Buloz
Monsieur Buloz.
I
C’est une des plus désagréables puissances de ce temps-ci ; mais, il faut bien en convenir, quoique le cœur en saigne pour l’honneur de l’esprit français, c’est une puissance. Il a réussi et il a duré. Il a bâti ce gros pignon-sur-rue littéraire qui s’appelle la Revue des Deux Mondes, laquelle a trente ans passés d’existence, des abonnés fossiles d’une fidélité de moutons antédiluviens, et qui rapporte, tous frais couverts, quatre-vingt mille francs de rente à son directeur. Je ne compte pas les actionnaires. Quelle raison de respect pour les sots ! Ajoutez que la Revue des Deux Mondes est la seule Revue comptée par l’Opinion française. Les autres, qui ont essayé de la singer, — qui lui ont rendu ce flatteur honneur de la singerie, — ont pu se croire de la même force d’ennui, et l’étaient peut-être, mais l’Opinion, cette reine du monde, qui a ses favoris, a toujours trouvé ses bâillements infiniment plus savoureux quand ils lui venaient par la Revue des Deux Mondes que par les autres recueils, créés, à son exemple, pour entretenir les mâchoires humaines dans cette vigoureuse et morale gymnastique du bâillement. Enfin, il y a plus encore : ces Revues, qui ont dressé leurs petites têtes et leurs petites rédactions contre le ventre majestueux et prépotent de la Revue des Deux Mondes, ont fini par se taire devant elle, comme l’univers devant Alexandre. Elles ont disparu. Apprenez-moi, si vous le savez, ô antiquaires de la littérature d’hier, plus vieille que celle d’un siècle ! où sont allées et la Revue Indépendante, et la Revue Contemporaine, et la Revue Européenne, sa sœur ennemie ?… On me dit que la Revue Contemporaine n’a pas rendu l’esprit et je le crois bien, mais cela veut dire qu’elle n’est pas morte… Presque soufflée un jour par le mécontentement d’un ministre, elle a protégé assez adroitement contre ce vent tout-puissant son petit bout de bougie et elle s’obstine à existe. Patience d’insecte qui finira peut-être par triompher de la poutre, mais qui n’empêchera pas les abonnés de la Revue des Deux Mondes de demander, avec l’insolence de la victoire, combien il faut de Calonne pour composer un Buloz.
Eh bien, c’est l’histoire du succès de Buloz que je voudrais écrire ! Je voudrais vous parler un peu de cette illustration contemporaine. Je laisse les charmes de son visage aux photographes littéraires, qui peuvent le ramasser, s’ils savent par où le prendre. Moi je suis beaucoup moins frappé de la physionomie individuelle que des causes, oui ! des causes du succès solide, inébranlable, d’un homme qui a l’avantage dangereux et peu commercial de déplaire et d’être assez confortablement détesté. Là est, selon moi, un problème plus intéressant qu’un portrait. Si la figure de Buloz revient à travers cet article, tant pis ! ce sera plus fort que moi, sans doute. Mais ce que je veux surtout, c’est traiter Buloz comme une idée générale… Je veux lui faire cet honneur… Je ne connais d’ailleurs▶ personne qui soit plus que lui sain à étudier, car le succès est peut-être la plus grande corruption de l’âme humaine, et Buloz le fait dédaigner,
II
Il est né en 1803, à Vulbens, près de Genève, pays commerçant et puritain. Il n’est donc pas Français, ce qui, aux yeux de quelques personnes, eût pu être vexant pour la France. Mais on y a remédié. L’ingénieux Vapereau, l’historiographe de nos grands hommes, a tourné la difficulté affligeante et écrit cette phrase de consolation qui nous rend Buloz sans le prendre à la Suisse : « Buloz (François), littérateur français, d’origine étrangère. »
Et c’est si bien trouvé, et c’est si joli, que tout le monde a été content, et moi surtout !!! Vapereau, dont l’honnête désir est d’entrer vraisemblablement à la Revue des Deux Mondes, et qui se sent, parbleu ! aussi littérateur, dans son genre, que Buloz, nous dit fermement, dans son Dictionnaire, que le jeune Helvétien vint à Paris — non pour être suisse — mais pour finir ses études (françaises, hein ?), et qu’il y fut d’abord prote d’imprimerie, — ce qu’il est encore, car, malgré ses transformations successives, il ne pouvait être et n’a jamais été que cela… Ce n’est pas l’avis de Vapereau, et j’en suis désolé pour le mien. « M. Buloz — dit Vapereau dans cette langue originale qu’on lui connaît — débuta dans la littérature par des traductions de l’anglais. »
Mais Vapereau a oublié de nous dire les titres des ouvrages que Buloz a traduits, et dont il nous aurait été si doux de rendre compte. Ne pourrait-il pas nous les indiquer dans sa prochaine édition ?
Quel que soit le mérite, ignoré, du reste, de ces traductions que l’avenir s’arrachera peut-être, l’instinct commerçant de son pays parlant plus haut que son génie de traducteur poussa bientôt Buloz à l’entreprise littéraire qui, pour Vapereau, en a fait un littérateur. En 1831, il reprit l’idée de la Revue des Deux Monde 23 de moitié avec Bonnaire, qui publiait plus tard la Revue de Paris. Rendons justice à Buloz, comme s’il était aimable ! Ce fut là certainement, du moins pour moi, l’époque qui plaît le plus de sa vie, le moment où il déploya le mieux les qualités (sans inconvénient encore !) de sa nature robuste, âpre, alpestre. Il se passa bravement autour du corps les bricoles de son entreprise et tira ferme… Un Suisse, c’est presque un Auvergnat ! Il avait le large pied des races montagnardes. Il l’utilisa. Il fut un trottin intrépide. C’est lui-même qui portait sa Revue à domicile, chez les abonnés… en espérance ! On le voyait aller de la barrière de Fontainebleau à la barrière du Trône, chargé d’exemplaires à distribuer, plié en deux sous cette chose lourde déjà, maintenant accablante, ne craignant pas la pluie et nageant dextrement dans la crotte, avec un courage que nous estimons et que nous voudrions lui voir exercer encore ! Jamais — dans aucune administration de journaux — on ne vit porteur de ce jarret, matinal et infatigable, pas même quand Victor Hugo et son frère, ces demi-dieux, Castor et Pollux des portes cochères sous lesquelles ils apparaissaient tour à tour, alternaient, comme porteurs d’un journal qu’ils avaient fondé, et par la très excellente raison qu’à eux deux ils n’avaient qu’une paire de bottes ! Buloz, lui, aurait porté le sien nu-pieds, comme un pasteur antique… Printemps attendrissant de la Revue des Deux Mondes ! Ce fut l’âge d’or de ses écrivains. Tout y était encore à sa place naturelle. Buloz portait sa Revue ; il ne la dirigeait pas !
III
Aussi eut-elle, sinon immédiatement, un succès qui se consolida, et avec une telle force qu’on put le croire indestructible… Pendant vingt-cinq ans pour le moins, en effet, ni les fautes de Buloz, — de piéton modeste et incomparable devenu directeur assis et incompétent, — ni ses humeurs peccantes qui feraient le bonheur d’un médecin de Molière, ni sa tyrannie bourrue et tracassière, ni son orgueil durci par la fortune, ni les bornes sourdes de son esprit, ni ses procédés hérissons, ni ses grognements ursins, ni l’horreur de ses meilleurs écrivains mis en fuite par cet ensemble de choses charmantes, ni l’ennui enfin le plus compacte qui soit jamais tombé d’un recueil périodique sur le lecteur assommé, rien n’a pu le diminuer, ce succès étrange, ou l’interrompre un seul jour… C’est à n’y pas croire ! Pendant vingt-cinq ans, Buloz a pu se montrer impunément Buloz !
Fils des circonstances, comme Napoléon, ç’a été sa seule manière de lui ressembler, car il n’était guère besoin de génie pour deviner que l’établissement d’une revue était une excellente affaire au moment où il se trouva pour une moitié d’idée dans l’établissement de la sienne. À cette époque-là éclatait, dans tout son enthousiasme, la révolution romantique. On s’abreuvait à toutes les sources de la littérature étrangère, qui ne suffisaient pas… et l’exigence universelle était pour la France (pour la jeune France comme on disait alors) de n’être inférieure, en quelque production intellectuelle que ce pût être, à l’Angleterre ou à l’Allemagne. Or, justement, l’Angleterre et l’Allemagne pullulaient de revues, sérieuses et variées, véritables encyclopédies, mensuelles ou hebdomadaires, de l’esprit humain. L’Angleterre surtout s’était fait avec ce genre de composition collective une gloire à part dans sa gloire littéraire, si grande déjà… La génération de 1830, qui, comme masse de talents et somme de vie, n’a pas encore été remplacée et attend toujours ses successeurs, crut, quand la Revue des Deux Mondes parut, tenir sa Revue d’Édimbourg. Elle ne se trompait que de Jeffrey. Tout ce qui était jeune et possédait un peu d’intensité intellectuelle se précipita à y écrire. Balzac, Stendhal, Mérimée, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Victor Hugo, madame Sand, alors dans une fraîcheur maintenant flétrie, Sainte-Beuve, Vitet, Gustave Planche, Philarète Chasles, etc., etc., acceptèrent Bonnaire et Buloz pour les quartiers-maîtres de l’entreprise avec la naïveté de gens à talent, toujours un peu fats, et qui se croient irrésistibles. On leur prouva bientôt qu’ils ne l’étaient pas ; que cette bête de pièce de cent sous ne change pas de nature parce qu’elle s’associe avec de l’intelligence, et que les entrepreneurs de littérature sont encore au-dessous des entrepreneurs de maçonnerie… Nabuchodonosorisé par un succès dans lequel l’heure et tout le monde étaient plus que lui, Buloz devint très vite tout ce que nous l’avons vu depuis… Prote parvenu, il se crut le dictateur de la littérature française parce qu’il payait le talent, et quelquefois le génie, deux cents francs la feuille d’un texte dévorant, et, à ce prix-là, il put se venger de l’insupportable supériorité littéraire en portant ses mains d’ouvrier sur elle et en la corrigeant !
Les temps modernes ne sont pas tellement beaux pour la littérature qu’elle ne puisse supporter beaucoup de choses cruelles et qu’elle n’y soit même accoutumée ; mais la condition d’avoir Buloz pour correcteur, — non plus d’épreuves, mais de son style et de sa pensée, — lui sembla cependant trop dure pour la supporter, et on vit en très peu de temps tout ce groupe de talents que je viens de nommer se détacher de la Revue des Deux Mondes 24, s’égrener et complètement disparaître d’un recueil dont la rédaction, pour qui avait le sentiment de sa valeur propre ou de son œuvre, était une douleur, quand ce n’était pas une indignité. Tous les brillants écrivains de la première heure se brouillèrent successivement avec Buloz et s’en allèrent, les uns après les autres ; les uns à travers des éclats publics, les autres discrètement, en gens fiers blessés qui avaient la fierté pudique. Ils croyaient peut-être — toujours fats ! — que leur retraite serait une vengeance. Ils jugeaient l’esprit de leur temps par le leur, et voilà pourquoi ils se trompèrent… Le public de ce temps-ci est très indifférent au talent. Il s’en passe très bien, et c’est même pour lui une volupté égalitaire… Hier (voyez !) Louis Veuillot quittait un journal que sa personnalité remplissait comme le bon vin remplit la coupe. Eh bien, pas un abonné de ce journal, dont il était la vie et la gloire, n’a bougé, et je crois même qu’il en est venu d’autres ! Taconnet a gagné à la perte d’un homme de talent qu’il fallait appointer, et qui, économiquement, s’est trouvé un luxe inutile. Buloz, vingt ans à l’avance, avait-il deviné cela ?… Il remplaça, tout aussi simplement qu’on remplace des fauteuils par des chaises, les premiers écrivains de sa Revue par des médiocrités plus commodes, qui se laissèrent manier, opérer et traiter, par ce vétérinaire d’articles, sans les cabrements du talent qui ne veut pas qu’on touche maladroitement à sa gourmette ! Mais ces médiocrités elles-mêmes, il les fatigua et elles finirent par s’insurger. Ce qui avait fait toujours horreur à ce prote, à cet homme presque de Genève, c’était la personnalité de l’écrivain quand elle était très vive ; ce que sa nature lourdaude et terne haïssait comme le bœuf hait l’écarlate, c’était l’éclat, la fantaisie, la grâce, tout ce qui fait du talent une chose qui flamboie, scintille et remue comme la lumière des astres. Seulement, au début de son entreprise, il avait pensé que le succès de son affaire dépendait des talents qu’il devait employer, et pour cette raison il avait supporté cette lumière du talent, en grommelant et en clignotant, comme une taupe offensée. Mais quand il vit que le succès de sa Revue tenait à d’autres causes que le talent des écrivains, ô bonheur ! il put se donner le plaisir d’éteindre, comme des quinquets, les écrivains de son recueil qui pouvaient avoir encore quelque étincelle, et de faire autour de lui le gris qu’il aime, ce hibou albinos ! Pour ne plus être choqué d’aucune couleur, il voulut que désormais la Revue des Deux Mondes fût revêtue, en tous ses articles, d’un uniforme qui ressemblait à l’habit des pauvres dans certains hôpitaux, et ce fut aussi chez lui l’habit des pauvres. Religion, philosophie, roman, critique, histoire, économie politique, tout dut prendre ce galant uniforme et s’en habiller, comme le Spectre d’Hamlet de sa toile cirée… Et tout cela s’est exécuté ponctuellement, et la Revue des Deux Mondes a toujours paru le même intéressant recueil à ses abonnés impassibles. Certes ! après cela, Buloz pouvait tout ; il avait le droit de toutes les impertinences et de toutes les sottises. Il était heureux ! Il aurait pu prendre au coin de la rue cinq commissionnaires, avec leur plaque, et leur faire faire sa Revue des Deux Mondes. Personne ne se serait désabonné.
IV
Oui ! il était heureux, et c’est toujours le même mystère ! Ce qui aurait perdu un autre homme lui réussissait. Je ne connais guères qu’une personne de ce temps-ci qui ait eu un honneur égal à celui de Buloz, et c’est Véron, ce gros mauvais sujet de Philibert, devenu le docteur Véron vers le tard. Comme Buloz a fait sa fortune dans la direction de sa Revue, Véron a fait la sienne dans la direction de l’Opéra, et pour cette raison les voilà tous deux en posture d’hommes infiniment habiles, aux yeux de ces forts jugeurs qui s’imaginent que le succès fait toujours équation avec du génie !
Quant à Véron, pourtant, cette habileté a été longtemps contestée. On lui a reproché souvent d’avoir refusé d’abord, avec une sagacité à la Buloz, l’opéra de Robert le Diable, ce chef-d’œuvre qui fut depuis la cause de sa fortune. Mais ce serait une calomnie, si l’on en croit les Mémoires d’un Bourgeois de Paris. Véron ne les a écrits que pour renseigner l’opinion. Il s’y peint comme le plus intelligent et le plus patriarcal des directeurs, et il a raison, puisqu’il parle de lui !… Il n’y a que le premier pas qui coûte aux gens modestes. En ces incroyables Mémoires, qui ressemblent à un conte… des Mille et une Nuits, Véron se drape en calife qui, quand il a des actrices à dîner, offre, au dessert, à ces demoiselles, deux cent mille francs de diamants et de perles sur des assiettes qu’il fait passer, pour que chacun y prenne, comme si c’étaient de simples pralines ! Voilà un procédé qui paraîtrait encore plus insupportable à Buloz qu’une belle page. Du reste, il y a d’autres différences qu’il faut noter en ces deux favoris de la fortune. Ils n’ont pas dans l’humeur la même tonalité. Le Suisse de la Revue des Deux Mondes a le puritanisme rêche d’un homme des environs de Genève. C’est le bourru de Goldoni, sans l’épithète. Le docteur Véron, au contraire, le Bourgeois de Paris, est aimable. Il a l’onctueux de cette fameuse pâte Regnault qu’il a inventée. Buloz est toujours de l’humeur d’un portier qu’on réveille la nuit C’est le chien Brusquet avec les premiers symptômes de la rage. Véron, ce joyeux Pococurante de la médecine, ce docteur qui n’exerce pas et qui semble porter toute sa clientèle dans sa cravate, a de la rondeur pour un Turcaret. Il lui sera ◀d’ailleurs beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup donné à dîner, même sans perles au dessert, et qu’il a Sophie, tandis qu’à Buloz, chez qui on ne dîne point ou chez qui l’on dîne mal, et qui n’a que de Mars pour la cuisine… de sa littérature, il ne lui sera rien pardonné du tout ! Cette ressemblance par le bonheur, malgré les différences dans la manière de s’y prendre pour y arriver, entre l’ancien directeur de l’Opéra et le directeur présent de la Revue des Deux Mondes, Véron l’a si bien sentie qu’elle a décidé de sa bienveillance pour Buloz. Véron est le seul homme, en effet, en France, avec Vapereau, qui se soit risqué à dire du bien de Buloz. Dans ses ineffables Mémoires d’un Bourgeois de Paris, il a consacré une page à l’honnête typographe, comme il l’appelle, avec une suffisance de patron satisfait et cette familiarité flatteuse qui donne une petite tape sur la joue ou sur le ventre, selon le sexe et l’âge. Certes ! je sais bien tout l’avantage qu’il y a, dans ce temps-ci, à être ouvrier, et je concevrais le mérite de Buloz s’il l’était encore ; mais il faut bien le dire ! de fait, il ne l’est pas resté.
Il ne l’est resté que d’intelligence ; mais de fonction, il ne l’est plus ! Il a été et il a voulu être ce qui demande les facultés les plus littéraires, les plus délicates, les plus élevées, et il ne les avait pas. Il a été profondément déplacé là où il s’est mis. Malgré le résultat extérieur, malgré l’abonnement et l’encaissement, il a été au-dessous de sa besogne et, chose irritante et contre laquelle il n’y a ni propriété, ni possession, ni prescription, ni succès qui tienne, il n’a pas rempli dignement son genre d’emploi. Ce n’était là nullement pour personne un vrai et grand directeur de revue. C’était un entrepreneur de littérature qui s’oubliait… Ce que je dis là publiquement ici, tout le monde le sait et se le chante à l’oreille depuis vingt-cinq ans. Les anecdotes n’ont jamais manqué sur Buloz, tout à la fois grotesques et déplorables pour la littérature et pour lui. Il y en a comme celle de Pierre Leroux, apportant un article sur Dieu à Buloz qui le rejette : « Dieu, — dit-il, — ça manque d’actualité ! »
Insolence qui vous donne la mesure de l’intellectualité de cette tête, que Cousin aurait appelée une caboche. Il y en a d’autres qui vous donnent l’idée du goût péremptoire de ce châtreur, qui ne reçoit qu’à mutilation les articles qu’on lui adresse. J’ai parlé déjà de cette haine instinctive du style et de la couleur, qui est si caractéristique dans Buloz ; mais son amour de la platitude est encore plus fort que cette haine. Un jour, un rédacteur lui envoya un travail sur les sociétés littéraires. On y parlait, au début, de Platon et des siens, et le pauvre rédacteur, épris d’antiquité, disait élégamment : « Lorsque les brises de la mer Égée parfumaient l’atmosphère de l’Attique, quelques hommes, préoccupés de l’éternel mystère, venaient, dans les jardins d’Acadème, se suspendre aux lèvres de Platon, etc. »
Buloz prit peur de cette phrase comme de la plus audacieuse hardiesse, et de sa patte dictatoriale et effarée il supprima le tout et mit à sa place ; « Il y eut aussi dans la Grèce des sociétés savantes. »
Une autre fois, dans une étude sur la mystique chrétienne, on disait : « L’amour de la vérité cherche celle-ci dans les solitudes intérieures de l’âme »
; mais Buloz, qui ne connaît pas les solitudes intérieures de l’âme, traduisit d’autorité : « Les esprits curieux fuient les embarras des villes »
, qu’il connaît !
V
Telle pourtant s’exerce, sans échouer jamais, depuis trente ans, la capacité littéraire de Buloz, de cet homme à la fois obscur et célèbre, que j’ai appelé une puissance, une puissance qui aurait pu être bienfaisante et féconde, et qui n’a été que malfaisante et stérile… Ne vous demandez pas quels sont les talents qu’il a distingués et formés, mis en évidence et en lumière, à qui on l’ait vu prêter généreusement l’épaule ou la main ! Ne vous demandez pas quel est le lord Macaulay français qui soit né de la Revue des Deux Mondes ! Demandez-vous plutôt combien de jeunes talents, qui comptaient trouver dans cette Revue une porte ouverte vers le public, ont été révoltés, dégoûtés, démoralisés. Veut-on que nous citions des noms ? Veut-on que nous parlions de ce pauvre Jules de la Madelène, cette charmante espérance littéraire, détruite dans sa fleur par le questionnaire qui ne donne pas la torture qu’aux œuvres ? Hésiode nous apprend que, de son temps, les rois s’appelaient mangeurs de présents, Δωροφαγος. Buloz est un mangeur d’écrivains. C’est une espèce de Minotaure littéraire qui a son labyrinthe de difficultés, de chicanes, d’interminables discussions. Veut-on que nous rappelions des scènes inouïes, et presque des pugilats, entre Buloz et ses propres rédacteurs ? Faut-il invoquer le témoignage de ceux qui sont sortis de sa Revue sans esprit de retour, ou de ceux qui en sont sortis pour y rentrer, sous l’empire de je ne sais quelle terreur ; car Buloz exerce sur quelques-uns de ses écrivains un véritable terrorisme. Ils savent, en effet, les traditions intérieures de la Revue des Deux Mondes. Ils savent que là l’ordre est donné d’éreinter systématiquement tous les producteurs qui ne portent pas leur miel à la ruche, et de ne plus reconnaître de talent à ceux qui l’ont abandonnée. Ils se rappellent le sort de Balzac, brouillé avec Buloz et attaqué par lui, non de son vivant, mais dès qu’il a été mort, par la main d’un avocat général que Buloz, toujours heureux, avait déterré pour cette besogne ! Ce n’est pas tout. Une revue comme celle de Buloz, à l’épreuve de l’ennui qu’elle cause, n’est pas seulement une réalité redoutable. C’est aussi un préjugé tout-puissant. On ne prend jamais les hommes pour ce qu’ils valent, mais pour ce qu’ils se donnent, et c’est là une explication de l’importance de Buloz, qui vit sur son passé et sur ses restes d’influence. Sous Louis-Philippe, il s’était donné, et on l’avait pris, comme le chef d’emploi de tous les hommes célèbres, comme le cornac de tous les éléphants littéraires, qu’il devait amener par la trompe…
Il maquignonnait pour le compte du gouvernement et pour le sien… Il laissait croire, avec des airs discrets et importants, que la Revue des Deux Mondes était le chemin qui conduisait à la députation, à la diplomatie (elle y avait conduit Lœve Vemias), à l’administration, au haut enseignement. Elle l’avait, lui, mené au Théâtre-Français en qualité de commissaire. Louis-Philippe, qui était spirituel, le mit là peut-être pour adoucir ses mœurs. Quoi qu’il en soit, il le crut utile. Il agit avec lui comme avec Armand Bertin, c’est-à-dire sans intermédiaire. Comme on disait, dans le langage mystico-politique d’alors, Buloz recevait du roi sans transmettre. Position qui n’existe plus ! beaux jours évanouis ! mais dont il reste toujours quelque chose aux yeux des hommes, tellement adorateurs du succès qu’ils en respectent le spectre encore.
Aujourd’hui, François Buloz n’est plus que le propriétaire de sa Revue, mais il sait la mettre au service des petites oppositions parlementaires et académiques du moment. Guizot, dont le genre de talent, chauve-souris pour la couleur et buffle pour la gravité, doit paraître presque auguste à un homme organisé comme Buloz, n’y a jamais écrit davantage. Michelet, avant de faire paraître chaque volume de sa scandaleuse Histoire de France, y fait des communications qui ne révoltent nullement la pudeur de Buloz, de ce farouche, comme dirait Sainte-Beuve, qui trouvait autrefois qu’un éloge de Brummell était bien léger pour sa revue, et qui ordonnait de ne pas rire, en ce grave sujet, à John Lemoine, lequel, si vous vous le rappelez, fut superbe d’indignation puritaine contre les pots de pommade du dandy et l’immoralité de ses rouleaux d’eau de Cologne ! Des écrivains de la première heure, madame Sand est le seul dont la rédaction y soit habituelle, Gustave Planche avait interrompu la sienne, puis il l’avait reprise en ses derniers jours. Émile Montégut, qui lui succéda dans la critique, après être bruyamment sorti de la Revue y est rentré silencieusement et sur la pointe du pied. Qui n’a pas entendu parler dans la littérature des démêlés éternels d’Émile Montégut avec Buloz, — avec Buloz vieillissant, devenant de plus en plus morose, de plus en plus sourd, et, comme on dit avec une énergie familière, de plus en plus mauvais coucheur ? L’humeur célèbre du directeur de la Revue des Deux Mondes est arrivée à ce point que son visage, qui n’a pas précisément la beauté de Saint-Mégrin, quoiqu’il soit borgne comme lui, ne donne point une idée de l’intérieur de son âme. Pour l’harmonie des choses, on le voudrait plus laid. Puisque Véron a tant parlé d’ouvrier et tant félicité Buloz d’en être un, disons que Buloz en a gardé l’air et la tenue. C’est un ouvrier à son dimanche. Quand vous le voyez passer, ce singulier directeur d’une revue littéraire, vous diriez quelque chose comme un scieur de long… et la physionomie n’est pas trompeuse ! Vous venez de le voir, c’en est un aussi !