plus ministre. À cause de certaines relations éloignées de parenté, madame Du Deffand, de beaucoup plus âgée que madame de Choiseul, avait imaginé d’affubler celle-ci du titre de grand-maman ; madame de Choiseul, à son tour, la traitait en petite-fille ; c’était un texte interminable de graves sermons de la part de la jeune femme et d’actes de contrition de la part de sa vieille amie, aussi incorrigible que vieille. Voilà à peu près tout le tissu de cette correspondance. Ce n’est qu’un coin du xviiie  siècle, borné par « le tonneau » de madame Du Deffand et la pagode de Chanteloup. L’esprit, l’amitié et l’honnêteté l’habitent ; en faudrait-il plus pour fixer le regard, quand même madame Du Deffand ne serait pas un des originaux de notre littérature, et madame de Choiseul la femme la plus à souhait qu’ait jamais pu rencontrer un homme exposé à devenir un jour ministre et à cesser tout à coup de l’être ?

Madame Du Deffand, à qui revient la meilleure part dans ce recueil et dont le voisinage fait tort çà et là à ses deux amis, n’est plus à connaître. Sur ce que le public possédait déjà de ses lettres, M. Sainte-Beuve, dont les jugements sont définitifs, l’a rangée « parmi nos plus excellents classiques ». Elle est telle, en effet ; elle écrit la plus pure prose sans y prendre garde. Je n’oserais dire qu’on parlât de la sorte du temps de madame de Sévigné et de madame de La Fayette. On sentait alors dans le tissu du langage, même le moins travaillé, quelque chose de plus serré et de plus fort. Mais si l’on parlait un peu autrement, on ne parlait pas mieux. Un personnage de la société de madame Du Deffand, M. Dubucq, premier commis de la marine, métaphysicien alambiqué, définissait l’homme accompli celui qui ressemble à tout, le monde et à qui personne ne ressemble. Le style de madame Du Deffand est cet homme-là : c’est un style à la portée de tout un chacun, et que personne n’attrape, si nu et si dépouillé d’artifice, surtout si juste, qu’il trompe sur le caractère de celle qui écrit ainsi, et qu’à lire certaines pages de madame Du Deffand, on serait tenté de croire qu’on a affaire à la femme qui a le plus sensément et le plus bonnement conduit sa vie. Hélas ! avec ce ton uni elle a été peut-être la plus subtile personne de son siècle, la plus dégoûtée. Quoi qu’elle prétende, elle a toujours eu dans la tête un bout de roman qui, ne trouvant pas à se satisfaire, eût suffi pour la tenir mécontente, et elle y joignait, par malheur pour elle, l’habitude et le don funeste de scruter toute chose à fond et de s’en démontrer ingénieusement le vide. On peut souffrir plus cruellement du mal philosophique et tout de réflexion qu’elle a la première appelé « l’ennui » ; c’est quand on n’a point occasion, comme elle, de le décrire chaque jour devant un cercle de personnes distinguées ; à Dijon, son pays d’origine, c’eût été bien autre chose qu’à Paris, au centre du faubourg Saint-Germain. On ne saurait toutefois ressentir ce mal avec plus de profondeur ni l’exprimer avec plus de naturel. « Après tout, qu’est-ce que cela me fait ? » s’écrie-t-elle après avoir failli s’intéresser à l’un de ces événements politiques qui excitent d’ordinaire les passions des hommes. Non que tout lui fût égal et qu’elle vécût dans le calme heureux des stoïques. Au contraire, le néant de la vie lui donnait « des accès de désespoir ». On s’aperçoit à son langage que Werther approche. Au fond de son fauteuil, parmi les aises d’un brillant état de fortune et d’une grande position mondaine, cette femme, tranquille en apparence, ennemie des systèmes et des attitudes de tragédie, point ennemie du bien-vivre, donnant des soupers agréables, a poussé plus loin le désenchantement volontaire que les bruyants héros du suicide. Ceux-ci du moins ont eu assez foi dans la mort pour lui demander un refuge. Cette dernière ressource ou cette dernière illusion a manqué à madame Du Deffand. Après y avoir bien réfléchi, de quelque façon qu’elle tournât et retournât la mort, elle ne la jugeait pas moins sotte que la vie.

C’est que madame Du Deffand était naturelle. Elle ne s’est jamais donné la peine de suivre un devoir contre son penchant. Elle n’a jamais fait aux bienséances les plus impérieuses le sacrifice de forcer l’expression d’un sentiment au-delà de ce qu’elle sentait réellement. Son mari était de Bourgogne et dragon. Il arriva qu’après une première rupture elle fut saisie d’un vertueux désir de se raccommoder et de vivre avec lui. Cela dura six semaines, durant lesquelles elle tâcha de son mieux à être une Pénélope. Au bout de quoi elle se mit à bâiller, à se taire, à avoir l’air si absolument résignée à son sort que le malheureux mari prit de lui-même la résolution de partir et pour toujours. Elle eût bien voulu être dévote, « afin de trouver dans les pratiques de la religion ou des consolations ou une ressource contre l’ennui » ; c’est pourquoi elle s’aventura dans la lecture de saint Paul un jour qu’elle ne savait plus que lire. Dès qu’elle se fut assurée que les lettres de Bussy-Rabutin l’amusaient plus que l’épître aux Hébreux, tout fut dit sur ses velléités de religion. Quand elle aime vraiment d’amour ou d’amitié et que la douce flamme vit en elle, elle ne tarit pas de le dire et de rendre ce qu’elle éprouve par quantité de choses fines, délicates ou ardentes. « Vous voudriez, écrit-elle à l’abbé Barthélemy, que la grand-maman ne fût hermétiquement qu’à vous et qu’il n’y eût de place pour personne. » Et à la duchesse de Choiseul : « Vous savez que vous m’aimez, mais vous ne le sentez pas… Je ne me porte pas bien aujourd’hui ; je n’ai point dormi, je n’ai pas la plus petite pensée, et si je ne vous aimais pas autant, je ne saurais pas si je suis en vie… » Quand, au contraire, elle n’a que des attaches d’habitude ou un goût de désœuvrement pour ce qu’elle est censée le mieux aimer aux yeux du monde, elle ne vise pas à se parer des semblants d’une belle passion dont elle n’est pas atteinte. On n’a qu’à lire le portrait qu’elle a tracé du président Hénault avec qui elle fit assez longtemps ménage. À soixante-dix-sept ans, elle parlait certainement de son petit chien Tonton avec plus d’abondance et de jeunesse de cœur qu’elle ne faisait à trente-trois ans du président Hénault. « Je me suis mise tout à fait à la réforme, écrit-elle dans un de ses rares accès de pénitence. J’ai renoncé aux spectacles, je vais à la grand-messe de ma paroisse ; quant au rouge et au président, je ne leur ferai pas l’honneur de les quitter. »

Rien ne ressemble plus que ces paroles à de l’impudence fanfaronne, et rien n’en diffère plus. Ce n’est que le besoin d’être vraie. Elle se montre ici telle qu’elle était, aussi éloignée de s’arranger pour le spectacle du monde que de se soumettre à une règle quelconque ; n’ayant point en sa main les ressorts de son âme et ne se souciant guère de les y tenir ; mais aussi ne se proposant pour modèle à personne et ne jugeant point que ce soit la marque d’un génie supérieur de ne pas se plaire à saint Paul. Il me semble que ce naturel parfait qui la distingue de beaucoup de ses contemporains plaide un peu et demande grâce en sa faveur. On doit lui savoir gré au moins d’avoir haï de son siècle tout ce qui était faux et violent. Qui ne l’aimerait à ces soupers, où elle se divertit à faire la bête avec les femmes du bel air, parce qu’il lui paraît que tout cet esprit, qu’on n’entend pas et qui ne sert à rien, n’est qu’un sot ! Que de révoltes au fond de son cœur contre les idoles du temps ! quelles protestations du bon sens et du bon goût contre les doctrines en vogue ! Elle n’est pas trop entêtée de Rousseau, qu’elle appelle « l’Arménien ». Elle l’est encore moins des encyclopédistes : « Ils tirent leur gloire de la protection de Voltaire ; sa mort leur coupera la tête ». De Voltaire même, qui peut cependant passer pour son maître, elle se défie. « Je ne me sens pas en état de tenir tête à Voltaire… Puis l’animadversion des gens de lettres me paraît la plus dangereuse des pestes. J’aime les lettres, j’honore ceux qui les professent ; mais je ne veux de société avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu’en peinture… » Et elle était en commerce de lettres avec Voltaire ! Voilà de ces terribles jugements de femmes qui vous regardent en dessous pendant que vous vous épanouissez devant elles dans votre gloire et que leur humilité semble éblouie et confondue de votre grandeur ! Madame Du Deffand regrettait vers 1774 de n’avoir pas trente ans de moins. Nous ne le regrettons pas pour elle ; qui sait si elle n’eût pas été plus tard jugée digne de l’échafaud ? Mais nous regrettons un peu pour nous que ces yeux si perçants qui ne regardaient rien à travers un prisme fussent éteints en 1789. Les hommes et les choses de ce temps-là, en effet, ont été plus tard transfigurés par la haine aussi bien que par l’enthousiasme. Pour qu’ils nous fussent représentés dans leurs proportions véritables, il leur a manqué peut-être un témoin et un juge de l’humeur de madame Du Deffand, capable de dire comme elle : « Après tout, qu’est-ce que cela me fait ? » aussi incapable qu’elle de ne point recevoir et de ne pas rendre, sous quelque température morale que ce soit, l’impression juste des objets et des phénomènes historiques. Nous aurions su par elle de la société de 89 le vrai et la fin. Nous n’en savons à beaucoup d’égards que le gros. Ce qui de la Révolution a été grand nous frappe ; et nous sommes encore condamnés, après soixante-dix années, à n’y point démêler ce qui n’était que vain échauffement de cerveau, charlatanisme, tréteaux, encyclopédie, flonflons et lanturelus, comme disait madame Du Deffand de tout ce qui n’était point sa bonne petite Choiseul ou son spirituel Walpole, mais cette fois flonflons et lanturelus tragiques.

Si madame Du Deffand était déjà plus qu’à demi connue avant la publication de M. de Sainte-Aulaire, en revanche, son amie Louise de Choiseul, morte en 1801, est pour notre génération une découverte. Il ne restait d’elle que le souvenir du rang distingué qu’elle avait tenu au siècle dernier. Horace Walpole l’a peinte ainsi :

« La duchesse de Choiseul n’est pas fort jolie, mais elle a de beaux yeux. C’est un petit modèle en cire qui pendant quelque temps, n’ayant pas eu la permission de parler, sous prétexte qu’elle en était incapable, a contracté une modestie qui ne s’est point perdue à la cour et une hésitation qui est compensée par le plus intéressant son de voix, effacée par l’expression la plus convenable. Ah ! c’est la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf enchanté ! si correcte dans ses expressions et dans ses pensées, d’un caractère si attentif, si bon ! Tout le monde l’aime ! »

Les lettres publiées par M. de Sainte-Aulaire ne font pas mentir ce ravissant portrait ; elles y ajoutent même un air de dignité et d’élévation qui a échappé à Walpole et que madame Du Deffand apercevait. Ces lettres, qui choquent quelquefois par un ton de dissertation, n’attestent pas sans doute un esprit d’une trempe aussi fine ni un aussi grand goût que celles de madame Du Deffand ; mais madame de Choiseul a dans le caractère le charme que son amie a dans l’esprit, et elle a montré dans sa conduite la justesse que l’autre avait seulement dans son style.

Il n’est pas rare de nos jours d’entendre de bons esprits se plaindre que la Française soit, par tache originelle, incapable de s’associer aux labeurs tristes et à la carrière sérieuse d’un homme. Ils la définiraient volontiers la plus charmante des choses qui ne servent à rien. C’est que la Française s’en va ; elle tend à disparaître avec les diligences et nos vieilles mœurs provinciales. Un être de convention s’y substitue, un être aussi séduisant que l’on voudra, mais factice, la Parisienne, et avec celle-ci deux horribles monstres, la grande dame départementale qui prend des attitudes de Paris, et la vilaine pecque de sous-préfecture, qui copie encore plus mal cette méchante copie d’un modèle médiocre. Ce ne sont point-là les Françaises de race dont madame de Choiseul nous offre en sa personne un des meilleurs exemplaires. Créature enchantée ! selon le mot de Walpole. Œuvre de fée, comme toute vraie Française, où l’infinie délicatesse n’enlève rien à la solidité ! « Les femmes dépendent pour les mœurs de celui qu’elles aiment. » C’est un de nos moralistes qui a fait cette remarque, et elle est vraie surtout des femmes de notre pays. Il n’y a que le tempérament français qui comporte la souplesse qu’il faut pour vivre à volonté dans la morale ou dans les romans. N’est-ce pas de la plus étourdie des Françaises, d’une de celles qui ont cherché avec le plus de passion l’intrigue, l’éclat et le vain bruit, que Retz a pu dire : « Si le prieur des Chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. »

C’est la raison pourquoi madame de Choiseul, femme de ministre et ayant le culte de son mari, s’est adonnée à la politique spéculative et y a tellement profité que nous pourrions recevoir d’elle des leçons de bon sens même aujourd’hui, après bien des expériences instructives dont elle n’a pas été témoin. Sa méfiance contre « la métaphysique appliquée aux choses simples », qu’elle ne poussait pourtant pas jusqu’à s’interdire de discuter les actes du gouvernement de son pays, et d’en déterminer, au-delà de l’effet immédiat, les lointaines conséquences morales, son goût déclaré pour la liberté des opinions, joint à son horreur pour l’emploi du talent d’écrivain aux : dépens de l’ordre public, composent en elle une manière d’esprit politique qui n’a jamais été commun chez nous. Lisez ces lignes sur la révolution par laquelle Gustave III de Suède substitua au pouvoir des États, suspects d’aristocratie, la monarchie démocratique. Je puis certifier que je n’y change pas un mot, et elles s’appliquent cependant fort justement à d’autres vicissitudes que celles par où a passé la Suède :

« Je ne comprends pas plus que vous la lettré du comte d’Esensthein. Le commencement a l’air d’une belle chose, et la fin est un amphigouri. Je n’entends guère cette liberté que le roi de Suède a rendue à sa nation, en se réservant à lui le droit de tout proposer, de tout faire, de tout empêcher ! N’avez-vous pas ri de cette phrase du comte de Scheffer, qui dit que le peuple ne se plaint que de ce que le roi n’ait pas gardé le pouvoir absolu ?… Pauvre peuple ! comme on le fait parler partout, ou comme on l’interprète !… Je voudrais demander à tous ceux qui aiment tant le pouvoir absolu s’ils ont parole d’y avoir part, comme ils l’ont à la liberté publique, et s’ils ont sûreté de garder celle que le hasard leur y donnerait ?… »

Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la personne qui s’exprime ici avec tant de hauteur et de prévoyance contre l’opinion de ses contemporains était une très simple femme, ne dérobant point à son ménage le temps qu’elle consacrait aux affaires publiques, bourgeoise d’humeur, plus près d’être prude que d’être coquette, qui se félicitait à l’occasion d’avoir ce grain d’avarice, qualité admirable dans les princes, au dire de Paul-Louis Courier et du roi Louis XII, et que nul homme sensé ne voudra blâmer ni dans le gouvernement de son pays ni dans sa femme. Madame de Choiseul possédait à peu près quatorze millions, ce qui ne l’empêchait pas d’écrire à madame Du Deffand : « J’ai oublié de répondre à la question que vous m’avez faite pour des éventails d’Angleterre. Je serais au désespoir d’y mettre trente pistoles. J’en veux une demi-douzaine de jolis qui jouent le beau et qui ne coûtent pas bien cher. » Cette duchesse, quatorze fois millionnaire, qui lésinait sur un éventail, entra au couvent après la mort de son mari, afin de payer jusqu’au dernier sou les dettes immenses laissées par lui. Suivons-la maintenant à Chanteloup ; nous y verrons se développer toute sa grâce. Qu’on médise tant que l’on voudra des Françaises, on ne nous montrera point une Allemande plus aise en son foyer, une Anglaise plus ouverte aux choses qui sont du domaine de l’homme, une Russe, une Polonaise plus résignée aux tristes jeux de la fatalité, plus serve des dieux de son cœur ou qui ait l’âme plus subtilement pétrie, plus tendre et plus profonde.

II

C’est au cœur de l’hiver, le 24 décembre 1770, que le duc de Choiseul fut brusquement exilé à Chanteloup. Il y arriva le 26 avec sa femme. Ce coin de Loire, qui n’est jamais riant, offre à ce moment de l’année un aspect particulièrement morne. Chanteloup était à peine habitable. Les cheminées n’allaient point. Il fallut calfeutrer les fenêtres avec du papier, mettre aux portes des peaux de mouton, se claquemurer en des chambres froides ; la neige au dehors, la fumée au dedans, la bise partout. Mais madame de Choiseul avait dans son cœur un rayon de soleil. Elle allait enfin posséder son mari, que les affaires, les plaisirs et le monde lui avaient jusqu’alors disputé et enlevé. « Je suis, écrivait-elle dès le 26 décembre avec un véritable sentiment d’aise, je suis avec ce que j’aime le mieux, dans le pays qui me plaît le plus. » Elle ajoute le 10 janvier : « Je n’ai jamais été si bien coiffée ni si occupée de ma parure, que depuis que je suis ici. Je veux redevenir jeune, et, si je peux, jolie. Je tâcherai au moins de faire accroire à M. de Choiseul que je suis l’un et l’autre, et, comme il aura peu d’objets de comparaison, je l’attraperai plus facilement. » Réussit-elle en effet à l’attraper ? On en doute à de certains mouvements de joie qui lui échappent et qui indiquent de combien peu il fallait qu’elle se contentât. « Il me semble, dit-elle un jour, qu’il commence à n’être plus honteux de moi. » Quelle modestie sincère et quelle gentillesse ! Pour sentir le prix de telles paroles, il faut savoir que la sœur du ministre disgracié, madame de Gramont, avait voulu partager l’exil de son frère ; que madame de Choiseul la détestait, parce qu’elle avait sujet de la croire plus maîtresse du cœur de M. de Choiseul par l’amitié fraternelle, qu’elle, sa femme, ne l’était par son amour ; que cependant madame de Choiseul avait de son plein gré reçu madame de Gramont à Chanteloup et s’était ainsi condamnée au supplice d’être le témoin journalier de son ascendant, au supplice plus dur de rendre cette rivale d’espèce particulière témoin assidu du peu qu’elle comptait elle-même pour M. de Choiseul au regard d’une sœur si aimée. Rien ne peint mieux cette âme bonne et fière que le récit de l’accueil qu’elle fit à madame de Gramont le jour que celle-ci arriva à Chanteloup. Ce passage de ses lettres mérite d’être cité ; il a trait à des mœurs perdues ; il montre bien par où le grand monde de l’ancien régime était grand.

« J’ai eu avec madame de Gramont, le jour de son arrivée, en présence de M. de Choiseul, une conversation qui doit assurer ma tranquillité. J’y ai mis beaucoup de politesse, d’honnêteté pour madame de Gramont, de tendresse et de soumission pour mon mari, de franchise et peut-être même de dignité pour moi. J’ai déclaré que je voulais être la maîtresse dans ma terre et dans ma maison ; que chacun le serait chez soi pour tout ce qui lui serait propre ; que je n’exigeais l’amitié de personne ; que je m’engageais à faire de mon mieux pour contenter tout le monde et que tout le monde se trouvât bien chez moi, mais que je ne m’engageais ni à l’amitié ni à l’estime de tout le monde ; qu’à l’égard de l’estime, j’en avais pour elle, madame de Gramont ; qu’à l’égard de l’amitié, je ne lui en promettais ni ne lui en demandais ; mais que nous devions bien vivre ensemble pour le bonheur de son frère, qui nous rassemblait ici ; que si elle se conduisait bien avec moi, je lui répondais qu’elle en serait contente ; que si elle se conduisait mal, j’espérais qu’elle en serait contente encore… »

Voilà le ton de ce temps-là, le ton gentilhomme. De nos jours, Balzac nous a inventé des duchesses qui, dans l’emportement de la passion, demandent à leurs amants de les fouler aux pieds. Au moment où elle se sacrifie à son mari, madame de Choiseul se redresse. Il n’y a pas d’abaissement dans son abnégation.

Si peu payée qu’elle fût de retour, madame de Choiseul se tint en somme pour heureuse et s’arrangea pour que chacun le fût autour d’elle. Ses lettres nous la font voir occupée à accomplir ce miracle de fermeté, de patience et de savoir-vivre. S’il passait un nuage sur son front, c’est la politique qui l’y mettait. Elle était, en effet, en politique très sujette aux vapeurs, et elle aurait eu, en tout temps, bien des dispositions à être ce qu’on appelle une mécontente. On peut dire qu’elle ressentit au lieu et place de son mari la maladie des ministres, cette maladie terrible qui montre tout en noir dans les affaires de l’État à ceux qui ne les dirigent plus. Cela et d’être un peu prêcheuse, ce sont ses deux travers. On supporte le second qui vient de l’honnêteté de son cœur, et on lui pardonne le premier, parce que c’est une des formes de l’admiration qu’elle éprouvait pour son mari. Ni l’un ni l’autre n’empêchait d’ailleurs qu’elle ne fût le charme et la vie de Chanteloup.

Il arriva un jour ou ce charme s’exerça d’une façon bien imprévue et où la jolie châtelaine, émue malgré elle d’un sentiment nouveau, connut comme les premiers frissons d’un amour qui n’était plus celui de son mari. La singularité des circonstances, la naïveté de ses aveux, ce je ne sais quoi d’innocent et de délicieux, naturel aux romans qu’on n’a fait qu’ébaucher, ces frémissements avant-coureurs d’un orage qui n’éclate point, qui passe sur l’âme pour l’imprégner et la rafraîchir sans la tourmenter, tout cela fait de ce moment de sa vie un des endroits attrayants de sa correspondance. Elle avait alors plus que passé trente ans. On était dans la saison solitaire de l’hiver. Qui charma son cœur ? Un pauvre enfant âgé de douze ans, un musicien errant venu d’Italie, qu’elle avait pris pour lui jouer du clavecin, et qui s’était donné à elle sans réserve, à première vue.

J’étais un faible enfant qu’elle était grande et belle ;
Elle me souriait et m’appelait près d’elle…

Qu’on ne dise pas avec dédain : « Passion d’enfant ! » Ces passions-là, toutes confuses qu’elles soient, ont aussi leurs tempêtes, puisqu’elles ont leurs larmes. De caractère, de figure, d’esprit, « le petit Louis » était la gentillesse même ; vif comme la flamme. « C’est un joujou », écrivit lestement l’abbé le jour où il s’aperçut que la duchesse « l’aimait à la folie ». Peut-être l’abbé était-il jaloux. Sur le premier mot qui lui fut dit du petit Louis, madame Du Deffand en jugea avec plus de sérieux. Aussi était-elle personne d’expérience. Elle fut tout alléchée. « J’ai un désir extrême de le voir, c’est véritablement de l’amour qu’il a pour vous. » Et elle ajoutait, en femme de soixante-treize ans qui sait son monde : « Je crois que si vous étiez dans le cas de prendre une passion, il en serait l’objet. » Les lettres de madame de Choiseul ne donnent pas tort à ce pronostic. Ici encore il faut citer ; le xviiie  siècle est là avec sa grâce et ses, faiblesses propres : « Je viens d’avoir avec cet enfant une scène tragique… » Suit sur l’aimable enfant et ses qualités une pluie de louanges qui est tout le caquet du cœur. Puis madame de Choiseul continue : « Il m’aime à la folie, et moi je l’aime aussi de même. Ses caresses devenaient de jour en jour plus pressantes, et comme l’âge, qui s’avance aussi de jour en jour, ne les lui aurait bientôt plus permises, j’ai cru devoir le prévenir, et je les lui ai défendues ce matin, ces caresses qu’il allait me prodiguer avec plus d’ardeur que jamais. La soumission la plus entière a répondu à mes défenses ; mais le morne de la plus profonde tristesse a succédé à la joie de l’âge, de la santé et même du sentiment. Il n’a point dîné, rien n’a pu le distraire. Mes rigueurs lui ont donné trois jours de fièvre ; il s’écriait à chaque instant : “Ah ! je suis perdu !” Il disait à l’abbé : “Mon cœur tombe.” Il se mettait en contemplation devant moi… Tantôt je l’ai retrouvé à mon clavecin, le cœur gros de soupirs. Je l’ai appelé : “Mon bel enfant !” pour lui faire une petite amitié qui le consolât. Alors le cœur s’est desserré, ses larmes ont coulé en abondance à travers mille sanglots. J’ai entendu qu’il me reprochait de l’appeler : “Mon bel enfant !” tandis que je ne l’aimais plus, que je lui défendais de m’aimer. L’attendrissement m’a gagnée. J’ai voulu lui parler raison… mon cœur s’est déchiré. J’ai pleuré comme lui. Puis je me suis enfuie pour lui dérober mes larmes… Mon cœur est serré ; je ne sais comment je pourrai cacher tout cela dans le salon.Cet enfant m’a amolli le cœur… » Ce trouble est-il assez expressif ? Ah ! Rosine, Rosine, si longtemps éprise de votre Almaviva ! Qui ne voit d’ici Chérubin ?

Chérubin partit avant qu’il eût l’âge, et l’idylle de Chanteloup poursuivit paisiblement son cours. On s’était tracé un plan d’existence admirable où l’on avait compris tous les plaisirs des champs, « même la messe ». On faisait ses délices de Saint-Simon, alors inédit ; on lisait assidûment les Mémoires de Sully, qui sont ce qu’il y a de plus mortel au monde, mais qui paraissent avoir une saveur secrète pour les ministres en disgrâce. M. de Choiseul défrichait, bâtissait, plantait, vendait et achetait des troupeaux, le tout à tort et à travers. Un Anglais qui passa par là remarqua brutalement que M. de Choiseul ne s’entendrait jamais à garder les moutons. On peut l’en croire. Il y avait si longtemps, depuis Olivier de Serres, que la noblesse française, par malheur pour elle, avait oublié le pâturage et le labourage ! M. de Choiseul s’entendait beaucoup mieux à continuer dans sa terre la grande existence de Versailles, fier de peupler Chanteloup des courtisans qui avaient le courage d’être infidèles à Fontainebleau. Il recevait et traitait jusqu’à vingt personnes à la fois, et c’était l’un des chagrins de madame de Choiseul, atteinte du même coup dans ses plans d’économie domestique et dans son goût de la retraite. Aussi, comme elle était heureuse quand elle pouvait s’emparer de quelques moments d’à parte avec l’abbé Barthélemy et comploter une lettre à madame Du Deffand où elle ne parlerait que de son mari !

L’abbé est dans cette trinité épistolaire un personnage curieux à observer ; très renfermé en lui-même, ayant cinq ou six cachettes impénétrables à ses amis de Chanteloup, boudeur et dévoué, l’homme en définitive le plus facile à vivre ; mais nourrissant toujours dans le secret de son âme quelque rancune féroce contre sa cheminée, qui est la plus mauvaise du château, sa chambre, qui est une glacière, son lit où l’on dort mal, et les livres qu’il ne fait point, et la gloire qui ne lui vient pas, et la compagnie de ses pareils à laquelle il a renoncé pour se consacrer à madame de Choiseul. « L’abbé est-il content ? » demandait quelquefois madame de Choiseul à madame Du Deffand. Il n’échappait pas à sa sollicitude qu’il y avait quelque chose que l’abbé ne disait pas. Content, il ne pouvait l’être, faisant à Chanteloup le métier qui pèse le plus au tempérament d’un lettré, celui de bel esprit ignoré. Heureux, il l’était sans aucun doute, et il jouissait pleinement de son bonheur quand il ne se mettait pas en tête de sauter par-dessus le présent pour songer à ce que dirait ou ne dirait pas de lui la postérité. Il gagne à être pris dans ces heures d’oubli complet de la gloriole littéraire. Je ne dis point de mal de son Anacharsis ; mais il ne paraît point là aussi bon esprit ni aussi bonne créature que dans les lettres de madame de Choiseul et dans les siennes propres. Si on le rapproche de madame de Choiseul, c’est elle qui est le personnage sérieux ; c’est lui l’académicien, le savant initié des inscriptions et belles-lettres, qui est le plus prompt à conter les accidents frivoles de la vie de Chanteloup, qui en goûte le plus vivement les heures nonchalantes, qui en rend le mieux les familiarités et l’abandon. Il se roule sur les tapis ; il invente mille tours ; il est le tourment du chien favori de la maison ; il passe son temps à boire du vin d’Espagne aux pieds des belles dames ; il se laisse de la meilleure foi du monde choyer, gâter et dorloter par elles. La bonne vie d’abbé ! et il se plaignait que la renommée ne vînt pas !

Voici, contée par lui-même, une de ses matinées de Chanteloup, quand il n’était pas encore fameux et qu’il se désespérait de ne pas élever assez vite son monument :

« Madame de Lauzun part demain, voilà le plus grand événement de ce pays-ci. Savez-vous que personne en France ne possède à un plus haut degré une qualité que vous ne lui connaissez pas, celle de faire des œufs brouillés ? C’était un talent enfoui, elle ne se souvient pas du temps où elle l’a reçu. Je crois que c’est en naissant. Le hasard l’a fait connaître ; aussitôt on l’a mis à l’épreuve. Hier matin, époque à jamais mémorable dans l’histoire des œufs, pendant le déjeuner, on apporta tous les instruments nécessaires à cette grande opération, un réchaud de la nouvelle porcelaine, celle qui, je crois, vient de vous, du bouillon, du sel, du poivre et des œufs ; et voilà madame de Lauzun qui d’abord tremble et rougit, et qui ensuite, avec un courage intrépide, casse ses œufs, les écrase dans la casserole, les tourne à droite et à gauche, dessus, dessous, avec une précision et un succès dont il n’y a point d’exemple. On n’a jamais rien mangé d’aussi excellent. L’expérience fut faite en petit, car il n’y avait que six œufs ; on l’essayera aujourd’hui en grand. Si elle réussit de même, c’est une supériorité décidée. » Et l’abbé Barthélemy ne manque pas de dire plus loin avec un grand sens : « Madame de Tessé nous arrive. Je n’ai pas l’honneur de la connaître. On dit qu’elle a infiniment d’esprit ; cependant j’aime mieux les œufs brouillés de madame de Lauzun. »

Voici maintenant un des voyages de l’abbé à Paris. C’est madame Du Deffand qui parle, et le lecteur aurait sujet de nous en vouloir si nous perdions cette dernière occasion de la citer :

« L’abbé débarqua chez moi jeudi, à six heures, entra dans ma chambre sans se faire annoncer : — Je viens, dit-il en contrefaisant sa voix, de la part de madame la maréchale. — De laquelle ? — Ah ! je ne sais pas son nom ; je ne suis entré à elle que ce matin. — En qualité de quoi ? de valet de chambre ou de laquais ? — Non ! d’aumônier. — Un petit éclat de rire qu’il fit me fit crier : — Ah ! c’est l’abbé ! Eh ! bonjour l’abbé ! Comment se porte la grand-maman ? que dit-elle ? que fait-elle ? — Cent questions se succédèrent rapidement. Je lui dis les nouvelles. (Le nouveau roi Louis XVI venait de renvoyer Maupeou et l’abbé Terray.) Voilà une aurore qui promet, dit-on, de beaux jours… »

Je m’arrête sur ce joli tableau et sur l’augure qui le termine. Ainsi l’on vivait et l’on croyait en 1774. Tirez le rideau. Ce sont vingt ans plus tard d’autres scènes. Les principaux personnages qui paraissent dans cette correspondance ont amplement payé leur tribut au destin : madame de Choiseul vit à Paris, solitaire et à demi ruinée, dans un petit appartement ; l’abbé Barthélemy, jeté en prison, n’échappe à une mort certaine que grâce à l’amitié active de la duchesse ; madame de Gramont, victime d’un admirable héroïsme, monte sur l’échafaud. D’autres, qui ont émigré, mendient sur les bords du Tanaïs le pain des Barbares. Ce monde aimable, léger, souriant, facile à tous, le moins pédant qui ait vécu à aucune époque, le plus aisé d’humeur, le plus exempt de vains préjugés, le plus ouvert à tout ce qui était humain, méritait-il de finir ainsi ?

Il n’est que trop naturel, de la part d’un ami de la révolution qui n’en veut pas être un séide, d’exprimer ce doute. Avez-vous lu Babouc ? Si vous ne l’avez lu, lisez-le. Si vous l’avez lu, relisez-le. C’est l’un des contes de Voltaire qui donnent le plus à réfléchir. C’est à la fois la satire et l’apologie de la société du xviiie  siècle, écrite de main de maître par celui qui en a été le représentant favori. L’ange Ithuriel, irrité des excès des Perses, a résolu de détruire Persépolis. Mais avant de prononcer définitivement la sentence, il charge le Scythe Babouc d’aller tout examiner dans la ville et de lui en rendre un compte fidèle. Babouc arrive sur son chameau, et il s’aperçoit bien vite que tout à Persépolis va sens dessus dessous. Les gens de robe sont damerets ; les jeunes mages quittent l’autel pour la galanterie. On le présente à un archimandrite qui a cent mille écus de rente pour avoir fait vœu de pauvreté. Il voit des officiers qui payent à beaux deniers comptants le droit de commander à la guerre ; des magistrats de vingt-cinq ans qui achètent le droit de juger et qui siègent aux premiers rangs des cours souveraines, tandis que des jurisconsultes vieillis dans l’étude des lois peuvent à peine obtenir un emploi inférieur ; des publicains « qui tiennent à bail l’empire de Perse et qui en rendent quelque chose au monarque ». Il observe avec stupeur des corps rivaux qui ne sont occupés qu’à se contrarier et à se combattre. L’honnête et avisé Babouc se hâte de décider que cette ville est folle ; que tant de désordres et d’iniquités ne sauraient subsister, et qu’il faut détruire Persépolis. Mais voilà Babouc qui assiste à une bataille, et il remarque que ces officiers qui ont acheté leur charge et qu’il accusait de l’avoir dérobée à de plus braves se battent comme des lions ; qu’ainsi ils n’ont fait que sacrifier leur fortune pour conquérir le droit de sacrifier leur vie. Et Babouc pense en lui-même que cela a grand air. Il assiste à un procès, et le magistrat de vingt-cinq ans juge avec bon sens, promptitude et intégrité là où les avocats les plus instruits n’auraient su que décider, et où un magistrat, nommé par le ministre au lieu de l’être par son argent, eût prononcé peut-être selon le bon plaisir des commis plutôt que selon l’équité. Et ainsi de tout. Sans compter que le peuple de Persépolis est doux, poli et spirituel. Jugez de l’embarras de Babouc. Lorsque pour finir on le mène à la comédie, à l’Opéra, aux soupers de la belle Théone, dans les salons où s’assemble la bonne compagnie, tant d’esprit, de grâce, d’éclat, de bon goût, tant de plaisirs délicats dont on n’a point l’idée dans la trop simple et trop républicaine Scythie, tout cela le circonvient et l’enveloppe ; le pauvre Babouc conclut qu’il y a souvent de très bonnes choses dans les abus et que l’ange Ithuriel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante.

J’ai peur d’être un peu comme Babouc. Chaque fois que je me trouve placé en face de quelque monument vivant de la société xviiie  siècle, tel que la correspondance de madame de Choiseul, je ne puis m’empêcher d’admirer qu’il soit venu d’autres Scythes que Babouc, assez farouches pour détruire Persépolis. Certes la révolution était juste dans son principe, et il ne nous siérait pas de la dénigrer quand nous avons si souvent tenu à honneur de la défendre ; mais enfin n’est-il pas permis de se demander si, en gagnant beaucoup à la révolution, nous n’y avons pas aussi perdu quelque chose. Si l’on comparait nos solides colonels de 1810 à ces officiers de Fontenoy qui disaient galamment : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais », la comparaison tournerait-elle toute au désavantage de ceux-ci, surtout au jugement des femmes, bons juges de certains mérites qui ne sont pas si frivoles que l’on pense, car sans eux se flétrit la fine fleur des mœurs et de l’esprit ? Combien y en a-t-il parmi les illustres soldats de Wagram qui eussent été dignes de correspondre avec Voltaire ou qui eussent tenu la conversation d’une Sévigné ! Figaro demandait des calculateurs ; il est comblé ; on en a mis partout ; partout règne le métier, la polytechnie. Ah ! nous faisons chaque jour de merveilleux progrès dans le pédantisme, et il est incroyable, dans toutes les carrières publiques, à combien de pieds-plats l’égalité profite. Quand même il serait vrai qu’on ne se pousse plus par les femmes, la belle avance ! on se pousse par son obséquiosité envers un sous-chef. Autrefois un galant homme qui avait à se faire sa place au soleil en était quitte pour tirer sa révérence à une duchesse en faveur. Il tournait un quatrain sur sa poudre et sur ses mouches, ce qui n’était pas une bien terrible bassesse, et il avait son bénéfice. Il pouvait alors, s’il était Amyot, traduire Plutarque, s’il était l’abbé Barthélemy, assembler à loisir les matériaux d’Anacharsis. Aujourd’hui qu’on a inventé la hiérarchie et les dossiers, établi les règles fixes d’avancement, en un mot, détruit les abus, chose si nécessaire pour corriger les sottises de l’usage, il faut une courbette à chaque échelon, et devant quels tyranneaux subalternes aussi mal appris que mal habillés ! Pouah ! cela écœure !

Madame la duchesse d’Orléans21

Beaucoup de princes ont été admirés et aimés pendant leur vie, loués après leur mort par des serviteurs reconnaissants ou par les fidèles compagnons de leur fortune. Ni la fidélité ni la reconnaissance ne sont rares envers les princes ; mais peu de vertus royales auront eu le don d’inspirer un livre comme celui que madame d’Harcourt a récemment consacré à madame la duchesse d’Orléans, s’il est permis d’appeler livre, sans la profaner, cette effusion de piété envers une chère mémoire. La personne qu’on loue ainsi, et qui a laissé d’elle-même cette impression, n’a pas été une personne ordinaire. Il se peut que par la faute de la fortune elle n’ait point marqué de son empreinte le temps où elle a vécu ; cela regarde la fortune. Il ne se peut point qu’elle n’ait pas été une des grandes figures de ce temps. Je dis grande, et je le dis en sentant la force du mot. Madame la duchesse d’Orléans ne nous est bien connue que d’hier. Ç’a été sa vertu la plus rare et la plus funeste à elle-même de réussir à dérober, pendant sa vie, à la connaissance de la foule les éminentes vertus qui la distinguaient. Je voudrais essayer de la juger en m’aidant à la fois de la partie de sa correspondance qu’a publiée M. H. Schubert, son ancien maître, et de celle qu’avait déjà donnée l’an dernier madame d’Harcourt. S’il se trouve des gens qui croient que c’est faire œuvre de parti que de rendre justice à tant de noblesse et de malheur, je les assure qu’ils se trompent. Si après cette déclaration loyale ils persistent à le croire, je les plains, et ne puis que les plaindre.

Madame la duchesse d’Orléans appartient par ses lettres à deux littératures. Elle est excellemment la femme germanique, mais elle a enté l’esprit français sur l’imagination allemande. Cette alliance de deux facultés, d’ordinaire incompatibles, forme un composé littéraire des plus précieux. La critique n’en citerait pas plus de trois ou quatre exemples. Poète elle-même, elle apparaît comme une création des poètes de son pays. Elle était petite-fille de Charles-Auguste, et l’on dirait que les muses d’Allemagne, reconnaissantes envers l’aïeul, sont venues toucher, chacune d’un rayon d’or, la petite-fille en son berceau. Si l’on avait le temps de s’arrêter par le détail à ses lettres, on observerait en elle un reflet de chacune des figures populaires de la poésie allemande. Ce trait est de Charlotte ; cette sensation étrange vient d’Ottilie ; voilà Louise, voilà Gretchen, et voilà le ferme courage de Dorothée. Jusque sur ce front, que traversent aux jours heureux de vagues fantômes, on reconnaît empreinte la fatalité mystérieuse et la langueur sans remède dont meurt Séraphine.

Madame la duchesse d’Orléans, lorsqu’elle arriva en France, et avant que les malheurs de sa vie eussent jeté sur elle le triste intérêt qui naît des fortunes extrêmes, frappa d’abord ceux qui avaient le tact prompt par un caractère hors du commun. On ne l’avait pas élevée pour être reine : elle avait grandi dans la paix d’une maison bourgeoise et chrétienne. Rien n’était patriarcal comme la vie qu’on menait à Friedensburg et à Dubberau, « Éden de son enfance » ; on est surpris de cette réunion de princes et de princesses qui se font copier des cantiques, qui se réfugient aux champs pour s’y entretenir de Salomon, qui se répètent gravement les uns aux autres : « Tout ce que vous faites, faites-le au nom du Seigneur Jésus et en vue de lui ». La religion, qui dominait là toutes les idées, n’en étouffait cependant aucune. C’est dans ce milieu que se développa la princesse Hélène. À dix-neuf ans, à l’âge où s’épanouissent les ambitions frivoles et charmantes de la nature féminine, on l’envoie passer la saison d’hiver à l’Université d’Iéna ; et, ce qui étonnera beaucoup de Françaises, qui, pourtant, ne sont pas princesses, ce fut pour elle une saison de plaisirs. « Notre vie, écrivait-elle alors, est à la fois calme et agitée, uniforme à l’intérieur, mais riche en jouissances intimes. Les professeurs sont très communicatifs ; c’est une belle vie qui a pour moi un attrait infini. » Je sais bien que les professeurs allemands s’appellent à l’occasion Schiller et Wieland. Le trait n’en garde pas moins de sa singularité.

Pour toute autre personne, le sérieux de cette éducation n’eût pas été sans danger. La grâce naissante eût couru grand risque de s’y flétrir ; et la grâce, s’il entre beaucoup de futilité dans ce qui la compose, n’est pourtant pas une qualité futile. Mais la princesse Hélène avait de quoi braver le péril. Regardez son portrait gravé par Sagert. Il n’est rien de plus femme, au sens délicat du mot. Le regard est en éveil ; les yeux, d’une finesse et d’une acuité transperçante, s’ouvrent à toutes les curiosités innocentes de la vie ; avec « la droiture des principes non encore froissés », — c’est à elle-même que je prends cette belle expression, — le visage respire une fermeté qui impose et une douceur qui attire ; je ne sais quoi d’affectueux, de tendre et de limpide y est répandu. C’est bien la femme que nous peint un de ceux qui l’ont vue à treize ans, à la cour de Saxe-Weimar : « Légère comme un oiseau !… » Le charme singulier de sa physionomie éthérée, où tant de naïveté s’allie à l’air de grandeur, s’expliquerait mal par un excès de sérieux et par un fonds d’humeur qui serait seulement solide.

Dès ses premières lettres, dès qu’elle s’essaye à balbutier le langage allemand, on voit en elle une ravissante enfant, toute portée vers les pensées graves, toute radieuse de s’entretenir avec Dieu et transfigurée aux heures bénies où elle a senti descendre son Seigneur en son âme, mais une enfant, et rien qu’une enfant. Elle le restera sa vie entière, si loin que son esprit prenne son vol. Et qu’opposera-t-elle aux plus cruelles épreuves ? Elle-même le dit avec profondeur : « un courage d’enfant ». Le caractère de jeunesse enfantine, un instant effacé de son visage par les tristesses des dernières années, y reparaît dès l’instant qui suit sa mort, comme si la mort l’avait rendue à elle-même. Elle a ce trait commun avec beaucoup de grands chrétiens. C’est proprement à ce privilège de l’enfance perpétuelle, quelle a possédé à un haut degré, qu’on reconnaît ceux que Dieu a marqués pour être siens. Aucun écrivain en Allemagne, depuis Goethe, n’a ressenti et exprimé comme elle la merveilleuse épopée du jeune âge. Fille, femme, mère, presque reine, elle a revécu à toutes les époques de son existence ces émotions primitives. C’est la magie de son style qu’elle soit toujours prête à les répandre d’abondance avec un flot de fraîches paroles. À dix-neuf ans, elle écrit à M. Schubert : « Il y a quelques années, lorsque, dans la vieille église de Nuremberg, je me trouvais sous les mystérieuses voûtes de l’église Saint-Laurent, dont les vitraux peints brisaient les rayons du soleil couchant ; lorsque, à Saint-Sebald, les majestueux sons de l’orgue remplissaient la nef et identifiaient le passé et le présent ; lorsque toutes les productions de l’art du moyen âge s’offraient à mes regards, que les quatre apôtres du vieux château me contemplaient gravement ; que la ville entière, symbole de l’ancienne prud’homie, s’étendait devant moi au son des cloches et que les prairies exhalaient leur parfum du soir, il me semblait entendre de tous côtés des voix enchanteresses, je revivais dans la région des rêves d’enfance. Et vous qui aviez éveillé ces beaux rêves de mon imagination et qui les aviez embellis par vos contes, vous n’étiez pas là !… »

Je viens de nommer Goethe, et je me figure, en effet, le Goethe de Poésie et Vérité courant les rues de Francfort. Mais il y a, dans cette musique des souvenirs de famille, des notes qui ne vibrent point chez Goethe, et qui, à elle, lui épanchent toute l’âme. Noël, surtout ! Noël est le jour de merveilles où elle a entendu conter, pour la première fois, elle qui aime tant les belles histoires, la plus belle des histoires connues. Noël est le saint jour où elle a aimé aisément, comme un bon petit camarade, comme un ami qui n’appartenait qu’à elle, Jésus dans sa crèche. Noël est le joli jour de l’arbre chargé de surprises. Sous le sapin de Noël, combien de fois elle a rêvé de la France !

Kennst du das Land ?…
Dahin, dahin, mœcht’ ich ziehn !

Qui lui eût dit qu’elle y viendrait, et pour y régner, elle, la plus simple, la plus ignorée, la plus humble de cœur des filles de l’Allemagne ? Rien ne termine mieux la modeste et poétique jeunesse de la princesse Hélène, que l’offre imprévue de la couronne de France qui vient la chercher dans son obscurité. C’est un coup de baguette de fée ; d’autant qu’il n’y manque pas l’ordinaire présent que font les fées aux jeunes filles sages, un prince accompli. La douce liseuse de contes dut songer à Griselidis ; la société qui l’entourait cita Esther. Ce fut dans ce petit cercle une agitation extrême. Le docteur Schubert l’exprime naïvement en intitulant La vie est un songe le chapitre de son livre où l’ambassadeur de France demande la main de la princesse Hélène pour le fils aîné du roi Louis-Philippe. On ne pouvait assez se réjouir du présent, et l’on redoutait l’avenir.

La princesse Hélène fut la seule qui ne marqua ni éblouissement ni crainte. Si haut que fût placé le trône de France, il n’était pas plus haut que son cœur ; et ce qu’il y a d’admirable, toute petite que fût sa maison, si Dieu l’eût voulu, elle y eût vécu satisfaite et point du tout à l’étroit. Au moment où le duc d’Orléans demanda sa main, elle s’occupait à diriger un institut destiné à former de bonnes domestiques. Et quand on songe avec quelle supériorité elle parle aussitôt de ses devoirs de reine ! Quand on voit que les hommes les plus distingués, qui la rencontrent à cette première époque de sa jeunesse, s’entretiennent avec elle comme avec leur égale, que les femmes les plus brillantes de la société française ont avoué depuis qu’où elle n’était point, la vie leur semblait plus terne ! Voilà vraiment les grandes natures. Dignes de tout, capables de n’être rien. Il ne leur faut pas plus d’effort pour ne point dépasser le niveau des plus humbles conditions que pour se mettre de pair avec les plus élevées. Quelle tristesse quand elle quitte le toit paternel !

So lebe wohl, du stilles Haus ;
Ich zieh betrübt aus dir hinaus,
Und blüht mir fern ein schœnes Glück,
Ich denke gern an dich zurück.

Vers charmants qu’on n’ose traduire ! Dernier regard d’oiseau sur le nid avant de se jeter dans l’orage !

Le gouvernement de Juillet n’a guère eu d’idée plus heureuse que celle de cette alliance. Une princesse non catholique appelée à s’asseoir sur le trône de France, c’était une consécration éclatante des principes de 89, que peu de gens, en 1837, songeaient à apprécier, mais dont la violente réaction cléricale, qui a suivi la chute de la branche cadette de la maison de Bourbon, nous permet aujourd’hui de mesurer la hardiesse. Le roi Louis-Philippe Ier s’est honoré en ne s’offensant point des objections multiples que le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, Paul-Frédéric, frère de la princesse Hélène, éleva contre le mariage de sa sœur. Les scrupules de cette honnête famille sur la légitimité de la dynastie d’Orléans n’avaient, après tout, rien d’injurieux ni pour le roi ni pour la France ; ce sont choses sur lesquelles il était trop naturel qu’un prince d’Allemagne ne pensât point comme un garde national de Paris ; et une femme comme la princesse Hélène valait qu’on fît quelque effort pour l’obtenir. Louis-Philippe le comprit. Chef d’un grand peuple, il ne répondit que par des instances renouvelées aux refus d’un des moindres souverains de l’Europe. C’est ici l’une des occasions où le parti démocratique du temps lui a le plus vivement reproché d’humilier la France par sa débonnaireté. Nous ne savons s’il convenait beaucoup à des écrivains démocrates de s’indigner si fort qu’une fois par hasard on vît le rang se relâcher, devant la vertu, de son orgueil ordinaire. Nous croyons qu’on eût trouvé difficilement une autre princesse mieux faite pour régner sur notre pays tel qu’il était alors, et pour tenir une cour sans faste où il fallait qu’un ton de dignité simple suppléât à l’étiquette. Elle avait les goûts et les principes de 1830. À seize ans, en recevant la nouvelle de la révolution de juillet, elle s’était prononcée d’instinct pour la cause de la liberté. Elle disait plus tard admirablement, lorsque commencèrent à se produire les doctrines socialistes, doctrines confuses qu’on a pris l’habitude de désigner d’un nom aussi confus qu’elles : « Pour réprimer le mal, il faut une main habile ; pour le guérir, il faudrait un cœur sympathique. » Son esprit, ouvert aux idées généreuses, son instruction solide, sa passion pour les chefs-d’œuvre de l’art et de la poésie, tout la destinait à représenter dignement sur le trône une nation fière d’être libre, plus fière d’honorer sa liberté en multipliant chaque jour ses jouissances intellectuelles et morales.

Ce n’est pas que madame la duchesse d’Orléans perde rien aux Tuileries de son ingénuité. Elle accepte la grandeur comme un devoir ; on serait tenté de dire qu’elle s’y résigne comme à une condition de son bonheur domestique. Jamais femme n’a moins tenu à paraître. Mais quand elle paraît, c’est pour ravir par le contraste exquis de sa personne avec son rang. Bouquet de fleurs allemandes, qui garde sous les lustres sa fraîcheur et son éclat de nature ! On ne saurait se figurer quelle richesse inépuisable de sentiments elle déploie pendant la période heureuse de sa vie : il y a de tout dans le sentiment enthousiaste qu’elle voue au duc d’Orléans : dévouement absolu à la France comme à son mari, reconnaissance profonde pour le Dieu de son enfance qui lui a permis de connaître cette félicité infinie, la seule qui remplisse son cœur, aimer et être aimée ; craintes soudaines et étranges de tout perdre. Elle aime dans le même moment avec sécurité et avec angoisses, avec force et avec faiblesse. C’est l’amour tel qu’il doit être dans ces régions élevées et avec le tour qu’il prend naturellement chez les âmes nobles dans un temps d’incertitude :

O verzeih, mein trefflicher Freund, das sich selbst an dem Arm dich
Haltend, bebe !…
                               … Wir wollen halten und dauern,
Fest uns halten und fest der schœnen Guter Besitzthum.
Du bist mein ; und nun ist das Meine meiner als jemals…

Ses lettres rendent ces nuances contraires d’un même, sentiment avec un don rare d’expressivité. « Je suis fière de lui », dit-elle un jour que le duc d’Orléans se sépare d’elle pour aller s’acquitter de quelque mission difficile, « je suis fière de lui, et cela me tient parfois lieu de lui-même ». Mais elle a beau dire : la fierté console assez mal de l’absence. Aussi, voyez quelle explosion de bonheur quand tout ce qu’elle aime est réuni autour d’elle, et en même temps, quelle netteté, quel ordre, quelle justesse de couleur, quelle sûreté de trait dans la plénitude du sentiment ! « Voilà mon protecteur, mon ami, ma vie, rentré dans mon petit intérieur… Son absence me paraît avoir été un long rêve. C’était une belle journée que celle d’hier : je ne puis la comparer qu’à celle de la naissance de Paris. Mon cœur était plein de reconnaissance et battait de joie. Il vint des visites ; puis on nous laissa seuls quelques instants. Le petit était enfermé dans ma chambre à coucher. La porte s’entrouvrait ; il entra un peu intimidé ; cependant il donna la main à son père, qui le trouva grandi. La famille partit et nous dînâmes en tête-à-tête. Le petit trottait autour de nous, chantant, riant et ravissant le cœur de son père qui ne voulait pas en faire semblant. Ce fut une bonne chère soirée de causerie intime. » Il n’y a plus de Greuze. Mais si Louis Knaus est embarrassé d’un sujet de tableau, en voilà un tout fait qu’il n’a qu’à transcrire sur la toile sans y changer un trait. Je lui promets le succès de l’exposition prochaine.

Sur Paris et sur Chartres, madame la duchesse d’Orléans ne tarit point. Chaque fois qu’elle parle d’eux, une volée d’images gracieuses se lève sous sa plume, de ces images qui ne sont rien et que cependant l’esprit ne crée point quand elles ne naissent pas du fond de l’âme. Cela est plein de soleil, même quand d’affreuses ténèbres se sont amassées sur le reste de sa vie. « Si vous saviez combien je jouis de l’été à la campagne, du beau temps et bien plus des enfants, qui sont si frais, si roses, si gentils et qui passent leur journée sur le gazon ! Ils ont l’air de petites fleurs au milieu des herbes qui les dépassent. » Une autre fois, racontant une visite de ses deux fils à l’exposition des machines, madame la duchesse d’Orléans nous retrace une scène charmante de caractère. Tantôt ce n’est qu’une simple maxime : « Les enfants, dit-elle avec une gravité qui fait sourire et qui fait du bien, les enfants doivent apprendre à aimer les animaux. » Une jolie idée, une idée d’éducation bien vraie quand on y songe ; un rayon de son bon cœur ! Tantôt c’est un mot qui croque, si je puis dire, une attitude et la met sous le regard : « Paris aime à voir un savant. » Vous apercevez d’ici Paris, qui regarde de tous ses yeux, et devant lui cette bête curieuse, ce vénérable animal d’Égypte qu’on appelle un savant. Puis tout à coup arrive un éclat de tendresse maternelle qui brise ses digues, un amour qui ne se rassasie point : « Je tâche d’être, autant que possible, seule avec mon fils. Aujourd’hui, je l’ai ramené de Neuilly ; il s’endormit dans mes bras ; je le couchai sur son lit, je lui rendis mille petits soins. Vous eussiez dû voir comme il était caressant et tendre. Oh ! que la mère bourgeoise est heureuse ! »

C’est tout elle, ce mot-là. C’est son besoin de rejeter le poids de la vie de cour et de jouir de nouveau en ses enfants de sa propre enfance. Je l’ai vue quelquefois aux Billettes, confondue dans la foule des fidèles. Je l’ai vue plus souvent, et de plus près, au fort de Vincennes, où elle venait deux fois par semaine, avec M. le comte de Paris, rendre visite à M. le duc de Montpensier, et où elle passait des heures à se promener, comme en famille, du donjon à la chapelle, de la tour de l’Horloge à la porte du bois. En lisant ses lettres, je comprends ce qui la poussait chez les petites gens ; elle y cherchait le spectacle d’habitudes qui avaient été siennes, sa bonne et tranquille existence d’avant les grandeurs. Friedensburg. Il y avait à Vincennes, au pied du rempart de l’est, derrière le casernement de gauche, aujourd’hui démoli, un arbre qui, je crois, a été aussi abattu, et sous lequel elle se reposait pendant que les artilleurs du 3e amusaient son fils de la manœuvre du canon. Lorsqu’elle était là, lorsqu’elle s’entretenait avec les premiers qui passaient, avec l’enfant de troupe curieux et hardi, avec le soldat fatigué des labeurs du jour, avec la cantinière vieillie à courir les grands chemins de France et les campements d’Afrique, il était bien impossible, si près du bois où saint Louis rendait la justice, de ne point penser au bon roi sous son chêne. Je ne savais pas alors combien cette comparaison, qui se présentait d’elle-même à l’esprit, eût été juste, même amenée par la réflexion, et un observateur un peu plus au fait du monde que je ne l’étais aurait pu seul deviner quel plaisir sincère, tout à fait selon sa nature, elle éprouvait à redevenir pour quelques instants simple avec les simples, enfant avec les enfants. Mais aujourd’hui qu’elle se révèle à tous par les confidences échappées de son cœur, comment se défendre d’un retour sur soi-même et sur la France de cette époque, si enivrée de démocratie, si ardente à plaider la cause des petits et des humbles ? Que chacun mette la main sur sa conscience et réponde ! Où étaient les humbles ? Quels étaient ces véritablement petits au nom desquels nous réclamions le monde ? Était-ce nous, plébéiens dévorés de tant de rêves ambitieux, affamés de jouissances, travaillés d’une ardeur de changements immense autant que vague, qui inventions chaque jour une religion nouvelle ou la vanité de quelque nouveau système social ? N’était-ce pas plutôt cette jeune femme qui, sur les marches du trône, regrettait de n’être point une mère bourgeoise, qui acceptait uniment l’ordre immuable de l’univers, qui avait reçu du ciel une intelligence aussi haute et aussi fière que la nôtre, mais qui la courbait sous la main de Dieu, et qui, par toute sa vie, semblait chanter son psaume favori, psaume de résignation et d’amour : Herzlich lieb habe ich dich, o Herr !

C’est surtout pendant la période de malheurs qu’éclate le trait dominant de son caractère, la soumission filiale aux volontés de la Providence. Il y faut joindre un commerce chaque jour plus intime avec le monde surnaturel. Dès après la mort de son mari, sa situation d’esprit devient étrange. Les raisonnables donneront l’explication qu’il leur plaira ; madame la duchesse d’Orléans entend, à la lettre, des sons et des voix d’au-delà. Si le tombeau marque la limite de deux mondes, la limite s’efface pour elle. C’est une créature aérienne ; elle a reçu un don. Il se développe en elle une mystérieuse finesse de sensations qui suppose l’incorporalité. Elle est déjà au ciel, et ne tient plus ici-bas que par le lien de la douleur qu’elle se reproche de ne point briser. Mais que ce lien est une chaîne pesante ! « Par moments, il me semble bien ouïr une parole du royaume des morts, ou plutôt du royaume des vivants ; une parole descendue de la croix dans mon cœur blessé ; mais elle est bientôt étouffée par les lamentations de la vie… » — « Quant à moi, je vis tranquille dans ma cellule, et quand j’entends la musique au-dessous de moi, chez Nemours, je sens qu’au milieu de ma douleur et de ma solitude Dieu m’a donné la bonne part, et que, séparée de celui que je pleure amèrement, je vis plus avec lui dans la communion de la prière et de l’esprit que si nous étions tous deux dans le tourbillon du monde. Ce sont d’heureux moments, dans lesquels j’éprouve la paix du ciel ; mais ils ne durent pas, et l’amertume de la vie vient toujours m’y arracher. »

À essayer de vaincre cette amertume croissante par la douceur de sa foi, elle consume ses dernières années, et c’est elle qui finit par se confesser vaincue. Que ceux que la vie n’a point satisfaits à leur guise, et qui ne sont que trop portés à se nourrir avec une sorte d’amour du fiel déposé en eux par leurs revers, viennent apprendre ici à souffrir du moins noblement ! Madame la duchesse d’Orléans ne s’inquiète que des souffrances de ses amis, alors même quelle est le plus cruellement déchirée. Elle s’accuse comme d’une impiété de sa tristesse mortelle ; car le Christ a dit que son joug est léger, et elle le sent à chaque instant bien lourd. Elle dit à madame d’Harcourt : « Ce n’est pas le détachement des choses de ce monde qui est si difficile, c’est la préférence pour les choses du ciel. L’action me distrait, les petitesses de la vie m’envahissent ; quelle humiliation de regarder autour de soi ! » Elle écrit à sa mère : « Que Dieu m’accorde ses bénédictions, et surtout la joie qui manque tant à ma faible foi. Si vous saviez jusqu’où va parfois mon abattement, vous en seriez peinée. C’est proprement un mal et un manque de foi, mais la connaissance de soi-même produit aussi ce découragement. » Hélas ! il y a une idée affreuse qu’elle fait des efforts héroïques pour repousser, et qui revient sans cesse lui livrer assaut ! Lorsqu’on l’entend s’écrier : « Le repos, l’isolement de toute politique, voilà ce dont j’ai autant besoin que d’air pur » ; lorsqu’elle cherche sans le trouver « le complet oubli de cette odieuse politique » ; lorsqu’elle se reprend à dire avec un redoublement de dégoût : « La politique si froide et si glacée » ; lorsqu’elle ajoute : « Quand la pensée me vient que je pourrais ne jamais revoir la France, je sens que mon cœur éclate » ; à la lueur de ces sinistres éclairs qui illuminent les profondeurs de son âme, il n’est pas malaisé de distinguer ce qui la tue. Songer que cet enfant qu’on traîne avec soi dans l’exil était né pour être roi, qu’une explosion populaire l’a rejeté du trône au nom de je ne sais quels principes puritains de liberté ; et voir ensuite le même peuple, c’est trop dire, les mêmes gens, dont la fierté civique redoutait le joug de cette royauté douce, amenés par le cours des événements et de leurs passions à n’avoir plus d’autre crainte que de se trouver trop libres ; toutes les personnes royales comprendront l’immensité de cette douleur ; oui, toutes ! Ah ! qu’elle a besoin de patience avec Dieu ! comme parfois la révolte gronde sous sa résignation ! « Dieu nous a enlevé notre ange, dit-elle après avoir perdu la reine des Belges : “Il sait ce qui est bon, mais ses desseins sont bien impénétrables.” » Et ce dernier cri, qui est l’aveu suprême de sa défaite : « Tout me fait mal, tout, jusqu’à la sainteté de l’admirable reine. Je m’irrite de ne pas la voir indignée. Elle a un mot d’indulgence, de charité pour chacun. Moi, je ne puis !… » Heureuse impuissance ! J’ose dire qu’elle met le sceau à sa sainteté, et que le triomphe trop complet sur soi-même eût été moins chrétien. « Mon père, détourne de moi ce calice !… » Que serait Jésus sans les angoisses de Gethsémani ? que serait la vertu chrétienne avec le calme insipide des stoïques ?

Madame la duchesse d’Orléans est morte de tous les bons sentiments trompés ; ainsi meurent chaque jour, sans remède possible et sans qu’on entende seulement leur plainte qui se perd dans les bruits de la foule, des milliers d’êtres humains, venus sur la terre avec ce don fatal, la bonté. Je ne fais pas à madame la duchesse d’Orléans l’injure de la plaindre. Ce n’était pas une poupée de cour ; Dieu ne l’avait point choisie pour être aux peuples un vain spectacle. Morte dans l’éclat de la puissance et de la prospérité, aurions-nous jamais su quelle sainte c’était ? Elle a eu la destinée qui lui convenait ; nulle autre ne lui eût permis de déployer toute sa vertu.

« Celuy saint homme de roy Loys eut en Dieu moult grand fiance dès son enfance et jusques à la mort… » Ces paroles, par lesquelles le sénéchal de Champagne résume sa chronique, s’appliqueraient à madame la duchesse d’Orléans avec autant de justesse qu’au roi Louis IX. Notre histoire nous offre deux hautes expressions de la foi chrétienne sur le trône. La première est précisément saint Louis, la seconde est madame la duchesse d’Orléans. De l’un à l’autre, six siècles se sont écoulés. Dans l’intervalle, on rencontre, parmi les princes qui ont régné sur les différents peuples de l’Europe, d’honnêtes gens, d’austères croyants, des martyrs, je crois même des saints ! On ne rencontre aucune personne royale en qui le caractère chrétien se présente aussi en relief que dans saint Louis et madame la duchesse d’Orléans. Vous ne trouverez pas chez d’autres ces eaux vives et ce jaillissement de candeur enfantine, la moult grand fiance en Dieu depuis l’enfance et jusques à la mort . « Il en viendra d’Orient et d’Occident », c’est la promesse de l’Évangile, et à ces hauteurs de la foi, où s’effacent les nuances théologiques, il serait puéril de chercher à distinguer celui qui a été la personnification la plus relevée du catholicisme au moyen âge de celle qui sera désormais la sainte du protestantisme. Saint Louis est un frère mendiant sur le trône, et madame d’Orléans une sœur morave. Saint Louis, au réfectoire de Chaalis, mangeant avec les moines dans une écuelle de bois ; la princesse Hélène allant à Waldbach, sur la tombe d’Oberlin, pour penser de là à ceux qu’elle aime, se tendent la main, à travers les âges, dans la conformité d’un même sentiment. Quand on veut se les représenter avec leur attitude vraie, on les voit également tous deux dans leur oratoire, ravis en Dieu. Tous deux se sont spiritualisés avant la mort, et étaient devenus une âme avant d’être échappés de leur prison charnelle. Mais l’histoire, sans séparer leurs vertus, a le droit de marquer jusque dans la confusion de ces deux saintetés la différence des temps où ils vécurent. Avec la candeur de l’enfance, saint Louis en a les langes. Il y a dans sa piété quelque chose de tourmenté et de bizarre comme il y a des contorsions dans les plus belles cathédrales gothiques. Quand on lit le détail effrayant de ses dévotions journalières, on a besoin de songer qui il était pour s’assurer qu’on a devant soi un type original et fin de la plus rare vertu chrétienne, et non point la vulgaire folie de la religion. Madame d’Orléans est la chrétienne moderne, une chrétienne à qui le cœur a battu en 1830. « Le bon roy m’appela une foiz ; et en présence de plusieurs, me dit : — Senneschal, quelle chose est-ce que Dieu ? Et je lui réponds : Sire, c’est si souveraine et bonne chose, que meilleure ne peut estre. — Vraiment, fit-il, c’est moult bien respondu. Car cette votre responce est escripte en ce livret que je tiens en ma main… » C’est de ce livret que se passe la religion affranchie de madame la duchesse d’Orléans. De la liberté aussi bien que du Seigneur Jésus, elle eût dit : « C’est si souveraine et bonne chose, que meilleure ne peut estre. » Elle a vécu dans cette double foi. Elle y est morte, imperturbable, au milieu des douleurs de l’exil, comme saint Louis sur son lit de cendre, d’où il songeait à Jérusalem captive.