L’empire russe depuis le congrès de vienne5
I
Quoique l’influence des circonstances politiques meure au seuil des ouvrages de critique purement littéraire, il n’est pas moins vrai qu un livre sur la Russie publié à cette heure doit attirer vivement l’attention… En effet, solitairement et pour son propre compte, la Russie, ce colosse de neige, sort enfin de l’énigmatique immobilité qu’elle a gardée pendant quarante ans vis-à-vis de l’Europe, et qui était peut-être tout le secret de la fascination qu’elle exerçait sur les esprits. Mystérieuse et impénétrable puissance, protégée par son climat et aussi par deux Génies au doigt sur la bouche, comme le Silence antique, — le Génie de la police et celui de la diplomatie, — la mystique et schismatique Russie, que Ballanche appellerait l’Isis des peuples, et dont le glaive va lever le voile, est plus grande encore par l’opinion qu’on a d’elle que par tout ce qui fait en réalité les forces vives et cohérentes d’un pays. Pour quelques penseurs en Europe, qui l’affirment, mais sans le prouver, toute la force de l’empire russe est soupçonnée de n’être, comme beaucoup de choses, qu’une simple question de clair-obscur. Un livre donc qui nous ferait connaître la Russie, qui nous la montrerait tout entière, non dans les clartés d’éclairs du renseignement, mais dans la calme, profonde et fixe lumière de l’Histoire, un livre pareil, à toute époque, serait digne d’occuper la curiosité de la Critique ; mais, aujourd’hui, il mériterait de la passionner.
L’Empire russe depuis le Congrès de Vienne 6 de Beaumont-Vassy aura-t-il cet honneur ? Nous ne le croyons pas. Beaumont-Vassy est un de ces esprits qui peuvent toucher impunément à beaucoup de sujets et les laisser exactement à la place où ils les ont pris. Ils ne sont point de taille à les soulever. Connu déjà par plusieurs ouvrages, l’auteur de celui-ci appartient à cette race d’écrivains qui s’établissent volontiers sur les sujets graves, avec plus de bonne volonté que de bonheur. Nous nous rappelons qu’il nous a gâté l’un des plus beaux sujets qu’il fût donné de toucher à la plume d’un historien, d’un savant, et même d’un artiste. Ce beau sujet, c’était Swedenborg. Swedenborg ! un véritable phénomène ; Swedenborg ! l’imagination boréale, plus éclatante qu’une aurore, ce cerveau apocalyptique, l’Hécla intellectuel qui a fondu pour la première fois les neiges d’un Protestantisme glacé ; Swedenborg ! le grand naturaliste, l’observateur vaste et sûr qui, bien avant de s’embraser dans sa vieillesse, comme un bûcher de cèdres, séché par le temps, aux flammes de la mysticité, avait deviné et devancé tout le système de Buffon. Tel était l’homme que Beaumont-Vassy avait voulu peindre, dans un cadre digne tout au plus de Cagliostro. En l’absence de William Shakespeare, trépassé il y a trois siècles, Beaumont-Vassy avait pensé à nous ressusciter le galbe imposant de cet halluciné sublime dans je ne sais quel drame, — ou plutôt dans je ne sais quelle scène historique de longue haleine comme ont imaginé d’en écrire les hommes qui ne savent pas remuer puissamment l’échiquier du théâtre, où les conceptions de la pensée se carrent et se cubent sous l’empire des plus difficiles combinaisons. Depuis cette époque, l’historien-poète de Swedenborg a renoncé aux interprétations dramatiques de l’histoire, et il s’est restreint aux fonctions plus modestes de l’annaliste, qu’il a trouvé encore le moyen de nous faire paraître ambitieuses.
Il est des esprits dont on pourrait dire qu’ils n’existeraient pas s’ils n’appartenaient à un cadre tout fait d’opinion, — comme il est des hommes qui n’auraient sur le champ de bataille aucune valeur personnelle s’ils ne faisaient pas partie d’une force organisée, par exemple d’un régiment. Hors du rang, ces hommes ne sont plus ! Tel, selon nous, est Beaumont-Vassy, intellectuellement. Otez l’opinion politique qu’on pourrait nommer, et dont il n’est pas nécessaire de démontrer ici le plus ou moins de justesse, ôtez cette opinion politique sous la tyrannie de laquelle il écrit, et vous n’avez plus rien dans ce livre sur l’empire russe. Tout ce qu’on y rencontre jonche la place depuis longtemps. Nul aperçu, nulle vue particulière à l’auteur n’y domine et n’y décide les conclusions de parti, qui ne s’y expriment pas, mais qui y soupirent. Beaumont-Vassy est un soupirant de l’alliance russe. Assurément, c’est là une opinion qu’on peut appuyer et défendre, mais un homme d’une certaine vigueur de jugement nous aurait donné la raison de la préférence de son esprit dans une question qui contient, en ce moment, l’avenir du monde. Eh bien, voilà ce que nous avons vainement demandé à son livre ! L’historien y manque, mais ce n’est pas tout. Il y manque l’histoire ! Car une statistique incertaine et des documents à la portée de tout le monde ne constituent pas cette rude tâche d’investigation, de comparaison et de critique, qu’on appelle l’histoire d’un pays. Cela dit du fond des choses, resterait le style, cette magie qui, quand on l’a, consacrerait l’erreur même et jetterait son voile d’illusion sur les pauvretés de la pensée et jusque sur les hontes de l’ignorance. Mais Beaumont-Vassy, dont la forme élégante a la pâleur diplomatique, n’a pas littérairement beaucoup plus de style que cette foule d’écrivains qui, au xixe siècle, savent jeter une phrase dans le moule banal où tout le monde peut aller faire fondre son morceau de plomb… Évidemment, pour que des livres pareils soient lus avec avidité, il faut qu’il y ait absence complète d’œuvres historiques sur la Russie, et, de fait, il n’y en a pas.
Non ! pas même en Russie. Or, s’il n’y en a pas en Russie, il n’y a pas d’histoire de Russie en Europe, car l’histoire d’une nation commence toujours de s’écrire entre ses quatre frontières. Quand on l’écrit au-delà, on l’écrit du dehors au dedans, on est dupe de la perspective, on ne sait qu’à peu près les choses ; on l’écrit à l’usage d’un dauphin quelconque (ad usum Delphini). Mais ce qui est l’histoire dans sa partie intime, profonde, indiscrète, on l’ignore. Partout pays, mais principalement en Russie, ce ne sont pas les notoriétés bien établies qui font l’histoire, ce sont les indiscrétions : or, les indiscrétions y sont impossibles.
Qui oserait écrire des Mémoires à Saint-Pétersbourg ? Tout y est silencieux comme autrefois à Venise, et le conseil des Dix s’y concentre dans un homme. Certes ! ce n’est pas nous qui jetterons la pierre au seul gouvernement qui convienne à la Russie actuelle, nous savons trop ce qu’il doit entrer nécessairement de despotisme dans l’éducation des peuples enfants ; nous voulons seulement constater, dans notre limite de critique littéraire, pourquoi il n’y a pas d’histoire en Russie. Il y a des actes publics, mais, qu’on y songe ! parce qu’on les rapporte dans un livre, on ne fait pas d’histoire pour cela. Beaumont-Vassy nous a raconté les faits politiques qui se sont produits en Russie, ou sous l’action de son cabinet en Europe, depuis trente-neuf ans7 ; mais le premier journaliste venu en sait autant sur tous ces faits vus par l’écorce que Beaumont-Yassy lui-même, et vraiment était-ce bien la peine d’intituler fastueusement son ouvrage : De l’Empire russe depuis le Congrès de Vienne, si ce livre qu’on appelle ainsi n’a pas plus de profondeur et de consistance que la Gazette de Leipzig ou le Journal de Francfort ?
L’historiographie n’est pas de l’histoire. L’historiographie n’est qu’une chancellerie de plus à établir sous la main d’un gouvernement qui peut tout et pénètre partout, et surveillerait jusqu’à la chronique de Grégoire de Tours s’il pouvait y avoir un Grégoire de Tours dans les monastères de Moscou. Mais l’histoire, c’est autre chose ! L’histoire, qui met la main sur toutes les artères d’une société, ne saurait naître que quand une société existe assez pour avoir le besoin de se raconter et de se connaître. Et qui donc croirait risquer un paradoxe en affirmant qu’il n’est rien de semblable en Russie, si l’on entend par société quelque chose de lié, de pénétré, d’intimement fondu, d’identique ; quelque chose, qu’on nous passe le mot ! de nationalement soi, qui dépose d’une autonomie ?…
Analysez donc cet empire singulier, inachevé et vieux déjà, vous ne trouverez en bas que les hordes des Ivans dont les tentes, fichées dans la terre, ne se lèvent plus et sont des villes, et en haut des individualités européennes qui, par le cerveau de Pierre Ier ou de Catherine II, ont pensé un gouvernement comme l’aurait pensé Montesquieu. Entre ces esprits européens, ces fabricateurs de peuple à la main, et ces hordes qui sont le matras sur lequel ils ont opéré avec une si grande énergie, on chercherait en vain un peuple. Le creuset est prêt, la matière chauffe ; il viendra, sans doute, mais il n’est pas venu. Malgré le commandement, malgré l’obéissance, malgré ce fouet d’or avec lequel on bat la mer et qui n’a jamais quitté la main des races asiatiques depuis Xerxès jusqu’à Pierre le Grand, un peuple à sculpter en pleine barbarie ne se coule pas aussi vite que la statue de Falconet.
L’aristocratie de Saint-Pétersbourg, qui s’est faite européenne aussi pour des motifs moins élevés que ceux du czar Pierre, cette aristocratie qui n’est pas plus Russe que Catherine, qui était Allemande, qu’Alexandre et Nicolas eux-mêmes, lesquels, à travers la langue officielle de leurs ukases, apparaissent comme des princes fort distingués, mais entièrement européens de mœurs, de connaissances et de génie ; l’aristocratie de Saint-Pétersbourg n’est pas plus une société que des régiments de Cosaques ne sont un peuple. C’est une imitation de société qui s’essaie encore, c’est un fantôme brillant qui joue la vie, un bas-relief byzantin en cire flexible, mais toujours prêt à recevoir l’impression du doigt de chair ou du cachet de métal. Délicieux de souplesse et d’inanité morale, les Russes cultivés sont les Alcibiades de l’Europe. Caméléons qui prennent toutes les teintes, ayant dans l’esprit ces mouvements charmants du singe que Joubert discerne si bien dans l’esprit de Voltaire, ils sont, en raison de tout cela, de redoutables diplomates, mais, sans caractère comme tous ceux qui font beaucoup de personnages, ils n’ont à eux ni leur élégance, ni leurs mœurs, ni leur littérature, ni leurs vices. Ils revêtent tout ; ils ne ressentent rien. Copistes qui par vanité ont la prétention d’être originaux, ils achètent nos tableaux, nos acteurs, nos modes, nos livres, notre langue, ils reproduisent notre corruption, et, pour ne pas manquer toutes les nuances de la copie, ils en font souvent une caricature. De tels hommes pourraient-ils avoir une histoire ? L’histoire, c’est de la grande peinture. Elle importe à la figure humaine. Mais quand on est condamné à n’être qu’un masque, on se soucie bien des portraits !
Et voilà l’excuse que Beaumont-Vassy pourrait faire valoir en faveur du livre manqué qu’il nous donne. Son ouvrage n’est qu’une incomplète série de renseignements d’historiographe ; ce n’est point un travail sagace et savant d’historien. L’histoire ne s’invente pas. Où l’aurait-il prise ? Elle n’est pas plus dans le bruit des journaux d’une époque que dans le silence des cartons d’une chancellerie. Les sources historiques les plus profondes, malgré le limon de la personnalité qui s’y mêle, sont très certainement les Mémoires, et, nous l’avons dit plus haut, les Mémoires n’existent pas en Russie. Malgré la force d’imitation des hautes classes, qui fait ressembler les mœurs russes à la descente de la Courtille d’un carnaval sous Louis XV, elles n’imitent point les Mémoires de cette société qu’elles imitent. Et ce n’est pas seulement une raison politique (quoiqu’elle y soit pourtant) qui les empêche de se livrer à cette imitation dernière devant laquelle leur nature simiesque, pour la première fois, s’arrête court. Nous ne voulons pas déshonorer la Russie ! ce n’est pas uniquement la peur de cet œil qui ne dort jamais, — qui s’ouvre au plafond entre deux lustres, — qui s’ouvre au parquet entre les deux roses d’un tapis, — et l’ombre menaçante de cette main retrouvée sur tous les murs et qui peut les saisir dans leur alcôve la mieux fermée, et les jeter, en deux temps, aux traîneaux fuyants de l’exil, qui empêchent les Russes de préparer leur histoire future en écrivant des Mémoires, — ces mines d’où l’Histoire doit sortir ! Il est de cela une raison plus intime, et qui vient de leur nature même.
Il n’y a que les niais qui croient à l’impartialité dans le monde. Les Mémoires sont les revanches de la personnalité froissée, dont le ressort comprimé s’échappe enfin, ou les épanouissements de la personnalité heureuse, qui fait la belle et qui s’étale, à l’odalisque, sous son éventail de plumes de paon. Dans les deux cas, c’est de la personnalité exaltée, et la personnalité, nous l’avons dit, manque aux Russes. Ils peuvent être des chevaliers de Grammont dans la vie ; c’est un air à prendre, un habit à porter, un propos à tenir, une manière de saluer, de monter à cheval, de mettre ses bottes, ou de se les faire ôter par des princesses, — comme faisait Lauzun. Mais être l’Hamilton du chevalier de Grammont, c’est plus difficile ; car le génie, comme la conscience, c’est la perle divine qu’on trouve au fond de la coquille d’huître de l’humanité, et que tous les monteurs de pierres fausses ne pourront imiter jamais !
Que la critique finisse donc par être légère à Beaumont-Vassy ! Les historiens de la Russie, les vrais, les seuls, ne sont point ceux qui ont la prétention ou la volonté d’écrire, en quatre points, une histoire de l’empire russe, mais ce sont les observateurs sans missions officielles, les artistes intuitifs, les voyageurs surtout, qui, un beau matin, s’en vont regarder l’énorme sphinx au visage et reviennent nous dire ce qu’ils en ont vu. Vous rappelez-vous l’effet de lumière et de bruit que fit, il y a quelques années, en Europe, le livre du marquis de Custine sur la Russie ?… Ce n’était pas là un livre d’histoire, mais c’était un livre qui devait servir à l’Histoire, et quelle histoire, du reste, avant ou depuis cette époque, nous renseigna plus que ces magnifiques tablettes d’un observateur ? Il est vrai que les uns reprochèrent à l’auteur du Voyage en Russie un peu d’humeur dans les opinions, et les autres beaucoup d’ingratitude vis-à-vis d’un pays qui l’avait reçu avec une si coquette hospitalité. Qu’importaient ces murmures autour de ce livre ? il n’en restait pas moins le seul ouvrage où l’histoire de la Russie, de ce pays ouvert aux voyageurs, mais fermé à la pensée, cette histoire qui ne s’écrit pas, avait été devinée, saisie au vol, et rapportée parmi nous sous la forme la plus individuellement éloquente. Quand on fit le procès à ce chef-d’œuvre, qu’on lira encore quand on saura la Russie par cœur, personne ne se dit que Custine était de cette famille de jugeurs dont madame de Staël se vantait d’être, — madame de Staël, qu’il rappelle d’ailleurs▶ pour le style et pour sa manière habituelle et soudaine de faire partir l’étincelle de l’aperçu. « Je serais conduite à l’échafaud, — disait un jour madame de Staël, — qu’en chemin, je crois, je voudrais juger le bourreau. » Custine avait plus difficile à faire : il avait à juger ceux qui voulaient le séduire, et il a été plus fort que ses séducteurs. Pour l’écrivain français, dont la plume pouvait universaliser le blâme ou l’éloge, la fine Russie avait pris son plus beau sourire grec et revêtu toutes ses grâces de Cléopâtre asiatique. Mais Custine porta sur elle un regard qu’aucun sentiment n’a troublé. Il ne revint pas de Saint-Pétersbourg ivre-mort de ce philtre où Diderot avait bu. Le grand seigneur y avait résisté mieux que le bourgeois philosophe. Et, puisque nous parlons tant d’histoire, il se montra surtout historien par ce côté encore qu’aucune considération ne put voiler ou diminuer, dans son livre, ce qu’il crut être la vérité. Tout grand pouvoir, qui se fait charmant, doit avoir pour les plus nobles esprits des fascinations d’Armide, mais quand on est un lynx, on garde ses yeux, et on ne permet même pas à la Toute-Puissance, devenue aimable, de vous les fermer avec sa plus douce main de fer, gantée de velours.
II
Que si nous tenions à prouver en détail ce que nous avons dit plus haut de l’absence complète d’originalité en Russie, voici un ouvrage qui serait un bon argument. Les Russes écrivent peu ; nous en avons dit les raisons. Ils sont ◀d’ailleurs plus près du fait que de la pensée, et, quand ils pensent, ils inventent moins qu’ils ne se souviennent. L’ouvrage en question, entièrement russe, a été traduit en français par un homme d’esprit, de savoir et de goût. Chopin a eu l’heureuse idée de réunir en un volume8 plusieurs Nouvelles dues à la plume des écrivains russes les plus vantés dans leur pays. Deux surtout parmi eux semblent avoir fixé la renommée, qui s’en va parfois comme elle est venue, et sans avoir plus de raisons pour s’en retourner que pour venir.
Pouchkine et Lermontoff attendent encore que l’Europe s’occupe de leurs œuvres. Pouchkine, il est vrai, a commencé de jeter sur le tambour des journaux français son nom cymbalique, un de ces noms, par parenthèse, que la gloire aimerait à faire sonner ! Il nous semble que Mérimée a traduit quelque chose de Pouchkine, dans ce style ferme et sobre de Mérimée qui donne à la pensée la densité peut-être un peu sèche du métal. Mais Lermontoff est moins connu. Eh bien, tous les deux, si nous nous en rapportons à ce que Chopin en publie9, établissent, par leur genre de talent et par leurs œuvres, qu’on n’a pas vu luire en Russie le premier signe d’une littérature ! Bien avant ce moment, on y verra des académies, et même des gens de beaucoup de talent et à leur manière des écrivains, mais cela ne suffit pas pour une littérature. Les livres russes, comme les hautes classes russes, comme le gouvernement russe, comme tout ce qui tient en Russie au développement quelconque de l’intellectualité, recherchent avec trop d’empressement le joug de l’idée européenne pour avoir la force de le secouer et de le rejeter. Et le secouer, c’est trop dire encore… mais seulement pour avoir la force de s’en passer !
Et cela est si vrai que les compositions traduites par Chopin ressemblent elles-mêmes à des nouvelles qu’on aurait traduites en russe, et qui auraient été primitivement écrites en français, en anglais, ou en allemand, dans une des trois langues littéraires de l’Europe. L’inspiration qui anima ces nouvelles, nous l’avons coudoyée cent fois, et la forme n’est pas plus neuve que l’inspiration. Quoique relativement supérieures à tout le reste du livre, les deux nouvelles de Lermontoff, qui sont les deux tiroirs d’un même roman et qu’il a intitulées Bela et la Princesse Mary, ne sont pas plus russes que les autres.
L’auteur y refait, sous le nom de Petchorin, ce beau roman de René, la seule chose vraie qu’ait écrite Chateaubriand, et par un procédé assez grossier d’imitation (toujours l’imitation !) il le mêle à la forme, si abrupte et si piquante, des Memoranda de lord Byron. C’est le vieux type qui a couru le monde du xixe siècle, un peu partout, que nous retrouvons dans le roman de Lermontoff, mais ni son bonnet caucasien ni sa redingote à brandebourgs d’or et à fourrures ne nous ont empêché de le reconnaître. Croit-il l’avoir renouvelé parce qu’il lui a fait porter l’uniforme, et, lui que les Russes, dit on, dans leur éternelle manie d’Européens, appellent leur Balzac, a-t-il donc vu dans cet illustre modèle, dont on incline le nom jusqu’à lui, que jeter un costume étranger sur un type équivaille à en créer un ?
Chose naturelle, du reste, qu’il en soit ainsi, car c’est une même loi qui gouverne tous les phénomènes. Où il n’y a pas de société, il ne peut y avoir que l’expression d’une société étrangère. Lermontoff et Pouchkine sont des littérateurs français, mis au piquet dans la langue russe, et qui s’impatientent peut-être — comme la chèvre — contre la corde qui les y retient. On peut donc affirmer, sans même toucher à l’amour-propre de ces messieurs, que la Russie, « le fruit pourri avant d’être mûr » de Diderot, — éclair de bon sens qui avait passé dans son génie à travers les fumées grisantes du moka de Catherine II, — n’a pas encore un grand artiste, un grand poète, un grand penseur, un homme, enfin, qui se soit une seule fois servi en maître d’une langue que de Maistre (qui s’y connaissait) comparait à celle d’Homère, et qui pourrait devenir un des plus merveilleux instruments dont l’imagination des hommes put jouer. Le seul livre vrai qu’elle possède, en savez-vous le nom ?… C’est le recueil des bulletins et des pensées militaires de Souvarof, l’homme unique de ce pays dont la grandeur soit naïve, sauvage, tartare, et non du plaqué de civilisation plus ou moins réussi. Certes ! si Catherine le Grand vivait en l’an de grâce 1854, que penserait-elle du mot flatteur des philosophes :
C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière,
et qu’elle n’acceptait de son temps que comme une espérance, un chant du coq, un point du jour ?… Qui sait si ce mot trop antidaté ne lui paraîtrait pas une ironie, et si le désappointement pour son pays n’enverrait pas un noble nuage de tristesse sur ce petit front carré dont le prince de Ligne disait avec raison : « D’une tempe à l’autre, voilà l’empire ! »
III
Nous ne sommes pas plus heureux en mémoires privés qu’en histoire générale et qu’en roman. Les Mémoires secrets du sieur de Villebois sur la cour de Russie pendant les règnes de Pierre le Grandet de Catherine Ire 10, publiés par le comte Hallez, n’ont point satisfait une curiosité qu’on avait d’abord excitée. On disait, en prenant des airs de discrétion charmée, que l’empereur actuel de Russie avait fait défendre l’introduction de ce livre dans ses États. Cela donnait à penser qu’il y avait des choses bien fortes… Il n’y a rien ! Ce vieux Breton de Villebois est un déplorable observateur.
Les Mémoires ne contiennent sur Pierre le Grand, qui n’est qu’un grand barbare rongé de fausse civilisation, que ce que nous savons tous ! Dans sa position d’amiral et de Français, car cela fut longtemps une position que d’être Français à la cour de Russie, il aurait pu voir bien des choses, et s’en souvenir, mais il n’avait point le regard qui pénètre. Peut-être ne n’avait-il jamais eu, ou l’avait-il hébété dans ces immenses soûleries (orgies ne dirait pas assez) dont, il nous donne l’affreux détail et qu’aiment ces buveurs d’essence de feu qui vivent dans la neige. Du reste, avons-nous besoin de le regretter ? Qu’y a-t-il de compliqué, d’entremêlé, de profond, de savant, de nuancé, dans cette société russe, imitatrice par en haut, sauvage par en bas, et qui croit à ses maîtres comme à saint Serge et à sainte Anne, c’est-à-dire plus qu’à Dieu, pour qu’il nous faille un observateur et un peintre, sous peine de ne pas la comprendre ? Trois coups de pinceau trempé dans du vermillon, la couleur russe par excellence, — car, en russe, rouge est un synonyme de beau, — et c’est fait ! Il n’y a point à dédoubler ce peuple, simple, quoique rusé, sur lequel la civilisation n’est que superposée, et qui, s’il pourrit, comme disait Diderot, pourrit du dehors au dedans.
Politiquement, il n’y a point de peuple, ni pour le présent ni pour l’avenir, chez lequel l’aristocratie parle une langue étrangère, et, socialement, il n’y a à Saint-Pétersbourg que des Kalmouks sans originalité. Il fallait toute la fatuité de cette grande sotte de philosophie pour admirer cela, en s’y reconnaissant. Quant à Pierre Ier les Mémoires du sieur de Villebois ne montreront pas une fibre ou un muscle inconnus dans cette figure allumée de chef de hordes qui a voyagé et de badaud qui rapporte chez lui les coutumes étrangères. Il est des gloires à bon marché. Pierre le Grand, Catherine II la Grande, et qu’on a appelée le Grand, comme si ce n’était pas assez que la Grande, sont de ces gloires qui diminuent beaucoup à l’examen. L’un et l’autre, ils ont beaucoup fait, mais, leur peuple donné, il était facile de le faire. Ils avaient sous eux une colossale obéissance… Il n’y a que les peuples de ce côté-ci de l’Europe, si vite cabrés, qu’il soit difficile de gouverner et qui nous donnent, par conséquent, la véritable idée de la force de celui qui les gouverne et la justification de sa gloire. Les peuples sont comme les femmes. Le beau mérite de subjuguer celles qui ne résistent pas… qui aiment et qui obéissent !