(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « V » pp. 19-21
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « V » pp. 19-21

V

judith, par madame de girardin. — la lucrèce de ponsard. — le père de ravignan, etc.

Nous allons avoir deux pièces nouvelles : Judith aux Français et Lucrèce à l’Odéon.

J'ai entendu un acte de la première et toute la seconde.

Le vendredi 7 avril, le soir, chez madame Récamier. mademoiselle Rachel a récité : 1° quelques scènes de Bérénice ; 2° le premier acte presque entier de Judith ; — Bérénice assez bien, mais pour Judith, succès complet d’actrice et d’acteur.

Madame de Girardin, un peu pâle et plus émue qu’à elle n’appartient, donnait la réplique. On s’est épanoui à ces nobles vers éloquemment récités : évidemment on relevait des Burgraves. — « C'est une rentrée dans la langue française, » disait M. de Barante. — « Quelle noble trilogie de femmes ! » s’écriait un autre : — Judith, madame de Girardin et mademoiselle Rachel !

Je signale toute la réaction, sans la partager. Au théâtre il faudra décompter un peu : mais la pièce n’a que trois actes ; le premier est bien posé, ce qui fera passer les deux autres.

— Pour Lucrèce, je l’ai entendue tout entière, mercredi matin, 12, chez madame d’Agoult. Bocage l’acteur lisait. L'auteur timide et provincial n’avait pas osé venir (c’est un M. Ponsard, de Vienne en Dauphiné, qui a dans les vingt-sept ans ; sa pièce est faite depuis trois ans environ). Succès complet et vrai. Lamartine y était et ne cessait d’admirer : malgré sa banalité, ce qu’il disait (j’étais près de lui) avait de la valeur. C'est un vrai poëte qui se lève ; celui qui a fait ces cinq actes pourra bien des choses. L'antique modestie des matrones romaines admirablement peinte en vers simples, fidèles, une grande et vraie connaissance de l’Antiquité ; à tout moment d’heureuses réminiscences ou même des traductions, mais heureusement amenées à l’état de moyens dramatiques. Un vers puissant, facile, moderne sans trop déroger. Le rôle de Brutus très-grand (tellement, que c’est Brutus autant que Lucrèce qu’il faudrait intituler la pièce), conçu un peu en comique et même en bouffon, comme on se figure que l’aurait pris Shakspeare : d’ailleurs l’ensemble assez classique. Sextus Tarquin, espèce de don Juan romain-étrusque. Le récit si dramatique de Tite-Live a été très-bien suivi et développé, ainsi qu’un très-beau récit d’Ovide (Fastes, livre Il). L'auteur n’a manqué aucun des heureux motifs indiqués et les a développés avec un talent que tous, je crois, salueront. — Par malheur, la pièce sera mal jouée à l’Odéon. Bocage fait Brutus, à la bonne heure ! mais madame Dorval fait Lucrèce. « Je ne fais plus que les vertueuses, ma chère », disait-elle l’autre jour à une amie avec cette voix que vous savez. — Mais c’est moins la pièce en elle-même que l’avenir du talent qui compte désormais.

— Après cela il faut parler de la semaine de Pâques. Décidément toutes les réactions sont complètes et triomphantes. La foule à Notre-Dame (dans toutes les églises, mais à Notre-Dame particulièrement) était prodigieuse. M. de Ravignan prêchait trois fois par jour : à une heure pour les femmes du beau monde, le soir pour les hommes. D'autres fois et à d’autres heures pour les ouvriers. Il appropriait ses discours aux différentes classes ; aux femmes du monde, il parlait en homme qui le sait et qui en a été. On s’y pressait, on s’y foulait, on y pleurait. Je ne sais combien l’on comptera de communions pascales, mais je crois que le chiffre n’aura jamais monté si haut depuis cinquante ans. Le clergé est organisé, actif et zélé, la société indifférente, mais avide d’émotions et de quelque chose : personne ne lui offre rien. La philosophie n’existe pas ou elle se proclame l’amie de la religion et de l’orthodoxie quand même. Dans cet état, incertitude, curiosité, engouement, on se pousse dans un sens, et si l’on n’y prend garde, cela devient sérieux : l’entraînement suit. Les vieux peuples, comme les vieilles gens, sont tentés de revenir à leurs patenôtres et de n’en plus sortir. Se pourrait-il que la France finalement fût catholique comme Bénarès est hindoue, par impuissance d’être autre chose !