(1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409
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(1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Essai
sur les règnes
de Claude et de Néron
Livre second

A MONSIEUR NAIGEON

Je vais parler des ouvrages de Sénèque sans prévention et sans partialité : usant avec lui d’un privilége dont il ne se départit avec aucun autre philosophe, j’oserai quelquefois le contredire. Quoique l’ordre, selon lequel le traducteur en a rangé les traités, ne soit pas celui de leur date, je m’y conformerai, parce que je ne vois aucun avantage à m’en éloigner. Cette courte analyse achèvera de dévoiler le fond de l’âme de Sénèque, le secret de sa vie privée, et les principes qui servaient de base à sa philosophie spéculative et pratique.

Je vais donc commencer par les Lettres, transportant dans l’une ce qu’il aura dit dans une autre, généralisant ses maximes, les restreignant, les commentant, les appliquant à ma manière247, quelquefois les confirmant, quelquefois les réfutant ; ici, présentant au censeur le philosophe derrière lequel je me tiens caché ; là, faisant le rôle contraire, et m’offrant à des flèches qui ne blesseront que Sénèque caché derrière moi.

Des lettres de Sénèque

I.

Les Lettres de Sénèque sont adressées à Lucilius, son ami, et son élève dans la philosophie stoïcienne : Lucilius, je vous réclame ; vous êtes mon ouvrage. Ils étaient âgés tous les deux : Nous ne sommes plus jeunes. Lucilius, né dans une condition médiocre, s’était élevé par son mérite au rang de chevalier romain, et avait obtenu la place d’intendant en Sicile.

La matière traitée dans cette correspondance, est trèsétendue : c’est presque un cours de morale complet ; je vais le suivre. Mais pour m’épargner à moi-même, et aux autres, la sécheresse et le dégoût d’une tablé, j’indiquerai, chemin faisant, quelques-uns des traits qui m’ont le plus frappé, ce que je voudrais avoir recueilli de ma lecture ; et surtout qu’on ne se persuade pas qu’il n’y ait rien ni à remarquer, ni à apprendre dans celles dont je n’annoncerai que. le sujet. Lisez le reste de mon ouvrage comme vous liriez les pensées détachées de La Rochefoucauld.

La première est sur le temps : Sénèque dit, et ne dit que trop vrai, « qu’une partie de la vie se passe à mal faire, la plus grande à ne rien faire, presque entière à faire autre chose que ce qu’on devrait. »

« Où est l’homme qui sache apprécier le temps, compter les jours, et se rappeler qu’il meurt à chaque instant ? »

« Je me trouve dans le cas des gens ruinés sans qu’il y ait de leur faute ; tout le monde les excuse, personne ne les assiste. »

Il traite dans la deuxième des voyages.

« Le voyageur a beaucoup d’hôtes, et peu d’amis… . » Il ressemble au possesseur d’un palais qui passerait sa vie à parcourir ses riches et vastes appartements, sans s’arrêter un instant dans celui que son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses amis, ses concitoyens occupent.

Et dans la même, des lectures, autre sorte de voyages.

« Ne pouvant lire autant de livres que vous en pouvez acquérir, n’en acquérez qu’autant que vous en pourrez lire. »

« On lit pour se rendre habile : si on lisait pour se rendre meilleur, bientôt on deviendrait plus habile. »

« Si vous consultez la nature sur le travail et sur le repos, elle vous répondra qu’elle a fait le jour et la nuit. »

C’est là qu’il dit d’Épicure : « Je passe dans le camp ennemi en espion, mais non en déserteur. »

Si vous avez à faire choix d’un ami, lisez la troisième, où l’on trouve, entre autres, cette maxime de Pomponius :

« Il y a des yeux tellement accoutumés aux ténèbres, qu’ils voient trouble au grand jour. »

« Ne faites rien que votre ennemi ne puisse savoir. »

La quatrième vous affranchira des terreurs de la mort, et des sollicitudes de la vie.

« Le tyran me fera conduire, où ?… Où je vais. »

« Un mal n’est pas grand, quand il est le dernier des maux. La perte la moins à craindre est celle qui ne peut être suivie de regrets. »

« Celui qui ne veut que satisfaire à la faim, à la soif, aux besoins de la nature, ne se morfond point à la porte des grands, n’essuie ni leurs regards dédaigneux, ni leur politesse insultante.  »

 »

Frappez à cette porte pour autrui, n’y frappez jamais pour vous.

Dans la cinquième, sur la singularité, il adresse à Lucilius des conseils dont quelques-uns d’entre nous pourraient profiter.

« N’allez pas, à l’exemple de certains philosophes, moins curieux de faire des progrès que du bruit, affecter, dans votre extérieur, vos occupations, votre genre de vie, une originalité qui vous distingue248 : vous vous interdirez cet habillement bizarre, cette chevelure hérissée, cette barbe hétéroclite, et toutes ces voies détournées pour arriver à la considération. Eh ! le nom de philosophe n’est déjà que trop odieux, avec quelque modestie qu’on le porte ! — N’y aura-t-il donc aucune différence entre nous et le vulgaire ? — Il y en aura ; mais je veux qu’on y regarde de près pour l’apercevoir. »

« Il faut que la vie du sage soit un mélange de bonnes mœurs et de mœurs publiques… » Qu’en pense Diogène ? Celuici dirait à son élève : Que ta vie ne soit point un mélange bigarré de bonnes mœurs et de mœurs publiques… « Il faut qu’on l’admire, et qu’on s’y reconnaisse… » Il importe peu que des fous t’admirent ; et si le peuple se reconnaît en toi, ce sera presque toujours tant pis pour toi.

« Je n’aime à apprendre que pour enseigner. »

Je n’aime à apprendre que pour être moins ignorant… « La plus belle découverte cesserait de me plaire, si elle n’était que pour moi… » La découverte la plus simple, ne fût-elle que pour moi, me plairait encore. Ce n’est pas que je n’aime aussi à répandre le peu que je sais. Si le hasard m’offre une belle page ignorée, j’en jouis doublement, et par l’admiration qu’elle me cause, et par l’espoir de l’indiquer à mes amis.

« Philosophe, où en es-tu ?… » Heureux celui qui s’est fait cette question, et qui s’est répondu : Je commence à me réconcilier avec moi-même !

Voulez-vous savoir ce que c’est que la véritable amitié ? vous l’apprendrez dans la sixième.

« Combien d’hommes, dit-il, ont plutôt manqué d’amitié que d’amis !… » Le contraire ne serait-il pas aussi vrai ? et ne pourrait-on pas dire : Combien d’hommes ont plutôt manqué d’amis que d’amitié ?

L’amour est l’ivresse de l’homme adulte : l’amitié est la passion de la jeunesse ; c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi. Ce n’était point un choix réfléchi ; je m’étais attaché je ne sais par quel instinct secret de la conformité. S’il eût été sage, je ne l’aurais pas aimé ; je ne l’aurais pas aimé, s’il eût été fou : il me le fallait sage ou fou de cette manière. J’éprouvais ses plaisirs, ses peines, ses goûts, ses aversions ; nous courions les mêmes hasards : s’il avait une fantaisie, j’étais surpris de ne l’avoir pas eue le premier ; dans l’attaque, dans la défense, jamais, jamais il ne nous vint en pensée d’examiner qui de nos adversaires ou de nous avait tort ou raison : nous n’avions qu’une bourse ; je n’étais indigent que quand il était pauvre. S’il eût été tenté d’un forfait, quel parti aurais-je pris ? Je l’ignore : j’aurais été déchiré de l’horreur de son projet, si j’en avais été frappé, et de la douleur de l’abandonner seul à son mauvais sort. Qu’est devenue cette manière d’exister si une, si violente et si douce ? A peine m’en souviens-je ; l’intérêt personnel l’a successivement affaiblie. Je suis vieux, et je m’avoue, non sans amertume et sans regret, qu’on a des liaisons d’habitude dans l’âge avancé ; mais qu’il ne reste en nous, à côté de nous, que le vain simulacre de l’amitié249.

…… Jam proximus ardet
Ucalegon.
(VIRGIL. Æneid. lib. II, v. 311 et 312.)

Cet Ucalegon du poëte, c’est vous, c’est moi : on ne pense guère à la maison d’autrui, quand le feu est à la nôtre.

Ah ! les amis ! les amis ! il en est un ; ne compte fermement que sur celui-là : c’est celui dont tu as si longtemps et si souvent éprouvé la bienveillance et la perfidie ; qui t’a rendu tant de bons et de mauvais offices ; qui t’a donné tant de bons et de mauvais conseils ; qui t’a tenu tant de propos flatteurs, et adressé tant de vérités dures, et dont tu passes les journées à te louer et à te plaindre. Tu pourras survivre à tous les autres ; celui-ci ne t’abandonnera qu’à la mort : c’est toi ; tâche d’être ton meilleur ami.

« Le philosophe Attalus préférait un ami à faire à un ami déjà fait… » Un peintre célèbre court après un voleur, et lui offre un tableau fini pour l’ébauche que le voleur avait enlevée de dessus son chevalet. Il me déplaît qu’on en fasse autant en amitié.

J’ai vu l’amour, j’ai vu l’amitié héroïque ; le spectacle des deux amis m’a plus touché que celui des deux amants. D’un côté c’était la raison, de l’autre la passion, qui faisait de grandes choses ; l’homme et l’animal.

« Les présents de la fortune ? » Dites ses piéges.

Il conseille, Lettre vu, la fuite du monde. « Je ne rapporte jamais de la société les mœurs que j’y ai portées. »

Quel est celui d’entre nous assez sage, ou assez corrompu, qui n’en puisse dire autant ?

« Rien de plus nuisible aux bonnes mœurs que la fréquentation des spectacles… » Des spectacles de Rome, cela se peut ; des nôtres, je ne le crois pas.

A propos des spectacles de son temps, qui n’étaient que des exécutions, Sénèque dit : « Un homme a-t-il volé250 ? qu’on le pende. A-t-il assassiné ? qu’on le tue. Mais toi, malheureux spectateur, qu’as-tu fait pour assister à la potence ?… » Cela est beau.

« Il est dur de vivre sous la nécessité, mais il n’y a point de nécessité d’y vivre. »

« Arracher à Caton son poignard, c’est lui envier son immortalité.  »

« La vertu a perdu de son prix pour celui qui se surfait celui de la vie. »

Malheur à celui que quelqu’une de ces pensées, que je jette au hasard à mesure que la lecture du philosophe me les offre, ne plongera pas dans la méditation !

« Rien de plus commun qu’un vieillard qui commence à vivre. » Rien de plus commun qu’un vieillard qui meurt avant que d’avoir vécu. La plupart des hommes meurent le hochet à la main.

« L’homme puissant craint autant de maux qu’il en peut faire… » D’où naît donc cet abus si fréquent de la puissance ? C’est que l’effet naturel de la force est d’inspirer l’audace, et que l’effet naturel du pouvoir est d’affaiblir la crainte.

« Le désespoir des esclaves immole autant d’hommes que les caprices des rois… » Je le désirerais.

« L’esclave a-t-il sur son maître le droit de vie et de mort ?… » Qui peut en douter ? Puissent tous ces malheureux enlevés, vendus, achetés, revendus, et condamnés au rôle de la bête de somme, en être un jour aussi fortement persuadés que moi !

Ici, il apostrophe les Romains ; il leur reproche d’enseigner la cruauté à leur souverain, qui ne saurait l’apprendre. Sénèque n’avait pas encore démêlé le caractère de son élève, et son commerce épistolaire avec Lucilius commença apparemment pendant les cinq premières années du règne de Néron.

« La route du précepte est longue, celle de l’exemple est courte. Les disciples de Socrate et d’Épicure profitèrent plus de leurs mœurs que de leurs discours… » (Lettre vi.) Il résulte de cette maxime, applicable surtout à l’éducation des enfants, qu’il faut leur adresser rarement de ces préceptes dont la vérité ne peut être constatée que par une longue expérience ; mais parlez sensément, agissez toujours bien devant eux. C’est ainsi que les Romains préparaient à la république des magistrats, des guerriers et des orateurs. Vous serez difficile sur la compagnie dans laquelle vous pourrez les admettre, si vous pensez qu’il y a tel mot, telle action, capable de détruire le fruit de plusieurs années.

Heureux les enfants nés de parents élevés aux grandes places ! ils entendent, dès le berceau, parler des grandes choses.

L’activité du sage est le sujet de la huitième.

Dans la neuvième, où il en caractérise l’amitié, il prétend qu’on refait, aussi aisément un ami perdu, que Phidias une statue brisée. Je n’en crois rien. Quoi ! l’homme à qui je confierai mes pensées les plus secrètes, qui me soutiendra dans les pas glissants de la vie, qui me fortifiera par la sagesse de ses conseils et la continuité de son exemple ; qui sera le dépositaire de ma fortune, de ma liberté, de ma vie, de mon honneur ; sur les mœurs duquel les hommes seront autorisés à juger des miennes ; je dis plus, l’homme que je pourrai interroger sans crainte, dont je ne redouterai point la confidence ; dont, pour me servir de l’expression de génie du chancelier Bacon, j’oserai éclairer le fond de la caverne, sans sentir vaciller le flambeau dans ma main ; cet homme se refait en un jour, en un mois, en un an ! Eh ! malheureusement la durée de la vie y suffit à peine ; et c’est un fait bien connu des vieillards, qui aiment mieux rester seuls, que de s’occuper à retrouver un ami.

Lorsque notre philosophe se demande à lui-même ce qu’il s’est promis en prenant un ami ; et qu’il se répond : « D’avoir quelqu’un pour qui mourir, qui accompagner en exil, qui sauver aux dépens de mes jours… » il est grand, il est sublime ; mais il a changé d’avis.

Lorsque, comparant l’amour et l’amitié, il ajoute que l’amour est presque la folie de l’amitié, il est délicat. Lorsqu’il répond à la question : quelle sera la vie du sage sur une plage déserte, dans le fond d’un cachot ? celle de Jupiter dans la dissolution des mondes, il montre une âme forte. De pareilles idées ne viennent qu’à des hommes d’une trempe rare.

II.

Il traite, dans la dixième, de la solitude.

« Cratès disait à un jeune homme : Que fais-tu là seul ? Le jeune homme lui répondit : Je m’entretiens avec moi-même. Prends garde, lui répliqua le philosophe, de t’entretenir avec un flatteur… » Le sot cesse d’être un sot pour le moment où il nous flatte, et nous dirions volontiers de lui : Mais cet homme n’est pourtant pas trop bête.

« Vivez avec les hommes comme si les dieux vous voyaient ; parlez aux dieux comme si les hommes vous entendaient. »

Dans la onzième, des avantages de la vieillesse, de la mort, et du suicide.

La manière dont les habitants de sa campagne, son fermier, son jardinier, ses arbres, ses charmilles lui rappellent son grand âge, est charmante… « Qu’est-ce que cet homme qu’on a posté là, et qu’on ne tardera pas d’y exposer ? Où a-t-on trouvé ce squelette ? Le beau passe-temps de m’apporter ici les morts du voisinage ! — Quoi ! vous ne reconnaissez pas Félicion, le fils de votre métayer, à qui vous avez donné tant de jouets quand il était enfant ? »

Dans la douzième, des effets de la philosophie sur les défauts et sur les vices.

Dans la treizième, du courage que donne la vertu, et du dessouci251 de l’avenir.

« Le sage qui craint l’opinion, ressemble à un général qui s’ébranle à la vue d’un nuage de poussière élevé par un troupeau.  »

« Espérer au lieu de craindre, c’est remplacer un mal par un autre. »

Dans la quatorzième, des soins du corps.

« Donnons-lui des soins, mais prêts à le précipiter dans les flammes, au moindre signal de la raison, de l’honneur, du devoir. »

« L’administration d’une république livrée à des brigands, n’est pas digne du sage… » Hommes publics, consolez-vous, si votre disgrâce est arrivée, ou si le mauvais génie de l’Etat veut qu’elle arrive.

« Le sage ne provoquera point le courroux des grands… » Maxime pusillanime : c’est le condamner à taire la vérité.

On dit : Vivre d’abord, ensuite philosopher… C’est le peuple qui parle ainsi. Mais le sage dit : Philosopher d’abord, et vivre ensuite, si l’on peut, ou aimer la vertu avant la vie.

Si le philosophe ne croyait pas que la périlleuse vérité qu’il va dire fructifiera dans l’avenir, il se tairait. Il parle en attendant un grand prince, un grand ministre qui exécute ; il aime la vertu, il la pratique : il fait peu de cas de la vie, il méprise la mort. Un d’entre eux disait : « La nature qui a fait le tyran terrible, m’a fait sans peur. » S’il peut conserver la vie en attaquant le vice, il le fera ; mais s’il est impossible de vivre, et de dire la vérité, il fera son métier. Quoi ! l’apôtre de la vérité n’aurait pas le même courage que l’apôtre du mensonge !

On ne fait point une tragédie de la mort de celui qui craint l’échafaud, et qui va lâchement apostasier au pied d’un tribunal. Il ignore que sa mort sera plus instructive que tous ses écrits.

« Le sage dans la prospérité me montre l’apôtre de la vertu ; dans l’adversité, son martyr. »

Pourquoi le sang du philosophe ne serait-il pas aussi fécond que celui des martyrs ? C’est qu’il est. plus facile de croire que de bien faire.

« Il y a trois passions qu’il ne faut point exciter : la haine, l’envie, le mépris. »

Cela est plus digne du moine de Rabelais, que du disciple de Zénon. C’est vous, Sénèque, qui m’avez appris à vous répondre. Il y a des hommes dont il est glorieux d’être haï ; le tourment de l’envie est toujours un éloge ; le mépris n’est souvent qu’une affectation… « Craignons l’admiration… » Et pourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.

Il s’entretient avec son ami, Lettres xv, xvi, xvii, xviii, xix, des exercices du corps, de l’utilité de la philosophie, de la richesse, de la pauvreté, des persécutions, de la calomnie ; qu’il faut embrasser la philosophie sans délai ; des amusements du sage, de la colère, des passions, des vices, des vertus, des avantages du repos, de la société, des fonctions publiques, du bonheur, du malheur.

« Le même mot peut sortir de la bouche d’un sage et d’un fou. »

« La sagesse, comme l’or, est l’équivalent de toute richesse. »

« La richesse est souvent la fin d’une misère, et le commencement d’une autre. »

« Le philosophe a son ennemi et sa discipline comme le militaire : pour vaincre, la bravoure seule ne suffit pas. »

On dit : Ce fait, de qui le tenez-vous ? « Ce témoin est suspect  ; c’est son père, c’est son ami, c’est son collègue, c’est son protecteur, c’est son client… » Qui est-ce qui vous contredit ainsi ? C’est l’envie, l’envie que vous affligez par le récit d’une belle action.

Les préceptes de Sénèque sont austères ; mais l’expérience journalière et l’usage du monde en confirment la vérité : on ne les conteste que par la vanité ou par la faiblesse.

C’est dans sa Lettre xx qu’il dit aux grands, aux gens en place, un mot simple, mais qu’ils devraient avoir sans cesse à la bouche, s’ils sentaient vivement les inconvénients de leur élévation : « Quand viendra le jour heureux où l’on ne me mentira plus ?  »

Je ne relis point les ouvrages de Sénèque sans m’apercevoir que je ne les ai point encore assez lus.

Quel est l’objet de la philosophie ? c’est de lier les hommes par un commerce d’idées, et par l’exercice d’une bienfaisance mutuelle.

La philosophie nous ordonne-t-elle de nous tourmenter ? Non.

Dans la Lettre viii, sur l’activité du sage, il parle des drames mixtes, dont le ton est grave, et le genre moyen entre la tragédie et la comédie. Ce genre eut-il aussi des détracteurs chez les Anciens252 ? Il ne le dit pas.

III.

Selon lui, Lettre xiv, « la philosophie est une espèce de sacerdoce révéré des gens de bien, respecté même de ceux qui ne sont méchants qu’à demi ; et celui qui jette de la boue au philosophe, est une espèce d’impie. » Non, non, Suilius, Aristophanes modernes, jamais la dépravation ne sera assez générale, assez durable, assez puissante, ou la ligue de l’ignorance et du vice contre la science et la vertu assez forte, pour empêcher la philosophie d’être vénérable et sacrée.

Ne nous engageons point dans les querelles. Méprisons les propos de l’impudent ; soyons convaincus qu’il n’y a que des hommes abjects qui osent nous insulter. Ne soyons pas plus offensés de leurs injures, que nous ne serions flattés de leur éloge ; abandonnons le pervers à sa honte secrète.

  • — Est-ce qu’il en éprouve ?
  • — Je le crois, depuis qu’un de ces infâmes salariés des grands pour déchirer les gens de bien, a dit d’une satire de commande, qu’il n’était pas bien sûr d’être content de l’avoir faite. Un des châtiments de la folie est de se déplaire à ellemême.

L’ouvrage de Sénèque est un champ où l’on trouve toujours à glaner. Je vois que dans l’opulence il s’exerçait à la pauvreté ; au milieu des richesses, il se rit de la peine inutile que la fortune s’est donnée.

« Dieux, accordez-moi la sagesse, et je vous tiens quittes du reste… » Mais, Sénèque, dans votre système, est-ce que les dieux accordent la sagesse ? La sagesse n’est-elle pas l’ouvrage du sage ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle, dans votre enthousiasme, vous avez élevé quelquefois le sage au-dessus des dieux, sages par leur nature, sans efforts et sans mérite ?

Dans les pensées de Sénèque les plus subtiles, dans ses opinions les plus paradoxales, il y a presque toujours un côté juste.

Comme il n’y a presque aucune proposition sur les mœurs qui soit vraie sans exception, il arrive souvent au moraliste d’assurer le pour et le contre ; selon qu’il se renferme dans la loi générale, ou qu’il ne considère qu’un cas particulier, l’homme lui paraîtra grand ou petit.

Il dit, Lettre xxi, à propos de la vraie gloire du sage : « En vain Atticus aurait eu pour gendre Agrippa253, pour descendants Tibère et Drusus ; parmi ces noms illustres le sien serait ignoré, si le prince des orateurs ne lui eût adressé quelques lettres. Lucilius, si la gloire vous touche, les miennes vous feront plus connaître que toutes vos dignités : qui saurait qu’il exista un Idoménée sans celles d’Epicure ? »

Il ajoute : « J’ai aussi quelques droits sur les races futures ; je puis sauver un nom de l’oubli, et partager mon immortalité avec un ami…. » Qu’on doit être heureux par cette pensée ! En effet, quoi de plus doux que de croire qu’on enrichira sa nation d’un grand nom de plus ? Ne se félicite-t-on pas d’avoir pris naissance dans une contrée célèbre par les hommes rares qu’elle a produits ? Est-il de plus flatteuse espérance que de laisser à ses parents, à ses amis, à ses descendants, aux étrangers, aux siens, à l’univers, un sujet d’admiration, d’entretien et de regrets ? Qui est-ce qui a fait cet ouvrage, ce poëme, ce tableau, cette statue, cette colonnade ? C’est un Français, c’est Bouchardon, c’est Pigalle ; c’était l’ami de mon grand-père, voilà son buste. Avec quel plaisir mon père, qui l’avait vu dans sa jeunesse, nous entretenait de son maintien, de son caractère et de ses opinions ! Voilà la maison qu’il habitait, on la visite encore. La république a doté une de ses arrière-nièces254 ; un citoyen bienfaisant tira de l’indigence un de ses descendants, qui n’avait d’autre mérite que de porter son nom. Malheur à l’homme personnel qui lira cette page avec dédain ! Si par hasard c’est un artiste distingué, croyez qu’il n’est sincère ni avec vous ni avec lui-même.

Une sorte de reconnaissance délicate s’unit à une curiosité digne d’éloge, pour nous intéresser à l’histoire privée de ceux dont nous admirons les ouvrages. Le lieu de leur naissance, leur éducation, leur caractère, la date de leurs productions, l’accueil qu’elles reçurent dans le temps, leurs penchants, leurs goûts honnêtes ou malhonnêtes, leurs amitiés, leurs fantaisies, leurs travers, leur forme extérieure, les traits de leur visage, tout ce qui les concerne, arrête l’attention de la postérité. Nous aimons à visiter leurs demeures, nous éprouverions une douce émotion à l’ombre d’un arbre sous lequel ils se seraient reposés ; nous voudrions voir et converser avec les sages dont les travaux ont augmenté le pouvoir de la vertu et les trésors de la vérité. Sans ce tribut, la sagesse accumulée des siècles serait un don gratuitement accordé à des ingrats.

« Mes concitoyens ne m’ont point élevé aux honneurs ; Idoménée, ils ont mieux fait, ils m’en ont ôté le désir… » Ce mot est d’Epicure.

Notre stoïcien, conduit à la porte des jardins de ce philosophe, y grave une inscription qui atteste l’austérité de l’un, et l’impartialité de l’autre. La voici :

« Passant, tu peux t’arrêter ici ; la volupté y donne la loi.

Quoi ! c’est de la farine détrempée que tu me présentes, c’est d’eau que tu remplis ma coupe !

  • — Assurément ; à ma table, les mets apaisent la faim, la boisson n’irrite pas la soif : voilà ma volupté. »

« Agissez toujours, Lucilius, comme si Épicure vous regardait.  »

C’est ainsi que Sénèque pensait de ce philosophe, si mal connu, et tant calomnié. On ne s’est pas acharné avec moins

214 ESSAI SUR LES RÈGNES

de fureur sur la doctrine d’Épicure, que sur les mœurs de Sénèque.

IV.

Je lis dans un auteur moderne255 : « On oppose Sénèque comme un bouclier impénétrable à tous les traits qu’on peut lancer sur Épicure. Il est vrai que l’apologie que Sénèque a faite d’Épicure est formelle ; mais il est à craindre que, loin de justifier l’un, elle ne donne des soupçons contre l’autre. Si, à l’honneur d’Épicure, leurs doctrines avaient des apparences communes, ce serait à la honte de Zénon. »

Lorsque Sénèque fait l’éloge d’Épicure, il ne décrie point Zenon, non plus qu’il ne préconise celui-ci, lorsqu’il attaque le premier. C’est un juge impartial qui pèse ce que chaque secte enseigne de contraire ou de conforme à la vérité, et qui s’en explique avec franchise. Si les talents sublimes et les vertus transcendantes de l’académicien des Inscriptions, qui a enrichi l’histoire critique de la philosophie de son examen de la vie et de la doctrine d’Épicure, ne m’étaient parfaitement connus, je penserais qu’un auteur qui se sert de l’éloge de l’une des écoles pour les rendre toutes deux suspectes, est un mauvais logicien, s’il pense ce qu’il écrit, ou un dangereux hypocrite, s’il écrit ce qu’il ne pense pas.

Un littérateur du jour aurait-il la vanité de se croire mieux instruit des sentiments d’Épicure, dont les ouvrages nous manquent, qu’un ancien philosophe, qu’un Sénèque, qui les avait sous les yeux ?

Qu’Épicure et Zénon se soient accordés l’un et l’autre à regarder la vertu comme le plus essentiel de tous les biens, et qu’ils en aient eu les mêmes idées, que s’ensuit-il ? que l’épicurien n’en était pas moins corrompu, et que le stoïcien en était peut-être moins sage ? Voilà une étrange conclusion.

Eh ! c’est bien assez de condamner Épicure, sans lui associer aussi lestement le philosophe Sénèque, son apologiste ; Sénèque, que saint Jérôme, qui n’était pas le plus tolérant des Pères de l’Église, loue pour la pureté de sa morale, la sainteté de sa vie, et qu’il a inscrit dans le catalogue des auteurs sacrés256.

« 0 Dieu, je vois à tes côtés un Sénèque à qui tu rends le prix du sang qu’il eût versé pour toi ; un Épictète qui te chérit dans les fers ; un Antonin qui ne te méconnut pas sur le trône : j’y vois un Tite qui regrettait les instants où il avait négligé de faire du bien aux hommes ; un Aristide qui honora la pauvreté, et qui préféra le nom de juste aux honneurs et aux richesses ; un Régulus qui sourit aux bourreaux ; et je vois loin de toi des barbares qui, la croix à la main, assouvissent leurs fureurs, et réussiraient à te faire haïr, si l’homme vertueux pouvait t’imputer leurs atrocités… » Ces lignes énergiques ne sont pas de moi ; mais je les envie à l’auteur anonyme d’un Éloge de Socrate 257,

Sénèque ne ferme presque pas une de ses Lettres sans la sceller de quelques maximes d’Épicure ; et ces maximes sont toujours d’un grand, sens, et d’une sagesse merveilleuse : quelle honte pour le zénonisme !

V.

C’est dans la Lettre XXII sur les conseils et sur les affaires, que Sénèque dit des goûts passagers de l’ambition : « C’est un amant qui querelle avec sa maîtresse ; n’allez pas prendre un moment d’humeur pour une rupture. » Croit-on que cette pensée déparât celles de La Rochefoucauld ? Il ajoute : « Nous mourons plus mauvais que nous ne naissons. Je t’avais engendré, nous dit la nature, sans désirs, sans crainte, sans superstition, sans perfidie, sans vice… Cela est-il bien vrai ?… Retourne comme tu es venu. La vie nous corrompt. »

« Vicieux, je te condamne à quitter ou le vice ou la vie. Choisis. »

En parcourant les Lettres xxiii et xxiv sur la philosophie, source des vrais plaisirs, sur le passé, le présent, le futur, les craintes de l’avenir, les terreurs de la mort, je me suis rappelé l’endroit où Horace recommande au poëte la lecture des feuillets de Socrate : on pourrait lui dire avec plus de raison encore :

Rem tibi Senecæ poterunt ostendere chartæ.
(HORAT. de Arte pœt., v. 354.)

Si tu crains d’être un poëte exsangue 258, un diseur de puérilités sonores ; si tu veux connaître les vices, les vertus, les passions, les devoirs de l’homme dans toutes les conditions et les circonstances, lis Sénèque.

Homme pusillanime, si les deux grands fantômes, la douleur et la mort, t’effrayent, lis Sénèque.

« Que veulent dire ces fouets armés de pointes aiguës, ces chevalets, cet attirail de supplices ? Quoi ! ce n’est que de la douleur ! Ce n’est rien, ou elle finira promptement. A quoi bon ces glaives, ces feux, ces bourreaux qui frémissent autour de moi ? Quoi ! ce n’est que la mort ! Mon esclave la bravait hier. »

Il s’occupe, Lettre xxv, des dangers de la solitude : si l’homme se retire dans la forêt par vanité ou par misanthropie, s’il y porte une âme pleine de fiel, il ne tardera pas à y devenir une bête féroce ; celui dont il y prendra conseil, est un méchant qui achèvera de le pervertir.

Telle homme se croit sage, tandis que sa folie sommeille.

C’est dans une des Lettres qui suivent qu’il dit au philosophe : « Que fais-tu là ?… » et que le philosophe lui répond : « Hélas ! couché dans une même vaste infirmerie, je m’entretiens avec les autres malades… » On est vraiment touché de cette modestie.

Il écrit, Lettres xxvi, xxvii, xxviii et xxix, des avantages de la vieillesse, de la vertu, du vrai bonheur, des voyages, des conseils indiscrets. On voit, dans cette dernière, qu’il y avait aussi à Rome des hommes pervers qu’on se plaisait à associer aux philosophes en général, dans le dessein cruel de souiller la pureté des uns par la turpitude des autres. Ce fait me rappelle l’auteur de l’Anti-Sénèque 259, et la constante affectation des ennemis de la philosophie à le citer parmi les hommes sages et éclairés, dont la vie se passe à chercher la vérité, et à pratiquer la vertu. Si ces calomniateurs des gens de bien n’étaient pas étrangers à tout sentiment honnête, ils rougiraient de placer ce nom justement décrié, à côté des noms les plus respectables et les plus respectés.

VI.

La Mettrie est un auteur sans jugement, qui a parlé de la doctrine de Sénèque sans la connaître ; qui lui a supposé toute l’âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui n’a pas écrit une seule bonne ligne dans son Traité du Bonheur, qu’il ne l’ait ou prise dans notre philosophe, ou rencontrée par hasard, ce qui n’est et ne pouvait malheureusement être que très-rare ; qui confond partout les peines du sage avec les tourments du méchant, les inconvénients légers de la science avec les suites funestes de l’ignorance : dont on reconnaît la frivolité de l’esprit dans ce qu’il dit, et la corruption du cœur dans ce qu’il n’ose dire ; qui prononce ici que l’homme est pervers par sa nature, et qui fait, ailleurs, de la nature des êtres, la règle de leurs devoirs, et la source de leur félicité ; qui semble s’occuper à tranquilliser le scélérat dans le crime, le corrompu dans ses vices ; dont les sophismes grossiers, mais dangereux par la gaîté dont il les assaisonne, décèlent un écrivain qui n’a pas les premières idées des vrais fondements de la morale, de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu’on déshonore en l’en dépouillant ; dont le chaos de raison et d’extravagance ne peut être regardé sans dégoût que par ces lecteurs futiles qui confondent la plaisanterie avec l’évidence, et à qui l’on a tout prouvé, quand on les a fait rire ; dont les principes, poussés jusqu’à leurs dernières conséquences, renverseraient la législation, dispenseraient les parents de l’éducation de leurs enfants, renfermeraient aux Petites-Maisons l’homme courageux qui lutte sottement contre ses penchants déréglés, assureraient l’immortalité au méchant qui s’abandonnerait sans remords aux siens ; et dont la tête est si troublée, et les idées sont à tel point décousues, que, dans la même page, une assertion sensée est heurtée par une assertion folle, et une assertion folle par une assertion sensée ; en sorte qu’il est aussi facile de le défendre que de l’attaquer. La Mettrie, dissolu, impudent, bouffon, flatteur, était fait pour la vie des cours, et la faveur des grands. Il est mort comme il devait mourir, victime de son intempérance et de sa folie ; il s’est tué par ignorance de l’art qu’il professait260.

Je n’accorde le titre de philosophe qu’à celui qui s’exerce constamment à la recherche de la vérité et à la pratique de la vertu ; et lorsque je rayerai de ce nombre un homme corrompu dans ses mœurs et ses opinions, puis-je me promettre que les ennemis de la philosophie se tairont ? Non.

Voltaire, diront-ils, en a fait l’éloge. Il s’agit bien de ce que Voltaire en aura dit dans une ode anacréontique ! mais de ce qu’un homme de bien en doit penser d’après ses écrits qui sont entre nos mains et d’après les mœurs qu’il professait.

J’admire Voltaire comme un des hommes les plus étonnants qui aient encore paru, et c’est de très-bonne foi que je le publie ; mais je ne suis pas toujours de son avis, et ce ne sera pas dans une pièce de poésie fugitive que j’irai chercher le sentiment de Voltaire, et moins encore puiser le mien sur la philosophie et la morale d’un écrivain.

VII.

Dans la même Lettre, Sénèque cite un beau mot d’Épicure sur les jugements populaires. « Jamais je n’ai voulu plaire au peuple : ce que je sais n’est pas de son goût ; et ce qui serait de son goût, je ne le sais pas. »

La contrainte des gouvernements despotiques rétrécit l’esprit sans qu’on s’en aperçoive : machinalement on s’interdit une certaine classe d’idées fortes, comme on s’éloigne d’un obstacle qui nous blesserait ; et lorsqu’on s’est accoutumé à cette marche pusillanime et circonspecte, on revient difficilement à une marche audacieuse et franche. On ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau ; c’est là qu’il faut se placer, c’est de là qu’il faut s’adresser aux hommes. Celui qui conseilla au philosophe de laisser un testament de mort261, eut une idée utile et grande. Je souhaite pour le progrès des sciences, pour l’honneur des académies, pour le bonheur de ses amis et pour l’intérêt du malheureux, qu’il nous fasse attendre le sien longtemps.

« A Paris, diriez-vous cela ?

  • — Non. Je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans la contrée qu’on appelle des esclaves, et l’âme d’un esclave dans la contrée qu’on appelle des hommes libres.
  • — Jusqu’à présent je n’ai rien entendu de vous qui m’ait fait autant de plaisir. »

C’est la fin d’une conversation dans le cabinet d’une grande souveraine262.

Lisez la Lettre xxx, de la mort et de la nécessité de l’attendre de pied ferme ; et vous me direz ensuite ce qu’il y a de nouveau sur ce sujet dans nos écrivains modernes. Quoi de plus délicat que ce mot : « L’âme s’échappe du vieillard sans effort ; elle est sur le bord de sa lèvre… ? » Quoi de plus sensé que ce qui suit : « Qu’est-ce que ces noms d’empereur, de sénateur, de questeur, de chevalier, d’affranchi, d’esclave… ? » ou en style moderne, de rois, de grands, de nobles, de roturiers, de paysans ? « Ce que c’est ? répond-il, Lettre xxxi, des titres inventés pour enorgueillir les uns et dégrader les autres. N’avons-nous pas tous le ciel au-dessus de nos têtes ! »

Il vous exhortera à la philosophie, Lettre xxxii ; il vous dira, Lettre xxxiii, que, dans un ouvrage de l’art, il faut que la beauté de l’ensemble fixant le premier coup d’œil, on n’aperçoive pas les détails ; et que, dans un ouvrage de philosophie ou de littérature, les beaux vers, les sentences sont les dernières choses à louer.

Il encourage Lucilius à l’étude de la philosophie, Lettre xxxiv, et le félicite sur ses progrès. Il prouve, Lettre xxxv, qu’il ne peut y avoir d’amitié qu’entre les gens de bien. La mort d’un ami ravit à l’homme vertueux un témoin de ses vertus ; au méchant, un complice, peut-être indiscret, de ses crimes. Les avantages du repos, les vœux du vulgaire, le mépris de la mort, texte auquel il ne se lasse point de revenir ; le courage que donne la philosophie, les dangers de la prospérité, l’éloquence qui convient au sage, la voix de la divinité qui est en nous, ou la conscience, la rareté des gens de bien l’occupent depuis la Lettre xxxvi jusqu’à la Lettre LI.

VIII.

Voici un paragraphe de la Lettre XLI : je le trouve si beau, que je ne puis m’empêcher de le transcrire. « S’il s’offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d’arbres antiques, dont les cimes montent jusqu’aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent l’aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d’ombres que la distance épaissit et rend continues, tant de signes ne vous intiment-ils pas la présence d’un Dieu ? Sur un antre creusé dans un énorme rocher, s’il s’élève une montagne, cette profonde, immense, obscure cavité ne vous frappera-t-elle pas d’une terreur religieuse ? L’éruption d’un fleuve souterrain a fait dresser des autels ; les fontaines d’eaux thermales ont un culte ; l’opacité de certains lacs les a rendus sacrés. Et lorsque vous rencontrerez un homme tranquille dans le péril, serein dans l’adversité, intrépide au sein des orages, qui, placé sur la ligne des dieux, voit les faibles mortels sous ses pieds, le respect n’inclinera pas votre front ?… Pour être descendu du ciel, le sage ne s’est pas expatrié. Les rayons du soleil qui se répandent sur la terre tiennent au globe lumineux d’où ils sont élancés ; ainsi l’âme du grand homme, de l’homme vertueux, envoyée d’en haut pour nous montrer la divinité de plus près, séjourne à nos côtés sans oublier le lieu de son origine. Elle le regarde, elle y aspire, elle y reste comme attachée… » Telles sont les pointes de Sénèque, lorsqu’il parle de Dieu, de la vertu et de l’homme vertueux.

Il dit à Lucilius, Lettre xxxvi : « On blâme votre ami d’avoir embrassé le repos, abandonné ses places et préféré l’obscurité de la retraite aux nouveaux honneurs qui l’attendaient. Exhortez-le à se mettre au-dessus de l’opinion : chaque jour il fera sentir à ses censeurs qu’il a choisi le parti le plus avantageux… » Pour lui, peut-être ; mais pour la société ? Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît ; c’est cependant une philosophie à porter à la cour, près des grands, dans l’exercice des fonctions publiques, ou c’est une voix perdue qui crie dans le désert. J’aime le sage en évidence, comme l’athlète sur l’arène : l’homme fort ne se reconnaît que dans les occasions où il y a de la force à montrer. Ce célèbre danseur qui déployait ses membres sur la scène avec tant de légèreté, de noblesse et de grâces, n’était dans la rue. qu’un homme dont vous n’eussiez jamais deviné le rare talent.

Il dit, Lettre xxxviii, « que la morale a plus d’énergie par ses pensées détachées. » Je suis de son avis ; ces pensées sont autant de clous d’airain qui s’enfoncent dans l’âme et qu’on n’en arrache point.

Il dit, Lettre XLI : « Dans le sein de l’homme vertueux, j’ignore quel Dieu, mais il habite un Dieu… » Belle idée ! Sénèque pouvait ajouter : Et dans le sein du méchant, j’ignore quel démon, mais il habite un démon.

Lettre XLII. « Qu’est-ce que l’homme léger ? C’est un oiseau que vous ne tenez que par l’aile ; au premier instant il vous échappera et ne vous laissera dans la main qu’une plume. »

Je trouve, Lettre XLIII, sur la vie cachée, que ce fut moins l’orgueil que la honte qui créa les portiers chez les Romains. De la manière dont on vivait, entrer dans une maison sans se faire annoncer, c’était prendre le maître ou la maîtresse en flagrant délit.

Lettre XLIV. « La philosophie est la vraie noblesse : nul n’a vécu pour la gloire d’autrui. »

« Savez-vous quels sont les aïeux vraiment dignes d’être enviés ? C’est Socrate, c’est Cléanthe, Épicure, Zenon, Platon ; mais le hasard de la naissance ne vous les donnera pas… » Sachez vivre et mourir comme eux ; vous aurez recueilli leur héritage, et vous serez compté parmi leurs descendants.

Lettre XLV. Les chicanes futiles de la dialectique seront méprisées de tout bon esprit ; n’en déplaise, dit Sénèque, à nos stoïciens, que j’approuve ou blâme à mon gré, « parce que je ne m’asservis à aucun maître, que je ne porte la livrée de personne, et qu’en respectant les sentiments des grands hommes, je ne renonce pas au mien263. »

Même cause, même effet, en tout temps et partout. Celui qui connaîtra l’esprit du stoïcisme ne sera point étonné qu’un amalgame de philosophie et de théologie ait fait, des disciples de Zénon, des moulins à sophismes et des bluteurs de mots.

Lettre XLVI. Il fait l’éloge d’un ouvrage de Lucilius.

Il dénombre, Lettre XLVII, la multitude des esclaves. « C’est un consulaire subjugué par sa vieille femme ; un riche, par sa servante ; un jeune noble, par des filles de théâtre : cette dernière servitude, la plus volontaire de toutes, est la plus honteuse.  »

« Tu te crois libre, et tu baises furtivement la main d’une jeune esclave ! »

« Il n’est pas de roi, dit-il ailleurs, Lettre XLIV, qui ne descende d’un esclave, ni d’esclave qui ne descende d’un roi… » Il n’y a point de cour où l’on n’eût besoin d’un officier dont la fonction fût de se trouver tous les matins au chevet du monarque et de lui citer cette maxime commune.

Après avoir exposé, Lettre XLVIII, les devoirs de l’amitié, il s’écrie de deux amis : « Ce sont des hommes solidaires sous le destin… » Et après avoir traité, Lettre XLIX, de la mort et de la brièveté de la vie, il tombe sans ménagement sur les puérilités de la dialectique de son école. « Aujourd’hui, dit-il, la rapidité du temps me confond, ou parce que le terme approche, ou parce que je commence à calculer mes pertes. Eh ! laissez là vos arguties : j’ai sur les bras une grande affaire. La mort me poursuit, la vie m’échappe : conseillez-moi. »

« Qui construisit le premier vaisseau ? Qui donna les premiers jeux ? L’Aventin a-t-il toujours été dans l’enceinte de Rome ? Ce passage ne doit-il pas être restitué de cette manière ? N’est-ce pas ainsi qu’il faut entendre cette légende ? Cette médaille est-elle ancienne ou moderne ? A quelle époque a-t-elle été frappée ? Voilà des recherches bien dignes d’un homme ! Ne vaudrait-il pas mieux ne s’occuper de rien, que de ces riens ; tandis que l’art de se rendre heureux, qu’on étudierait toute sa vie, serait encore ignoré ?… » Cette sentence austère de Sénèque brûle quelques milliers de volumes… Est-elle juste ? ne l’est-elle pas ? et faudrait-il, en effet, dédaigner toute étude qui n’aurait pas un rapport immédiat avec la connaissance des devoirs et la pratique des vertus ?

IX.

Mais, pour reposer le lecteur de cet examen continu des lettres de Sénèque, après l’avoir instruit sans dissimulation de ce que les détracteurs du philosophe ont bien ou mal pensé de ses mœurs, nous allons l’instruire, avec la même sincérité, de ce qu’ils ont bien ou mal pensé de son style et de ses écrits. Ils ont dit « que Sénèque avait moins d’âme et de sensibilité que de bel esprit. »

Le bel esprit et la sensibilité sont deux qualités estimables et rares. Ce qu’ils objectent à Sénèque, ils auraient pu l’objecter à Fontenelle. Mais la bonne logique est une qualité que rien ne peut remplacer, et qu’on ne possède pas sans s’apercevoir qu’un homme doué, à mesure égale, de jugement et d’imagination, de véhémence et de finesse, de bel esprit et de sentiment, est un être de raison.

« Que, pour juger si Sénèque avait de la sensibilité, ils avaient parcouru en entier la Consolation à Helvia. »

C’est qu’au lieu de la parcourir en entier, il fallait s’arrêter sur quelques pages.

« Qu’il s’agissait de consoler sa propre mère affligée de l’exil de son propre fils. Que fait Sénèque ? Il lui envoie soixante à quatre-vingts pages de laborieux et longs raisonnements pour lui prouver qu’il n’est pas malheureux ; et là-dessus il lui cite toutes les colonies qui se sont formées dans le monde. Là peine qu’il se donne, l’air d’effort qui règne dans cette Consolation, montre partout une âme mal à l’aise qui veut persuader qu’il est content. Toujours l’auteur et le sophiste, presque jamais l’homme vrai et le fils sensible. »

A ce jugement nous en allons opposer un autre. Sénèque écrivait ce traité dans la force de l’âge et la vigueur de l’esprit ; il est plein de sentiment et d’éloquence : il y a mis plus d’ordre que dans aucun de ses ouvrages. « Helvia, dit-il à sa mère, vous ne devez vous affliger ni sur votre fils ni sur vous. L’exil, la pauvreté, l’ignominie, le mépris, ces terreurs du vulgaire, ne sont pour moi que des fantômes vains. Si ma mère était ambitieuse, elle regretterait peut-être un appui ; mon absence l’accablerait, si la force de son âme ne l’élevait au-dessus de son sexe. Elle cherchera la consolation dans les conseils de la sagesse, et l’y trouvera. Elle n’est pas isolée ; elle tournera ses regards sur mes frères et sur ses petits-fils : elle donnera ses soins à ceux-ci, et ces soins auront de la douceur pour elle ; elle jettera ses bras autour d’une sœur qu’elle aime, qui la chérit, et dont l’exemple la soutiendra… » Sénèque termine son écrit par l’éloge de cette sœur.

De ces deux jugements, le dernier est de Juste Lipse. Il me paraît que celui-ci n’ignorait pas, lui, ce qu’il convenait de dire,, non pas seulement à un fils, mais à un philosophe ; non pas seulement à un philosophe, mais à un stoïcien ; non pas seulement à une mère, mais à une femme forte.

« Que, semblable à cet orgueilleux stoïcien qui, tourmenté par une goutte violente, même en jetant des cris épouvantables, ne voulait pas avouer que la goutte fût un mal, Sénèque assure que l’exil n’a rien de triste pour lui. »

Racontons le fait tel que l’histoire nous l’a transmis. Vainqueur en Orient et Occident, Pompée, à son retour de Syrie, se rendit à Rhodes, dans le dessein d’entendre Posidonius. En approchant du seuil de la maison que le philosophe habitait, il défend de frapper à la porte selon l’usage ; il y fait déposer les faisceaux. Il apprend que Posidonius est malade ; cependant il ne peut se résoudre à quitter l’île sans avoir vu et salué l’homme rare qu’il était venu chercher ; il le voit, il le salue, et lui marque quelque regret de s’en séparer sans l’avoir entendu. Et pourquoi, lui dit Posidonius, ne m’entendriez-vous pas ? Non, la douleur du corps ne fera pas qu’un personnage tel que vous m’ait inutilement visité… Alors il commence à parler. Il démontrait qu’il n’y a de bon et d’avantageux que ce qui est honnête, lorsque, les feux ardents de la goutte interrompant son discours, il dit : Ô douleur ! tu es importune, mais tu n’obtiendras jamais de moi l’aveu que tu sois un mal.

Où est ce ridicule orgueil de Posidonius ? Où sont ces cris épouvantables ? En quoi le philosophe a-t-il démenti et la dignité de son caractère et les principes de sa secte ? Qui est-ce qui accusera Pompée de s’être écarté de sa route pour un homme indigne de cet honneur ? Eh bien ! je n’exigerai pas de Sénèque plus de fermeté dans son exil, que Posidonius n’en montra dans son entretien avec Pompée.

Le sauvage chantera dans le cadre, et le stoïcien ne dissertera pas dans la goutte !

Il faut être attaqué d’une étrange antipathie pour la vérité et pour la Vertu, lorsqu’on se résout de gaieté de cœur à défigurer des faits aussi indifférents.

Un autre Aristarque a dit de la Consolation à Helvia : « Cet ouvrage décèle le plus beau génie, et développe le plus excellent caractère ; c’est un chef-d’œuvre de sentiment, et un grand monument de la constance philosophique. Nous nous transportons en Corse avec les hautes idées que nous avons conçues du personnage, et c’est de l’admiration même que nous lui portons que naît la sévérité de notre jugement… » Cela est fortement pensé, mais il ne faut pas oublier que le plus grand homme est un homme. Un des beaux préceptes de la morale naturelle et évangélique, c’est de se mettre à la place de l’accusé : que le plus innocent d’entre vous lui jette la première pierre. On excède la sévérité des lois, lorsqu’on pèse les actions sans égard pour ies circonstances. Mais ce Sénèque, que faisait-il entre les rochers de Corse ? Il observait la nature, il écrivait ses questions de physique, il composait des poëmes, il était occupé des peines de sa mère : s’il ne supporta pas son exil avec la plus grande fermeté, sa Consolation à Helvia n’est qu’un beau morceau d’éloquence, qu’il ne faut pas appeler un grand monument de la constance philosophique. Mais après avoir, chemin faisant, saisi l’occasion de venger Posidonius à Rhodes, et Sénèque en Corse, revenons à notre sujet. On a dit :

X.

« Que Sénèque s’était condamné lui-même dans sa trentetroisième Lettre, lorsqu’il avait prononcé des pensées remarquables, qu’elles marquaient un homme sans génie. »

J’ouvre cette lettre et j’y lis : « Des pensées remarquables et saillantes annoncent une composition inégale. Le plus grand arbre n’excitera aucune admiration, si tous ceux de la forêt lui ressemblent. Toutes les histoires, tous les poëmes sont pleins de ces sortes de maximes. »

Et Sénèque accuse en cet endroit tous les historiens de manquer de génie ? tous les poëtes de manquer de génie ?

Qui est-ce qui a plus de pensées remarquables, qui est-ce qui a plus écrit par lignes saillantes, que La Rruyère et La Rochefoucauld ? Et La Rochefoucauld manque de génie ?

Le génie est souvent inégal. Avec un peu de justesse et de réflexion on n’aurait pas fait dire à Sénèque ce qu’il ne dit pas ; et, en méditant un peu sur la comparaison de la pensée saillante avec l’arbre qui se distingue dans la forêt par sa hauteur, on aurait entendu, ce qu’il dit.

« Que l’effet d’un ouvrage dépend infiniment de l’expression, et surtout de la disposition. »

Cela est vrai, bien qu’il y ait des ouvrages bien distribués qui fatiguent, et qu’il y en ait d’écrits avec pureté qui ennuient : tels seraient ceux d’un harmonieux et beau discoureur, bien compassé, bien arrondi, bien cadencé, et qui manquerait d’idées, ou qui n’en aurait que de communes.

Sénèque a du style et de l’ordre ; pour s’en convaincre, il suffirait de suivre les énoncés des chapitres d’un de ses traités les plus étendus, celui de la Colère. Il commence par définir la chose, peine que les Anciens se donnent rarement. La plupart des autres ouvrages du philosophe sont des impromptus faits au courant de la plume au milieu du tumulte et des intrigues de la cour, dans les intervalles dérobés aux fonctions de l’instituteur, à la pénible administration des provinces ; dans l’horreur d’un exil ; la nuit ; assis à une table frugale ; sur une grande route, des tablettes à la main ; en traversant les places publiques  ; dans la maladie, à côté des bains : il ne compose pas, il verse sur le papier son esprit et son âme ; il ne s’épuise point à donner de la cadence à sa phrase, il m’exhorte, il s’exhorte lui-même à la pratique de la vertu ; il sonde le fond de son cœur, il ne se ménage pas. La censure d’un ennemi aurait moins de sévérité que la sienne : le chrétien n’examine pas sa conscience avec plus de rigueur ; et nous serions assez contents de nous-même, s’il nous était venu quelques-unes, je ne dis pas de ces pensée fortes et profondes qui arrachaient de l’admiration à Quintilien, mais de ces idées fines qu’on lui reproche.

« Qu’ils ne balancent pas à s’en tenir au sentiment du cardinal du Perron264 et de l’abbé d’Olivet, qui trouvaient plus en deux pages de Cicéron, qui pense beaucoup265, qu’en dix pages de Sénèque, qui tourne sans cesse autour de la même pensée, revenant sans cesse sur ses pas. »

On a répondu qu’il était question d’un ancien philosophe, et qu’ils citaient un grammairien du xviiie  siècle, et un théologien courtisan du xvie  ; c’est-à-dire, un homme à qui la morale austère de Sénèque était odieuse, et un érudit à qui elle était étrangère.

Sénèque revient quelquefois sur la même pensée ; mais la richesse de son expression y répand toujours une nuance délicate que nous sentons, et qui la diversifie ; c’est ainsi qu’à chaque ligne il fait le charme de l’homme de goût, et le tourment du traducteur. Avec un peu d’équité, on avouerait qu’une de ses pensées substantielles, soufflée au chalumeau de l’orateur ou du moraliste nombreux, remplirait quatre longues pages de son style harmonieux et diffus : on ne lit jamais l’un sans être tenté de l’étendre ; l’autre, sans être tenté de le resserrer.

XI.

« Que Sénèque n’est qu’un rhéteur. »

N’est-ce pas être trop sévère que d’envelopper sous cette injurieuse dénomination l’auteur des Questions naturelles, des sublimes traités des Bienfaits et de la Colère, de tant de lettres pleines d’idées fines, de pensées délicates, et, au jugement même de Quintilien, de morceaux admirables ? Pour prononcer avec cette suffisance, ne faudrait-il pas y être autorisé par quelques preuves de son savoir-faire en éloquence et en philosophie ? Et quand on égalerait Fénelon dans la prose, Racine ou Voltaire dans la poésie, serait-on dispensé de garder un ton modéré, à moins qu’il ne fût question de défendre l’innocence calomniée ?’ Alors je permets le ton véhément, non parce que je le prends, mais parce que je l’approuve.

« Je ne dirai rien à ces aristarques-là de leur rhétorique sur le mot de rhéteur : j’ignore quels sont leurs talents pour juger des mots, leurs titres pour juger des choses, leurs droits pour juger des personnes, s’ils se connaissent en style et en génie ; mais je crois qu’il serait encore plus facile de se faire couper les veines, que de rassembler dans un ouvrage, toute la morale et tout l’esprit qu’on trouve dans celui de Sénèque. Son apologiste mérite d’être applaudi, ne fût-ce que pour avoir osé le défendre contre cette populace de pédants et d’écoliers mal appris. Ce public, fauteur imbécile de leur malignité, je le compare à Philippe II, qui avait promis la noblesse à celui qui assassinerait le prince d’Orange, ou aux triumvirs qui élevaient aux premières places ceux qui leur apportaient les têtes des citoyens les plus distingués. »

Telle est l’opinion sur Sénèque et sur ses détracteurs, d’un auteur266 dont les ouvrages pleins de sentiment, de vérité, d’élégance et de noblesse, ont été traduits dans toutes les langues, et dureront plus qu’elles.

XII.

« Que Sénèque a le défaut capital d’affaiblir presque toujours l’importance du sujet qu’il traite par la subtilité de ses idées. »

N’est-il pas singulier qu’entre tant de critiques, tous d’accord sur ce reproche, aucun ne se soit avisé de l’appuyer de quelques citations ? Au reste, c’est un de ceux qu’on a faits à notre sublime Corneille, au profond chancelier Bacon, et qui, bien interprété, signifie qu’ils ont été en même temps de beaux esprits et de grands génies. Ces pensées fines qui déparent un peu leurs écrits, semblables à l’humble violette qui, dans la forêt, croît au pied des grands arbres, embelliraient souvent les nôtres. Nous sommes aussi incapables de tomber dans leurs défauts, que d’atteindre à leurs beautés. Il faut convenir qu’en effet il serait bien fâcheux que, du même traité qui fournirait au physicien un grand moyen d’interroger la nature, le fabuliste pût encore emprunter le sujet d’un apologue charmant, et que le sublime moraliste en nous entretenant des lois, les eût comparées aux buissons, qui présentent aux troupeaux un abri, mais un abri sous lequel ils ne peuvent entrer, et d’où ils ne peuvent sortir sans y laisser de leur toison.

« Qu’un philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain. »

J’en conviens ; mais on m’avouera que son style ne sera pas celui de l’orateur : il s’occupera plus de la chose que de l’expression, de la clarté que de l’élégance, de la précision que du nombre. Ce n’est pas à l’oreille, c’est à la raison qu’il s’adresse ; et si telle forme du discours lui paraît porter dans les esprits avec plus de force la lumière et la conviction, fût-elle moins harmonieuse, il ne balancera pas à la préférer.

Le philosophe n’a pas le droit d’être un mauvais écrivain ; mais je crois qu’il a bien celui de hausser les épaules, lorsque des enfants qui en sont à peine à l’alphabet d’une langue morte, prononcent sur la pureté de style d’un auteur qui apprenait à la parler de son père, de sa mère, de ses concitoyens, à Rome, sous le règne d’Auguste.

Ainsi que nos écrivains modernes les plus châtiés et les plus purs ont des expressions qui sont de leurs siècles, Sénèque en a qui sont du sien : mais si, à l’ouverture de la page, on présentait son ouvrage à nos aristarques, et qu’on les défiât d’y marquer une ligne, un mot de mauvaise latinité, je crois que le plus habile d’entre eux serait fort embarrassé.

Un érudit, qui en savait à lui seul plus que mille d’entre nous réunis, disait de notre auteur : « Il écrit tanquam pour

velut ou pour utsi ; œque quam pour œque atque ; quum maxime pour quam maxime ; adversus pour erga ; sed pour sed et ; il use fréquemment du pronom réciproque sui, sibi, se. Je le remarque, mais je ne l’en blâme pas… » Et voilà les importantes différences qui distinguaient non le style, mais la langue de Sénèque de la langue de Cicéron, au jugement d’Érasme.

XIII.

« Que Sénèque fut le corrupteur du goût romain. »

Comme Voltaire a été le corrupteur du goût français : car nos aristarques ont avancé l’un et l’autre.

Cependant il me semblait avoir ouï dire de tous côtés, à la mort de ce grand homme, que la littérature venait de perdre son appui, le bon goût son défenseur ; les tyrans qui vexent le monde et les menteurs qui le trompent, leur plus redoutable fléau. Malgré l’imposante réclamation de ses ennemis, pour cette fois, sans tirer à conséquence, je serai de l’avis de la multitude.

« Qu’il y a de grands rapports entre Sénèque et Voltaire. »

Tant mieux pour l’un et pour l’autre ; et je ne crois pas qu’on fit un mauvais compliment au plus fameux de nos aristarques, si on lui disait qu’il y a de grands rapports entre Voltaire, Sénèque et lui. En attendant, il pourrait, ce me semble, se dispenser d’aller au-devant de cette cruelle injure.

XIV.

« Le désir de briller qui domine dans les ouvrages de Sénèque, caractérise plutôt le rhéteur que le philosophe. »

Penser fortement, s’exprimer d’une manière claire, laconique et précise, raisonner partout conséquemment aux mêmes principes, montrer constamment le même amour du vrai, le même goût du bon, du beau, du décent, de l’honnête, cela est d’un philosophe et de Sénèque, et non d’un rhéteur, pour qui il n’y a ni vérité qu’il ne puisse obscurcir, ni mensonge qu’il ne puisse colorer267.

Sénèque parle d’après la chaleur de son âme et l’élévation de son caractère. S’il étincelle, c’est comme le diamant ou les astres, dont la nature est d’étinceler. Le reprendre d’une affectation de briller, c’est reprocher à l’hirondelle la légèreté de son vol : il a le ton du bel esprit comme un autre a le ton de la suffisance, sans s’en clouter.

XV.

« Sénèque n’a donc point de défauts ? »

Il en a, et je crois lui en avoir remarqué. Ne se laisse-t-il jamais emporter au-delà des limites de l’exactitude par sa manière forte et vive de sentir ? C’est un reproche que je lui ai fait. Puisque je l’ai souvent contredit, j’ai donc pensé qu’il s’était trompé. S’est-il en effet trompé ? C’est, me disait un ami, ce qu’une seconde lecture m’apprendra.

Pour moi, je ne doute point qu’on ne fît une excellence apologie de Sénèque contre son apologiste, et j’aurais certainement grand plaisir à la lire : car je désire aussi sincèrement d’avoir tort quand je l’attaque, que d’avoir raison quand je le défends.

Un littérateur moderne qui s’est signalé dans presque tous les genres, dit : « Le génie de Sénèque est d’une trempe singulièrement fine et délicate ; il vise à la subtilité, et son style est d’un homme qui ne veut rien dire de commun ni d’une façon commune ; mais son expression ne laisse pas d’être souvent sublime avec simplicité, et énergique sans effort. »

C’est le même qui ajoute « que, si l’on trouve l’apologiste de Sénèque trop indulgent sur la conduite du philosophe à la cour de Néron, du moins on ne peut pas être plus sévère en jugeant ses ouvrages. »

Et j’ajouterai que, si Sénèque vivait, il serait bien plus fâché d’avoir fait un mauvais raisonnement qu’une mauvaise phrase.

XVI.

Mon éditeur m’a envoyé les passages suivants, dont l’auteur ou les auteurs lui sont apparemment connus.

« Sénèque pétrit les âmes ; il y plante des mœurs, il en chasse les terreurs, il y éteint l’amour du luxe et le goût du faste. Ces grands effets exigent un style plein de chaleur et de force, tel que le sien. Si vous le comparez à Cicéron, ici, c’est un étang, là, c’est un fleuve rapide… Animos et mores format, excitat a formidine, a luxu et fastu reprimit. Hœc omnia fortiter et calide agenda sunt, et oratio talis habenda ; an non fecit ? Ciceronem in eo génère confer : stagnum dices ; hanc, flumen rapidum.

« Le mouvement et la véhémence sont deux qualités qui lui sont communes avec Démosthène… àewoV/). ; quæ mirabilem illum fecit oratorem, eum illo certe ei communis est.

« Je ne l’entends point accuser de sécheresse et d’aridité sans éclater de rire… Ut ridere merito sit illos qui siccum et aridum nobis dicunt.

« Sénèque, je dirai hardiment de toi, qu’aucun des philosophes des siècles passés ne t’égala, qu’aucun des siècles suivants ne te surpassa dans la philosophie morale. Reçois une palme que tous les efforts de tes détracteurs ne t’enlèveront non plus qu’on n’arracherait à Hercule sa massue… Itaque audacter pro te, Seneca, ferimus, in philosophia et prœsertim morali parte vicisti qui fuerunt, qui erunt. Accipe palmam non magis quam Herculi clavim, omnes omnia faciant, extorquendam.  »

Je rougis presque de défendre par des autorités la cause d’un philosophe. En effet, que signifient-elles ? Que tel savant personnage a pensé de cette manière ; comme si l’homme le plus savant n’était pas sujet à l’erreur.

XVII.

« Qu’on a cité un long passage de Montaigne qui ne fait pas grand cas de Cicéron, et qui estime beaucoup Sénèque, et que, malgré ce témoignage, on préférera la manière de Cicéron à celle de Sénèque, même dans les traités philosophiques. »

Si nous avons eu la témérité de préférer la manière du philosophe à celle de l’orateur, c’est du moins avec l’auteur des Essais ; c’est avec Jean-Jacques, qui nous rappelle Sénèque en cent endroits, et qui ne doit pas une ligne à Cicéron. « Ce n’est pas à Montaigne comme homme de goût, bien qu’il n’en manque pas, mais comme bon juge en philosophie morale, que votre éditeur en appelle. Il y a longtemps que je pensais avec l’auteur des Essais que Cicéron est un grand musicien, mais qui prélude trop longtemps avant que de jouer sa pièce, et qui me semble, en la jouant, trop soucieux d’être écouté. Je ne le lis guère, parce qu’il m’offre sans cesse un artiste épris de son talent, qui, la baguette à la main, me marque l’excellence de sa composition, que j’aimerais autant admirer ailleurs que sur son chevalet. J’appuierai mon sentiment du témoignage d’un auteur grave que je ne serais pas trop fâché d’exposer à la légèreté de vos critiques, et c’est la raison pour laquelle je ne vous le nommerai pas. »

Les lignes qui précèdent, et celles qui suivent, m’ont été adressées sans doute par un amateur de Sénèque ; j’ai transcrit les premières sans vanité, parce qu’elles étaient à la louange d’un autre, et sans indiscrétion, parce qu’il n’y a rien que d’honnête.

Ego Marcum Tullium magni semper feci ; sed si hodie viveret, stylum immutaret. Seneca, qui eum ingenio et judicio longissime superavit, usus est dicendi génère auribus sui temporis accommodalo, nec de imitatione Tulliana unquam cogitavit, jaclatæ puritati arenam suam sine calce prœferens… Certe mirari satis non possum eorum ingénia qui, quidquid altum spirat, inflatum et tumidum appellant… « J’ai toujours fait grand cas de Cicéron ; mais s’il vivait aujourd’hui, je crois qu’il changerait son style. Sénèque, qui l’a surpassé de fort loin en esprit et en jugement, s’est fait un genre d’éloquence analogue aux oreilles de son temps ; il ne se proposa point de marcher sur les traces de Cicéron, préférant à une élégance si vantée son gravier sans ciment… Une chose qui m’étonne toujours, c’est le tour de tête de ces gens qui taxent d’exagération et d’enflure tout ce qui porte un certain caractère de grandeur. »

« Que, si Montaigne a dit qu’il ne trouvait que du vent dans Cicéron, c’est une gasconnade ridicule du philosophe de la Garonne. »

Une gasconnade ridicule ! Il me semble qu’on aurait pu s’exprimer plus décemment sur un aussi grand penseur, sur un aussi grand écrivain, sur un auteur original qui a passé pour le bréviaire des honnêtes gens, qui n’est pas encore tombé de leurs mains, et qui pourrait bien y rester à jamais. Jusqu’à ce que la suffisance soit devenue la mesure du mérite, il faudrait se garder d’en prendre le ton.

On oppose ici le jugement de Bayle à celui de Montaigne… Eh bien ! ce sont deux grandes autorités entre lesquelles il s’agit de se décider. Lorsque Bayle a dit de l’orateur romain qu’il renfermait dans une période de six lignes ce, que Sénèque mettait dans six périodes, qui tiennent chacune huit à neuf lignes, il a oublié qu’aucun écrivain n’est plus concis, plus coupé, plus serré que notre philosophe. Un savant qui n’était pas inférieur à Bayle en érudition littéraire, et qui, certes, l’emportait sur lui dans la connaissance des langues anciennes, me semble avoir mieux caractérisé le style de Sénèque, lorsqu’il a dit de cet auteur qu’il avait de l’abondance avec brièveté, abundantiam in brevitate, et de la véhémence avec facilité.

« Que Montaigne est suspect. »

Et pourquoi ? Montaigne, qui parlait la langue des Anciens comme la sienne, et dont les citations sans nombre montrent combien la lecture lui en était familière, s’entendait en style et en bonne logique.

« Qu’on n’a jamais cité Montaigne en fait de goût. »

Montaigne est riche en expressions, il est énergique, il est philosophe, il est grand peintre et grand coloriste. Il déploie en cent endroits tout ce que l’éloquence a de force ; il est tout ce qu’il lui plaît d’être. Il a tout le goût que l’on pouvait avoir de son temps, et qui convenait à son sujet. C’est lui qui a dit de la mort : « Je me plonge stupidement et tête baissée dans cette profondeur muette qui m’engloutit et m’étouffe en un moment, plein d’insipidité et d’indolence. La mort, qui n’est qu’un quart d’heure de passion sans conséquence et sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers268. » Cela n’est pas trop religieux, mais cela est beau. Il y a dans son inimitable ouvrage mille endroits de la même force.

Il faut y lire le morceau sur sa manière de lutter contre les Anciens.

Parmi le grand nombre de jugements divers qu’il prononce au chapitre des livres, il n’y en a pas un où l’on ne reconnaisse un tact sûr et délicat.

Ne dédaignons ni son analyse de quelques beaux vers de Lucrèce, ni ce qu’il ajoute sur la véritable éloquence et sur les langues.

XVIII.

Un critique aura bien du goût lorsqu’il sentira celui de Montaigne : il est condamné à n’en point avoir, si la richesse, la chaleur et la vie du passage suivant lui échappent.

  • — « Mais les Lettres de Sénèque ?… »
  • — J’y reviendrai quand je pourrai ; partout où je me trouve bien, j’y reste, et ce que je dirais ne vaudra pas ce que Montaigne va dire.

« I’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps (et moi aussi)  : encores qu’ils s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preveoir le train qu’ils eussent prins, s’ils eussent vescu leur aage ; car il n’est que de trouver le bout du fil, on en desvide tant qu’on veult ; et il y a plus loing de rien à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle là iusques à la plus grande. Or, les premiers qui sont abbruvez de ce commencement d’estrangeté, venant à semer leur histoire, sentent, par les oppositions qu’on leur faict, où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque pièce faulse : oultre ce, que, par une fureur industrieuse et naturelle, de nourrir les rumeurs 269, nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu’on nous a preste, sans quelque usure et accession de nostre creu. L’erreur particulière faict premièrement l’erreur publicque ; et, à son tour aprez, l’erreur publicque faict l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bastiment, s’est offant et formant de main en main, de manière que le plus esloingné tesmoing en est mieulx instruict que le plus voisin ; et le dernier informé, mieulx persuadé que le premier, c’est un progrez naturel : car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un aultre ; et, pour ce faire, ne craind point d’adiouster, de son invention, autant qu’il veoid estre nécessaire en son conte, pour suppleer à la resistance et au default qu’il pense estre en la conception d’aultruy. Moy mesme, qui fois singuliere conscience de mentir, et qui ne me soulcie gueres de donner creance et auctorité à ce que ie dis, m’apperçeois toutesfois aux propos que i’ai en main, qu’estant eschauffé, ou par la resistance d’un aultre, ou par la propre chaleur de ma narration, ie grossis et enfle mon subiect par voix,’ mouvements, vigueur et force de paroles, et encores par extension et amplification, non sans interest de la verité naïfve : mais ie le fois en condition pourtant, qu’au premier qui me ramene, et qui me demande la verité nue et crue, ie quitte soubdain mon effort, et la luy donne sans exaggeration, sans emphase et remplissage. La parole vifve et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoy communément les hommes soyent plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous fault, nous y adioustons le commandement, la force, le fer et le feu. Il y a du malheur d’en estre là, que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. ( Essais, liv. III, chap. xi.)

Je donnerais volontiers la meilleure de mes pages pour celle-là.

  • — Fort bien, me dira-t-on ; mais l’on vous a déjà accusé d’avoir écrit en faveur du suicide et contre la Providence ; ne craignez-vous pas qu’on vous reproche ici de prêcher l’incrédulité ?
  • — Il faut s’attendre à tout, et aller toujours son chemin.

XIX.

Je vais passer rapidement sur les Lettres qui suivent ; on formerait un volume de ce qu’elles offrent de remarquable.

L’éloge de Lucilius ; la description des bains de Baïes ; les différentes classes de sages ; que peu d’hommes connaissent leurs défauts ; les infirmités auxquelles notre philosophe était sujet ; la maison de Vatia, à l’entrée de laquelle on aurait pu graver, comme au fronton de la plupart de nos palais : CI-GIT LE BONHEUR ; son séjour à Baïes ; la possibilité de méditer, d’étudier, d’écrire au milieu du tumulte ; du premier mouvement dans la passion ; de la division des êtres, selon Platon ; de la disette de la langue latine ; de la différence de la joie et de la volupté ; de l’objet méprisable des vœux et des prières du vulgaire  ; de la soumission du sage à la nécessité : « La nécessité n’est que pour le rebelle ; le sage n’obéit point au destin ; ils veulent tous deux » ; voilà ce qui remplit l’espace de la Lettre XLIXe à la LXIIe , où notre philosophe se reproche d’avoir pleuré sans mesure la perte de son ami Sérénus, et nous dit : « Vous avez inhumé votre ami ; eh bien, cherchez quelqu’un à aimer » ; comme si ce quelqu’un-là se trouvait en un moment. Il ajoute : « La douleur est, de tous les tableaux, celui dont le spectateur se lasse le plus promptement : récente, elle intéresse ; vieille, elle est fausse ou insensée ; l’on s’en moque, et l’on fait bien. » Cela est-il vrai ? Il m’a semblé qu’on l’admirait, qu’on la louait et qu’on la fuyait.

Quoi ! l’on se moque d’un époux, d’un amant, d’un fils, inconsolable de la mort de sa femme, de sa maîtresse, de son père, de son ami ! Il n’en est rien ; et pour répondre à Sénèque dans sa manière, je lui dirai : « Nous sommes touchés de tout ce qui nous promet des regrets éternels. Nous voulons nous survivre à nous-mêmes dans le cœur de ceux que nous laissons après nous. Le tribut que la tendresse décerne à la cendre des autres, nous est garant de celui que les personnes que nous chérissons et qui nous chérissent, rendront à la nôtre ; et comme nous nous sommes flattés que, si nous venions à les perdre, nous ne les oublierions jamais, nous les accuserions volontiers d’ingratitude s’il nous venait en pensée qu’un jour nous en serions oubliés. L’expérience journalière ne nous détrompe point d’une aussi douce illusion : notre vanité nous excepte d’une loi générale ; et nous ajoutons foi à cette espèce d’engagement des vivants avec les morts, comme des femmes si souvent trompées croient encore aux serments d’un dernier amant. Si on laisse l’homme qui pleure seul avec sa douleur, tant mieux ; c’est la meilleure compagnie qu’il puisse avoir : pour celui qui a les regards attachés sur l’urne de sa femme ou de sa fille, est-il rien de plus importun que la présence de celui qui rit ? »

XX.

Sénèque prétend, Lettre L, « que le vice est dans l’âme une plante étrangère ; que la vertu s’y trouve dans son terrain, et qu’elle s’y enracine de plus en plus, parce qu’elle est dans l’ordre de la nature, dont le vice est l’ennemi… » Cela est-il bien vrai ? Pourquoi donc tant de vicieux, et si peu de vertueux, au milieu de tant de prédicateurs de vertu ? Pourquoi tant de besoin et si peu de succès de l’éducation dans la jeunesse ? tant de conseils et si peu de fruit dans l’adolescence et dans l’âge viril ? tant de fous dans la vieillesse ? tant d’indocilité dans l’esprit, au milieu de la ruine des sens ? La passion parle toujours la première, et la raison se tait, ou ne parle que tard et à voix basse. Sénèque ne se contredit-il pas, lorsqu’il reproche à Apicius d’inviter à la débauche une jeunesse portée au mal, même sans exemple ?

A l’en croire, « les bois tortus peuvent être redressés, les poutres courbées s’amollissent à la chaleur humide : pourquoi donc, ajoute-t-il, l’âme même endurcie dans le vice ne se corrigerait-elle pas ?… » Je parlerais contre l’expérience, si je niais la possibilité de ce prodige ; mais, mon respectable philosophe, les raisons que vous empruntez de la flexibilité et de la mollesse de la substance spirituelle sont bien frivoles. N’êtesvous pas en contradiction avec vous-même, lorsque vous assurez ailleurs que la vertu une fois acquise l’est pour toujours, que la vertu ne se désapprend pas ? Hélas ! c’est alors qu’on serait tenté de convenir avec vous que la substance spirituelle est bien flexible, bien molle ; mais si elle est telle pour revenir du mal au bien, telle elle doit être aussi pour retourner du bien au mal.

Il raconte au même endroit une petite anecdote domestique. Il garda la folle de sa femme, comme une des charges de sa succession. « J’ai peu de goût, dit-il, pour ces espèces de monstres ; et si j’avais à m’amuser d’un fou, je ne l’irais pas chercher hors de moi. Elle a perdu subitement la vue : mais une chose incroyable et vraie, c’est qu’elle ignore qu’elle est aveugle, et ne cesse de prier son conducteur de la déloger d’une maison où l’on ne voit goutte. Nous rions d’elle, et nous lui ressemblons.  »

Lettre LII. « Le moraliste devrait rougir de honte, si l’on oublie la vertu dont il parle pour remarquer son éloquence… » En général, quelle que soit la cause que vous plaidiez, qu’on ne vous trouve éloquent que quand vous vous serez tu ; c’est à la force et à la durée des impressions que vous aurez faites, à ramener, de réflexion, sur votre talent.

Sénèque était si faible, si glacé, qu’il nous dit, Lettre LVII, qu’il passait presque l’hiver entier entre des couvertures.

On voit, Lettre LVIII, que la langue latine s’était appauvrie, comme la nôtre, en se polissant : effet de l’ignorance et d’une fausse délicatesse ; de l’ignorance, qui laisse tomber en désuétude des mots utiles ; d’une fausse délicatesse, qui proscrit ceux qui blessent l’oreille ou gênent la prononciation. Alors, des expressions d’Ennius et d’Attius étaient surannées, comme plusieurs de Rabelais, de Montaigne, de Malherbe et de Régnier le sont aujourd’hui. Au temps de Sénèque, Virgile commençait à vieillir. De toutes les machines, il n’y en a aucune qui travaille autant que la langue, aucune d’aussi orgueilleuse et d’aussi passive que l’oreille ; et l’une et l’autre tendent à se délivrer d’un malaise léger, mais continu.

Il dit, sur la vieillesse, « qu’il est doux de rester longtemps avec soi, quand on est devenu soi-même un spectacle consolant pour soi ; cependant qu’il y a plus d’inconvénients à attendre les infirmités, et à vivre trop longtemps, qu’à mourir trop tôt, et qu’on n’est pas loin de la peur de finir, quand on laisse arriver le destin sans oser faire un pas au-devant de lui… » Et j’ajouterai : A quoi bon rester, quand on n’est plus propre qu’à corrompre le bonheur, à troubler les devoirs, et à empoisonner les jours de ceux que la reconnaissance et la tendresse attachent à notre côté ? N’attendons pas qu’ils nous donnent congé ; nous avons vécu, permettons-leur de vivre. Et ne craignons pas que ce conseil soit funeste aux vieillards ; ils ont tous la peur de mourir : la vie n’est vraiment dédaignée que par ceux qui peuvent se la promettre longue ; ils ne la connaissent pas, comment y attacheraient-ils de l’importance ou du mépris ? Ils vivent comme ils font tout le reste, sans y réfléchir.

XXI.

Sénèque dit, Lettre LX : « L’enfant croît au milieu de la malédiction de ses parents » ; et si l’on se rappelle les actions dont il est témoin, les propos qu’il entend dans le foyer paternel, on ne trouvera pas l’expression exagérée.

Lettre LXIII : « De toutes ces femmes tendres qu’on a eu tant de peine à retirer du bûcher, à séparer du cadavre de leurs époux, citez-m’en une qui ait eu des larmes pour un mois. »

Le jour de la mort d’un époux est un jour d’hypocrisie solennelle.

Elle trahissait hier celui qu’elle pleure aujourd’hui.

Le deuil a fermé la porte aux amis, mais non pas à l’amant.

Le cadavre de l’époux est sous le vestibule, et l’adultère dans son lit.

Le consolateur n’est qu’un importun qui vient rappeler l’humidité dans des yeux secs.

Lettre LXIV, où il traite de la vénération pour les anciens philosophes : « Tous, dit-il, ne sont pas dignes d’applaudir au philosophe. Quelle douceur trouverait-il à l’éloge de celui dont le blâme ne le touche pas ? On n’ambitionne la louange que de celui dont on craindrait le reproche. » Fabianus parlait en public ; mais on l’écoutait avec décence : quelquefois il s’élevait un cri d’admiration, mais arraché, mais produit par la grandeur des idées.

« Sachons mettre de la différence entre les applaudissements de l’école et ceux du théâtre. »

Et pourquoi ? Ils sont accordés les uns et les autres à la vertu et au talent… « Gardez toutes ces démonstrations bruyantes pour les arts qui captent les suffrages ; la vertu ne veut que des respects… » Je crains que ces distinctions ne soient plus subtiles que solides. Au théâtre le spectateur, dans l’école le disciple ne rompent le silence que parce qu’ils ne peuvent plus le garder. L’enthousiasme est le même, et ce n’est pas à l’homme, c’est à la chose grande, honnête, que le premier applaudissement est adressé… « Le philosophe a beaucoup perdu à s’être trop familiarisé…  » Je n’en crois rien… « Il lui faudrait un sanctuaire au lieu d’une place… » L’endroit où il s’explique dignement est toujours un sanctuaire… « Il faut à la philosophie des prêtres, et non des courtiers… » Je ne lui veux ni les uns ni les autres.

Il expose, Lettre LXV, les opinions de Platon, d’Aristote et des stoïciens, sur le monde : on voit ici270 que le système de l’optimisme n’est pas d’hier, et que celui des indiscernables fut connu dès le temps du proverbe : qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, et que l’homme et le fleuve ont changé.

La Lettre LXVI, sur l’égalité des biens et des maux, n’est qu’un tissu de sophismes.

Il traite, Lettre LXVII, du bon ; et Lettre LXVIII, du repos du sage, qu’il arrache de ce recoin du globe pour le lancer dans les plaines de l’immensité. Je consens qu’il y fasse un tour, mais je ne veux pas qu’il y séjourne : s’expatrier ainsi, ce serait n’être ni parent, ni ami, ni citoyen… « Le stoïcien voit, du haut des cieux, combien c’est un siége bas qu’un tribunal, une chaise curule… » De dessus une chaise curule, un tribunal, on voit combien c’est un rôle insensé que de se perdre dans les nues : vues monastiques et antisociales. J’aime mieux ce qui suit :

« C’est une puérilité que de se retirer de la foule, pour l’appeler : c’est appeler la foule que de faire de sa retraite la nouvelle publique. » C’est une sotte vanité que de s’affliger ou de s’offenser quand elle ne vient pas ; c’est ajouter à l’éclat que de la repousser quand elle vient. Et qu’importe qu’on parle ou qu’on se taise de vous, pourvu que vous vous retiriez à temps ? Le malade craint-il ou souhaite-t-il qu’on dise qu’il s’est mis au lit ?

« Attaquer ses vices quand on est vieux, c’est lutter contre un ennemi victorieux, lorsqu’on n’a plus ni force ni courage. A peine un siècle suffirait-il pour discipliner des passions accoutumées à une longue licence. »

XXII.

Ici Sénèque ne permet au sage de se mêler de l’administration publique ni dans toutes les contrées, ni en tout temps, ni pour toujours.

Il me semble que je l’entends s’adresser en ces termes au candidat qui le consulte : « Vous présumez trop de votre amour pour le bien ; votre santé délicate ne suffira pas à la fatigue de votre place ; vous êtes d’un caractère trop faible ou trop raide ; colère et caustique, vous ne sympathiserez pas avec les habitants de la cour. Vous allez vous précipiter datas un chaos d’affaires d’où ni votre zèle, ni vos talents supérieurs ne vous tireront pas. Vous serez desservi par ceux même qui vous appellent à l’administration : vos subalternes vous trahiront, vos prôneurs vous feront des ennemis, vos enthousiates vous nuiront ; vous serez malhonnêtement attaqué, peut-être trop vivement défendu ; vos projets les plus sages seront ou rejetés par l’envie, ou croisés par l’intérêt personnel ou par la haine : il viendra un moment où vous ne saurez ni comment rester, ni comment sortir. Préférez le repos ; vivez avec vous-même et avec vos livres ; dans les temps de peste, on se renferme. »

L’homme d’état qui craint de perdre sa place, n’osera jamais de grandes choses ; son oreille, toujours ouverte aux sollicitations des hommes puissants, est toujours fermée aux plaintes du peuple. Il faut qu’il sache attendre sa disgrâce sans pâlir, l’apprendre sans murmurer ; il faut qu’il dise : « Mon maître avait un bon serviteur ; il n’en veut plus, tant pis pour lui : il serait bien singulier que Ménès pût se passer de Diogène, et que Diogène ne pût se passer de Menès271. » Il est des circonstances où les hommes revêtus des premières places ne sont pas élevés ; ils sont en l’air.

La Lettre LXIX est de l’inconvénient des fréquents voyages.

XXIII.

La Lettre LXX est du suicide.

Voici les causes principales du suicide. Si les opérations du gouvernement précipitent dans une misère subite un grand nombre de sujets, attendez-vous à des suicides. On se défera fréquemment de la vie partout où l’abus des jouissances conduit à l’ennui, partout où le luxe et les mauvaises mœurs nationales rendent le travail plus effrayant que la mort, partout où des superstitions lugubres et un climat triste concourront à produire et à entretenir la mélancolie ; partout où des opinions moitié philosophiques, moitié théologiques, inspireront un égal mépris de la vie et de la mort.

Les stoïciens pensaient que la notion générale de bienfaiteur ne nous faisant point un devoir de garder un présent que nous n’avons pas sollicité, et qui nous gêne, soit que la vie fût un bien ou fût un mal, la doctrine du suicide n’était nullement incompatible avec l’existence des dieux. Ils allaient plus loin : le suicide que la loi civile et la loi religieuse proscrivent également, est un des points fondamentaux de la secte ; selon cette école, « le sage ne vit qu’autant qu’il doit, non autant qu’il le pourrait : le bonheur n’est pas de vivre ; mais le devoir, mais le bonheur est de bien vivre (Lettre LXX). »

Les opinions tombent ou se propagent selon les circonstances ; et quelles circonstances plus favorables à la doctrine dû suicide, que celles où un geste, un mot, une médisance, une calomnie, le ressentiment d’une femme, la haine d’un affranchi, une grande fortune, la délation d’un esclave mécontent ou corrompu, la jalousie, la cupidité, l’ombrage d’un tyran nous envoyaient au supplice dans le moment le plus inattendu ? C’est alors qu’il faut dire aux hommes : mourir ( Ibid.) plus tôt ou plus tard, n’est rien ; bien ou mal mourir, voilà la chose importante : bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal. La fortune peut tout sur celui qui vit encore ; rien, contre celui qui sait mourir… Le centurion va venir… Eh bien, il faut l’attendre. Pourquoi se charger de sa fonction, et épargner l’odieux de ta mort au tyran qui l’envoie ? Mais que j’attende ou n’attende pas, le vieux centurion des dieux, le temps, est toujours en marche. La sagesse éternelle n’a ouvert (Lettre LXX) qu’une porte pour entrer dans la vie, et en a ouvert mille pour en sortir. On n’est pas en droit de se plaindre de la vie ; elle ne retient personne. Vous vous en trouvez bien ? vivez ; mal ? mourez. Les moyens de mourir ne manquent qu’à celui qui manque de courage. Si c’est une faiblesse de mourir parce qu’on souffre, c’est une folie de vivre pour souffrir. Mourir, c’est quitter un jeu de hasard où il y a plus à perdre qu’à gagner. Pourquoi craignons-nous de mourir ? ( Ibid.) C’est que nous sommes d’anciens locataires que l’habitude a familiarisés avec les incommodités de notre domicile : c’est une ridicule terreur d’être pis qui nous empêche de déloger. Notre croyance dans les dieux est bien faible, ou nous avons de l’Être suprême une étrange opinion, si nous éprouvons tant d’aversion à l’aller trouver. La frayeur du moribond calomnie le ciel. Est-ce un bon père, ou un tyran farouche, qui t’attend ? »

« La nature n’est qu’une succession continue de naissances et de morts (Lettre LXXI). Les corps composés se dissolvent ; les corps dissous se recomposent. C’est dans ce cercle infini que s’accomplissent les travaux du grand architecte. »

« Dans une attaque d’asthme, je fus tenté plusieurs fois, dit encore Sénèque, de rompre avec la vie (Lettre LXXVIII)  ; mais je fus retenu par la vieillesse d’un père qui m’aimait tendrement. Je songeai moins à la force que j’avais pour me donner la mort, qu’à celle qui lui manquait pour supporter la perte de son fils. »

Les hommes ne se considèrent pas assez comme dépositaires du bonheur, même de l’honneur de ceux, auxquels ils sont attachés par les liens du sang, de l’amitié, de la confraternité. La honte d’une action rejaillit sur les parents ; les amis sont au moins accusés d’un mauvais choix ; un corps, une secte entière est calomniée272. Il est rare qu’on ne fasse du mal qu’à soi.

XXIV.

En lisant Sénèque, on se demande plusieurs fois pourquoi les Romains se donnaient la mort ; pourquoi les femmes romaines la recevaient avec une tranquillité, un sang-froid tout voisin de l’indifférence ? Les combats sanglants du cirque où ils voyaient mourir si fréquemment, avaient-ils rendu leur âme féroce ? Le mépris de la vie s’élevait-il sur les ruines du sentiment de l’humanité ? Revenaient-ils du spectacle convaincus que la douleur de ce passage qui nous effraye, est bien peu de chose, puisqu’elle ne suffisait pas pour ôter aux gladiateurs la force de tomber avec grâce, et d’expirer selon les lois de la gymnastique273 ?

Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui que les Anciens se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie. Le dialogue suivant n’aurait point eu lieu entre deux Romains :

« Voyez-vous cet endroit ? C’est la bonde de l’étang, le lieu des eaux le plus profond. Vingt fois j’ai été tenté de m’y jeter.

  • — Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
  • — Je mis ma main dans l’eau, et je la trouvai trop froide.
  • — Dans un autre moment, vous l’auriez trouvée trop chaude ; celui qui tâte l’eau, ne s’y jette pas. »

Les conseils, le courage philosophique sont les deux sujets de la Lettre LXXI. Rien de plus grand et de plus beau que la peinture du courage philosophique… « Élevez votre âme, mon cher Lucilius ; renoncez à des recherches frivoles, à une philosophie minutieuse, qui rétrécit le génie. »

« Il faut une grande âme pour apprécier de grandes choses… Les petites âmes portent dans les grandes choses le vice qui est en elles… » C’est la raison pour laquelle on donne le nom de têtes exaltées à ceux qui marquent une violente indignation contre des vices communs qu’on partage, ou qu’on a quelque intérêt à ménager. Pour fréquenter sans honte les grands pervers, et pour en capter la faveur sans rougir, on amoindrit leur perversité ; c’est autant pour soi que pour eux qu’on sollicite de l’indulgence. Mon enfant, je crains bien que vous n’ayez le cœur corrompu, lorsqu’on cessera de vous reprocher une tête exaltée. Puissiez-voùs mériter cette injure jusqu’à la fin de votre vie274 !

XXV.

« Il n’y a point de vent favorable (Lettre LXXI) pour qui ne sait pas dans quel port il veut entrer… » Cela est vrai ; mais la maxime contraire ne l’est-elle pas également, et le stoïcien ne pouvaitr-il pas dire : il n’y a point de vent contraire pour celui à qui tout port convient, et qui se trouve aussi bien dans la tempête que dans le calme ?

Il prouve, Lettre LXXII, que la sagesse ne souffre point de délai ; et Lettre LXXIII, que le philosophe n’est point un séditieux, un mauvais citoyen.

Et comment pourrait-on être de bonne foi, et regarder le philosophe comme un ennemi de l’État et des lois, le détracteur des magistrats et de ceux qui président à l’administration publique ? Qui est-ce qui leur doit autant que lui ? Sont-ce des courtisans placés au centre du tourbillon, avides d’honneurs et de richesses ; pour qui le prince fait tout, sans jamais avoir fait assez ; dont la cupidité s’accroît à mesure qu’on leur accorde ? Des hommes que sa munificence ne saurait assouvir, quelque étendue qu’elle soit, l’aimeraient-ils aussi sincèrement que celui qui tient de son autorité une sécurité essentielle à la recherche de la vérité, un repos nécessaire à l’exercice de son génie ?

« Le commerçant dont la cargaison est la plus riche, est celui qui doit le plus d’actions de grâces à Neptune. »

Le magistrat rend la justice ; le philosophe apprend au magistrat ce que c’est que le juste et l’injuste. Le militaire défend la patrie ; le philosophe apprend au militaire ce que c’est qu’une patrie. Le prêtre recommande au peuple l’amour et le respect pour les dieux ; le philosophe apprend au prêtre ce que c’est que les dieux. Le souverain commande à tous ; le philosophe apprend au souverain quelle est l’origine et la limite de son autorité. Chaque homme a des devoirs à remplir dans sa famille et dans la société ; le philosophe apprend à chacun quels sont ces devoirs. L’homme est exposé à l’infortune et à la douleur ; le philosophe apprend à l’homme à souffrir.

Si l’on attenta quelquefois à la vie du prince, fut-ce le philosophe ? Si l’on écrivit contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ? Si l’on prêcha des maximes séditieuses275, fut-ce dans son école ? A-t-il été le précepteur de Bavaillac ou de Jean Châtel ? C’est le philosophe qui sent un bienfait ; c’est lui qui est prompt à le reconnaître, et à s’en acquitter par son aveu.

XXVI.

Ce sujet mériterait bien d’être traité de nos jours. La question se réduirait à savoir s’il est licite, ou non, de s’expliquer librement sur la religion, le gouvernement et les mœurs.

Il me semble que si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur la religion, les peuples seraient encore plongés dans les superstitions les plus grossières et les plus dangereuses. Si la république avait le irnême droit au temps de l’idolâtrie, nous serions encore idolâtres : on fit boire la ciguë à Socrate sans injustice ; les Néron et les Dioclétien ne furent point d’atroces persécuteurs276.

Il me semble que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur le gouvernement, nous gémirions encore sous les entraves du gouvernement féodal ; l’espèce humaine serait divisée en un petit nombre de maîtres et une multitude d’esclaves ; ou nous n’aurions point de lois ou nous n’en aurions que de mauvaises ; Sidney n’eût point écrit, Locke n’eût point écrit, Montesquieu n’eût point écrit ; et il faudrait compter au nombre des mauvais citoyens ceux qui se sont occupés avec le plus de succès de l’objet le plus important au bonheur des sociétés, et à la splendeur des États.

Il me semble enfin que, si, jusqu’à ce jour, l’on eût gardé le silence sur les mœurs, nous en serions encore à savoir ce que c’est que la vertu, ce que c’est que le vice. Interdire toutes ces discussions, les seules qui soient dignes d’occuper un bon esprit, c’est éterniser le règne de l’ignorance et de la barbarie.

Un philosophe disait un jour à un jeune homme qui avait rassemblé dans un petit ouvrage une foule d’autorités recueillies de nos jurisconsultes en faveur de l’intolérance et de la persécution : « Sais-tu ce que tu as fait ? Tu as passé ton temps à ramasser des fils d’araignée pour en ourdir une corde à étrangler l’homme de bien et l’homme courageux. »

Sénèque démontre, Lettre LXXIV, qu’il n’y a de bon que ce qui est honnête ; et Lettre LXXV, que la philosophie n’est point une science de mots. « En quoi, dit-il, consiste la liberté du sage ? A ne craindre ni les hommes ni les dieux. »

On est philosophe ou stoïcien dans toute la rigueur du terme, lorsqu’on sait dire, comme le jeune Spartiate : Je ne serai point esclave (Lettre LXXVII).

Oh ! la belle éducation que celle où l’on nous aurait appris à nous fracasser la tête contre une muraille, plutôt que de porter un vase d’ordures ! (Ibid.)

« Celui qui s’est rendu maître de soi, s’est affranchi de toute servitude. »

« On donne du temps et des soins à tout ; il n’y a que la vertu dont on ne s’occupe que quand on n’a rien à faire. »

« L’homme vertueux ne craint ni la mort ni les dieux. »

« L’opulence pourra vous venir d’elle-même ; peut-être les honneurs vous seront-ils déférés sans que vous les sollicitiez, et les dignités vous seront-elles jetées. Il n’en sera pas ainsi de la vertu : vous ne l’obtiendrez que de vous-même, et vous ne l’obtiendrez pas d’un médiocre effort. Mais, à votre avis, la certitude de s’emparer de tous les biens d’un coup de main ne mérite-t-elle pas une pénible tentative ? »

« S’il faut s’immoler pour la patrie, s’il faut mourir pour le salut de vos concitoyens, que ferez-vous ?

  • — Je mourrai.
  • — Mais songez-y, votre sacrifice sera suivi de l’oubli, et payé d’ingratitude.
  • — Que m’importe ? je n’envisage que mon action ; ces accessoires lui sont étrangers, et je mourrai… »

Voilà l’esprit qui domine dans toute la morale de Sénèque. Il ne dit pas un mot qui n’inspire l’héroïsme, et c’est la raison peut-être pour laquelle il est si peu lu, et si peu goûté. On ferme l’oreille à des avis qu’on ne se sent pas la force de suivre ; ils importunent parce qu’ils humilient.

On a dit de celui qui se plaisait à la lecture d’Homère, qu’il avait déjà fait un grand progrès dans la littérature. On pourrait dire de celui qui se plaît à la lecture de Sénèque, qu’il a déjà, fait un grand pas dans le chemin de la vertu.

XXVII.

On voit, Lettre LXXVI, que Sénèque ne rougit point de prendre des leçons dans un âge avancé.

« Admirez, dit-il à Lucilius, combien je suis de bonne foi avec vous, par la nature du secret que je vais vous confier. Je fais un cours de philosophie : voici le cinquième jour que je me rends à l’école dès la huitième heure. Ne serait-ce pas le comble de la folie que de ne pas apprendre parce qu’on n’a pas appris ? Je suis donc redevenu écolier ! Pourquoi non ? Et plût à Dieu que ce travers, si c’en est un, fût le seul de ma vieillesse ! Que dira-t-on ? Ce qu’on voudra ; il faut savoir entendre l’injure de l’ignorant, et se mettre au-dessus de son mépris. »

« Quoi ! la vieillesse ne m’empêchera pas d’aller au théâtre, et de me faire porter au cirque ? il ne se donnera pas un combat de gladiateurs sans moi, et je n’oserai me transporter chez un philosophe ! Sachez toutefois que, dans l’école où je vais m’instruire, j’enseigne aussi quelque chose ; c’est qu’il faut apprendre jusque dans la vieillesse. Un fameux joueur de flûte attirera un grand concours ; et l’endroit où l’on enseigne ce que c’est qu’un homme, comment on le devient, restera désert ! »

XXVIII.

« La science et la vertu sont deux grandes choses. Celui qui est sans vertu, possesseur de tout le reste, est rejeté… » Rejeté ! Où ? par qui ? Le méchant a-t-il de l’esprit ? il sera recherché par celui qui s’ennuie ; de la richesse ? à deux heures sa cour sera pleine de clients, et sa table environnée de parasites ; des dignités ? on se pressera dans ses antichambres277.

Dans les sociétés corrompues, les avantages du vice sont évidents ; son châtiment est au fond du cœur, on ne l’aperçoit point. C’est presque le contraire de la vertu.

Sénèque prétend encore qu’il est indifférent qu’on ensemence une vaste étendue de terre, qu’on jouisse de grands revenus, qu’on reçoive les hommages d’un cortège nombreux, qu’on boive des liqueurs délicieuses dans de brillants cristaux… Cela serait à souhaiter ; mais cela n’était pas plus à Rome de son temps, que cela n’est à Paris du nôtre.

Il n’en est pas moins vrai que le bon vaisseau (Lettre LXXVI), ce n’est pas celui qui est le plus richement chargé, et la bonne épée, celle dont la poignée est damasquinée et le ceinturon enrichi de pierreries : il n’en est pas moins vrai qu’on se moque de temps en temps de l’idole de boue devant laquelle on se prosterne  ; mais on se prosterne.

Il entretient Lucilius, Lettre LXXVII, de la flotte d’Alexandrie, et de la mort de Marcellinus.

C’est là « qu’en généralisant le mot de César à un soldat qui lui demandait la mort, et l’adressant à la multitude de ceux qui craignent de mourir, on dirait presque à tous les hommes : Tu crains de mourir ! Est-ce que tu vis ? »

« A les entendre (Ibid.), il n’y aurait point de vie qui ne fût trop courte… » Celle des grands hommes, des hommes vertueux, des hommes utiles, l’est toujours : c’est ce qu’annonce le deuil public, après leur trépas. Il eût mieux valu, sans doute, que l’auteur de Mahomet, d’Alzire, de Brulus, de Tancrède, et de tant d’autres chefs-d’œuvre, mourût quinze jours plus tôt, au retour de son triomphe ; mais il vaudrait encore mieux qu’il vécût. Comment se remplira le vide immense qu’il a laissé dans presque tous les genres de littérature ? Je dirais que ce fut le plus grand homme que la nature ait produit, que je trouverais des approbateurs ; mais si je dis qu’elle n’en avait point encore produit, et qu’elle n’en produira peut-être pas un aussi extraordinaire, il n’y aura guère que ses ennemis qui me contrediront.

« Je veux vivre.

  • — Et pourquoi veux-tu vivre ?
  • — Parce que je suis homme de bien ; parce qu’en mourant je serai regretté du malheureux que je ne secourrai plus ; parce qu’en m’en allant, je laisserai vacante une place dont je remplis les fonctions avec activité, intelligence et fidélité… Quoi ! stoïcien, ces motifs ne te satisfont pas ?
  • — Non, mourir est une des fonctions de la vie.
  • — Mais cette fonction, assez indifférente en soi, est fâcheuse pour ma femme, pour mes enfants, pour mes concitoyens, et je la remplirai le plus tard qu’il me sera possible.
  • — A ce compte, il n’y a point de vie qui ne soit trop courte.
  • — De vie bien employée ? Il n’en faut pas douter. Le méchant endurci, je l’exhorterais sans scrupule à se tuer ; mais l’homme de bien qui se tue, commet le crime de lèse-société, et j’arrêterai sa main si je puis. »

Sénèque dit, à propos de Marcellinus, je crois : « L’homme fort se reconnaît jusque sur son oreiller278. »

Sénèque dit de lui-même : « Depuis longtemps je n’ai rien à gagner ni à perdre… » Cela est faux de tout point… « J’ai plus de provision qu’il ne m’en faut pour une carrière qu’il m’est indifférent de fournir plus loin… » Sénèque, instituteur d’un jeune prince à qui votre présence en impose, ministre des provinces de l’Italie, redoutable antagoniste des courtisans vicieux, protecteur des honnêtes gens, quelque bien que vous ayez fait, est-ce qu’il ne vous en reste plus à faire ?

Il parle, Lettre LXXVIII, des maladies, et du motif qui l’empêcha de se délivrer d’une existence douloureuse ; Lettre LXXIX, de Charybde, de Scylla et de l’Etna.

On rencontre dans cet auteur des mots d’une délicatesse charmante, aux endroits où on les attend le moins. C’est là qu’il dit de la gloire, qu’elle est à la vertu ce que l’ombre est au corps, Lettre LXXIX ; que l’amour de la vertu est un élan continuel de l’âme vers son origine céleste ; que c’est être né pour bien peu de monde que de n’avoir vécu que pour son siècle, et que, pour un œil perçant, le mensonge est diaphane.

XXIX.

Lettre LXXX, de la frivolité des spectacles, et des avantages de la pauvreté.

Il est bien aisé, dira-t-on, de faire l’éloge de la pauvreté quand on regorge de richesses. C’est alors qu’il est bien plus difficile encore d’être pauvre, quand on n’est pas un avare ; et c’est ce que Sénèque sut faire. Il est bien plus difficile de n’être pas corrompu par la richesse, et Sénèque ne le fut point. Censeurs, suspendez un moment votre jugement ; voyez ce que la richesse produit sur tous ceux qui vous environnent, et songez que, pour empoisonner vos ennemis, il ne vous manque qu’un puits d’or.

« La misère, la maladie, le mépris, l’ennui, la vieillesse, la douleur, la méchanceté, l’intolérance, l’injustice, les persécutions, la tyrannie ; tous les vices, toutes les infortunes sont autant d’orateurs éloquents qui nous exhortent à mourir. »

Lettre LXXXI, des bienfaits et de la reconnaissance.

a Vous vous plaignez d’un ingrat ! si c’est le premier que vous ayez fait, homme bienfaisant, félicitez-vous ou de votre bon jugement, ou de votre bonne fortune. »

« Parlez au bienfait comme le brave centurion à son soldat : Camarade, il faut aller, mais il ne faut pas revenir. »

« Si vous avez à peser un service avec une injure, juge dans votre propre cause, la prudence veut que vous ajoutiez du poids aux services que vous avez reçus, et que vous en ôtiez à l’injure qu’on vous a faite. »

« Au fond du cœur reconnaissant, le bienfait porte intérêt. »

Un homme disait qu’il ne pouvait s’empêcher de haïr celui qui lui faisait du bien279. Quel impertinent orgueil ! On lui répondit : Si vous êtes conséquent, vous devez aimer à la folie celui qui vous fait dû mal. Eh ! mon ami, accepte mes offres ; je ne te demande en retour que l’impunité du service que je te rends.

Lettre LXXXII, de la mollesse. C’est là qu’apostrophant l’efféminé, il lui dit : « 0 l’homme vraiment digne d’être livré à la vie ! »

Toute la philosophie se réduit au mépris de la vie, au mépris de la mort et à l’amour de la vertu. Ce texte laconique fournit à Sénèque une abondance incroyable d’idées neuves, originales, ingénieuses, fortes, délicates, souvent grandes, quelquefois sublimes. En le lisant, j’ai plusieurs fois été forcé de m’écrier : Non, je ne serai jamais un sage ! Ses pensées sur la mort me paraissaient si roides, que, m’appliquant à moi-même le mot que je viens de citer sur un lâche qui craignait de mourir, je me suis dit : Ô l’homme vraiment digne d’être livré à la vie !

« La mort, image du sommeil, l’est aussi de la vie inoccupée.  »

« La demeure de l’oisif est un sépulcre. »

Si vous demandez pourquoi Sénèque revient si souvent sur le mépris de la vie et de la mort, c’est que vous ne pensez pas qu’au moment qu’il vous parle, le licteur vous lie les mains.

« On craint autant d’être nulle part que d’être dans les enfers… » Je l’ai entendu dire, mais je n’en ai rien cru.

« Si vous balancez, c’est fait de la gloire… » Quoi ! un instant d’agonie flétrirait une action héroïque ! Ah ! Sénèque, vous êtes trop sévère. La difficulté de vaincre un ennemi ajoute à l’éclat de la victoire.

Dans la même Lettre, il revient encore sur les subtilités de l’école de Zenon : « Si on l’en croyait, on proscrirait cette science à l’aide de laquelle on environne de pièges celui qu’on interroge, pour le conduire à des aveux imprévus, à des réponses contraires à sa pensée. Il faut être plus simple quand on cherche la vérité. » Un mal n’est pas glorieux : la mort est glorieuse : donc la mort n’est pas un mal ! Ce ne fut pas une pareille sottise que Léonidas adressa aux défenseurs des Thermopyles : « Compagnons, leur dit-il, dînez comme des hommes qui, ce soir, doivent souper aux enfers. »

Les sujets des Lettres LXXXIII, LXXXIV, LXXXV, LXXXVI et LXXXVII, sont très-variés. Il s’agit de la présence de Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des vains raisonnements des stoïciens sur l’ivresse ; de son régime : « Je me baigne à froid, dit-il ; à ce bain succède un dîner sans table, après lequel je n’ai pas besoin de me laver les mains. » (Lettre LXXXIII.)

XXX.

On voit et dans les ouvrages et dans la vie privée de Sénèque, que son bonheur était parfaitement isolé de sa richesse, que son régime était austère, et qu’il pouvait tomber dans la pauvreté, je ne dis pas sans se plaindre, mais sans s’en apercevoir.

« La vertu, dit-il, Lettre LXXVI, passe entre la bonne et la mauvaise fortune, et jette sur l’une et l’autre un regard de mépris. »

Sénèque fut encore moins enorgueilli de sa vertu que de sa richesse. Sa vertu me le fait respecter ; la modestie de ses aveux me le fait aimer.

« Mon matelas est à terre, et moi sur mon matelas (Lettre LXXXVII). Des deux vêtements que j’ai, l’un me sert de drap, l’autre de couverture. Nous dînons avec des figues. Mes tablettes font ma bonne chère quand j’ai du pain, et me tiennent lieu de pain quand il me manque. Ma voiture est grossière, et mes mules sont si maigres, qu’on voit bien qu’elles fatiguent. J’en rougis ; je ne suis donc pas sage. Celui qui rougit d’une mauvaise voiture, sera vain d’une belle. Ah ! Sénèque, tu tiens encore au jugement des passants. »

Celui qui parle ainsi de lui-même, vaut bien plus qu’il ne veut se faire valoir.

Je lis, Lettre LXXXV : « Quoi ! dans une lutte qui intéresse le bonheur de l’homme et la gloire des dieux, je ne rougirais pas de me présenter avec une alêne… » C’est le défaut qu’on reproche à Sénèque, mais on n’en cite aucun exemple, et je défie ses détracteurs d’en citer un seul sur la vertu, où le ton ne réponde pas à l’importance du sujet.

XXXI.

N’est-ce pas une chose bien singulière d’entendre Sénèque, Lettre LXXXVII, réduire l’étude des beaux-arts à l’inutilité pour le sage, et attacher de l’importance à savoir si le temps existe par lui-même, s’il y a quelque chose d’antérieur à la durée, si elle a commencé avant le monde ; si elle existait avant les choses, ou les choses avant elle.

J’avoue que, s’il y a des questions oiseuses et étrangères à la sagesse, ce s’ont celles-là. J’en dis autant des disputes sur la nature de l’âme.

« N’apprendrai-je jamais à ignorer quelque chose ? »

Dites beaucoup de choses, si vous voulez en bien savoir une.

Nausiphanès prétend que l’on ne peut non plus démontrer l’existence que la non-existence des êtres ; Parménide, que rien de ce que nous voyons n’existe réellement ; Zénon d’Élée, qu’il n’existe rien. On ne comprend guère ni comment des hommes célèbres chez les Anciens ont avancé d’aussi étranges paradoxes, ni comment ils ont été renouvelés de nos jours par des hommes non moins célèbres ; mais, à la honte de la raison humaine, ce qu’on ne conçoit point du tout, c’est comment ces sophistes n’ont jamais été solidement réfutés. L’évêque de Cloyne a dit : « Soit que je monte au haut des montagnes, soit que je descende dans les vallées, ce n’est jamais que moi que j’aperçois ; donc il est possible qu’il n’existe que moi… 280 » Et Berkeley attend encore une réponse. Lier l’existence réelle de son propre corps avec la sensation, n’est point une chose facile.

Ses Lettres sur la lecture, les exhortations et les conseils, l’opinion des péripatéticiens sur les passions, la maison de campagne de Scipion l’Africain, les bains anciens et les bains de son temps, la culture des oliviers, la frugalité, le luxe et les richesses, sont pleines de principes et de détails intéressants. En voici quelques-uns, tels qu’ils se présentent à ma mémoire.

Le salaire d’un acteur (Lettre LXXX) était de cinq mesures de froment et de cinq deniers. Celui qui disait à Ménélas : « Si tu ne restes en repos, tu périras de ma main… » cet autre qui débitait avec emphase ces vers : « Je commande dans Argos, Pélops m’a laissé un vaste empire… » étaient payés à tant par jour, et couchaient dans un grenier. Comment concilier ces faits avec la fortune immense et la juste considération dont jouissaient un Roscius et d’autres comédiens ? car Sénèque ne fait ici aucune distinction d’un bon et d’un mauvais acteur, et parle évidemment de ceux qui jouaient les premiers rôles. Ces hommes rares étaient apparemment enrichis par les gratifications des Scipions, des Lélius, qui les admettaient à leur table et qui savaient apprécier l’utilité de leurs talents.

Sans Sénèque et Martial, combien de mots, de traits historiques, d’anecdotes, d’usages, nous aurions ignorés !

La conformité de nos mœurs et de celles de son temps est quelquefois si singulière, qu’on revient de la traduction à l’original pour s’en assurer. « Je voudrais bien, dit-il, Lettre LXXXVII, que Caton rencontrât un de nos élégants, précédé de ses coureurs, de ses postillons, de ses nègres, tous enveloppés dans le même tourbillon de poussière… » On se croirait presque sur la route de Versailles.

« Pour connaître la vraie hauteur de l’homme, voyez-le nu. »

Savez-vous l’inscription commune à toute société ? La voici : « C’est ici qu’on voit un nain sur la montagne, et un colosse au fond d’un puits. »

« Point de gloire sans le malheur. Point de haine plus dangereuse que celle qui naît de la honte d’un bienfait qu’on ne saurait acquitter (Lettre LXXXI)… » Je le sais par expérience.

« Lorsque Attalus parle, la vérité qui se fait entendre par sa bouche éloquente s’empare de moi, me transporte ; mais, sorti de son école, rentré dans la société, le commerce des gens du monde a bientôt éteint la chaleur qu’il m’avait communiquée. »

« Je ne m’abstiens pas, je me contiens ; ce qui est plus difficile.  »

« Attalus faisait grand cas des lits durs : celui où je couche à mon âge ne reçoit pas l’empreinte de mon corps. »

Ah ! si les maîtres savaient profiter de la raison saine et de l’âme bouillante de leurs innocents et jeunes élèves !

Ces traits que j’ai transcrits sans ordre, se trouvent, les uns dans les Lettres qui précèdent, les autres dans celles qui suivent.

XXXII.

L’enthousiasme de la vertu lui dictait, dans la Lettre LXXXVIII, tous ces paralogismes que la manie de se singulariser a ressuscités de nos jours281.

« La force, dit-il, Lettre LXXXVIII, n’éprouve point de terreurs ; elle les brave, elle en triomphe : les beaux-arts accroîtront-ils en nous cette qualité ?… » Pourquoi non ?

« La probité, ce trésor de l’âme humaine, que rien ne peut séduire, avec laquelle l’homme dit : Frappez, brûlez, tuez, je ne trahirai point un secret… les beaux-arts la donneront-ils ? élèveront-ils à ces sentiments magnanimes ?… » Comme la morale et la philosophie.

Que Sénèque pousse son énumération aussi loin qu’il voudra, je persisterai dans la même réponse, et je lui dirai, d’après mon expérience, d’après l’expérience des bons et des méchants, que l’imitation d’une action vertueuse par la peinture, la sculpture, l’éloquence, la poésie et la musique, nous touche, nous enflamme, nous élève, nous porte au bien, nous indigne contre le vice aussi violemment que les leçons les plus insinuantes, les plus vigoureuses, les plus démonstratives de la philosophie. Exposons les tableaux de la vertu, et il se trouvera des copistes. L’espèce d’exhortation qui s’adresse à l’âme par l’entremise des sens, outre sa permanence, est plus à la portée du commun des hommes. Le peuple se sert mieux de ses yeux que de son entendement. Les images prêchent, prêchent sans cesse, et ne blessent point l’amour-propre. Ce n’est pas sans dessein ni sans fruit que les temples sont décorés de peintures qui nous montrent ici la bonté ; là, le courroux des dieux. Raphaël est peut-être aussi éloquent sur la toile, que Bossuet dans une chaire.

XXXIII.

Dans la Lettre LXXXIX, il expose les divisions de la philosophie ; puis se repliant, selon son usage, sur la morale, il gourmande, avec beaucoup d’éloquence, l’avarice, l’abus de la richesse, et l’extravagance du luxe.

« Eh quoi ? toujours les mêmes réprimandes ? Et vous toujours les mêmes fautes ?  »

« On ne peut, dit-il, Lettre LXXXIX, avoir la vertu sans l’aimer.  » Cela est vrai. « On ne peut l’aimer, ajoute-t-il, sans l’avoir. » Cela ne me le paraît pas.

Il a consacré la Lettre XC à l’éloge de la philosophie et à la réfutation de Posidonius.

« Nous devons aux dieux de vivre, à la philosophie de bien vivre. »

C’est à cette Lettre que je renverrai celui qui sera curieux de connaître la délicatesse et la vigueur du pinceau de Sénèque. Ici le philosophe s’est complu à nous peindre d’une manière belle et touchante les premiers âges du monde. Mais ce bonheur des hommes anciens n’est-il pas chimérique ? La félicité serait-elle le lot de la barbarie, et la misère celui des temps policés ? Le bonheur de mon espèce m’est si cher, que je suis toujours tenté de croire aux romans qu’on m’en fait : cela me laisse l’espoir d’un âge où le plus vertueux serait le plus puissant.

Posidonius pensait que, dans les siècles de l’homme innocent, le commandement était déposé dans la main des sages ; que les sages contenaient le bras de l’homme violent et protégeaient le faible contre le fort ; qu’ils conseillaient, qu’ils dissuadaient ; qu’ils indiquaient ce qui était utile ou nuisible ; que leur prudence pourvoyait aux besoins des peuples ; que leurcourage écartait les périls dont ils étaient menacés ; que leur bienfaisance accroissait la félicité générale ; que la souveraineté était un fardeau, et non une distinction ; que ce n’était point un riche héritage, mais une charge onéreuse ; qu’une puissance accordée pour protéger n’était pas tentée de vexer ; qu’on obéissait sans murmure, parce qu’on commandait sans tyrannie ; et que la plus grande menace d’un roi était d’abdiquer.

Jusque-là Sénèque est assez d’accord avec Posidonius ; mais lorsque celui-ci fait honneur au sage de l’invention des sciences et des arts, enfants de l’oisiveté, de la curiosité, de l’ennui, du besoin, des plaisirs et du temps, Sénèque s’oppose à toutes, ces prétentions exagérées ; et je crois qu’il a raison.

XXXIV.

Vous trouverez, dans la Lettre XCI, le récit de l’incendie de Lyon, avec des réflexions sur ce terrible événement.

Dans la Lettre XCII, qui est fort belle, la réfutation du principe fondamental des Épicuriens, qui plaçaient le souverain bien dans la volupté.

Dans la Lettre XCIII, la mort de Métronax ; et que la vie ne se doit pas mesurer par sa durée, mais par son activité.

« Est-ce à vous d’obéir à la nature, ou à la nature de vous obéir ? »

« La vie courte de l’homme utile ressemble au plus précieux des métaux, qui a beaucoup de poids sous un petit volume. »

« Celui qui a fait de grandes choses, vit après sa mort ; celui qui n’a rien fait est mort de son vivant. »

« Combien d’années Caton a-t-il vécu ? Caton vit encore ; il s’adresse à nous, il s’adresse à nos neveux. Il a laissé sur la terre le modèle impérissable de l’homme vertueux. »

Là, Sénèque assure que rien n’est plus commun que des hommes équitables envers les hommes, et rien de plus rare que des hommes équitables envers les dieux. Je crois les uns et les autres fort rares, et les premiers peut-être plus encore que les seconds.

Dans la Lettre XCIV, l’union de la philosophie parénétique, ou de préceptes, avec la philosophie dogmatique. Cette Lettre est pleine de sens ; il y a plus de substance dans une de ses pages, que dans tous les volumes des détracteurs de Sénèque. Il y compare le courtisan à ces insectes dont la piqûre imperceptible, accompagnée d’une démangeaison agréable, est suivie d’une enflure douloureuse ; et il la termine par la sortie la plus violente contre Alexandre et les conquérants.

Ce serait à tort que les philosophes modernes se glorifieraient du mépris qu’il ont jeté sur ces fameux assassins : il y a près de deux mille ans que Sénèque en avait fait justice.

Chaque individu participe plus ou moins aux vices de sa nation. Sénèque, Galien et Tacite en sont des exemples frappants. Sénèque s’est laissé éblouir des victoires du peuple romain ; son indignation s’exhale contre les conquêtes d’Alexandre, et il ne s’aperçoit pas, ou se dissimule, que celles des Romains ont été plus longues, plus sanglantes et plus injustes. Galien, qui certes n’était pas un homme ordinaire, croyait aux rêves, aux amulettes et aux maléfices ; et Tacite paraît avoir donné dans les prestiges de l’astrologie judiciaire et les miracles de son temps.

XXXV.

Voici comment il raconte ceux de Vespasien, § LXXXI, liv. IV de ses Histoires. « César attendait dans Alexandrie le retour des vents d’été et une mer navigable, lorsque le ciel manifesta par des prodiges de la prédilection pour ce prince. Un Alexandrin de la lie du peuple, mais connu par son infirmité, se jeta à ses genoux, et le supplia avec gémissement, au nom de Sérapis, le plus révéré des dieux chez cette nation superstitieuse, de le guérir de la cécité, en daignant humecter de sa salive les orbites de ses yeux. Un autre, paralysé d’une main, également inspiré par le dieu, lui demandait de la presser de son pied.. D’abord l’empereur ne leur accorda que de la plaisanterie et du mépris. Balançant ensuite entre les instances réitérées de ces malades, les flatteries de ses courtisans et la crainte d’un reproche de vanité, il ordonna aux médecins d’examiner si leurs maladies étaient de nature à céder à des secours humains. Quelques-uns prononcèrent que la faculté de voir n’était pas entièrement détruite dans l’un, qu’on la lui rendrait en dissipant les obstacles, et que, par des moyens énergiques et salutaires, l’art restituerait à l’autre l’usage de ses membres ; mais que peut-être il était dans les décrets des dieux que la cure s’opérât merveilleusement par l’entremise de César ; qu’au reste, si le remède sollicité produisait un heureux effet, l’honneur en serait pour l’empereur, et le ridicule pour ces affligés, s’il n’en produisait aucun. Vespasien, persuadé que rien n’était au-dessus de sa fortune, et que l’incroyable même était au-dessous de sa puissance, prend un visage serein, satisfait aux vœux des deux malades, au milieu d’une multitude attentive à l’événement, et aussitôt l’aveugle voit, et le paralysé se sert de sa main. Ces deux faits sont attestés aujourd’hui par des témoins oculaires qui n’ont à se promettre de leurs mensonges aucune sorte de récompense. » D’après ce récit, je me demande si ces miracles sont vrais ou s’ils sont faux ; et j’avoue qu’après y avoir bien réfléchi, je vois presque autant d’inconvénient à les rejeter qu’à les admettre.

XXXVI.

L’homme peuple est le plus sot et le plus méchant des hommes : se dépopulariser282, ou se rendre meilleur, c’est la même chose.

La voix du philosophe qui contrarie celle du peuple, est la voix de la raison.

La voix du souverain qui contrarie celle du peuple, est la voix de la folie.

C’est avec une espèce d’indignation que je l’entends avancer, dans la même Lettre, qu’il ne trouve rien de plus froid, de plus déplacé à la tête d’un édit ou d’une loi, qu’un préambule qui les motive. « Prescrivez-moi, ajoute-t-il, ce que vous voulez que je fasse ; je ne veux pas m’instruire, mais obéir. »

J’en demande pardon à Sénèque, mais ce propos est celui d’un vil esclave qui n’a besoin que d’un tyran. J’obéis plus volontiers, quand la raison des ordres que je reçois m’est connue. Lorsque notre philosophe dit ailleurs que les lois contribuent au bonheur quand elles sont autant des enseignements que des ordres, ne se réfute-t-il pas lui-même ?

Quoique nous ayons vu de nos jours des souverains vendre leurs sujets et s’entr’échanger des contrées283, une société d’hommes n’est pas un troupeau de bêtes : les traiter de la même manière, c’est insulter à l’espèce humaine. Les peuples et leurs chefs se doivent un respect mutuel ; et, Faites ce que je vous dis, car tel est mon bon plaisir, serait la phrase la plus méprisante qu’un monarque pût adresser à ses sujets, si ce n’était pas une vieille formule de l’aristocratie transmise d’âge en âge, depuis les temps barbares de la monarchie, jusqu’à ses temps policés. Je décerne un autel au ministre qui daigna le premier nous rendre raison de la volonté de notre maître. Quant au souverain qui croira pouvoir, sans descendre de son rang, substituer à la phrase usuelle celle qui suit : « Faites ce que je vous dis, parce qu’il y va de votre sûreté, de votre liberté et de votre bonheur » ; je lui décerne une statue d’or, avec cette inscription : Des hommes relevèrent à un de leurs semblables.

« Il arrive quelquefois à la crainte de philosopher, et à l’ennui de raisonner sagement. »

« On serait tenté de croire que la bonne fortune est incompatible avec le bon jugement. »

« On honore assez l’Être suprême en l’imitant. »

« On continue de vivre par faiblesse et par courage. »

« L’homme sage vivra, non pas autant qu’il lui convient, mais autant que la nécessité l’exigera. Il se commandera la vie. quand la sécurité des siens en dépendra : il y a de la grandeur à rester pour les autres… » C’est d’après ces sages principes que Sénèque et Burrhus gardèrent leur poste après la mort d’Agrippine.

Je lis dans la Lettre XCIV : « Le nombre des médecins est à proportion des maladies, et les maladies à proportion des cuisiniers…284 » On pourrait ajouter : et les maladies difficiles à guérir à proportion de la multitude des remèdes ; et les vices à proportion du nombre des lois.

« Ô bizarrerie incroyable ! le meurtre, puni quand il est commis clandestinement, est ordonné par le décret du sénat, et exigé par la frénésie du peuple. »

« 0 bizarrerie incroyable ! le faste des tables est soumis à la censure ; et l’on ne s’élève point à la censure sans une profusion publique et scandaleuse. »

En quel endroit du monde ne remarque-t-on pas cette contradiction des usages et des lois ?

Il faut laisser subsister la loi parce qu’elle est sage. Il faudrait réformer l’usage, mais cela ne se peut : c’est la folie générale de toute une nation, à laquelle le remède serait peutêtre pire que le mal ; ce serait un acte de despotisme. Celui qui pourrait nous contraindre au bien, pourrait aussi nous contraindre au mal. Un premier despote, juste, ferme et éclairé, est un fléau ; un second despote, juste, ferme et éclairé, est un fléau plus grand ; un troisième qui ressemblerait aux deux premiers, en faisant oublier aux peuples leur privilège, consommerait leur esclavage285.

La société ressemble à une voûte : si la clef, ou le premier voussoir pèse trop, l’édifice n’est tôt ou tard qu’un amas de ruines.

XXXVII.

La Lettre xcv ne le cède en rien à la précédente : Sénèque y prouve que la philosophie parénétique, ou de préceptes, ne suffit pas. Lorsque Saint-Évremond s’expliquait si légèrement sur Sénèque, il ne l’avait pas lu.

Un de ces hommes frivoles, qu’on appelait de son temps d’agréables débauchés, un épicurien sensuel, un bel esprit, était peu fait, par son état, son caractère et ses mœurs, pour apprécier les ouvrages de Sénèque, et goûter ses principes austères. Voici mot à mot le jugement que Saint-Évremond portait de Sénèque et de lui-même.

« Je vous avouerai, dit-il avec la dernière impudence, que j’estime beaucoup plus la personne que les ouvrages de ce philosophe.  »

Saint-Evremond, ainsi que la plupart de ceux qui ont parlé de Sénèque, soit en bien soit en mal, ne connaissait ni ses ouvrages ni sa personne.

« J’estime le précepteur de Néron, l’amant d’Agrippine, l’ambitieux qui prétendait à l’Empire. »

Sénèque ne fut l’amant ni d’Agrippine ni de Julie ; la méchanceté le soupçonna seulement, sur l’intimité qui régnait entre lui et celle-ci, d’avoir été le confident de ses intrigues. SaintEvremond n’est que l’écho de Dion, ou du moine Xiphilin, l’écho de l’infâme Suilius.

Sénèque corrupteur de Julie, estimé par Saint-Évremond, n’en resterait pas moins exposé à la censure des hommes qui ont un peu de morale. Quoique la dépravation ait fait de grands progrès depuis un siècle, nous n’en sommes pas encore venus jusqu’à louer l’adultère.

Sénèque n’eut point l’ambition de régner. Néron ne put jamais l’impliquer dans la conjuration de Pison ; et pour assurer qu’il n’ignorait pas que les conjurés avaient résolu de l’élever à l’Empire, il faut s’en rapporter à un bruit populaire286.

Il ne suffit pas de faire une jolie phrase, il faut encore y mettre de la vérité.

« Du philosophe et de l’écrivain je ne fais pas grand cas. »

C’est être bien difficile ; c’est l’être plus que Quintilien, qui n’aimait pas Sénèque, plus que Columelle, Plutarque, Juvénal, Fronto, Martial, Sidonius Apollinaris, Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance, saint Augustin, saint Jérôme, Juste Lipse, Érasme, Montaigne et beaucoup d’autres, qui se sont illustrés comme philosophes et comme littérateurs. Il y a plus de saine morale dans ses écrits que dans aucun autre auteur ancien, et plus d’idées dans une de ses lettres que dans les quinze volumes de Saint-Évremond.

« Sa latinité n’a rien de celle du temps d’Auguste, rien de facile, rien de naturel. »

Cela se peut ; mais c’est un bien léger défaut, surtout pour d’aussi pauvres connaisseurs que nous dans une langue morte. Sa latinité est celle de Pline l’Ancien, de Pline le Jeune et de Tacite : en admirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n’écrit pas comme Tite-Live ; cependant quel est l’homme d’un peu de génie qui ne préfère le penseur profond à l’écrivain élégant, le nerf de l’un à l’harmonie de l’autre ? On est souvent pur et plat, sublime et barbare ; on met souvent le plus grand choix des mots à dire des riens, et l’on dit de grandes choses d’un style très-négligé, très-incorrect.

« Toutes pointes, toutes imaginations qui sentent plus la chaleur d’Afrique ou d’Espagne que la lumière de Grèce ou d’Italie. »

Sans doute, il y a dans Sénèque des jeux de mots, des concetti, des pointes qui me blessent autant que Saint-Évremond ; des imaginations ouvertes, dont il faut moins accuser le manque de génie que l’enthousiasme du stoïcisme, et que je voudrais, non supprimer, mais adoucir. La pensée de Sénèque peut très-souvent être comparée à une belle femme sous une parure recherchée ; Quintilien, le rival de Sénèque, s’en était bien aperçu : « Cet auteur, dit-il, fourmille de beautés, il a des sentiments de la plus grande délicatesse. On y rencontre à chaqu e page des idées sublimes qui forcent l’admiration… » Et, n’en déplaise à Saint-Évremond, Quintilien est un juge un peu plus sûr que lui.

« Néron avait auprès de lui des petits-maîtres fort délicats, qui traitaient Sénèque de pédant. « 

Saint-Évremond en a fait tout à l’heure un amant d’Agrippine  ; ici, il en fait un pédant. S’entend-il bien lui-même ? connaît-il ceux qu’il appelle des petits-maîtres ? un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, un Sporus, un Athénagoras, un troupeau d’infâmes débauchés, de corrupteurs, d’adulateurs d’un monstre, de scélérats dignes du dernier supplice, en comparaison desquels le plus vicieux de nos courtisans est un homme de bien. Il est glorieux d’être ridicule aux yeux de tels personnages ; c’est presque leur ressembler que de les nommer sans indignation. Néron fut plus cruel qu’eux, mais ils furent plus vils que lui.

Sénèque a dit : « Une âme qui connaît la vérité, qui sait distinguer le bien du mal ; qui n’apprécie les choses que d’après leur nature, sans égard pour l’opinion ; qui se porte dans tout l’univers par la pensée, en étudie la marche prodigieuse et revient de la contemplation à la pratique ; dont la grandeur et la force ont pour base la justice ; qui sait résister aux menaces comme aux caresses ; qui commande à la mauvaise fortune comme à la bonne ; qui s’élève au-dessus des événements nécessaires ou contingents ; qui ne voudrait pas de la beauté sans la décence, de la force sans la tempérance et la frugalité ; une âme intrépide, inébranlable, que la violence ne peut abattre, que le sort ne peut ni humilier ni enorgueillir ; une telle âme est l’image de la vertu, etc.. » Voilà le philosophe dont SaintEvremond a osé dire qu’il ne lisait jamais les écrits sans s’éloigner des sentiments qu’il voulait lui inspirer ; voilà les pointes avec lesquelles il écrivait de la vertu.

« Sa vertu fait peur… » C’est que sa vertu n’a ni l’afféterie, ni les petites grâces, ni les petites mines d’une femme de cour. Sa vertu fait peur : oui, aux efféminés, aux flatteurs, aux enfants et peut-être même à l’homme que la nature n’a pas destiné au rôle de Régulus ou de Caton, si l’occasion s’en présente, et par conséquent à beaucoup de monde, à Saint-Évremond, à moi ; avec cette différence qu’il est fier de sa faiblesse, et que je suis honteux de la mienne ; qu’il plaisante de cette vertu, et que je me prosterne devant elle.

« Il me parle tant de la mort et me laisse des idées si noires, que je fais ce qui m’est possible pour ne pas profiter de ma lecture. »

Saint-Évremond n’est pas digne de l’école où il s’est glissé ; et il n’écouterait pas sans pâlir l’histoire des derniers moments d’Épicure, son martre.

« Il est ridicule qu’un homme qui vivait dans l’abondance et se conservait avec tant de soin, ne prêchât que la pauvreté et la mort. ».

Celui qui s’exprime ainsi n’a jamais lu les ouvrages de Sénèque et n’en connaît guère que les titres ; sa vie privée lui est inconnue. Sénèque était frugal ; riche, il vivait comme s’il eût été pauvre, parce qu’il pouvait le devenir en un instant : sa fortune était le fonds de sa bienfaisance ; son luxe, la décoration incommode de son état : c’était ses amis qui jouissaient de son opulence ; il n’en recueillait que l’embarras de la conserver et la difficulté d’en faire un bon usage.

Le vrai ridicule, c’est celui d’un vieillard frivole prononçant d’une manière aussi tranchée et d’un ton aussi indécent sur les écrits, la doctrine et les mœurs d’un personnage aussi respectable que Sénèque.

Le vrai ridicule c’est de permettre de lire Sénèque et de l’imiter quand on en sera réduit à se couper les veines : lorsqu’on en est là, il n’est plus temps de lire. Quand on n’a pas lu et relu Sénèque d’avance, on l’imite mal. Il me semble que j’entends Sénèque, s’adressant à Saint-Évremond, lui dire : « Et qui est-ce qui n’est pas exposé d’un moment à l’autre à avoir les veines coupées ? Si ce n’est par la cruauté d’un tyran, ce sera par le décret de là nature. Et qu’importe que votre sang soit versé ou par un centurion ou par un phlébotomiste ? par la fluxion de poitrine ou par la proscription, en mourrez-vous moins ? en serez-vous moins obligé de savoir mourir ? » Lorsque la corruption est systématique et que le vice est devenu les

mœurs de l’homme, il n’y a pas plus de remède qu’à la vieillesse.

J’ai apostrophé Saint-Évremond parce que, devant la justice également à ceux qui sont et à ceux qui ne sont plus, je parle aux morts comme s’ils étaient vivants, et aux vivants comme s’ils étaient morts.

On a écrit autrefois des libelles contre les honnêtes gens comme on en écrit aujourd’hui ; mais peu sont parvenus jusqu’à nous.

Nos bibliothèques immenses, le commun réceptacle et des productions du génie et des immondices des lettres, conserveront indistinctement les unes et les autres. Un jour viendra où les libelles publiés contre les hommes les plus illustres de ce siècle seront tirés de la poussière par des méchants animés du même esprit qui les a dictés ; mais il s’élèvera, n’en doutons point, quelque homme de bien indigné qui décèlera la turpitude de leurs calomniateurs, et par qui ces auteurs célèbres seront mieux défendus et mieux vengés que Sénèque ne l’est par moi.

Le vice des ignorants est d’enchérir sur les invectives des méchants, dans la crainte de n’en paraître que les échos. Les détracteurs modernes de Sénèque ont été beaucoup plus cruels que les anciens ; les douze lignes d’un Suilius ont enfanté des volumes d’injures atroces.

XXXVIII.

La Lettre XCVI est de la résignation ; la XCVIIe , du jugement de Clodius : lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation romaine, même au temps de Caton. Un jeune libertin s’introduit, à la faveur d’un déguisement, dans le lieu de la célébration des mystères de la bonne déesse et déshonore la femme de César ; il est appelé devant les tribunaux et renvoyé absous. Mais quel fut le prix de la corruption des juges ? De grandes sommes d’argent. C’eût été comme aujourd’hui et dans tous les temps. Avec ces sommes d’argent on stipula la prostitution de plusieurs femmes désignées et la jouissance déjeunes gens de la première distinction. Nous le cédons autant aux Romains dissolus qu’aux Romains vertueux.

Dans la XCVIIIe il dévoile la frivolité des biens extérieurs ; et dans la XCIXe il veut que le style de l’orateur soit énergique, celui du poëte tragique, sublime, et que le poëte comique ait de la finesse.

Le philosophe se soutiendra par la grandeur des choses.

Les Lettres C, CI, CII et CIII nous instruisent de la mort du fils de Marcellus et de la modération dans la douleur ; du caractère des ouvrages de Fabianus Papirius ; de la différence du style oratoire et du style philosophique ; de la mort de Sénécion ; de la célébrité dans les siècles à venir ; des terreurs paniques : Dans celle-ci, il dit à Lucilius : « Que la philosophie vous corrige de vos vices, mais qu’elle n’attaque pas ceux des autres ; qu’elle se garde bien de se déclarer hautement contre les mœurs publiques…  » Il me semble que Sénèque a fait, toute sa vie, le contraire de ce qu’il prescrit ici, et qu’il a bien fait. A quoi donc sert la philosophie, si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez au titre d’instituteur du genre humain. Vous serez persécuté ; c’est votre destinée ; on vous fera boire la ciguë, Socrate l’a bien bue avant vous ; on vous emprisonnera, on vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on vous fera peut-être vous-même monter sur un bûcher… Vous pâlissez ! la frayeur vous prend ! et vous voulez attaquer les mauvaises lois, les mauvaises mœurs, les superstitions régnantes, les vices, les vexations, les actes de la tyrannie ! Quittez votre robe magistrale, ou sachez renoncer au repos : votre état est un état de guerre ; vous n’avez pas seulement affaire aux erreurs et aux vices, mais encore aux aveugles et aux vicieux ; votre unique souci, c’est d’avoir raison. Ménager les préjugés, c’est manquer à la vérité ; ménager les vices, c’est rougir de la vertu…

Cet ouvrage sera bien mauvais, s’il n’irrite pas la haine et n’excite pas les cris de la méchanceté. Elle souffrirait patiemment que je lui enlevasse une de ses victimes ! Je ne m’y attends pas. Heureusement, entre les ennemis de la philosophie, si les uns ont la perversité des Tigellin, ils n’en ont pas la puissance ; et si les autres en ont la puissance, ils n’en ont pas la perversité ; ceux qui pourraient me nuire ne le voudront pas, et ceux qui le voudraient ne le pourront pas287. Si je vous disais qu’un merveilleux critique a découvert, après de profondes méditations, que D’Alembert était un idiot, un pauvre mathématicien, un mauvais écrivain, un malhonnête homme, et que le pain que nous mangeons était un poison, la proscription des tripots de jeu une loi injuste, j’aurais rendu cet homme aussi absurde, aussi ridicule qu’on peut l’être, cependant il ne m’en arriverait rien.

XXXIX.

Sénèque parle, Lettre CIV, de sa faible santé, et de la tendresse de sa seconde femme Pauline. « Mes études, dit-il (Lettre LXXVIII), m’ont sauvé : c’est à la philosophie que je dois la vie, et c’est la moindre des obligations que je lui ai… » Il ajoute, dans une autre Lettre (Lettre CIV)  : « Ne pouvant obtenir de Pauline d’en être aimé d’une manière plus courageuse, elle a obtenu de moi que je m’aimerais avec plus de faiblesse…  » De là il passe au peu d’effet des voyages dans les maladies de l’âme.

Il prétend, Lettre cv, que les vertus sont corporelles : vaines disputes de mots.

La Lettre CVI contient de bons préceptes de conduite.

La CVIIe est une exhortation dans les adversités.

Il enseigne, Lettre CVIII, la manière de lire et d’écouter les philosophes. Si le lecteur a eu la patience de me lire jusqu’ici, j’espère qu’il ne se rebutera pas pour quelques lignes de plus, — en revanche, je m’engage à plus de brièveté dans l’examen des autres ouvrages.

« Le sage peut-il être utile au sage ? Chaque homme a-t-il son bon génie ?… » et, à ce sujet, le mot d’Épicure, qui ne demandait que du pain et de l’eau pour être l’égal de Jupiter. A quoi bon les sophismes et les chicanes dans la philosophie ? A la déshonorer. Les mauvaises habitudes se déracinent-elles facilement ? Telle est la matière des Lettres CIX, CX, CXI et CXII.

Il dit, Lettre CX : « Soit que vous soyez sous la protection d’une Providence, ou abandonné au basard, l’imprécation la plus terrible que vous puissiez faire contre un ennemi, c’est qu’il le devienne de lui-même. . »

« Ne vous applaudissez pas trop de mépriser le superflu ; vous vous applaudirez quand vous en serez venu à mépriser le nécessaire… » Ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d’un sage, et mépriser le nécessaire, d’un fou.

« Épicure demande du pain et de l’eau : s’il est honteux de faire consister son bonheur dans l’or et l’argent, il ne l’est pas moins de le faire dépendre du pain et de l’eau… » Je voudrais bien savoir où est la honte de ne pas vouloir mourir de soif et de faim. On n’est pas heureux pour avoir l’absolu nécessaire ; mais on est très-malheureux de ne l’avoir pas.

Lettre CXII, il désespère de l’amendement de l’ami de Lucilius : « il n’y a rien de bien à faire d’un homme de cet âge. »

Lettre CXIII, il se moque un peu de ses bons amis les stoïciens, qui disputaient entre eux si les vertus étaient des animaux… En vérité, lorsqu’on voit des hommes tels qu’un Cléanthe, un Chrysippe, s’occuper de pareilles frivolités, on serait tenté d’attacher peu d’importance à la perte de leurs ouvrages, et de les ranger dans la classe des Albert le Grand, des Scot, et autres péripatéticiens, dont la réputation s’est évanouie avec l’ignorance de leur siècle,

Là, il se déchaîne derechef contre Alexandre : ailleurs, il s’adresse à ces hommes qui feraient peut-être assez peu de cas de la vertu, s’il ne leur était permis d’en afficher le faste ; qui en ont toujours, et d’aussi mauvaise grâce, le mot à la bouche que les femmes sauvages leur perle pendue à la lèvre, et qui semblent nous dire, par leurs continuels apophthegmes : « Écoutez-moi, regardez-moi ; c’est moi qui suis sage. » Si tu l’étais vraiment, tu t’occuperais moins à le persuader, tu le serais sans ostentation ; la vertu obscure, la vertu même couverte d’une ignominie non méritée, ne serait pas sans attraits pour toi.

« Si vous refusez d’être juste sans gloire, vous serez quelquefois exposé à l’être avec ignominie. Alors, si vous avez une âme vraiment grande, la mauvaise renommée, encourue par des voies honnêtes, ne sera pas sans charme pour vous. »

XL.

Si Sénèque a montré de la finesse et du goût dans quelqu’une de ses Lettres, c’est dans la CXIVe , où il examine l’influence des mœurs publiques et du caractère particulier sur l’éloquence et le style. Mécène écrivait comme il s’habillait ; son discours fut mou, négligé, lâche comme son vêtement. Sénèque ne veut pas que le philosophe, l’orateur même, s’occupe beaucoup de l’élégance et de la pureté du style ; il l’aime mieux véhément qu’apprêté.

Les richesses font-elles le bonheur ? L’opinion des péripatéticiens sur l’utilité des passions est-elle vraie ? Quelle différence le stoïcien met-il entre la sagesse et le sage ? Qu’est-ce que le bon ? Qu’est-ce que l’honnête ? Quels sont nos besoins et nos désirs naturels ? Quelle est l’origine de nos idées du bon et de l’honnête ? En quoi consiste la constance du sage ? Les animaux ont-ils le sentiment de leur état ? De la vie réglée, de l’extravagance du luxe, de la frugalité. Le souverain bien réside-t-il dans l’entendement ? Sa notion y est-elle innée ? ou les premières idées de la vie ont-elles pour base, ainsi que les éléments de toute science et de tout art, quelques phénomènes acquis par les sens ? Voilà le reste des questions agitées depuis la Lettre CXVe jusqu’à la CXXIVe et dernière.

Lettre CXVI : « Un jeune fou demandait à Panétius si le sage pouvait être amoureux. Panétius lui répondit : Oui, le sage. »

Lettre CXXI : « L’accomplissement de vos désirs les plus vifs a souvent été la source de vos plus grandes peines… » En effet, combien il m’est arrivé de fois de soupirer après le malheur !

Lettre CXXII : « Discerner la vérité au milieu de l’erreur générale, c’est le caractère du génie. Opposer son sentiment à celui de tout un peuple, c’est l’indice d’une âme forte. »

Il serait difficile de citer un sentiment honnête, un précepte de sagesse, un exemple de beau, qui ne se trouvât dans ces Lettres. On y voit partout un penseur délicat, subtil et profond, un homme de bien. Cependant où ont-elles été écrites ? A la cour la plus dissolue. Dans quel temps ? Au temps de la plus grande dépravation des mœurs. Elles sont au nombre de cent vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul mot qui sente l’hypocrisie. Ici, sa pensée s’échappe librement de son esprit ; là, son âme et sa tête s’échauffent de concert : il est indigné, il est violent, mais à travers les différents mouvements qui l’agitent, toujours vrai, toujours lui. Je suppose que ce recueil tombât entre les mains d’un homme de sens, mais assez étranger à la philosophie pour ignorer le nom de Sénèque ; et qu’après la lecture de ces Lettres, on lui demandât ce qu’il pense de l’auteur. Balancerait-il à répondre qu’on n’écrit ainsi que quand on a reçu de la nature une élévation, une force d’âme peu commune ? Et réussirait-on à lui persuader le contraire, surtout si l’on faisait passer successivement sous ses yeux les autres ouvrages de Sénèque, et qu’on terminât cet Essai par l’histoire de sa vie et le récit de sa mort ? Ne serait-il pas tenté de s’écrier de Sénèque, comme Érasme de Socrate : Sancte Seneca ?

Deux grands philosophes firent deux grandes éducations : Aristote éleva Alexandre ; Sénèque éleva Néron.

Les deux hommes le plus sages, les deux plus grands philosophes, l’un d’Athènes, l’autre de Rome, sont morts d’une mort violente288 ; tous deux ont été tourmentés pendant leur vie, et calomniés après leur mort. Vous qui marchez sur leurs traces, plaignez-vous si vous l’osez.

Les Lettres de Sénèque sont trop pleines, trop substantielles, pour être lues sans interruption. C’est un aliment solide qu’il faut se donner le temps de digérer.

Consolation à Marcia

XLI.

Éloge de Marcia. Exemples, inutilité de la douleur. Incertitude des événements. Liaison de la vie avec la mort. Sort dont son fils était menacé. Discours du père à sa fille.

Marcia était fille de Crémutius Cordus, à qui l’on fit un crime d’avoir loué Brutus, et appelé Cassius le dernier des Romains, dans une histoire qu’il venait de publier. Crémutius se laissa mourir de faim, pour se soustraire à la haine de Séjan. Alors, par une mort volontaire, on affligeait des scélérats privés du plaisir d’assassiner. Les livres de Crémutius furent condamnés au feu ; sa fille les conserva.

On lit dans cet ouvrage de Sénèque que les flammes avaient consumé la plus grande partie des monuments des lettres romaines ; trait qui ne peut avoir rapport à l’incendie de Néron, postérieur à cette Consolation.

Le philosophe débute avec une fermeté, une noblesse dont tout homme qui a de l’élévation et quelque génie, sera frappé. Son exorde n’est indigne ni de Démosthène, ni de Cicéron, ni de Bossuet. Sénèque propose à Marcia l’exemple d’Octavie après la mort de Marcellus, et celui de Livie après la mort de Drusus : il assied à côté d’elle le philosophe Aréus : ce qu’Aréus disait à Livie, il l’adresse à Marcia. Après Aréus, c’est Cordus qui parle à sa fille. Aux traits empruntés de l’histoire, il fait succéder les raisons de la philosophie, l’apologie de la mort, le tableau des dangers de la vie, l’apothéose de son fils admis au rang des Immortels ; et il finit par une très-belle prosopopée, dans laquelle Cordus, du haut des cieux, relève l’âme abattue de Marcia, sa fille.

XLII.

Il me semble que la Consolation est un genre d’ouvrage peu commun chez les Anciens, et tout à fait négligé des modernes. Nous louons les morts qui ne nous entendent pas ; nous ne disons rien aux vivants qui s’affligent à nos côtés. Cependant à quoi l’homme éloquent peut-il mieux employer son talent qu’à essuyer les larmes de celui qui souffre, à l’arracher à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ; à le réconcilier avec la vie, avec ses parents, avec ses amis, par la considération du bien qui lui reste à faire ; à déchirer le crêpe qui voile le ciel aux regards du malheureux, et à restituer la sérénité au spectacle de la nature ? Ce serait d’ailleurs un moyen très-délicat de louer le mort, s’il en valait la peine.

A quelque heure du jour ou de la nuit qu’Ariste lise ces lignes, il se rappellera ce que Pithias lui disait, lorsqu’après la perte d’une épouse chérie, il s’écriait, en versant un torrent de larmes : « Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde. — Il n’y a plus de bonheur pour vous dans ce monde ! et vous êtes opulent, et il existe autour de vous tant de malheureux à soulager289 ! »

La vie d’Ariste a bien prouvé, jusqu’à ce jour, qu’entre toutes les consolations qu’on pouvait lui proposer, Pithias avait rencontré celle qui convenait à son ami : le temps lui en offrit d’autres qui n’étaient pas moins solides.

XLIII.

Il y avait trois ans que Marcia pleurait la mort de son père, lorsque Sénèque lui adressa cet ouvrage.

Je tiendrai parole : je me contenterai d’indiquer quelquesuns des beaux traits qu’on y lit.

« Ce ne sont pas les pleurs qu’on se permet, qui prolongent le spectacle de la douleur ; ce sont ceux qu’on se commande. »

Rien de plus ingénieux que la comparaison du voyage de la vie avec le voyage de Syracuse.

« Vous vous embarquez pour Syracuse ; qui que vous soyez, connaissez les avantages et les inconvénients de votre voyage. Vous verrez le bras de la mer qui sépare l’île du continent ; vous côtoierez l’abîme si célébré par la fable, et dont le vent impétueux du midi change la surface paisible en un gouffre où les vaisseaux vont se perdre ; vous boirez les eaux limpides de l’Aréthuse, qui semble traverser celles de la mer sans en prendre l’amertume ; vous visiterez les lieux où la puissance d’Athènes vint échouer ; vous entrerez dans ces prisons ou rochers creusés à une profondeur incroyable, séjour de la douleur et des gémissements ; vous jouirez du spectacle étonnant d’une ville dont la vaste enceinte renfermerait des États. Si les hivers de la contrée sont doux, ses étés sont funestes. Là, vous trouverez un tyran, ennemi de la liberté, étranger à toute justice, à qui la philosophie ne put inspirer un sentiment d’humanité, quelque respect pour les lois ; plongé dans la débauche au milieu d’un troupeau d’émulés, de fauteurs et de compagnons de sa lubricité ; des tyrans subalternes à la merci desquels la fortune et la vie des citoyens sont abandonnées, des assassins soudoyés, un sénat sans force et sans dignité, des prêtres sans mœurs, tous les vices du luxe, tous les crimes de la misère, toutes les perfidies de l’intérêt personnel, toutes les alarmes suscitées par le despotisme, l’espionnage et les délations ; vous entendrez les imputations de la jalousie accréditées par la haine, et répétées par l’ennui ; vous tomberez dans un chaos de forfaits et de vertus. Vous voilà bien prévenu ; si vous vous trouvez mal de votre séjour en Sicile, ne vous en prenez qu’à vous. Je vous entends ; vous ne vous êtes pas mis en mer librement, c’est le sort qui vous a jeté dans Syracuse : j’en conviens ; mais qui vous y retient ?… » Sénèque compare ensuite l’homme prêt à entrer dans le monde, avec le voyageur embarqué pour Syracuse  ; et le, discours qu’il adresse au premier sur la limite de l’existence et du néant, est d’un philosophe instruit pour son siècle, et d’un orateur éloquent dans tous les temps. On serait tenté de croire que la peinture de Syracuse est celle de Rome sous Tibère ou sous Caligula.

XLIV.

« L’affliction devient la volupté lugubre d’une âme infortunée…  » La vérité de cette pensée ne sera sentie que des âmes tendres.

« Sylla prit le surnom d’Heureux, sans redouter ni la haine des hommes, sur le malheur desquels il avait fondé sa prospérité, ni la jalousie des dieux, complices de l’excès et de la durée de son bonheur. »

En prenant au pied des autels le surnom d’Heureux, il se mit sous la protection des dieux ; son assassin aurait commis un sacrilège. Je n’en regarderai pas moins son impunité comme un prodige de la générosité romaine.

« La douleur des animaux est violente et courte… » Est-ce une raison pour blâmer la douleur profonde et durable de l’homme ? La brute ! beau modèle à proposer à l’homme affligé !

« Que l’homme connaît peu la misère de son état, s’il ne regarde pas la mort comme la plus belle invention de la nature ! »

« Vous enviez à votre fils la destinée de votre père, et vous le plaignez sur un sort que votre père a désiré. »

Les motifs que Sénèque emploie dans ses consolations, sont une cruelle Satire du règne des tyrans : je me plais à l’avouer ; combien il en faudrait effacer de lignes aujourd’hui !

« Les funérailles des enfants sont toujours prématurées lorsque les mères y assistent. »

Idée touchante, qui a tout à fait le caractère de l’ancien temps, et le tour homérique.

Au chapitre XVIII, dans l’endroit où il arrête un des ancêtres de Marcia sur la limite de l’existence et du néant, le livre des destinées lui est ouvert, et la nature lui dit : « Tu connais à présent les biens et les maux qui t’attendent, toi et ta longue postérité ; veux-tu être, ou ne pas être ?… » Puis il ajoute : « Marcia, on a choisi pour vous. »

« Je vois toutes les misères de la vie ; mais à côté d’elle, je vois la mort. »

Il faut convenir que ce motif de consolation donne une haute idée de la fermeté de caractère dans la personne à qui l’on ose le proposer. Les sentiments religieux à part, quelle est celle d’entre nos femmes à qui l’on pourrait dire : Vous ne sauriez cesser de souffrir ? mourez.

« Votre fils est mort trop tôt ? Et Pompée, et Cicéron, et Caton, et tant d’autres, ont vécu trop d’une année, trop d’un jour… » Cela est beau.

Ce qui suit est de tous les pays et de tous les temps. « Voyez la multitude des mères qui se désolent sur leurs enfants vivants : votre fils a échappé à la perversité de son siècle, et vous le regrettez ! »

J’ai à côté de ma table, tandis que je prononce tout haut ces dernières lignes que je viens d’écrire, une mère290 qui me répond : « Avec tout cela, je veux conserver mes enfants… » Mais puisque vous êtes à chaque instant menacée de les perdre, apprenez ce que vous auriez à vous dire si ce malheur vous arrivait.

Sénèque évoque des cieux l’âme de Crémutius, qui s’adresse à sa fille ; et la Consolation finit par ce morceau d’éloquence, qui mérite d’être lu.

De la Colère

XLV.

Il faut connaître cette passion ; il faut la dompter en soi, il faut l’éviter dans les autres. Quels en sont les symptômes ? Quelles sont ses définitions ? L’homme colère en est-il la seule victime ? Est-elle dans la nature ? Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-elle la force ? ajoute-t-elle au courage ? Y a-t-il des circonstances qui l’excusent, ou qui la justifient ? Marque-t-elle une âme faible, ou une âme forte ?

Ce traité est adressé à un homme très-doux, à Annæus Novatus, celui des frères de Sénèque qui prit dans la suite le nom de Junius Gallion.

On a pensé que l’instituteur l’avait écrit à l’usage de son élève ; je n’en crois rien. Les leçons de sagesse qu’il y donne sont si générales, qu’à peine en distinguerait-on quelques-unes applicables aux souverains en particulier, et encore moins au prince dont on lui avait confié l’éducation. Elles ont le caractère de la secte, et le ton du Portique ; elles ne sentent en aucun endroit ni le palais de l’empereur, ni le fond de la caverne du tigre.

Si Sénèque, en généralisant ses préceptes, s’était proposé d’instruire Néron sans l’offenser, il aurait montré de la prudence et de la finesse ; mais cette circonspection se concilie mal avec la franchise d’un philosophe et la roideur d’un stoïcien.

Sénèque est ici grand moraliste, excellent raisonneur, et de temps en temps peintre sublime. Une réflexion qui se présente

après la lecture de ce traité, c’est qu’il est parfait dans son genre, et que l’auteur a épuisé son sujet.

Si l’on y rencontre quelques opinions hasardées, ce sont des corollaires outrés de la philosophie qu’il avait embrassée.

« La colère est une courte folie, un délire passager… Les bêtes sont dépourvues de colère… » Et pourquoi de la colère, plutôt que de l’amour, de la haine, de la jalousie et des autres passions ?… « C’est que la colère ne naît que dans les êtres susceptibles de raison… » Dites de mémoire et de sentiment. Mais pourquoi les animaux en seraient-ils dénués ? Je crains bien que, dans cet endroit et quelques autres, Sénèque n’ait donné des limites trop étroites aux qualités intellectuelles de l’animal.

« Les animaux sont privés des vertus et des vices de l’homme… » Je n’en crois rien, pas plus que l’homme soit privé des vices et des vertus de l’animal ; il n’y a de différence réelle que dans les vêtements.

« La colère n’est pas conforme à la nature de l’homme… » Je ne connais pas de passion plus conforme à la nature de l’homme. La colère est un effet de l’injure ; et la sagesse de la nature a placé le ressentiment dans le cœur de l’homme, pour suppléer au défaut de la loi. Il était important qu’il se vengeât lui-même au temps où il n’y avait aucun tribunal protecteur de ses droits. Sans la colère et le ressentiment, le faible était abandonné sans ressource à la tyrannie du fort, et la nature eût fait autour de quelques-uns de ses violents enfants une multitude innombrable d’esclaves.

« La vertu serait bien à plaindre, si la raison avait besoin du secours des vices… » (Livre I, chap. x.) C’est que les passions ne sont pas des vices : selon l’usage qu’on en fait, ce sont ou des vices ou des vertus. Les grandes passions anéantissent les fantaisies, qui naissent toutes de la frivolité et de l’ennui. Je ne conçois pas comment un être sensible peut agir sans passion. Le magistrat juge sans passion ; mais c’est par goût ou par passion qu’il est magistrat.

Quoi, Sénèque ! (Livre I, chap. XII.) « Le sage n’entrera pas en colère, si l’on égorge son père, si l’on enlève sa femme, si l’on viole sa fille sous ses yeux ?… »

  • — Non…
  • — Vous me demandez l’impossible, le nuisible peut-être. Il ne s’agit pas de se conduire ici en homme, c’est presque dire en indifférent ; mais en père, en fils, en époux. Socrate est en colère lorsqu’il dit à son esclave : Comme je te battrais, si je n’étais pas en colère !

« Il est (livre I, chap. XIV) impossible que l’homme de bien n’entre pas en colère contre le méchant, disait Théophraste…

  • — Ainsi, lui répond Sénèque, on sera d’autant plus colère qu’on sera meilleur… »

Vous vous trompez, répliquerai-je à Sénèque ; vous oubliez la distinction que vous avez faite vous-même de l’homme colère, et de l’homme qui se met en colère. Dites : ainsi, l’indignation contre le méchant sera d’autant plus forte qu’on aimera davantage la vertu ; et je serai de votre avis.

L’indignation contre le méchant, la bienveillance pour l’homme de bien, sont deux sortes d’enthousiasme également dignes d’éloge.

« C’est la multitude des méchants qui doit réprimer la colère du sage… » C’est, cerne semble, cette multitude qui doit l’irriter. Qu’un pervers soit assis parmi des magistrats, qu’il y ait au pied des autels un ministre scandaleux, à peine en serai-je surpris ; mais si la masse d’un sénat ou d’un clergé est corrompue, comment retiendrai-je mon indignation ?

« Pourquoi s’irriter contre celui qui se trompe ?… » Le méchant se trompe presque toujours dans son calcul, presque jamais dans son projet. Pour faire son bien, il n’ignore pas qu’il fait le mal d’autrui. S’il n’était que fou, j’en aurais pitié.

« S’il fallait se fâcher contre le méchant, on se mettrait souvent en colère contre soi-même… » C’est ce qu’on fait, et pas aussi souvent qu’on le devrait.

XLVI.

Pison condamne à mort un soldat pour être retourné du fourrage ; sans son camarade (livre I, chap. XVI). Ce soldat présentait sa gorge au glaive, lorsque son camarade reparut. Ces deux hommes se tenant embrassés, sont reconduits, aux acclamations du camp, dans la tente de Pison, qui dit à l’un : « Toi, tu mourras, parce que tu as été condamné à mourir ; à l’autre : Toi, tu mourras, parce que tu as occasionné la condamnation de celui-là ; et au centurion : Toi, pour n’avoir pas obéi… » A ce récit, dites-moi, que se passe-t-il en votre âme ? Est-ce que vous ne sentez pas la fureur s’en emparer ? Est-ce que vous ne criez pas à ces trois malheureux : Lâches, que faites-vous ? Quoi ! vous vous laissez égorger sans résistance ! Suivez-moi : élançons-nous tous les quatre sur cette bête féroce, poignardons-la, et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on voudra ; nous ne mourrons pas du moins sans être vengés. Je le sens au bouillonnement de mon sang ; j’en conviens, c’est la passion qui me transporte, et qui m’associe dans ce moment aux trois soldats exécutés il y a deux mille ans. Mais si je suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma folie ?

Oui, j’ai dit à Lucain, délateur d’Acilia, sa mère : Je te hais, je te méprise ; je ne te lirai plus… Et je ne m’en dédis pas. A chaque beau vers, à chaque sentiment vertueux, je verrais l’ombre d’Acilia s’élever entre son fils et moi ; et je croirai sans peine que le censeur n’est pas sujet à ces apparitions-là.

Ici, je fais cause commune avec trois soldats, et je ne suis pas le maître de sentir autrement. C’est que chacun a son caractère. Il est des hommes que le vice révolte trop fortement peutêtre, ils ne s’y feront jamais : toute leur vie ils éprouveront une profonde indignation à l’aspect de l’injustice ; les malheurs publics ou particuliers leur feront verser des larmes ; ils s’affligeront douloureusement sur la vertu qui souffre ; ils seront délicieusement attendris sur la vertu récompensée. Que les événements se passent à côté d’eux, ou qu’ils se soient passés il y a deux mille ans, ils y sont également présents ; leur cœur, d’intelligence avec leur imagination, franchit la distance des temps et des lieux. Poètes tragiques, dites-moi, ne sont-ce pas là les spectateurs que vous désirez ? Ils sont pourtant bien ridicules.

XLVII.

La passion et la raison ne se contredisent pas toujours ; l’une commande quelquefois ce que l’autre approuve.

La raison est tranquille ou furieuse.

La différence que Sénèque met entre la colère et la cruauté me paraît juste. L’homme colère est violent ; l’homme cruel est froid.

Mais si le spectacle de l’injustice excite la colère, Socrate ne rapportera jamais dans sa maison le visage avec lequel il en est sorti… Tant mieux ; Socrate ne m’en paraîtra que plus vertueux.

« Il y a plus d’inconvénient à être craint que méprisé… » Assurément ; cependant il vaut mieux inspirer de la crainte que de s’exposer au mépris.

En parlant de certaines lois, Sénèque dit qu’elles ont été faites contre des hommes qu’on supposait ne devoir jamais exister… Il me semble que c’est le contraire qu’il fallait dire. La loi serait absurde, sans l’existence présupposée d’un coupable, fût-ce d’un parricide, et d’un infracteur : j’ajoute et d’un infracteur, car il y a toujours deux délits commis à la fois : l’action proscrite par la loi, et l’infraction de la loi qui proscrit l’action.

Dans le chapitre où Sénèque examine cette pensée, Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne ; il s’écrie : « La crainte ! quelle compensation à la haine ! Qu’on te haïsse ! eh bien, est-ce pour qu’on t’approuve ?… Non… Pour qu’on t’obéisse ?… Non… Pourquoi donc ? Pour qu’on te craigne ! A ce prix, je ne voudrais pas même être aimé. » (Livre I, chap. XVI.)

Parmi les idées de Sénèque, je me plais encore plus à citer celles qui montrent la bonté de son âme, que celles qui montrent la beauté de son esprit, parce que je fais plus de cas de l’une de ces qualités que de l’autre ; parce que j’aimerais mieux avoir fait une belle action qu’une belle page ; parce que c’est la défense des Calas, et non la tragédie de Mahomet que j’envierais à Voltaire.

  • — Mais ce Mahomet est en même temps un ouvrage de génie, et une bonne action.
  • — J’en conviens.
  • — Le génie est plus rare que la bienfaisance.
  • — D’accord.
  • — Il se trouva en un jour trois cents hommes qui se firent égorger pour la patrie, et, parmi ces trois cents hommes, il n’y en avait pas un seul capable de faire un vers d’Euripide ou de Sophocle.
  • — Je n’en cloute pas ; mais ils sauvèrent la patrie.

Tite-Live dit d’un Romain : « C’était plutôt une âme grande que vertueuse… » « N’en croyez rien, répond Sénèque ; il faut être vertueux, ou renoncer à être grand. »

Ô Sénèque, homme si bon, je suis fâché de la préférence que tu donnes au rôle cruel de Démocrite, qui se rit des malheureux humains, sur le rôle compatissant d’Heraclite, qui pleurait sur la folie de ses frères (livre II, chap. x).

Je ne crois pas qu’il y eût d’homme moins disposé par caractère à la philosophie stoïcienne que Sénèque, doux, humain, bienfaisant, tendre, compatissant. Il n’était stoïcien que par la tête : aussi à tout moment son cœur l’emporte-t-il hors de l’école de Zenon.

XLVIII.

Il n’y a presque aucune condition dans la société qui ne puisât dans Sénèque d’excellents préceptes de conduite. Il avait médité l’homme dans la retraite, il l’avait vu en action dans le grand tourbillon du monde. Pères, et vous, instituteurs de la jeunesse, lisez et relisez le chapitre XXI du même livre.

Sénèque emploie souvent des moyens subtils ; mais les moyens simples et solides ne lui échappent pas.

« Avec votre égal la vengeance est douteuse ; avec votre supérieur, c’est une folie ; avec votre inférieur, c’est une lâcheté. »

Le chapitre XXX est très-beau.

Il dit, chapitre XXXI : « Tous les hommes portent au fond de leurs âmes les mêmes sentiments que les rois ; ils voudraient pouvoir tout contre les autres, et que les autres ne pussent rien contre eux. »

Le beau recueil qu’on formerait des mots singuliers qu’il nous a conservés ! Tel est celui du courtisan (livré II, chap. XXXIII) à qui l’on demandait comment il était parvenu à une si longue vieillesse (et comment, pouvait-on ajouter, il avait conservé une aussi constante faveur), et qui répondit : En recevant des outrages et en en remerciant.

Prexaspe dit à Cambyse, assassin de son fils, dont il vient de percer le cœur d’une flèche : Apollon lui-même n’aurait pas tiré plus juste… Harpagus dit à son souverain, qui lui fait servir les têtes de ses enfants, dont il venait de lui faire manger les membres : Tous les mets sont agréables à la table des rois… Et cette bassesse, mon philosophe, remplit votre âme de colère, votre bouche d’imprécations ! Je vous en loue, mais vous avez oublié vos principes sur la colère. Lorsque vous vous écriez : « Un père laisser le meurtre de son fils sans une vengeance proportionnée à l’atrocité du crime !… » vous sentez juste ; mais, de stoïcien que vous étiez, vous vous êtes fait homme.

XLIX.

C’est, je crois, dans le traité de la Colère (livre III, chap. XXXVI) qu’il parle du soliloque, la pratique habituelle de Sextius. A la fin de la journée, retiré dans sa chambre à coucher, Sextius s’asseyait sur la sellette. Là, juge et criminel en même temps, il s’interrogeait et se répondait : De quel défaut t’es-tu corrigé aujourd’hui ? Quel penchant vicieux as-tu combattu ? En quoi vaux-tu mieux ? Le vice s’intimidera, quand il saura que tous les soirs il sera mis à la question. Est-il rien de plus louable, de plus utile que cette espèce d’inquisition291 ? Quel sommeil que celui qui succède à cette enquête ! Qu’il est doux, tranquille, profond, lorsque l’âme a reçu des éloges, des réprimandes et des conseils ; lorsque, censeur de sa propre conduite, on a informé sans partialité contre soi ! « Voilà, dit Sénèque, une fonction de la magistrature que je me suis réservée : tous les jours je comparais à mon propre tribunal, et j’y plaide pour et contre Sénèque ; je fais, de propos délibéré et de gré, ce que des circonstances fâcheuses font faire aux méchants et aux fous… » Ah ! si j’y avais pensé ! Je n’ai su ce que je disais… Il ne fallait pas en agir ainsi… La belle occasion qui m’a échappé !… C’est à l’aide d’une longue expérience, et de ces reproches réitérés, qu’on devient peu à peu meilleur, et quelquefois plus méchant ; car le méchant systématique a son soliloque comme l’homme de bien : l’un se reproche le mal qu’il a fait ; l’autre, le mal qu’il a manqué de faire.

« La nature nous a formés pour la vertu… » C’est le préjugé d’un homme de bien qui a oublié ce qu’il a fait d’efforts et de sacrifices pour devenir vertueux. Combien de passions violentes et naturelles dans le franc sauvage ! Dans l’état policé, mille vicieux pour un sage… « Le chemin de la vertu n’est ni raide ni escarpé… » Le chemin de la vertu est taillé dans un roc escarpé. Celui que de longs et pénibles travaux ont conduit à son sommet, s’y tient difficilement : après avoir longtemps gravi, il marche sur une planche étroite et élastique, entre des précipices, Sénèque, c’est vous-même qui l’avez dit… « Éprouver la colère est un supplice… » Mais l’étouffer est un tourment… « Est-il donc si difficile de se vaincre soi-même… ? » Très-difficile. Quoi de plus pénible, quoi de plus incommode à manier que les passions ? Ce sont vos propres termes. Sénèque montre la vertu facile aux méchants qu’il veut corriger, et facile aux bons qu’il veut encourager.

La raison sans les passions serait presque un roi sans sujets.

De la Clémence

L.

Ce traité est adressé à Néron, au commencement de la seconde année de son règne ; aussi le ton en est-il noble et élevé, le style souvent ingénieux, mais plus simple, moins haché, et, s’il m’est permis d’emprunter une expression, de la peinture, plus large.

C’est la plus adroite et la plus forte leçon qu’il fût possible de donner à un jeune prince dont on avait pressenti le penchant à la cruauté. Si l’on m’assurait que dans les années de sa perversité jamais les regards de Néron ne tombèrent fortuitement sur la couverture de cet ouvrage sans que le trouble et les remords ne s’élevassent au fond de son cœur, je serais tenté de le croire.

On y est introduit par l’éloge de l’empereur ; d’où l’on passe à la nature de la clémence, à ses motifs, à son utilité pour tous les hommes, à sa nécessité pour un souverain, et aux moyens d’acquérir, de conserver et de fortifier en soi cette vertu.

Néron monta sur le trône à dix-huit ans ; on voit en cet endroit que le philosophe avait découvert la bête féroce sous la figure humaine. Il y a des exemples, des réflexions, des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre prince que Néron. Ce n’est qu’à un tigre qu’on dit : Ne soyez point un tigre.On trouvera, au chapitre XXIV, des traits qui justifieront ma pensée. Au reste, les rois, les magistrats, les pères, les instituteurs, les maîtres, tous ceux qui ont quelque autorité sur les autres, y apprendront à juger des circonstances où il convient de pardonner ou de punir, et à discerner la ligne étroite qui sépare la clémence de l’injustice.

Si l’on doute que Sénèque sache penser de grandes choses, et les rendre avec noblesse, j’en appellerai au discours qu’il a mis dans la bouche de Néron, au premier chapitre de ce traité ; et je demanderai s’il y a quelques pages plus belles en aucun auteur, sans en excepter l’historien Tacite.

LI.

Le voici, ce discours : « Qu’il est doux de pouvoir se dire à soi-même : Seul d’entre les mortels, j’ai été choisi pour représenter les dieux sur la terre ! Arbitre absolu de la vie et de la mort chez toutes les nations, le sort et des peuples et des individus fut déposé dans mes mains. C’est par ma bouche que la force déclare ce qu’il convient d’accorder, et la justice ce qu’il convient de refuser. C’est de mes réponses que les royaumes et les cités reçoivent les motifs et de leur désolation et de leur allégresse. Nulle partie du monde n’est florissante que par ma faveur. Ces milliers de glaives que la paix retient dans leurs fourreaux, d’un clin d’œil je les en ferai sortir. C’est moi qui décide quelles nations seront anéanties ou transférées, affranchies ou réduites en servitude ; quels souverains seront faits esclaves, quels fronts seront ceints du bandeau royal ; quelles villes on détruira, quelles autres s’élèveront sur leurs ruines. Malgré cette puissance illimitée, on ne peut me reprocher un seul châtiment injuste. Je ne me suis livré ni à la colère, ni à la fougue de la jeunesse, ni à la témérité des uns, ni à l’opiniâtreté des autres, qui lassent les âmes les plus tranquilles, ni à la cruelle ambition, si commune dans les maîtres de la terre, de manifester leur pouvoir par la terreur. Avare du sang le plus vil, le titre d’homme est une recommandation suffisante auprès de moi. A ma cour, la sévérité marche voilée, et la clémence se montre à visage découvert. J’ai tiré les lois de l’obscurité, et je m’observe comme si je leur devais compte de mes actions. Je suis touché de la jeunesse de l’un, de la caducité de l’autre, de la faiblesse de celui-ci, de la considération de celui-là ; et au défaut d’un motif de commisération, je pardonne pour me complaire à moi-

même. Dieux immortels, paraissez, interrogez-moi sur mon administration  ; je suis prêt à vous répondre. »

Je ne connais point d’auteur moderne qui ait plus d’analogie avec un auteur païen, que Corneille avec Sénèque.

Si Racine doit à Tacite la belle scène entre Agrippine et son fils, Corneille doit à Sénèque celle d’Auguste et de Cinna (Voyez le chapitre IX du premier livre).

Quelle étrange révolution les années ont apportée dans mon caractère ! Lorsque j’entends Agamemnon dire à Iphigénie :

Vous y serez, ma fille,

je suis encore touché ; mais lorsque j’entends Auguste dire à un perfide :

Soyons amis, Cinna,

mes yeux se remplissent de larmes292.

LII.

Néron fut clément par dissimulation dans sa jeunesse, et Auguste par lassitude dans sa vieillesse.

Le traité de Sénèque n’ayant pas corrigé Néron, celui-ci dut concevoir secrètement une haine d’autant plus profonde contre un peintre hardi, qui mettait d’avance sous ses yeux le hideux portrait qui lui ressemblerait un jour.

Dans cet ouvrage, les conséquences des principes de l’auteur le mènent à des assertions difficiles à digérer. Il prononce décidément que la compassion est un défaut réel ; que la cruauté et la compassion sont deux extrêmes, l’une de la sévérité, l’autre de la clémence : ce qui m’inclinait d’abord à croire qu’en passant du latin dans notre langue, le mot compatir avait changé d’acception  ; ou que l’influence des mœurs générales sur les notions du vice et de la vertu faisait traiter de faiblesse à Rome ce que nous regardons comme un sentiment d’humanité. Mais il est évident, par ce qui suit, que l’opinion de Sénèque est la pure doctrine de Zenon, qui regardait la grandeur d’âme comme incompatible avec la crainte et le chagrin, et la leçon d’une école dont le sage était sans pitié, parce que la pitié était un état pénible de l’âme. Zenon disait et Sénèque après Zenon : « Mais sans compassion ni pitié, notre philosophe fera tout ce que fait l’homme sensible et compatissant… » J’en doute ; en secourant celui qui souffre, l’homme sensible et compatissant se soulage lui-même.

« C’est la clémence qui distingue le monarque du tyran… » Ne serait-ce pas plutôt la justice, source du respect et de l’amour des peuples ?

LIII.

« Le plus misérable des hommes, c’est le tyran. »

Les deux faits qui suivent montrent que l’esprit des peuples s’écarte souvent de l’esprit des lois. Érixon, chevalier romain, fait périr son fils à coups de fouet. On s’attroupe autour de lui ; les pères, les mères et les enfants l’attaquent, et le percent de leurs stylets : l’autorité d’Auguste le garantit à peine de la fureur populaire ; et la clémence de Titus Arius, qui se contenta d’exiler son fils, juridiquement convaincu d’avoir attenté à sa vie, reçut un applaudissement général. La circonspection de l’empereur dans cette conjoncture est digne d’éloge. Je renvoie à mon auteur, que je n’ai pas résolu de copier page à page.

« La bienfaisance garde le souverain pendant le jour ; l’amour de ses sujets est sa garde nocturne. »

« Le souverain est l’âme d’un corps politique, dont les membres sont sans cesse agités par ses vices et par ses vertus.  »

« Le pardon que le souverain accorde à un citoyen, est un acte de clémence envers la république. »

« Le souverain dit : Il n’y a personne qui ne puisse tuer contre la loi. Je suis le seul qui puisse sauver malgré elle… » Oui, mais partout où c’est la prérogative de la souveraineté, il n’y a plus de loi.

« Avant que d’agir d’autorité, jeune souverain, demandezvous à vous-même si c’est ainsi qu’en useraient les dieux que vous avez pris pour modèles. »

« Un écuyer rendrait son cheval ombrageux, s’il ne lui faisait sentir de temps en temps une main caressante. Il n’est point d’animal plus sujet à se cabrer que l’homme. »

« C’est un beau, mais rare spectacle, que celui d’un prince impunément offensé. »

« Il est dangereux d’instruire une nation du grand nombre des citoyens pervers ; c’est donner aux esclaves la liste de leurs maîtres. »

« La commisération pleure en condamnant ; la justice sévère a l’œil sec ; la cruauté insultante l’a riant. »

De la Providence

LIV.

Il y a une Providence ; les désordres physiques et moraux n’en contredisent pas la notion : ce que nous regardons comme des maux n’est tel que dans notre imagination ; quand ils seraient ce qu’ils nous paraissent, nous ne pourrions nous en prendre aux dieux, qui ont placé sous nos mains tant de moyens pour nous en délivrer. « Si vous souffrez, c’est que vous voulez souffrir : vous échapperez à la mauvaise fortune quand il vous plaira ; mourez. »

Ce traité est dédié au même Lucilius à qui les Lettres sont adressées ; c’est la solution d’une grande difficulté.

Ou le monde est éternel, ou il ne l’est pas. S’il est éternel, voilà donc un être absolu et indépendant de la puissance des dieux ; s’il ne l’est pas, il a été créé.

S’il a été créé ; avant sa création, ou il manquait quelque chose à la gloire et à la félicité des dieux, et les dieux étaient malheureux ; ou il ne manquait rien à leur gloire ni à leur félicité, et, cela supposé, la création du monde, superflue pour eux, n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés.

Si la création du monde n’eut pour objet que l’avantage des êtres créés, pourquoi y eut-il des bons et des méchants ? pourquoi y vit-on le juste opprimé, et le méchant oppresseur ?

Cela ne s’est fait que par impuissance, ou par mauvaise volonté ; par impuissance, si c’était un vice auquel il était impossible d’obvier ; par mauvaise volonté, s’il était possible d’obvier à ce vice, et qu’on ne l’ait pas fait.

On pardonne un mauvais ouvrage à un ouvrier indigent, on ne le pardonne point aux dieux ; tout ce qui sort de leurs mains doit être parfait.

Si la nature de l’ouvrage ne comportait pas la perfection, pourquoi ne pas demeurer en repos ? pourquoi s’exposer, sans nécessité et sans fruit, à la honte de n’avoir rien fait qui vaille ?

Cette difficulté d’enfants a occupé dans tous les siècles les têtes les plus fortes. Elle est proposée tous les jours sur les bancs de nos écoles, présentée dans les cahiers de nos théologiens avec la plus grande vigueur, et résolue, comme tout le monde le sait, de la manière la plus claire.

LV.

Ici Sénèque se charge de la cause des dieux. Il ouvre leur apologie par un tableau majestueux de la grande machine de l’univers.

Il fait l’éloge de la vertu ; la vertu, le lien commun des hommes et des dieux.

Rien de plus énergique que la peinture des illustres malheureux : « Vous enviez leur courage et leur gloire, et vous oseriez reprocher aux dieux les terribles épreuves qui rendent ces hommes si grands à vos yeux ! »

« Dieu est un père, mais un père qui élève rudement ses enfants. Le Spartiate hait-il son fils, lorsque, sous les coups de verges dont il le déchire, son sang ruisselle au pied de l’autel de Diane ? »

Démétrius disait aux dieux : « Dieux immortels, que voulezvous de moi ? Mon fils ? le voilà. Un de mes membres ? choisissez : je ne vous obéis point, je suis de votre avis. »

« Scévola réchauffant sa main sur le sein de sa maîtresse, est-il plus heureux que lorsque son bras s’enflamme, et tombe en gouttes ardentes sur un brasier ? Non, mais c’est alors qu’il est grand. »

Il faut convenir que la difficulté si insoluble pour tous les autres systématiques s’évanouit dans l’école de Zenon.

  • — Quoi ! l’ulcère qui dévore ce malade depuis le premier instant de sa naissance, et qui le dévorera jusqu’à sa mort, n’est pas un mal ?
  • — Non.
  • — N’entendez-vous pas ses cris ?
  • — Il a tort de crier.

Vous direz que cela a l’air d’une plaisanterie inhumaine ; soit. Mais gardez-vous de dédaigner un ouvrage plein d’idées sublimes, qui vous détrompera ou qui vous affermira dans votre opinion. Lisez-le pour le bel endroit où Sénèque incline la tête de Jupiter vers la terre, et attache les regards du maître de l’univers sur Régulus et sur Caton. « 0 Jupiter (livre I, chap. II) s’écrie-t-il, voici deux athlètes dignes de ton admiration : un homme de courage aux prises avec la mauvaise fortune, quoi de plus grand ? Caton debout au milieu des ruines du monde, quoi de plus beau ? »

Mais, dit l’Épicurien, si la vertu de Caton ne put éclater sans l’ambition de César, pourquoi créer l’un et l’autre ? Accorder aux dieux la puissance d’intervertir l’ordre de la nature, c’est rendre la difficulté insoluble… Vous aurez de la peine à me persuader que le père des dieux et des hommes se soit plu à voir entrer Régulus dans un tonneau hérissé de pointes… Vous avez raison ; j’aimerais mieux être Socrate qu’Anyte : mais à quoi bon pour Socrate, pour Anyte et pour les dieux, l’existence d’Anyte et de Socrate ?

C’est par des faveurs apparentes que le ciel punit le méchant ; c’est par des revers qui vous semblent cruels, et qui ne sont rien, que la Providence illustre le bon. Jupiter dit à celui-ci : De quoi te plains-tu ? je t’ai fait mon égal.

Cela se peut, répond le méchant ; mais moi, pourquoi m’avoir fait tel que je suis, et tel que tu savais que je serais ?… Dis, malheureux, et tel que tu voulais être.

Et d’après cette réplique, voilà nos raisonneurs enfoncés dans les ténèbres de la liberté de l’homme et de la prescience des dieux.

Et quel parti prend l’homme sage entre ces disputeurs ? Il montre au chrétien le ciel du doigt, et excuse au fond de son cœur le philosophe que ce spectacle ne convainc pas.

LVI.

Il n’appartient qu’à l’honnête homme d’être athée. Le méchant qui nie l’existence de Dieu est juge et partie ; c’est un homme qui craint et qui sait qu’il doit craindre un vengeur à venir des mauvaises actions qu’il a commises. L’homme de bien, au contraire, qui aimerait tant à se flatter d’un rémunérateur futur de ses vertus, lutte contre son propre intérêt. L’un plaide pour lui-même, l’autre plaide contre lui. Le premier ne peut jamais être certain du vrai motif qui détermine sa façon de philosopher ; l’autre ne peut douter qu’il ne soit entraîné par l’évidence dans une opinion si opposée aux espérances les plus douces et les plus flatteuses dont il pourrait se bercer293.

« L’homme vertueux ne diffère des dieux que par la durée de l’existence et l’étendue de la puissance. »

« Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes et vulgaires… » Cela n’est pas vrai : tel homme que l’infortune eût trouvé, grand, mourra sans l’avoir connue.

« Le grand homme soupire après les traverses… » Cela n’est pas vrai : il ne les craint ni présentes ni éloignées, mais il ne les appelle pas.

« Ceux que le ciel épargne sont faits pour plier sous les maux… » Cela n’est pas vrai. On voit tous les jours plier sous les maux des hommes que le ciel n’épargne pas. Sénèque, sous un autre prince que Néron, n’aurait pas moins été Sénèque : Sénèque, oublié dans sa retraite par le cruel Néron, n’en aurait pas été moins prêt à mourir comme il est mort. Celui qui ne s’est pas montré sur la brèche n’est point un lâche. Il ne faut pas calomnier la prospérité ; le bonheur n’est pas toujours un signe du mépris des dieux.

Ce traité finit par une prosopopée de Jupiter à l’homme vertueux  ; elle est très-éloquente.

Des Bienfaits

LVII.

Savoir accorder et recevoir des bienfaits.

Ce traité des Bienfaits en est un en même temps de la reconnaissance et de l’ingratitude. Si les ingrats sont communs, Sénèque montre qu’il s’en faut prendre aussi fréquemment aux défauts des bienfaiteurs qu’aux vices du cœur humain.

La matière y est épuisée ; il n’a été fait ni pour Néron ni pour Ebucius Libéralis, à qui il est adressé, mais pour tous les hommes. Il est antérieur aux Lettres à Lucilius. On en citerait difficilement un autre, soit ancien, soit moderne, qui contînt un aussi grand nombre de pensées fines et délicates, de préceptes divins, de sentiments que je dirais presque célestes.

Je l’avais lu trois fois de suite, et à la quatrième lecture j’en humectais encore les feuillets de quelques larmes, non de celles qu’on donne au récit d’un grand malheur, à la tragédie, à Iphigénie, à Mérope : elles sont mêlées de plaisir et de peine ; mais de celles qui coulent délicieusement lorsque l’âme est émue de quelque grande action, d’un sentiment délicat ; qui naissent de l’admiration et que j’accorde aux héros de Corneille. Combien j’étais satisfait de mes bienfaiteurs ! Combien je l’étais encore davantage de ce philosophe qui disait des hommes puissants qui s’étaient ressouvenus de lui et des hommes puissants qui l’avaient oublié : « C’est à l’oubli de ces derniers que je dois le goût de la retraite, l’amour de l’étude dans un âge avancé, le meilleur emploi que l’homme puisse faire du petit nombre de

journées qui lui restent ; je ne remercie que ceux-ci parce qu’ils ne se doutent pas de ma reconnaissance. »

LVIII.

On est convaincu, entraîné, en lisant le traité, de la Colère ; on est attendri, touché, en lisant celui des Bienfaits. L’un est plein de force ; l’autre de finesse ; là, c’est la raison qui commande ; ici, c’est la délicatesse du sentiment qui charme. Sénèque parle au cœur, et n’en est pas moins convaincant ; car le cœur a son évidence. Il y a le goût dans les mœurs comme le tact dans les beaux-arts : le jugement que l’un porte des actions, est aussi prompt et aussi sûr que le jugement que l’autre porte des ouvrages.

Si je voulais citer des maximes, ce traité m’en offrirait sans nombre. J’y lirais :

« La bienfaisance est-elle votre vertu ? vous obligeriez encore sans l’espoir de trouver un homme reconnaissant. La valeur de la chose donnée n’accroît pas toujours le prix du bienfait. »

« Il y a des bienfaits qui doivent être secrets ; ce sont ceux qui secourent : il y en a qui doivent être publics ; ce sont ceux qui honorent. »

Les services les plus importants sont ignorés. Le secret et le silence sont les conditions d’un pacte entre le bienfaiteur délicat et son obligé ; et ces conditions sont également sacrées pour tous deux. Le bienfaiteur peut dire : Si vous parlez, vous serez un ingrat ; l’obligé : S’il vous échappe un mot indiscret, vous m’aurez desservi.

Si vous demandez à Sénèque quel est l’emploi de la richesse, vous n’en apprendrez pas ce qu’il en faut faire, mais ce qu’il en a fait. « Ces biens, tant qu’on en demeure possesseur, ne sont que de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des terres, des maisons, des tableaux. Ebucius, voulez-vous les ennoblir ! donnez-les ; ce seront des bienfaits… » Et je croirais que celui qui parle ainsi à son ami, à ses concitoyens, aura joui de l’opulence, et que cette opulence sera demeurée stérile entre ses mains ? On me persuaderait aussi tôt que l’auteur de l’Imitation de Jésus fut un homme incrédule et dissolu.

LIX.

Comment une nation marquera-t-elle sa reconnaissance au philosophe ? Par la couronne civique, ob servatos cives. La feuille de chêne l’honorera sans appauvrir l’État. C’est une feuille de chêne qu’emporteront avec eux le sage en mourant, le ministre en sortant de place.

« Il n’y a quelquefois aucune différence entre le présent d’un ami et le vœu d’un ennemi. »

« Refusez à votre ami l’or qu’il porterait chez une courtisane.  »

Je reprocherais volontiers à Sénèque d’avilir la bienfaisance, lorsqu’il compare le secret d’obliger avec l’art de la courtisane, qui rend ses faveurs piquantes en les variant selon le caractère de ses amants (liv. I, chap. XIV).

« Placez vos bienfaits avec choix : le manque de reconnaissance est le vice d’un autre ; le manque de jugement est le vôtre. »

« N’acceptez le bienfait que de celui à qui vous accorderiez les droits sacrés de l’amitié. »

« Les vœux de l’homme reconnaissant qui ne peut s’acquitter d’un bienfait, transfèrent sa dette aux dieux. »

« Que me rapportera le bienfait ? Ce qu’il vous rapportera ? toujours le souvenir d’une bonne action. »

Une femme célèbre par son esprit, ses ’amis et sa bienfaisance294, disait : « Il fut un temps où j’occupais les grands artistes ; aujourd’hui j’aime mieux occuper les artistes indigents. J’écoutais mon goût ; j’obéis à mon cœur. »

Rien de plus délicat et de plus vrai que le chapitre VI, sur la question : Si l’ingratitude peut être traduite au tribunal des lois. « Eh ! dit Sénèque, n’est-il pas plus honnête de laisser quelques méchants impunis, que de faire soupçonner la multitude de perfidie ? »

Ce que Sénèque dit des honneurs accordés à des descendants infâmes, par reconnaissance pour leurs aïeux illustres, me déplaît. Ce n’est point par autrui, c’est par soi qu’on mérite ou qu’on démérite. C’est mal défendre les dieux que de leur faire dire : « Que tel inepte soit roi, parce que ses ancêtres n’ont pas obtenu le sceptre qu’ils méritaient ; que tel inepte soit roi, parce que ses descendants n’obtiendront pas le sceptre qu’ils mériteront… » C’est une singulière compensation que celle d’une injustice par une autre.

LX.

Voici encore un endroit où je ne puis être de l’avis de notre philosophe. Alexandre fait don d’une ville à un simple particulier, qui refuse un présent qui lui semble trop important pour lui : « Je n’examine pas ce qu’il te convient de recevoir, mais ce qu’il me convient de donner… » Sénèque ajoute : « Le mot est d’un fou… » Ce n’est point le mot d’un fou, c’est celui d’un souverain généreux et grand : qu’est-ce qu’une ville pour le maître du monde ?

Et pourquoi ce particulier aurait-il été incapable de bien administrer la cité ? Serait-ce son refus qui le ferait présumer ? J’aurais, ce me semble, plus de confiance dans la modestie qui s’éloigne des grands emplois, que dans l’ambition qui les poursuit.

Aux maximes qui précèdent ajoutons quelques-uns de ces faits intéressants qu’elles encadrent.

Les disciples de Socrate offraient des présents à leur maître, et chacun d’eux à proportion de sa fortune. Eschine, qui était pauvre, lui dit : « Je n’ai rien qui soit digne de vous, et ce n’est que de ce moment que je sens mon indigence. Je vous donne le seul bien que je possède : c’est moi-même ; ce présent, tel qu’il est, je vous prie de ne pas le dédaigner, et de songer que les autres, en vous donnant beaucoup, s’en sont encore plus réservé.

  • — Et pourquoi, lui répondit Socrate, votre présent ne serait-il pas considérable, à moins que vous ne vous estimiez bien peu ? J’aurai soin de vous rendre à vous-même meilleur que je ne vous ai reçu… » Si ce fait vous était connu, songez, lecteur, que beaucoup d’autres l’ignorent : j’aimerais mieux instruire celui qui ne sait pas, que de plaire à celui qui sait.

« Vous ne connaissez pas l’amitié, si, lorsque vous donnez un ami, vous ne sentez pas la valeur du présent : les amis sont si rares ! les amis sont si difficiles à trouver !… » On ne refait donc pas un ami, comme Phidias une statue brisée ?

Voici comment il s’exprime sur Alexandre : « Alexandre (liv. I, chap. XIII) ne fut, dès sa jeunesse, qu’un brigand, un destructeur de nations, un fléau pour ses amis comme pour ses ennemis, un barbare qui mit le souverain bien à faire trembler les hommes. »

Je ne me rappelle plus à quel propos cette sortie violente se trouve dans le traité des Bienfaits ; mais je suis sûr qu’elle n’y est pas déplacée. Le style de Sénèque est coupé, mais ses idées sont liées.

LXI.

Sénèque pressentait sans doute les reproches qu’on lui ferait lorsqu’il écrivait295 (liv. II, chap. XVIII)  : « Il ne m’est pas toujours possible de refuser ; quelquefois je serai forcé de recevoir un bienfait ; un tyran cruel, ombrageux, prompt à s’irriter, regarderait mon refus comme une insulte… » Cette maxime pouvait lui coûter la vie.

Sénèque exclut du nombre des bienfaiteurs les animaux. Sans m’engager de répondre à ses raisons, je ne puis m’empêcher d’exiger du bestiaire quelque reconnaissance pour le lion qui le reconnut et qui le défendit. Parce qu’un moment après, l’animal bienfaisant avait oublié le service rendu, le bestiaire était-il dispensé de s’en souvenir ? Répondre que oui, n’est-ce pas mettre l’homme et l’animal sur la même ligne ? Il me semble que j’aurais mauvaise opinion de celui à qui son chien aurait sauvé la vie, et qui ne l’en aimerait pas davantage.

Notre philosophe accuse l’homme d’ingratitude lorsqu’il ose reprocher à la nature de n’avoir pas rassemblé sur lui tous ses

dons. Me permettra-t-on d’ajouter une raison à toutes celles qu’il en donne, et de la proposer à sa manière ?

Homme, songe que c’est à la faiblesse de tes organes que tu dois la qualité qui te distingue des animaux. Ambitionnes-tu le regard perçant de l’aigle ? tu regarderas sans cesse ; l’odorat du chien ? tu flaireras du matin au soir. L’organe de ton jugement est resté le prédominant et le maître ; il eût été l’esclave d’un de tes sens trop vigoureux : de là ta perfectibilité. S’il existe dans ton cerveau une fibre plus énergique que les autres, tu n’es plus propre qu’à une chose, tu es un homme de génie : l’animal et l’homme de génie se touchent. Si l’érection, la faim, la soif vous avaient tourmenté sans cesse, que sauriez-vous, que seriez-vous devenu296 ?

La justesse et la force des arguments de Sénèque, plaidant la cause des enfants contre les pères, subjuguent ma raison ; mais mon cœur se révolte contre cette ingrate dialectique. J’aime mieux m’exagérer le bienfait paternel que d’affaiblir la reconnaissance filiale. Je demanderai si, dans le nombre de ces enfants qui prirent leurs pères sur leurs épaules et qui les transportèrent le long des torrents de la lave enflammée (liv. III, chap. XXXVII) qui découlait des flancs de l’Etna et qui brûlait leurs pieds, il y en eut un seul qui eût osé dire à sa mère : Nous sommes quittes. Mes oreilles se ferment à ce propos, et mon imagination se livre à un spectacle plus doux : je vois les pères, les mères se précipiter sur leurs enfants et les baigner de leurs larmes ; je vois les enfants essuyer ces larmes de leurs mains, et dans ce moment j’ignore quels sont les plus heureux. Je suis père, j’ai des enfants ; et c’est ainsi que je sens.

Sénèque dit ailleurs « que les pères aiment plus leurs enfants qu’ils n’en sont aimés… » Le fait est vrai ; mais je trouve plus d’esprit que de solidité dans la raison qu’il en donne… « C’est, ajoute le philosophe, que les pères se voient revivre dans leurs enfants, et que les enfants se voient mourir dans leurs pères… » Ce sont les soins que nous donnons à nos enfants qui nous y attachent, et ce sont ces soins mêmes qui les gênent souvent et qui les détachent de nous. Leur reconnaissance ne commence que lorsqu’une expérience plus ou moins tardive les a convaincus de l’importance de nos leçons ; que quand ils ont des enfants qu’ils tourmentent comme nous les avons tourmentés. Entre plusieurs enfants, quel est celui qui sera le plus cher à sa mère ? l’enfant qu’elle aura allaité. S’il vient à mourir, elle pleurera et la perte de son enfant et la perte de ses peines. Ce n’est pas au jeu seulement, c’est en amour, c’est en amitié, c’est en mille et mille circonstances qu’on court après son argent. « Si vous craignez de perdre votre amant, acceptez ses présents ; si vous craignez de perdre le goût que vous avez pour lui, ne les acceptez pas… » La femme qui donnait ce conseil à son amie avait de la raison et de la finesse.

Rienfaiteur, si tu m’humilies, tu entendras de moi le discours du citoyen sauvé de la proscription des triumvirs par un ami de César, qui lui rappelait trop souvent ce bienfait. Je te dirai (liv. II, chap. XI)  : « Rends-moi à César ; jusques à quand me répéteras-tu : Je t’ai sauvé, je t’ai arraché du supplice ? Je te dois la vie, si je m’en souviens ; la mort, si tu, m’en fais souvenir  ; rien, si tu m’as sauvé par vanité. Ne cesseras-tu pas de me traîner à ton char ? Ne me laisseras-tu pas oublier mon malheur ? Sans toi, je n’aurais été mené en triomphe qu’une fois. »

LXII.

Peut-on quelquefois rappeler le service qu’on a rendu ? Sénèque répond à cette question en introduisant un soldat vétéran (liv. V, chap. XXIV), accusé d’avoir exercé des violences contre ses voisins, et plaidant en présence de Jules César sa cause, qu’on instruisait avec chaleur… « Vous souvenez-vous, mon général, d’une entorse que vous vous donnâtes au talon ? C’était en Espagne, près du Sucron.

« César dit : Je m’en souviens.

  • — Et lorsque vous voulûtes vous reposer, par un soleil ardent, à l’ombre d’un, arbre peu touffu, le seul qui eût pu croître parmi les rochers pointus dont le sol était hérissé ; vous souvenez-vous qu’un de vos soldats étendit sur vous son manteau ?
  • — Si je me le rappelle ? répondit César : j’étais même dévoré par la soif ; et comme la douleur de mon pied ne me permettait

pas d’aller à la fontaine voisine, je m’y traînais, lorsqu’un de mes soldats m’apporta de l’eau dans son casque.

  • — Et l’homme et le casque, dites, mon général, les reconnaîtriez-vous ?
  • — Pour le casque, non ; pour l’homme, je le crois : mais à quoi cela revient-il ? car, certes, tu n’es pas cet homme-là.
  • — Vous ne devez pas me reconnaître : car alors j’étais sain, j’avais tous mes membres, mais depuis j’ai perdu un œil à la bataille de Monda, et l’on m’a trépané : vous ne reconnaîtriez pas davantage le casque ; il a été fendu sous le sabre d’un Espagnol. »

César, étonné, défendit qu’on inquiétât ce soldat, et lui adjugea les terres en litige. Cependant pourquoi un bon soldat ne serait-il pas un mauvais voisin ? Et voilà ce que peut l’éloquence !

LXIII.

Le chapitre III du VIe livre est très-ferme, très-beau, et j’en conseillerais la lecture à celui qui veut savoir le moyen de donner de la consistance à des choses passagères, qui, par ellesmêmes, n’en ont aucune.

J’indiquerais bien les chapitres XXXII, XXXIII et XXXIV du même livre aux souverains : mais quand le philosophe leur aurait appris qu’un bien dont les plus grandes fortunes sont privées, qu’un bien qui manque à ceux qui possèdent tout, est un ami qui sache dire la vérité, qui arrache au concert trop harmonieux de la flatterie un grand, enivré par la foule des imposteurs, amené jusqu’à l’ignorance du vrai, jusqu’à la haine du vrai, par l’habitude d’entendre, non des choses salutaires et honnêtes, mais des choses douces et empoisonnées ; un ami, où le trouveront-ils ? Quand cet ami les aurait convaincus de l’importance d’être entourés de gens de bien, les appelleraientils auprès de leur personne ? et quand ils les y auraient appelés, comment les y garderaient-ils ?

Que nous serions heureux, si nous réfléchissions sur les avantages que nous devons à notre médiocrité, et dont les hautes conditions sont privées ! Nous avons presque autant de ressources pour devenir bons, qu’ils en ont pour devenir méchants. Ils usent aussi bien des leurs que nous usons mal des nôtres ; d’où il arrive que nous sommes tous corrompus.

Sénèque remarque (liv. VI, chap. XXXII) « que c’est le caractère des rois de regretter les morts pour outrager les vivants, et de louer la hardiesse à dire la vérité dans ceux dont ils n’ont plus à craindre de l’entendre. »

Le poëte Rabirius met un très-beau mot dans la bouche d’Antoine mourant (liv. VI, chap. III)  : Je n’ai plus que ce que j’ai donné. Et pourquoi ne dirais-je pas aussi à la fortune : Enlève-moi ce qui me reste, et tu ne me feras pas mourir tout à fait indigent.

Si la lecture de Sénèque tourmente le méchant, l’homme de bien y trouve souvent son éloge.

Dans ce traité des Bienfaits, à chaque chapitre, on croit que tout est dit, et cependant il n’en est rien. Sénèque ne montre dans aucun autre de ses ouvrages autant de fécondité. Les auteurs du siècle de la grande éloquence ont su communément présenter leurs idées d’une manière plus simple et plus imposante ; mais en avaient-ils autant que Sénèque ?

De la Tranquillité de l’âme

LXIV.

Qu’est-ce que la tranquillité de l’âme ? Comment la perdons-nous ? Comment pouvons-nous la recouvrer ?

Ce traité est adressé à Sérénus, capitaine des gardes de Néron, ami de Sénèque, qui se reprocha dans la suite l’excessive douleur que sa mort lui causa. Pline nous apprend (Hist. natur. lib. XXII, cap. XXIII) que Sérénus périt avec tous ses convives, empoisonnés par des champignons.

On présume que cet ouvrage est un des premiers écrits de Sénèque ; qu’il le composa297 peu de temps après son retour de la Corse ; qu’il ne jouissait pas encore d’une grande opulence et qu’il était mal affermi dans la philosophie, bien qu’il eût adressé à Marcia et à Helvia des Consolations qui ne sont pas d’un stoïcien néophyte et qu’il eût donné des leçons publiques de zénonisme.

Il se montre ici flottant entre l’obscurité de la retraite et l’éclat des fonctions publiques. La fortune l’éblouit, le désir d’une grande réputation le tourmente ; il le sent, il s’en accuse : il se relègue dans la classe de ceux qui oscillent entre le vice et la vertu, et qui ne sont ni assez corrompus pour être comptés parmi les méchants, ni assez vertueux pour être comptés parmi les bons. On est charmé de la franchise avec laquelle il dévoile le fond de son cœur. Il dit : « J’ai des vices qui m’attaquent à force ouverte ; j’en ai qui épient le moment de me surprendre, espèces d’ennemis avec lesquels on ne peut ni se tenir en armes comme dans les temps de guerre, ni jouir de la sécurité comme pendant la paix. Je suis économe, simple dans mon vêtement, frugal : cependant le spectacle du faste et de l’opulence m’en impose ; je m’en sépare, sinon corrompu, du moins triste ; je doute si le palais d’où je sors n’est pas le domicile du bonheur. Je ne suis pas dans les horreurs de la tempête, mais j’ai le mal de mer ; je ne suis pas malade, mais je ne me porte pas bien. »

Le stoïcien était valétudinaire toute sa vie ; sa philosophie trop forte était une. espèce de profession religieuse qu’on n’embrassait que par enthousiasme, où l’on faisait vœu d’apathie, et sous laquelle on restait de chair, avec quelque zèle qu’on travaillât à se pétrifier. Sénèque se désespère d’être un homme.

Mais d’où lui venait sa perplexité ? Son âme avait-elle été brisée par la longueur et la dureté de son exil ? L’horreur des antres de la Corse avait-elle embelli à ses yeux les palais des grands ; la solitude dans laquelle il avait passé huit années, donné de nouveaux charmes à la société ; et les rochers arides et déserts aiguisé les attraits de la capitale ? Ou le rôle d’Hercule, au sortir de la forêt de Némée, entre le chemin qui conduit à la gloire et celui qui mène au plaisir, nous serait-il commun à tous ? Je n’en doute pas. Entre tant de pygmées, pas un qui n’ait éprouvé l’agonie d’Hercule, et qui ne se soit trouvé al bivio. Quelque parti que prenne Sénèque, ce ne sera point l’adulation de lui-même qui le perdra.

LXV.

Ce traité offre d’excellentes réflexions sur l’emploi de son temps et de son talent, sur l’essai de ses forces ; sur la vanité des richesses, lorsqu’on voit un affranchi de Pompée plus opulent que son maître ; sur la résignation aux peines de son état et aux traverses de la vie : et cette morale est toujours relevée par des anecdotes intéressantes.

Caligula dit, par forme de conversation, à Canus Julius : « A propos, j’ai donné l’ordre de votre supplice… » Julius lui répond : « Je vous rends grâces, prince très-excellent » (Chapitre XIV.)

Il jouait aux échecs lorsque le centurion arriva : « Au moins, dit-il à son adversaire, n’allez pas, après ma mort, vous vanter de m’avoir gagné…298 » et à ses amis : « Ce grand problème de l’immortalité des âmes, dont vous avez tant disputé, dans un moment il sera résolu pour moi. »

Le philosophe qui l’accompagnait au lieu du supplice, lui ayant demandé, au moment où la hache était levée sur son cou, à quoi il pensait : « J’épie, lui répondit-il, à cet instant si court de la mort, si mon âme apercevra sa sortie du corps… » (Chap. XIV.) On n’a jamais philosophé si longtemps.

Depuis le siècle de Néron jusqu’à nos jours, les sectateurs de la doctrine d’Épicure n’ont cessé de nous montrer un des leurs, appelant la mollesse et les plaisirs à ses derniers instants, et allant à la mort avec la même nonchalance qu’il aurait continué de vivre. Certes, je n’ai garde de blâmer la manière facile dont le voluptueux Pétrone mourut ; mais je trouve autant de fermeté, autant d’indifférence, et plus de dignité dans la mort de Canus Julius. Était-il possible de porter le mépris ou pour la vie, ou pour l’empereur, ou pour l’un et l’autre, au-delà de ce qu’il en a mis dans sa réponse à Caligula ? A-t-on jamais exprimé ce mépris d’une manière plus simple et plus fine ? Pétrone est à table299 ; il se fait lire des vers en mourant. Julius, en attendant le centurion, s’amuse à jouer aux échecs. Quoi de plus tranquille, et même de plus gai, que ses discours à son adversaire et à ses amis.

Pour un disciple d’Épicure qui sait accepter la mort quand elle vient, Zenon peut en citer nombre des siens qui n’ont pas hésité d’aller au-devant d’elle.

Mais, à parler vrai des uns et des autres, chacun d’eux

se soumit à la nécessité selon ses principes et son caractère.

LXVI.

Si vous lisez le traité de Sénèque, combien cet extrait vous paraîtra court et pauvre ! Il y montre une grande connaissance du cœur de l’homme, et des différents états de la société. Ici, il peint l’ambitieux qui se résout à des actions malhonnêtes, et qui s’afflige de s’être déshonoré sans fruit, lorsque le succès n’a pas répondu à ses viles et sourdes intrigues. Là, c’est le même personnage qui s’enfonce dans la retraite, ou l’envie dont il est dévoré fait des vœux pour la chute de ses rivaux. Il semble qu’il ait vécu parmi nous, qu’il ait interrogé et qu’il ait entendu répondre un de nos oisifs excédé de fatigue et d’ennui.

« Quel est votre projet du jour ?

  • — Ma foi, je n’en sais rien ; je sortirai, je verrai du monde, et je deviendrai ce qu’on voudra. »

C’est, je crois, dans le même traité qu’il dit de Diogène, « que celui qui doute de son bonheur, peut aussi douter de la félicité des dieux, qui n’ont ni argent, ni propriété, ni besoin… »

De la Vie heureuse

LXVII.

Point de bonheur sans la vertu300.

Sénèque adresse ce petit traité, qu’on peut regarder comme son apologie et la satire des faux épicuriens, à Gallion, son frère. « 0 Gallion, mon frère, tous les hommes veulent être heureux ; mais tous sont aveugles lorsqu’il s’agit d’examiner en quoi consiste le bonheur. »

Notre philosophe avait rencontré la vraie base de la morale. A parler rigoureusement, il n’y a qu’un devoir : c’est d’être heureux : il n’y a qu’une vertu : c’est la justice.

Avant que d’entrer dans quelques détails sur cet écrit, qu’on peut analyser en peu de mots, il faut que je jette un coup d’œil sur la morale des Anciens, et sur les progrès successifs de cette science importante. Tout ce qu’elle a de plus élevé, de plus profond, les Anciens l’avaient dit, mais sans liaison : ce n’était point le résultat de la méditation qui pose des principes, et qui en tire des conséquences ; c’étaient des élans isolés et brusques d’âmes fortes et grandes.

Qui est-ce qui inspirait à l’Iroquois 2 de se précipiter au milieu des Ilots en courroux, pour ravir à la mort des Européens naufragés sur ces côtes et près de périr ? Lorsque ces malheureux sont prosternés tremblants aux genoux de leurs ennemis, qui est-ce qui fit dire au chef des sauvages : « Relevezvous, ne craignez rien : tout à l’heure vous étiez des hommes malheureux, et nous vous avons secourus ; demain vous serez nos ennemis, et nous vous égorgerons ? »

Le fait que je vais raconter, je le tiens d’un missionnaire de Cayenne, témoin oculaire. Plusieurs nègres marrons avaient été pris, et il n’y avait point de bourreaux pour les exécuter. On promit la vie à celui d’entre eux qui consentirait à supplicier ses camarades, c’est-à-dire, au plus méchant. Aucun n’acceptant la proposition, un colon ordonne à un de ses nègres de les pendre, sous peine d’être pendu lui-même. Ce nègre demande à passer un moment dans sa cabane, comme pour se préparer à obéir à l’ordre qu’il a reçu ; là, il saisit une hache, s’abat le poignet, reparaît, et présentant à son maître un bras mutilé, dont le sang ruisselait : « A présent, lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades301 ! »

Voilà donc un homme sans éducation, sans principes, réduit par son état à la condition de la brute, qui s’abat un poignet plutôt que de s’avilir. N’oublions jamais que le serviteur peut valoir mieux que son maître.

Qui est-ce qui a placé un sentiment aussi héroïque dans l’âme de celui-là ? Est-ce l’étude ? est-ce la réflexion ? est-ce la connaissance approfondie des devoirs ? Nullement. Dans les premiers temps, les hommes qui se sont distingués par les actions les plus surprenantes, étaient asservis aux plus grossiers préjugés. Le rêve d’une vieille femme avait peut-être mis les armes à la main du brave Iroquois qu’on vient d’entendre parler si fièrement à ses ennemis. Un autre chef leur eût peut-être impitoyablement cassé la tête.

Il n’y a pas de science plus évidente et plus simple que la morale pour l’ignorant ; il n’y en a pas de plus épineuse et de plus obscure pour le savant. C’est peut-être la seule où l’on ait tiré les corollaires les plus vrais, les plus éloignés et les plus hardis, avant que d’avoir posé des principes. Pourquoi cela ? C’est qu’il y a des héros longtemps avant qu’il y ait des raisonneurs. C’est le loisir qui fait les uns, c’est la circonstance qui fait les autres : le raisonneur se forme dans les écoles, qui s’ouvrent tard ; le héros naît dans les périls, qui sont de tous les temps. La morale est en action dans ceux-ci, comme elle est en maxime dans les poètes : la maxime est sortie de la tête du poëte, comme Minerve de la tête de Jupiter… Souvent il faudrait un long discours au philosophe pour démontrer ce que l’homme du peuple a subitement senti302.

LXVIII.

Qu’est-ce que le bonheur ?… Ce n’est pas une question à résoudre au jugement de la multitude.

« Lorsqu’il s’agira du bonheur, ne me dites pas, comme si vous aviez recueilli les opinions au sénat : Voilà l’avis du plus grand nombre. »

Qu’est-ce que la multitude ?

  • — Un troupeau d’esclaves. Pour être heureux, il faut être libre : le bonheur n’est pas fait pour celui qui a d’autres maîtres que son devoir.
  • — Mais le devoir n’est-il pas impérieux ? et s’il faut que je serve, qu’importe sous quel maître ?
  • — Il importe beaucoup : le devoir est un maître dont on ne saurait s’affranchir sans tomber dans le malheur ; c’est avec la chaîne du devoir qu’on brise toutes les autres.

Le stoïcisme n’est autre chose qu’un traité de la liberté prise dans toute son étendue.

Si cette doctrine, qui a tant de points communs avec les cultes religieux, s’était propagée comme les autres superstitions, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus ni esclaves ni tyrans sur la terre.

Mais qu’est-ce que le bonheur, au jugement du philosophe ?…* C’est la conformité habituelle des pensées et des actions aux lois de la nature.

Et qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que ses lois ? Il n’aurait pas été mal de s’expliquer sur ces deux points ; car il est évident que la nature nous porte avec violence et nous éloigne avec horreur d’objets que le stoïcien exclut de la notion du bonheur.

Mais Sénèque écrivait à Gallion, homme instruit,, que les définitions que l’on exige ici auraient ramené aux premiers éléments de la philosophie.

L’homme heureux du stoïcien est celui qui ne connaît d’autre bien que la vertu, d’autre mal que le vice ; qui n’est abattu ni enorgueilli par les événements ; qui dédaigne tout ce qu’il n’est ni le maître de se procurer, ni le maître de garder, et pour qui le mépris des voluptés est la volupté même.

Voilà peut-être l’homme parfait ; mais l’homme parfait est-il l’homme de la nature ?

« Quand on est inaccessible à la volupté, on l’est à la douleur…  » Voilà un de ces corollaires de la doctrine stoïcienne auquel on n’arrive que par une longue chaîne de sophismes. Une statue qui aurait la conscience de son existence serait presque le sage et l’homme heureux de Zenon… « Il faut vivre selon la nature… » Mais la nature, dont la main bienfaisante et prodigue a répandu tant de biens autour de notre berceau, nous en interdit-elle la jouissance ? Le stoïcien se refuse-t-il à la délicatesse des mets, à la saveur des fruits, à l’ambroisie des vins, au parfum des fleurs, aux caresses de la femme ?… « Non ; mais il n’en est pas l’esclave… » Ni l’épicurien non plus. Si vous interrogez celui-ci, il vous dira qu’entre toutes les voluptés, la plus douce est celle qui naît de la vertu. Il ne serait pas difficile de concilier ces deux écoles sur la morale. La vertu d’Épicure est celle d’un homme du monde ; et celle, de Zenon, d’un anachorète. La vertu d’Épicure est un peu trop confiante peut-être ; celle de Zenon est certainement trop ombrageuse. Le disciple d’Épicure risque d’être séduit ; celui de Zenon, de se décourager. Le premier a sans cesse la lance en arrêt contre la volupté ; le second vit sous la même tente, et badine avec elle.

LXIX.

Il me semble que, dans la nature, le corps est le tyran de l’âme, par les passions effrénées et les besoins sans cesse renaissants  ; et qu’au contraire, dans l’état de société, il n’en est ni l’esclave ni le tyran : ce sont deux associés qui se commandent et s’obéissent alternativement. Quand j’ai mangé, je médite ; et quand j’ai médité, il faut que je mange.

La philosophie stoïcienne est une espèce de théologie pleine de subtilités ; et je ne connais pas de doctrine plus éloignée de la nature que celle de Zenon.

La recherche du vrai bonheur conduit Sénèque à l’examen de la volupté d’Épicure ; et voici comment il s’en explique (chap. XIII)  : « Pour moi, dit-il, je pense, et j’ose l’avouer contre l’opinion de nos stoïciens, que la morale de ce philosophe est saine, et même austère pour celui qui l’approfondit ; sa volupté est renfermée dans les limites les plus étroites. La loi que nous prescrivons à la vertu, il l’impose à la volupté ; il veut qu’elle soit subordonnée à la nature : et ce qui suffit à la nature, est bien mince pour la débauche. Ceux qui se pressent en foule à la porte de ses jardins, ne savent pas combien la volupté qu’on y professe est tempérante et sobre ; ils y sont attirés par l’espoir d’y trouver l’apologie de leurs vices : ces faux disciples avaient besoin d’une autorité respectable, et ils ont calomnié le maître dont ils ont emprunté le manteau. »

« Épicure fut un héros déguisé en femme. »

La volupté naît à côté de la vertu, comme le pavot au pied de l’épi ; mais ce n’est point pour la fleur narcotique qu’on a labouré.

Il paraît que le mot volupté, mal entendu, rendit Épicure odieux, ainsi que le mot intérêt, aussi mal entendu, excita le murmure des hypocrites et des ignorants contre un philosophe moderne303.

Des efféminés, des lâches corrompus, pour échapper à l’ignominie qu’ils méritaient par la dépravation de leurs mœurs, se dirent sectateurs de la volupté, et le furent en effet ; mais c’était de la leur, et non de celle d’Épicure. Pareillement des gens qui n’avaient jamais attaché au mot intérêt d’autre idée que celle de l’or et de l’argent, se révoltèrent contre une doctrine qui donnait l’intérêt pour le mobile de toutes nos actions ; tant il est dangereux en philosophie de s’écarter du sens usuel et populaire des mots.

LXX.

De l’apologie de l’épicurisme, Sénèque passe à l’apologie de la philosophie en général. Combien j’ai été satisfait, en lisant les chapitres XVII et XVIII, d’y trouver les mêmes impertinences adressées à Sénèque, et par les mêmes personnages que de nos jours ! On lui disait, comme à nos sages :

« Vous parlez d’une façon, et vous vivez d’une autre. » (Chap. XVIII.)

« Ames perverses, sachez que les Platon, les Épicure, les Zenon entendirent autrefois le même reproche. Ce n’est pas de nous que nous parlons, c’est de la vertu. Quand nous faisons le procès aux vices, nous commençons par les nôtres : quand je le pourrai, je vivrai comme je dois. Et le moyen de ne pas paraître trop riche à des gens qui n’ont pas trouvé que Démétrius304 fût assez pauvre ? »

« Lorsque vous parlez de nos mœurs, ou vous les connaissez, ou vous ne les connaissez pas. Si vous ne les connaissez pas, taisez-vous, et ne vous exposez pas au nom d’infâmes calomniateurs  ; si vous les connaissez, citez nos mauvaises, actions. »

« Nous ne nous sommes rien prescrit aussi fortement (chap. XXVI) que de ne pas régler notre conduite sur vos opinions. Continuez vos injurieux propos : ce sont pour nous les vagissements d’enfants qui souffrent. »

LXXI.

Voici comme on attaquait autrefois le stoïcien Sénèque, et la manière dont il se défendait.

« Si donc (chap. XVII, XVIII, XIX, XX et XXI) un de ces détracteurs de la philosophie vient me dire, comme ils disent tous : Pourquoi votre conduite ne répond-elle pas à vos discours ? Pourquoi ce ton soumis avec vos supérieurs ? pourquoi regarder l’argent comme une chose nécessaire, et sa perte comme un malheur ? pourquoi ces larmes, lorsqu’on vous annonce la mort de votre femme ou de votre ami ? qu’est-ce que cet intérêt si délicat sur l’article de votre réputation, cette sensibilité si exquise à la piqûre la plus légère de la satire ? pourquoi vos terres sont-elles plus cultivées que les besoins naturels ne l’exigent ? pourquoi ces préceptes austères de frugalité à des tables somptueusement servies ? pourquoi ces meubles recherchés, ces vins, plus vieux que vous, ces projets qui se succèdent sans fin, ces arbres qui ne rendent que de l’ombre ? pourquoi votre femme porte-t-elle à ses oreilles la fortune d’une famille opulente ? que signifient ces étoffes précieuses dont vos esclaves sont couverts ? pourquoi le service est-il un art dans vos salles à manger ? à quoi bon ces vaisseaux d’argent, pourquoi sont-ils si curieusement arrangés ? et ces maîtres dans l’art de découper les viandes, quelle figure font-ils autour d’un philosophe ? Ajoutez, si vous voulez, pourquoi ces possessions au-delà des mers, ces biens immenses dont vous n’avez pas même l’état ? N’est-il pas également honteux de ne pas connaître vos esclaves, si vous en avez peu, ou d’en avoir un si grand nombre, que votre mémoire n’y suffise pas ?… Sont-ce là tous vos reproches ? Je vais vous aider, et vous en fournir auxquels vous ne pensez pas. Pourquoi ? pourquoi ? Écoutez, et retenez bien ma réponse. C’est que je ne suis pas un sage ; et, pour ménager de l’aliment à votre malignité, c’est que je ne le serai jamais. L’épicurien Diodore vient de se tuer : c’est un insensé, disent les uns ; les autres, c’est un téméraire. Vous attaquez la vie du stoïcien, et la mort de l’épicurien : il est donc bien intéressant pour vous qu’on ne croie pas aux gens de bien ! Si les partisans de la vertu sont vicieux, qu’êtes-vous donc ? S’ils ne conforment pas leur conduite à leurs leçons, c’est qu’elles sont sublimes, ces leçons ; c’est que la pratique en est difficile. Et ces sublimes leçons, dites-vous, quelles sont-elles ? Les voici. Je verrai la mort avec autant de fermeté que j’en entends parler. Je me résoudrai aux travaux, quelque durs qu’ils soient. Je mépriserai la richesse absente comme présente ; ni plus triste pour la savoir ailleurs, ni plus vain pour l’avoir chez moi. Que la fortune vienne à moi, ou qu’elle me quitte, je ne m’en douterai pas. Les terres d’autrui me seront comme si elles m’appartenaient, et les miennes comme si elles appartenaient à autrui. Né pour tous les hommes, tous les hommes seront nés pour moi. Mes biens, je ne les posséderai point en avare, je ne les dissiperai point en prodigue : je jugerai de mes bienfaits sur le mérite de celui qui les aura reçus, s’il en est digne, je ne croirai pas avoir beaucoup fait. Ma conscience, et non votre opinion, sera la règle de ma vie ; mon propre témoignage prévaudra auprès de moi sur celui de tout un peuple. Je me rendrai agréable à mes amis, je serai indulgent pour mes ennemis, j’irai au-devant des demandes honnêtes, je saurai que l’univers est ma patrie ; je vivrai, je mourrai sans crainte, parce que j’aurai toujours chéri la vertu, et que je n’aurai nui à la liberté de personne, ni à la mienne. Ô vous, qui haïssez la vertu et ses adorateurs, mordez, déchirez, continuez d’outrager les gens de bien : mais sachez du moins qu’au temps où Caton louait les Curius, les Coruncanus, et qu’au siècle où la possession de quelques lames d’argent exposait à la réprimande du censeur, lui, Caton, jouissait de quatre cent mille sesterces ; sachez que, s’il lui fût survenu une plus grande fortune, il ne l’aurait pas rejetée (chap. XXI). Où le sort peut-il mieux placer la richesse que chez un dépositaire qui saura l’employer avec jugement, et la lui restituer sans plainte ? La richesse m’appartient, et vous lui appartenez ; le sage ne l’a pas dérobée : elle n’est point souillée de sang ; elle n’est ni le fruit de l’extorsion, ni le produit d’un gain sordide : elle sortira de chez lui d’une manière aussi innocente qu’elle y est entrée. Il n’y aura que l’envie, qui souffrait lorsqu’elle la vit arriver, qui pourra sourire quand elle la verra s’en aller. Il donnera… Vous ouvrez les oreilles, vous tendez la main ! mais il ne donne qu’aux gens de bien. »

Tout ce qui précède, tout ce que j’omets, tout ce qui suit, est très-beau. Quand on cite Sénèque, on ne sait ni où commencer, ni où s’arrêter. Les philosophes modernes pourraient dire à leurs détracteurs ce que le sage de Sénèque disait aux siens (chap. XXIV)  : « Ne vous permettez pas de juger ceux qui valent mieux que vous ; nous possédons déjà un des premiers avantages de la vertu, c’est de déplaire aux méchants. Soyez moins empressés de surprendre nos défauts, et regardez aux vôtres, dont les uns éclatent, les autres sont cachés dans vos entrailles, qu’ils dévorent. En attendant, les exemples, les exhortations ne sont pas à mépriser : laissez-nous donc prêcher la vertu ; peut-être un jour ferons-nous mieux.  »

LXXII.

Il serait à souhaiter que les philosophes modernes, sourds aux cris de l’envie, et connaissant mieux le prix et la douceur du repos, suivissent l’exemple du sage Fontenelle305 ; se fissent, comme lui, un système de bonheur indépendant des opinions et des jugements du vulgaire, et se dissent froidement : « Je n’ai jamais lu aucun des ouvrages de mes ennemis306 ; je n’ai ni le droit de les mépriser, parce que j’ignore s’ils ont du talent, ou s’ils en manquent ; ni celui de les haïr, puisqu’ils ne m’ont pas fait le moindre mal, puisqu’ils ne m’ont pas donné un instant d’humeur pendant le jour, ni un quart d’heure d’insomnie pendant la nuit. Où en serions-nous, si des hommes pervers pouvaient rendre faux ce qui est vrai, mauvais ce qui est bon, laid ce qui est beau ? Le vrai, le bon et le beau forment à mes yeux un groupe de trois grandes figures, autour desquelles la méchanceté peut élever un tourbillon de poussière qui les dérobe un moment aux regards des gens de bien ; mais, le moment qui suit, le nuage disparaît, et elles se montrent aussi vénérables que jamais. Si j’ai raison, il est inutile que je me défende ; si j’ai tort, ma défense ne me donnera pas raison. Je me suis fait un oreiller sur lequel il est difficile de troubler mon repos : et qui est-ce qui sait mieux que moi ce qu’il faut que je me dise et ce qu’il faudrait que je fisse pour me rendre meilleur ? »

Du loisir ou
de la Retraite du sage

LXXIII.

On ne peut guère douter que ce petit traité ne soit la continuation de celui qui précède.

La retraite qui nous rapproche de nous-mêmes, en nous séparant de la foule qui nous heurte, restitue à notre marche son égalité.

« L’homme est né pour méditer, et pour agir. Il est habitant, du monde, et citoyen d’Athènes. Il sert la grande république dans la solitude, et la petite dans les tribunaux ou dans le ministère. »

« Épicure dit que le sage ne prendra point de part aux affaires publiques, si quelque chose ne l’y oblige. »

« Zenon, que le sage prendra part aux affaires publiques, à moins que quelque chose ne l’en empêche. »

Mais l’énumération des obstacles est fort étendue. Par exemple, si la république est trop corrompue, et qu’il n’y ait aucun espoir de la sauver ; si les moyens souffraient des contradictions insurmontables ; si l’État est la proie des méchants, le sage se sacrifierait inutilement.

En effet, au milieu des brigues et des cabales de l’ambition, parmi cette foule de calomniateurs qui empoisonnent les meilleures actions ; entouré d’envieux qui font échouer les projets les plus utiles, tantôt pour vous en ravir l’honneur, tantôt pour se ménager de petits avantages ; de ces politiques ombrageux qui épient les progrès que vous faites dans la faveur du souverain et du peuple, pour saisir le moment où il convient de vous desservir et de vous renverser ; de cette nuée de méchants subalternes qui ont intérêt à la durée des maux, et qui pressentent la tendance de vos opérations ; qu’a-t-on de mieux à faire que de renoncer aux fonctions d’État ? N’est-on utile qu’en produisant des candidats, en secourant les peuples, en défendant les accusés, en récompensant les hommes industrieux, en opinant pour la paix ou pour la guerre ?… Non ; mais je ne mettrai pas sur la même ligne celui qui médite et celui qui agit. Sans doute la vie retirée est plus douce ; mais la vie occupée est plus utile et plus honorable : il ne faut passer de l’une à l’autre qu’avec circonspection ; c’est même l’avis de Sénèque.

« Et qu’importe, ajoute-t-il, par quels motifs le sage embrasse la retraite, si c’est lui qui manque à l’État, ou si c’est l’État qui lui manque ?… » Il importe beaucoup : s’il manque à l’État, c’est un mauvais citoyen ; si l’État lui manque, l’État est insensé.

Sénèque dispense encore le sage de l’administration, s’il manque d’autorité, de force et de santé. Un homme s’est montré de nos jours plus intrépide que le stoïcien ne l’exige307.

En passant en revue tous les gouvernements, Sénèque n’en trouvait pas un seul auquel le sage pût convenir, et qui pût convenir au sage.

« S’il est mécontent de la république, comme il ne manquera pas d’arriver, pour peu qu’il soit difficile, où se retirera-t-il ? Dans Athènes, où Socrate fut condamné, et d’où Aristote s’enfuit pour ne le pas être ? A Carthage, le théâtre continuel des dissensions ? »

En passant en revue plusieurs de nos gouvernements, le sage serait encore de l’avis de Sénèque.

LXXIV.

Après des siècles d’une oppression générale, puisse la révolution qui vient de s’opérer au-delà des mers, en offrant à tous les habitants de l’Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie, instruire eaux qui gouvernent les hommes, sur le légitime usage de leur autorité ! Puissent ces braves Américains, qui ont mieux aimé voir leurs femmes outragées, leurs enfants égorgés, leurs habitations détruites, leurs champs ravagés, leurs villes incendiées, verser leur sang et mourir, que de perdre la plus petite portion de leur liberté, prévenir l’accroissement énorme et l’inégale distribution de la richesse, le luxe, la mollesse, la corruption des mœurs, et pourvoir au maintien de leur liberté et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils reculer, au moins pour quelques siècles, le décret prononcé contre toutes les choses de ce monde ; décret qui les a condamnés à avoir leur naissance, leur temps de vigueur, leur décrépitude et leur fin ! Puisse la terre, engloutir celle de leurs provinces assez puissante un jour et assez insensée pour chercher les moyens de subjuguer les autres ! Puisse dans chacune d’elles ou ne jamais naître, ou mourir sur-le-champ sous le glaive du bourreau, ou par le poignard d’un Brutus, le citoyen assez puissant un jour, et assez ennemi de son propre bonheur, pour former le projet de s’en rendre le maître !

Qu’ils songent que le bien général ne se fait jamais que par nécessité, et que le temps fatal pour les gouvernements est celui de la prospérité, et non celui de l’adversité.

Qu’on lise au premier paragraphe de leurs annales : « Peuples de l’Amérique septentrionale, rappelez-vous à jamais que la puissance dont vos pères vous ont affranchis, maîtresse des mers et des terres, il n’y avait qu’un moment, fut conduite sur le penchant de sa ruine par l’abus de la prospérité. »

L’adversité occupe les grands talents ; la prospérité les rend inutiles, et porte aux premiers emplois les ineptes, les riches corrompus, et les méchants.

Qu’ils songent que la vertu couve souvent le germe de la tyrannie.

Si le grand homme est longtemps à la tête des affaires, il y devient despote. S’il y est peu de temps, l’administration se

relâche et languit sous une suite d’administrateurs communs.

Qu’ils songent que ce n’est ni par l’or, ni même par la multitude des bras, qu’un État se soutient, mais par les mœurs.

Mille hommes qui ne craignent pas pour leur vie, sont plus redoutables que dix mille qui craignent pour leur fortune.

Que chacun d’eux ait dans sa maison, au bout de son champ, à côté de son métier, à côté de sa charrue, son fusil, son épée, et sa baïonnette.

Qu’ils soient tous soldats.

Qu’ils songent que, si, dans les circonstances qui permettent la délibération, le conseil des vieillards est le bon ; dans les instants de crise, la jeunesse est communément mieux avisée que la vieillesse.

LXXV.

Sénèque pense que la nature nous a faits pour méditer et pour agir ; mais lorsque les circonstances réduisent le philosophe à la vie contemplative, il est encore une gloire à laquelle il peut prétendre. « Chrysippe et Zenon, dans leur retraite, ont mieux mérité du genre humain que s’ils avaient conduit des armées, occupé des emplois, et promulgué des lois… » Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain, qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? Faut-il être l’homme de tous les temps, ou l’homme de son siècle ? C’est un problème difficile à résoudre.

Auguste, ce maître de l’univers, cet homme qui réglait d’un mot le sort des nations, regardait le jour qui le délivrerait de sa grandeur, comme le plus fortuné de sa vie. Cependant il mourut empereur, et fit bien. Rien de plus difficile que de se défaire de l’habitude de commander, si ce n’est de celle d’obéir : l’esclave a perdu son âme quand il a perdu son maître ; comme le chien égaré dans les rues, il crie jusqu’à ce qu’il ait retrouvé la maison où il est nourri d’eau et de pain, et assommé de coups de bâton.

Quelles mœurs, quelles effroyables mœurs que celles des Romains ! Je ne parle pas de la débauche, mais de ce caractère féroce qu’ils tenaient apparemment de l’habitude des combats du Cirque. Je frémis lorsque j’entends un de ces citoyens, blasé sur les plaisirs, las des voluptés de la Campanie, du silence et des forêts du Brutium, des superbes édifices de Tarente, se dire à lui-même : « Je m’ennuie ; retournons à la ville : je me sens le besoin de voir couler du sang. » Et ce mot est celui d’un efféminé !

On ne tardera pas à devenir cruel partout où l’on circulera parmi des bourreaux et des assassins, partout où l’on verra au pied des autels et sur les places publiques une continuelle effusion de sang. Lorsque je compte les prêtres et les temples, les jeux du Cirque et ses victimes, Rome ancienne me semble une grande boucherie où l’on donnait leçon d’inhumanité.

LXXVI.

Ici Sénèque s’exhorte à l’examen des choses, sans partialité, sans cette haine implacable que sa secte a vouée à toutes les autres.

D’où venait cette intolérance des stoïciens ? De la même source que celle des dévots outrés. Ils ont de l’humeur, parce qu’ils luttent contre la nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent. S’ils voulaient s’interroger sincèrement sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins austère, ils s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient, et qu’ils se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommageront de leur sacrifice ; ils se reprocheraient leur peu de foi, et cesseraient de soupirer après la félicité de l’épicurien dans cette vie, et la félicité du stoïcien dans l’autre.

Consolation à Helvia

LXXVII.

Helvia était mère de Sénèque. Elle resta orpheline presque en naissant, et passa sous l’autorité d’une belle-mère. Quelque indulgence qu’on suppose dans une belle-mère, ce n’est pas sans, difficulté qu’on parvient à lui plaire. Un oncle qui la chérissait lui fut enlevé au moment où elle l’attendait, les bras ouverts, à son retour d’Egypte : dans le même mois elle perdit son époux. L’absence de ses enfants la laissa seule sous le poids de cette affliction. Sa vie n’avait été qu’un tissu d’alarmes, de périls et de douleurs, lorsqu’elle recueillit les cendres de trois de ses petitsfils, dans le même pan de sa robe où elle les avait reçus en naissant. Vingt jours s’étaient écoulés depuis les funérailles du fils de Sénèque, lorsque le père fut séparé d’elle par l’exil. Ce dernier événement est le sujet de la Consolation.

Cet ouvrage, écrit dans la situation la plus cruelle et la contrée la plus affreuse, est plein d’âme et d’éloquence. Le beau génie et l’excellent caractère du philosophe s’y développent en entier. Il s’y montre sous une multitude de formes diverses : il est érudit, naturaliste, philosophe, historien, moraliste, religieux, sans s’écarter de son sujet. On ne saurait s’empêcher d’accorder de l’admiration et de l’estime à l’homme sensible qui réunit tant de vertus et tant de talents.

C’est parce que tout serait à citer de ce bel écrit, que j’en citerai peu de chose. Sénèque dit à sa mère :

« J’espère que vous ne refuserez pas à un fils à qui vous n’avez jamais rien refusé, la grâce de mettre un terme à vos regrets. »

« Vous me croyez malheureux ; je ne le suis pas, je ne puis le devenir. »

« Je ne me suis jamais fié à la fortune : tous les avantages que je tenais de sa faveur, les richesses, les honneurs, la gloire, je les ai possédés de manière qu’elle pût les reprendre sans m’affliger ; j’ai toujours laissé entre elle et moi un grand intervalle.  »

Si cela n’eût pas été vrai, comment aurait-il eu le front de le dire à sa mère ? Et Helvia n’aurait-elle pas été dans le cas de lui répondre : « Mon fils, vous mentez ? »

« En quelque lieu que l’homme de bien soit relégué, il y trouve la nature, la mère commune de tous les hommes, et sa vertu personnelle. »

« De tous les points de la terre, nos regards se dirigent également vers le ciel, et le séjour de l’homme est à la même distance de la demeure des immortels.  »

« Est-on malheureux dans un exil vers lequel on attire les regrets des citoyens vertueux ? Le beau jour pour Marcellus exilé, que celui où Brutus ne pouvait le quitter, et César n’osa l’aller voir ! Brutus était affligé, et César honteux de revenir sans Marcellus. »

« Un grand homme debout est encore un homme grand à terre. »

« L’homme a un penchant naturel à se déplacer… » Je ne le pense pas ; cette maxime contredit et les philosophes et les poètes, qui tous ont unanimement reconnu et préconisé l’attrait du sol. Ainsi que tous les animaux, l’homme ne s’éloigne du lieu de sa naissance que d’un assez court intervalle ; cet intervalle est limité par ses besoins et par ses forces ; il le mesure sur la fatigue du retour. Il ne quitte son berceau que quand il en est chassé. Le lièvre et le cerf, qui vont si vite, changent rarement de forêt ; l’aigle plane presque toujours au-dessus des mêmes montagnes. Le sol rappelle l’homme des pays lointains, où l’intérêt ne l’a point transporté sans l’arracher des bras de son père, de sa mère, de ses frères, de sa femme, de ses enfants, de ses concitoyens : il s’est retourné plus d’une fois ; ses mains se sont portées, ses yeux baignés de larmes se sont fixés vers la ville, sur le rivage qu’il venait de quitter.

Sénèque ajoute : « De vos enfants, l’un est parvenu aux dignités par son mérite ; la sagesse de l’autre les a dédaignées : jouissez de la considération de celui-là, du loisir de celui-ci, de la tendresse de tous deux. Gallion a recherché la grandeur pour vous honorer ; Mêla, le repos, pour n’être qu’à vous. Le sort a voulu que l’un vous servît d’appui, l’autre de consolateur. Vous êtes défendue par le crédit du premier ; vous jouissez de la tranquillité du second : ils se disputeront de zèle, et l’amour des deux suppléera à la perte d’un seul. »

« Le sexe n’est point une excuse pour celle qui n’en montra jamais aucune des faiblesses. »

Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il fait dire à Helvia : « Je suis privée dès embrassements de mon fils ! je ne jouis plus de sa présence, de sa conversation. Où est-il, le mortel chéri dont la vue dissipait la tristesse de mon front, dont le sein recevait le dépôt de mes inquiétudes ? Que sont devenus ces entretiens dont je ne sentis jamais la satiété ? ces études auxquelles j’assistais avec un plaisir si rare dans une femme ? Et cette tendresse qu’on laissait éclater à ma rencontre, cette joie ingénue qui se déployait à mon approche, je la cherche, et je ne la trouve plus ! » ■

Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il ajoute : « Vous revoyez les lieux témoins de nos caresses et de nos repas ! ce dernier entretien, si capable de déchirer une âme, vous vous le rappelez. Combien vous souffrîtes ! combien vous aviez souffert jusqu’à ce moment ! C’est à travers des cicatrices que votre sang a recommencé de couler ! ».

Et Sénèque n’est pas pathétique, lorsqu’il continue : « Tournez vos yeux sur mes frères ! tant qu’ils vous resteront, vous sera-t-il permis de vous plaindre de la fortune ?… Tournez vos yeux sur vos petits-enfants : quelles larmes ne suspendrait pas leur innocente gaieté ? quelle tristesse ne céderait pas à leurs jeux enfantins ?… Puisse la cruauté du destin s’épuiser sur moi seul, victime expiatrice pour toute ma famille ! Serrez entre vos bras Novatilla… Songez à votre père : tant que votre père vivra, ce serait un crime à sa fille de croire qu’elle a trop vécu… Je ne vous parlais pas de votre sœur. C’est sur ses genoux que je suis entré dans Rome ; ce sont ses soins maternels qui m’ont conservé la vie ; c’est son crédit qui m’a conduit à la questure. Jetez vos bras autour d’elle, réfugiez-vous dans son sein… Je sais que vos pensées reviendront souvent sur moi, parce qu’il est naturel de porter la main à la partie douloureuse ; mais sur ce que vous connaissez de mes principes et de l’emploi de mes journées, jugez si je puis être malheureux. »

« Je ne m’aperçois de la pauvreté que par l’absence des soins que la richesse entraîne… Quand les serments furent-ils respectés ? Ce fut au temps où l’on jurait par des dieux d’argile… Lequel des deux estimerai-je davantage, ou de celui qui sait vivre d’un morceau de pain, ou de César, qui dépense en un souper cent millions de sesterces ?… Tout se fait à temps. C’est lorsque Apicius donne aux citoyens des leçons publiques de gourmandise, que les philosophes sont chassés de Rome… Apicius se trouve indigent avec dix millions de sesterces, et se tue. Peu de chose suffit à la nature, rien ne suffit à la cupidité. La nature a rendu facile ce qu’elle a rendu nécessaire. »

LXXVIII.

Lorsque je commençai cet ouvrage, ou plutôt mes lectures, je ne me proposai pas seulement de recueillir quelques-unes des belles pensées de Sénèque ; j’avais encore le dessein d’y joindre les anecdotes historiques qui rendent ses ouvrages si intéressants et si précieux.

C’est dans cette Consolation à Helvia, si je ne me trompe, qu’il raconte que, dans la foule des citoyens qui gémissaient sur le sort d’Aristide, que l’on conduisait au supplice, il y eut un impudent qui lui cracha au visage. Phocion essuya la même avanie ; d’où je conclus que la populace d’Athènes était plus vile que la nôtre. On ne t’aurait pas fait la même insulte, à toi, ô le plus haï, le plus méprisable et le plus méprisé des hommes ! Je

ne te nomme pas, mais tu te reconnaîtras, si tu me lis… Tu rougis ! tu pâlis ! tu. t’es reconnu308.

L’histoire ancienne, qui nous entretient sans cesse de grands personnages, attache si rarement nos regards sur la multitude, que nous ne l’imaginons pas, dans les temps passés, aussi grossière, aussi perverse que de nos jours : peu s’en faut que nous ne croyions qu’on ne traversait pas une rue d’Athènes sans être coudoyé par un Démosthène ou par un Cimon. Et l’avenir pourrait bien croire, à moins que l’esprit philosophique ne s’introduise à la fin dans l’histoire, qu’on ne traversait pas une rue de Paris sans coudoyer un N***, un Malesherbes ou un Turgot309.

Sénèque n’aurait laissé que ce morceau, qu’il aurait droit au respect des gens de bien et à l’éloge de la postérité. Lorsqu’il s’occupait des chagrins de sa mère, il était bien plus à plaindre qu’elle.

DE LA

Brièveté de la vie

LXXIX.

On présume que le Paulinus à qui Sénèque adresse ce traité, était père de Pauline, la seconde femme de Sénèque. Il exerçait à Rome une charge très-importante, la surintendance générale des vivres.

« La vie n’est courte, dit Sénèque, que par le mauvais emploi qu’on en fait. »

« Perdre sa vie, c’est tromper le décret des dieux. »

« Se cacher son âge, c’est vouloir mentir au destin. »

On ne lit point ce traité sans s’appliquer à soi-même la plupart des sages réflexions dont il est parsemé. Un homme de lettres310 se plaignait de la rapidité du temps. Un de ses amis, témoin de ses regrets311, et sachant d’ailleurs combien il était prodigue du sien, l’interrompit en lui citant ce passage de Sénèque : Tu te plains de la brièveté de la vie, et tu te laisses voler la tienne. « On ne me vole point ma vie, répondit le philosophe ; je la donne : et qu’ai-je de mieux à faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ? Quelle comparaison d’une belle ligne, quand je saurais l’écrire, à une belle action ? On n’écrit la belle ligne que pour exhorter à la bonne action, qui ne se fait pas ; on n’écrit la belle ligne que pour accroître sa réputation : et l’on ne pense pas qu’au bout d’un nombre d’années assez courtes, et qui s’écoulent avec rapidité, il sera très-indifférent qu’il y ait au frontispice de la Pétréide, THOMAS, ou un autre nom ; on ne pense pas que le point important n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par soi, mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant même ou par un homme de bien ; on prise plus l’éloge des autres que celui de sa conscience. On ne me louera, j’en conviens, ni dans ce moment où je suis, ni quand je ne serai plus ; mais je m’en estimerai moi-même, et l’on m’en aimera davantage. Ce n’est point un mauvais échange que celui de la bienfaisance dont la récompense est sûre, contre de la célébrité qu’on n’obtient pas toujours, et qu’on n’obtient jamais sans inconvénient. Je n’ai jamais regretté le temps que j’ai donné aux autres, je n’en dirais pas autant de celui que j’ai employé pour moi. Peut-être m’en imposé-je par des illusions spécieuses, et ne suis-je prodigue de mon temps que par le peu de cas que j’en fais : je ne dissipe que la chose que je méprise ; on me la demande comme rien, et je l’accorde de même. Il faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d’autres ce que j’approuve en moi. »

Fort bien, répliquera Sénèque (chap. III)  : « mais le temps que tu t’es laissé ravir par une maîtresse, celui que tu as perdu à quereller avec ta femme, tes domestiques et tes enfants ; en amusements, en distractions, en débauches de table, en visites inutiles, en courses aussi fatigantes que superflues ? tes passions, tes goûts, tes fantaisies, tes folies n’ont-elles pas mis tes jours et tes nuits au pillage, sans que tu t’en sois aperçu ?… »

Les journées sont longues et les années sont courtes pour l’homme oisif : il se traîne péniblement du moment de son lever jusqu’au moment de son coucher ; l’ennui prolonge sans fin cet intervalle de douze à quinze heures, dont il compte toutes les minutes : de jours d’ennui en jours d’ennui, est-il arrivé à la fin de l’année ? il lui semble que le premier de janvier touche immédiatement au dernier de décembre, parce qu’il ne s’intercale dans cette durée aucune action qui la divise. Travaillons donc : le travail, entre autres avantages, a celui de raccourcir les journées, et d’étendre la vie.

Le vieillard occupé, dont le travail assidu augmentera sans relâche la somme des connaissances, laissera toujours entre le jeune homme et lui à peu près la même différence d’instruction, et la société de celui-ci ne lui déplaira jamais. Il n’en est pas ainsi du vieillard oisif ; il s’avance vers un moment où, honteux d’être devenu l’écolier d’un adolescent, il fuira un commerce où la supériorité qu’on aura prise sur lui par l’étude, et qui s’accroîtra par les progrès successifs de l’esprit humain, l’humiliera sans cesse, et l’affligera. Lisons donc tant que nos yeux nous le permettront, et tâchons d’être au moins les égaux de nos enfants. Plutôt s’user que se rouiller.

Si le ciel nous exauçait, l’impatience de nos craintes, de nos espérances, de nos souhaits, de nos peines, de nos plaisirs, abrégerait notre vie des deux tiers. Être bizarre, tu crains la fin de ta vie, et, en une infinité de circonstances, tu hâtes la célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu’entre l’instant où tu es et l’instant où tu voudrais être, les jours, les mois, les années intermédiaires ne soient anéanties : la chose que tu attends n’est rien peut-être, ou presque rien ; et celle que tu sacrifierais volontiers, est tout !

LXXX.

Sénèque (chap. I) prétend qu’Aristote intenta à la nature un procès indigne d’un sage sur la longue vie qu’elle accorde à quelques animaux, tandis qu’elle a marqué un terme si court à l’homme, né pour tant de choses importantes… « Nous n’avons pas trop peu de temps, lui dit-il ; nous en perdons trop… » Certes, ce n’était pas un reproche à faire au plus laborieux des philosophes… « La vie serait assez longue, et suffirait pour achever les plus grandes entreprises, si nous savions en bien placer les instants… » Cela est-il vrai ? La course de notre vie est déjà fort avancée lorsque nous sommes capables de quelque chose de grand, et celui qui avait formé le projet de te faire admirer des Français, en leur mettant ton ouvrage sous les yeux, est mort avant que d’avoir mis la dernière main à son travail312… Sénèque, adressez ces reproches aux hommes dissipés, mais épargnez-les à Aristote ; épargnez-les à vous-même, et à

tant d’hommes célèbres que la mort a surpris au milieu des plus belles entreprises. Je suis bien loin de sentir comme vous ; je regrette que vos semblables soient mortels.

Je n’aurais pas de peine à trouver dans Sénèque plus d’un endroit où il se plaint de la multiplicité des affaires et de la rapidité des heures. L’animal sait, en naissant, tout Ge qu’il lui importe de savoir ; l’homme meurt lorsque son éducation est à peine achevée.

En faisant le procès à Aristote, il le fait aussi à Hippocrate, qui a ouvert son sublime et profond ouvrage des Aphorismes par ces mots : « L’art est long, la vie courte, le jugement difficile, l’expérience périlleuse, et l’occasion fugitive… » C’est à l’imperfection actuelle de la médecine, malgré les travaux d’une multitude d’hommes de génie, ajoutés et surajoutés successivement aux travaux de ce grand homme, à justifier l’archiatre et le philosophe. N’en déplaise à Sénèque, quand on a comparé la difficulté de perfectionner une science, de se perfectionner soimême, avec la rapidité de nos jours, on trouve que l’homme qui a ménagé ses moments avec la plus grande économie, qui ne s’en est laissé dérober aucun par facilité, qui n’a rien perdu de ses heures par maladie, par paresse ou par négligence, et qui est parvenu à l’extrême vieillesse, a cependant bien peu vécu.

LXXXI.

Encore si les obstacles ne venaient que de l’étendue et de la difficulté de la chose ! Mais combien de fois n’arrive-t-il pas que les préjugés, les usages, les coutumes, les religions, les lois mêmes s’opposent aux progrès ! J’en citerai l’anatomie pour exemple. Nos gymnases publics de médecine et de chirurgie, quoique les moins utiles à l’instruction, ont seuls le droit de demander des cadavres au grand hôpital, qui ne leur en fournit pas le trentième du besoin. La plupart sont infectés de scorbut, d’ulcères, d’abcès et d’autres maladies contagieuses. Les écoles particulières, plus instructives, où l’élève travaille de lui-même et s’exerce aux opérations, vont aux cimetières : on corrompt les fossoyeurs, on force les grilles, on escalade les murs, on s’expose aux animaux qui veillent dans ces enclos publics, et aux châtiments de la police, pour s’emparer de corps à demi pourris, et funestes à l’artiste qui les ouvre, et à l’auditeur qui les approche.

Quand la science cesse de s’en occuper, que deviennent les restes ? On ne les brûle pas sans se constituer en dépense, et sans exciter des vapeurs nuisibles : souvent on les jette dans les rues, au grand scandale du citoyen, incertain si cette cuisse n’est pas celle de son père, et cet organe, celui même où il a pris naissance ; on les porte à la rivière, au hasard d’être surpris par la garde, traîné chez un commissaire, et de la maison du commissaire conduit en prison.

Chez les peuples anciens, en Egypte, on n’embaumait pas sans disséquer ; en Grèce, on abandonnait au scalpel les suppliciés ; à Sparte, les enfants condamnés à l’apothète par leur difformité, à Rome, sous les premiers rois, les nouveau-nés exposés par l’indigence, les malfaiteurs et les ennemis tués les armes à la main.

Les médecins qui suivirent les armées de Marc-Aurèle profitèrent de ce privilège. On lit dans les Déclamations de Sénèque le père que, malgré l’usage des bûchers, on fouillait les viscères des morts pour y trouver les causes des infirmités des vivants.

En Espagne, où la médecine et la chirurgie sont peu cultivées, ces sciences obtiennent cependant tous les secours dont elles ont besoin. En Prusse, ces secours sont faciles et gratuits.

Si l’étude de l’anatomie est contrariée dans la capitale, c’est pis encore à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, dans toutes nos provinces. Il n’y a qu’à Strasbourg où l’on m’a assuré que tous

les cadavres bourgeois étaient livrés au démonstrateur sans aucune rétribution.

Et nous nous appelons policés, et nous ignorons que plus une science qui ne s’apprend point dans les livrés est importante, plus les moyens de s’y perfectionner doivent être libres et multipliés ! Ce que je dis ici dans le texte pouvait être mis en note ; mais je veux qu’il soit lu, et j’espère que des voix réunies s’élèveront utilement contre les abus. J’ai souhaité que la digne et respectable femme313 qu’on ne saurait trop louer et qui nous a prouvé sans réplique qu’avec une somme très-modique314, un malade pouvait être mieux soigné dans un hôpital que dans sa propre maison, ne laissât pas dévorer aux vers, sans avantage pour nous, les cadavres des malheureux que ses secours n’auront pu conserver315.

LXXXII.

Je ne suis pas plus satisfait de ce que Sénèque vient d’adresser à Aristote, que de ce qu’il va dire à Paulinus (chap. XVIII, XIX).

« Songez à combien d’inquiétudes vous expose un emploi aussi considérable. Vous avez affaire à des estomacs qui n’entendent ni l’équité, ni la raison. Vous êtes le médecin d’un de ces maux urgents qu’il faut traiter et guérir à l’insu des malades. Croyez-vous qu’il y ait aucune comparaison entre passer son temps à surveiller aux fraudes des marchands de blé, à la négligence des magasiniers, à prévenir l’humidité qui échauffe et gâte les grains, à empêcher que la mesure et le poids n’en soient altérés ; et vous occuper de connaissances importantes et sublimes sur la nature des dieux, le sort qui les attend, leur félicité ?…  » Je répondrais à Sénèque : C’est la première qui me paraît la plus urgente et la plus utile… « On ne manquera pas, dites-vous (chap. XVIII), de gens d’une exacte probité, d’une stricte attention… » Vous vous trompez : on trouvera cent contemplateurs oisifs pour un homme actif ; cent rêveurs sur les choses d’une autre vie pour un bon administrateur des choses de celle-ci. Votre doctrine tend à enorgueillir des paresseux et des fous, et à dégoûter les bons princes et les bons magistrats, les citoyens vraiment essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir, Rome sera dans le tumulte ; si Paulinus fait mal son devoir, Sénèque manquera de pain. Le philosophe est un homme estimable partout, mais plus au sénat que dans l’école, plus dans un tribunal que dans une bibliothèque, et la sorte d’occupations que vous dédaignez est vraiment celle que j’honore ; elle demande de la fatigue, de l’exactitude, de la probité ; et les hommes doués de ces qualités vous semblent communs ! Lorsque j’en verrai qui se seront fait un nom dans la magistrature (chap.XIX), au barreau, loin de croire qu’ils ont perdu leurs années pour qu’une seule portât leur nom, je serai désolé de n’en pouvoir compter une aussi belle dans toute ma vie. Combien il faut en avoir consumé dans l’étude et dérobé aux plaisirs, aux passions, au sommeil, pour obtenir celle-là ! Sage est celui qui médite sans cesse sur l’épitaphe que le doigt de la justice mettra sur son tombeau.

LXXXIII.

Turannius (chap. XX) a abdiqué les places où il servait utilement sa patrie, et s’est condamné au repos, quand il avait encore des forces d’esprit et de corps ; et lorsque Turannius se fait mettre au lit et pleurer par ses gens, comme s’il eût été mort, Turannius vous paraît ridicule ? Dans un autre moment, vous eussiez dit que Turannius avait fait de lui-même et de ceux qui quittent la république trop tôt, une satire forte, une critique sublime.

« Si quelques-uns de vos concitoyens ont été souvent revêtus des charges de la magistrature, ne leur portez point envie. »

  • — J’y consens, il ne faut porter envie à personne.
  • — « S’ils se sont rendus célèbres au barreau, ne leur portez point envie. »
  • — Et pourquoi ?
  • — C’est qu’ils ont acquis cette célébrité aux dépens de leur vie. »
  • — Et quelle est la célébrité qu’on acquiert autrement !
  • — « C’est qu’ils ont perdu leurs années. »
  • — Quoi ! les années consacrées au bien général sont des années perdues !
  • — « Les hommes (chap, XX) obtiennent plus facilement de la loi que d’eux-mêmes la fin de leurs travaux. »
  • — Je les en loue.
  • — « Personne ne pense à la mort. »
  • — Il est bien de penser à la mort, mais afin de se hâter de rendre sa vie utile.

C’est un défaut si général que de se laisser emporter au-delà des limites de la vérité, par l’intérêt de la cause qu’on défend, qu’il faut pardonner quelquefois à Sénèque.

LXXXIV.

« Apprendre à vivre, c’est apprendre à mourir… » Et apprendre à mourir, c’est apprendre à bien vivre.

J’en vois sans nombre qui se meuvent ; mais quel est celui d’entre eux qui vit ? Auguste écrase ses concitoyens, ses collègues, ses parents, ses amis ; il verse des flots de sang sur la terre et sur les mers ; il porte ses armes dans la Macédoine, la Sicile, l’Asie, l’Egypte, la Syrie, presque sur toutes les côtes ; las d’assassiner des Romains, ses soldats massacrent des peuples étrangers. Tandis qu’il s’occupe à pacifier les Alpes, à dompter des ennemis confondus avec les sujets de l’Empire, à porter ses limités au-delà du Rhin, de l’Euphrate et du Danube, on aiguise des poignards contre lui dans son palais, au Capitole : les désordres de sa fille assiègent sa vieillesse et rassemblent de nouveaux périls autour de son ’trône. Appelez-vous cela vivre ? Ambitionnez-vous cette destinée ?

« L’homme arrive au bord de sa fosse, comme le distrait à l’entrée de sa maison. »

« Cet autre, c’est un fainéant que les bras de ses esclaves ont tiré du bain, déposé sur un siège, et qui leur demande s’il

est assis… » Cela ? c’est un homme vivant ? C’est un mort qui parle.

Il ne faut pas lire les ouvrages de Sénèque comme de simples leçons de philosophie, comme des conseils de la sagesse, mais comme les saintes exhortations d’un ministre des dieux, plus occupé de consterner le vicieux que d’éclairer l’ignorant. Partout où il parle de la vertu, de ses prérogatives, de la frivolité des grandeurs de la terre, c’est avec un enthousiasme qu’on partage quand on a quelque sentiment du vrai, du bon, de l’honnête et du beau, c’est d’un ton solennel qui en impose quand on n’est pas un déterminé scélérat.

Le stoïcisme a dénaturé tous les mots ; et celui qui n’en connaîtrait que les acceptions communes entendrait mal la doctrine de cette école, et la plupart de ses assertions lui paraîtraient absurdes ou paradoxales.

Je n’ai pas lu le chapitre III sans rougir : c’est mon histoire316. Heureux celui qui n’en sortira point convaincu qu’il n’a vécu qu’une très-petite partie de sa vie !

Ce traité est très-beau ; j’en recommande la lecture à tous les hommes, mais surtout à ceux qui tendent à la perfection dans les beaux-arts. Ils apprendront combien ils ont peu travaillé, et que c’est aussi souvent à la perte du temps qu’au manque de talent, qu’il faut attribuer la médiocrité des productions en tout genre.

De la Constance du sage

LXXXV.

De la constance du sage, ou de l’injure, de l’ignominie, de l’arrogance, de la vengeance, de la force, de la sécurité, du chemin qui conduit à la vertu.

Je ne crois pas que le vicieux puisse supporter la lecture de Sénèque, à moins qu’il ne se soit fait un système de perversité qui le garantisse de la honte et du remords ; ou que, né scélérat et bouffon317, il n’ait le courage de se moquer de la vertu.

Ce traité est adressé à Sérénus. Si le chemin par lequel le stoïcien conduit l’homme au bonheur est escarpé, en revanche, rien n’est si facile à suivre que la pente qu’il lui indique pour se soustraire à l’infortune.

« Insensé ! pourquoi gémir ? Qu’attends-tu ? la fin de tes maux d’un hasard ? tandis qu’elle se présente à toi de tous côtés. Vois ce précipice : c’est par là qu’on descend à la liberté ; vois cette mer, ce fleuve, ce puits : la liberté est cachée au fond de leurs eaux ; vois cet arbre : elle est suspendue à chacune de ses branches ; porte ta main à ta gorge, pose-la sur ton cœur : ce sont autant d’issues à la servitude ; il n’y a pas une de tes veines par laquelle ton malheur ne puisse s’échapper… » Cette morale, elle est inspirée à un Sénèque par un Caligulal

LXXXVI.

Plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous aurions tous besoin d’une teinte légère de stoïcisme, mais qu’elle serait surtout utile aux grands hommes.

Quoi ! tu t’es immortalisé par une multitude d’ouvrages sublimes dans tous les genres de littérature ; ton nom, prononcé avec admiration et respect dans toutes les contrées du globe policé, passera à la postérité la plus reculée et ne périra qu’au milieu des ruines du monde ; tu es le premier et seul poëte épique de la nation ; tu ne manques ni d’élévation ni d’harmonie ; et si tu ne possèdes pas l’une de ces qualités au degré de Racine, l’autre au degré de Corneille, on ne saurait te refuser une force tragique qu’ils n’ont pas ; tu as fait entendre la voix de la philosophie sur la scène, tu l’as rendue populaire. Quel est celui des Anciens et des modernes qu’on puisse te comparer dans la poésie légère ? Tu nous as fait connaître Locke et Newton, Shakspeare et Congreve ; la pudeur ne prononcera pas le nom de ta Pucelle  ; mais le génie, mais le goût l’auront sans cesse entre leurs mains ; mais les grâces la cacheront dans leur sein. La critique dira de tes ouvrages historiques tout ce qu’elle voudra ; mais elle ne niera point qu’on ne remporte de cette lecture une haine profonde contre tous les méchants qui ont fait et qui font le malheur de l’humanité, soit en l’opprimant, soit en la trompant ; dans tes romans et tes contes, pleins de chaleur, de raison et d’originalité, j’entrevois partout la sage Minerve sous le masque de Momus.

Après avoir soutenu le bon goût par tes préceptes et par tes écrits, tu t’es illustré par des actions éclatantes ; on t’a vu prendre courageusement la défense de l’innocence opprimée ; tu as restitué l’honneur à une famille flétrie par des magistrats imprudents ; tu as jeté les fondements d’une ville318 à tes dépens ; les dieux ont prolongé ta vie, sans infirmités, jusqu’à l’extrême vieillesse ; tu n’as pas connu l’infortune ; si l’indigence approcha de toi, ce ne fut que pour implorer et recevoir tes secours ; toute une nation t’a rendu des hommages que ses souverains ont rarement obtenus d’elle ; tu as reçu les honneurs du triomphe dans ta patrie, la capitale la plus éclairée de l’univers : quel est celui d’entre nous qui ne donnât sa vie pour un jour comme le tien ? Et la piqûre d’un insecte envieux, jaloux, malheureux, pourra corrompre ta félicité ! Ou tu ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez de cas de nous : connais enfin ta hauteur, et sache qu’avec quelque force que les flèches soient lancées, elles n’atteignent point le ciel. C’est exiger des méchants et des fous une tâche trop difficile, que de prétendre qu’ils s’abstiendront de nuire ; leur impuissance ne me les rend pas moins haïssables : un vêtement impénétrable m’a garanti du poignard ; mais celui qui m’a frappé n’en est pas moins un lâche assassin… Hélas ! tu étais, lorsque je te parlais ainsi !

LXXXVII.

Ce livre de la Constance du Sage est une belle apologie du stoïcisme, et une preuve sans réplique de l’âpreté de cette philosophie dans la spéculation, et de son impossibilité dans la pratique. Je crois qu’il serait plus difficile d’être stoïcien à Paris, qu’il ne le fut à Rome ou dans Athènes.

A tout moment on est tenté de dire à Sénèque et aux autres rigoristes ; Vos remèdes, superflus pour l’homme sain, sont trop violents pour l’homme malade. Il faut en user avec la multitude comme les maîtres en gymnastique : c’est par un long exercice et des sauts modérés, qu’ils préparent leurs élèves à franchir un large fossé ; encore, entre ces élèves, y en a-t-il dont les jambes sont si faibles, si pesantes, les muscles des cuisses si mous, que, quelque soin qu’ils se donnent, ils n’en feront jamais que de mauvais sauteurs. Que faut-il apprendre à ceux-là ? A marcher. Et à ceux qui ont peine à marcher ? A se traîner.

Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté du mot de Stilpon319, et du commentaire de Sénèque (chap. VI, et Epist. IX). « Je me suis échappé à travers les décombres de ma maison ; j’ai trempé mes pieds dans les ruisseaux du sang de mes concitoyens égorgés ; j’ai vu ma patrie jetée dans l’esclavage ; mes filles m’ont été ravies ; au milieu du désastre général je ne sais ce qu’elles sont devenues ; mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ?… » Qu’est-ce que cela te fait, homme de bronze ?… « Je n’ai rien perdu… » Si tu n’as rien perdu, il faut que tu te sois étrangement isolé de tout ce qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son vêtement, je ne suis point stoïcien, et je m’en fais gloire ; ils tiennent à ma peau, on ne saurait me séparer d’eux sans me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi ne se trouve qu’une fois, tant mieux ; s’il faut lui ressembler, je jure de n’être jamais sage.

« On imagine à peine que l’homme soit capable de tant de grandeur et de fermeté… » Dites de stupidité féroce. Mais le rôle de Stilpon était-il vrai ? Je le crois, parce que j’aime mieux lui supposer une insensibilité que j’abhorre, qu’une hypocrisie que je mépriserais. Soldats, tuez ces infâmes usuriers qui ont perdu les registres de rapines sur lesquels ils attachaient des regards pleins de joie, et qui, dans leur désespoir, offrent leurs poitrines nues à la pointe de vos glaives ; mais ce tigre qui semble s’amuser du désastre de sa ville et qui foule d’un pied tranquille les cadavres de ses parents, de ses amis, de ses concitoyens, ne l’épargnez pas.

« Il y a autant de différence entre les stoïciens et les autres philosophes, qu’entre l’homme et la femme… » Cela serait plus exact des cyniques.

« La plaisanterie coûta la vie à Caligula… » J’ai toujours désiré que le despote fût plaisant. L’homme supporte l’oppression, mais non le mépris ; il répond tôt ou tard à une ironie par un coup de poignard.

En lisant ce que la raison dictait à notre philosophe sur l’affront, l’injure et la vengeance, je regrettais le chapitre qu’il eût ajouté à son ouvrage s’il eût vécu chez des barbares, où l’on est déshonoré quand l’on ne se venge pas d’un mot ou d’un geste méprisant, et où l’on est poursuivi par des lois rigoureuses et ruiné, si l’on se venge.

Exiger trop de l’homme, ne serait-ce pas un moyen de n’en rien obtenir ?

La Consolation à Polybe

LXXXVIII.

Tout meurt ; l’affliction est vaine ; nous naissons pour le malheur ; les morts ne veulent point être regrettés ; Polybe doit un exemple de courage : l’étude le consolera.

Pour que le lecteur juge sainement de cet ouvrage, qui a attiré tant de reproches à Sénèque, il est à propos, ce me semble, de s’arrêter un moment sur la position de l’auteur dont il porte le nom, et sur le caractère du courtisan auquel il est adressé.

Polybe, un des affranchis de Claude, ne fut point le complice de ceux qui abusaient de la faveur du prince imbécile pour disposer de la fortune, de la liberté et de la vie des citoyens ; il serait injuste de le confondre avec un Narcisse, un Pallas, un Caliste : il n’avait point de liaison avec Messaline, et on ne le trouve impliqué dans aucun de ses forfaits ; c’était un homme instruit qui cultivait les lettres à la cour, et qui exerçait, sans ambition et sans intrigue, une fonction importante qui l’approchait de l’empereur, et qui l’aurait mis à portée de faire beaucoup de mal, s’il en avait été capable. L’amour de l’étude est toujours un préjugé favorable aux mœurs.

Est-ce le même personnage dont il est parlé dans l’Apocoloquintose, et que le satirique mêle parmi ceux qui précédèrent Claude aux enfers ? Je l’ignore.

Sénèque s’était illustré au barreau : il avait obtenu la questure, et il l’avait quittée pour revenir à l’étude de la sagesse ; il avait une grande réputation à ménager. Ce n’était point un novice dans l’école de Zenon ; il avait donné des exemples domestiques et des leçons publiques de stoïcisme. Il avait écrit les Consolations à Marcia et à Helvia, sa mère ; deux ouvrages fondés sur les principes les plus roides de la secte. C’est au commencement de la troisième année de son exil, à l’âge d’environ quarante ans, qu’il entreprit de consoler Polybe de la mort d’un frère, perte récente dont il était profondément affligé.

Il faut en convenir, il est incertain si l’auteur de cet ouvrage se montre plus rampant et plus vil dans les éloges outrés qu’il adresse à Polybe, que dans les flatteries dégoûtantes qu’il prodigue à l’empereur : ce n’est point un poëte qui chante, c’est un philosophe qui disserte ; et je ne suis point étonné que dans un traité plein de recherches, de raison, de goût, de sentiment et de chaleur, un des auteurs modernes qui pense et s’exprime avec le plus d’élévation, ait versé sans mesure son mépris sur la Consolation à Polybe. Mais je pense que, même en supposant que Sénèque l’eût écrite, s’il avait pesé les circonstances, s’il s’était placé dans l’île de Corse, s’il eût moins considéré ce que l’on exige du philosophe, que ce que la nature de l’homme comporte, peut-être aurait-il été moins sévère ; et j’aurais désiré qu’avant de s’abandonner à sa noble indignation, il eût examiné si la supposition était vraie.

S’il ne s’agissait ici que d’excuser une faiblesse, je renverrais à la préface que M. Naigeon, éditeur de la traduction de Sénèque, a mise à la tête de la Consolation à Polybe, où, dans un petit nombre de pages écrites avec élégance et sensibilité, il a montré le jugement le plus sain et l’âme la plus honnête ; mais c’est une autre tâche que je me suis proposée.

Les jugements successifs qu’on a portés de la Consolation à Polybe, ont été aussi divers qu’ils pouvaient l’être. D’abord le scandale a été général ; ensuite on a souhaité que cet écrit ne fût pas de Sénèque, puis on a clouté qu’il en fût. Il restait un pas à faire : c’était de prétendre qu’il n’en était pas ; et c’est ce que je vais prouver, autant que la nature du sujet et la brièveté que je me suis prescrite me le permettront.

LXXXIX.

Si l’on en croit Dion Cassius (Hist. rom. lib. LXI, cap. X), là Consolation à Polybe ne subsiste plus. Que Sénèque320, honteux de l’avoir écrite, l’ait effacée, comme Dion, son ennemi, l’assure, il n’en est pas moins vrai que nous ne pouvons pas juger de celle qui n’existe plus d’après celle qui nous reste.

Lorsque la malignité fut instruite que la Consolation à Polybe ne subsistait plus, elle eut beau jeu pour en substituer une autre à sa place. Mais il n’était pas facile de publier, sous le nom de Sénèque, un ouvrage entier qui pût en imposer ; aussi n’avons-nous qu’un fragment qui commence au vingtième chapitre.

Et qu’est-ce que ce fragment ? Un centon d’idées ramassées dans les écrits antérieurs et postérieurs de Sénèque, sans précision et sans nerf ; la rapsodie de quelque courtisan, une rabutinade321. Je l’ai lue et relue : je ne sais si mon esprit et mon oreille étaient préoccupés ; mais il m’a semblé constamment que je n’entendais qu’un mauvais écho de Sénèque. Cependant le philosophe avait conservé dans son exil toute la fermeté de son âme, toute la force de son jugement. J’en appelle à la Consolation à Helvia.

La Consolation à Polybe n’eut point d’effet et n’en devait point avoir. Polybe était trop habile courtisan pour solliciter le rappel d’un homme qui lui était aussi supérieur que Sénèque.

Polybe n’avait garde de se brouiller avec Messaline en s’intéressant pour un citoyen aimé, plaint, honoré, considéré, dont elle avait causé la disgrâce et dont elle pouvait redouter le ressentiment.

Ces réflexions si simples, Sénèque ne les fait pas, et il ne balance pas à s’adresser à Polybe ! Cela est aussi trop maladroit.

Juste Lipse, qui n’était pas un critique vulgaire, obsédé du doute que ce fragment fût de Sénèque, a été tenté de le rayer du nombre de ses ouvrages322, et je n’en suis pas surpris : celui qui le jugeait digne d’un bas courtisan, était bien fait pour le juger indigne de Sénèque.

XC.

Dès le premier chapitre, on sent l’ironie. Polybe y est placé à côté des hommes du premier ordre : les écrits de Polybe brilleront aussi longtemps que la puissance de la langue latine durera, que les grâces de la langue grecque subsisteront ; son nom passera à la postérité la plus reculée, aussi célèbre que le nom des auteurs qu’il a égalés, ou, si sa modestie s’y refuse, auxquels il s’est associé. Et qu’est-ce que Polybe avait fait ? Il avait mis en prose Homère et Virgile. Les excellents traducteurs sont très-rares, j’en conviens ; mais peut-on sérieusement les appeler des pontifes dévoués au culte des Muses qui les réclament ? .

Si Polybe n’était pas tout à fait un sot, il a dû sentir qu’on se moquait de lui ; et si Sénèque s’est moqué de Polybe, certes ce n’était pas le moyen d’obtenir la fin de son exil.

S’il y a des choses qu’on ne dit point à un homme d’esprit, il y en a d’autres que le courtisan le plus maladroit ne communique point à son maître. De bonne foi, Polybe aurait-il eu le front de lire à Claude, quelque borné qu’on le suppose, que son secrétaire pour les belles-lettres était l’Atlas de l’Empire et portait le fardeau du. monde sur ses épaules ? Sous Louis XIV, cette exagération en beaux vers aurait amené la disgrâce d’un Colbert.

Polybe recueillera les actions de César et fera passer aux siècles futurs les hauts faits dont il est témoin ; Claude lui fournira lui-même le sujet de l’histoire et le modèle du style historique… Je demande si l’on a pu dire gravement de pareilles sottises d’un prince imbécile, et les dire à un courtisan délicat.

Je rie sais ce que c’est que la moquerie, si ce qui suit n’en est pas.

« 0 fortune ! il t’en eût bien peu coûté pour épargner un outrage à celui que tu ne comblas de bienfaits qu’avec connais1.

sance de cause… » La fortune avait cessé d’être aveugle pour Polybe.

« 0 fortune ! jusqu’à présent tu avais épargné ce grand personnage.  »

« 0 fortune ! tu t’es repentie de tes faveurs ; quelle barbarie !  »

« Tu as ravi à Polybe son frère ; quel attentat ! »

« 0 destin ! tu as envoyé à Polybe la plus grande des douleurs, à l’exception de la perte de César. »

« Polybe est dans le deuil ; Polybe est dans la tristesse, et il jouit de la vue de César ! »

« Polybe est un ingrat, s’il se plaint lorsque César est content.  »

« Polybe regrette son frère, et César lui survit ! »

« Cruelle destinée ! tu ne rends point de justice au mérite. »

« En attaquant Polybe, tu as voulu montrer que César même ne garantissait pas de tes coups… »

« Polybe, l’affranchi Polybe fixe les yeux d’un empire. »

« Si Polybe s’afflige de la mort de son frère, on se reprochera de l’avoir admiré. »

« Les travaux de César ont procuré à tous la commodité de ne rien faire. »

« Le malheur de mon exil n’a point encore tari mes larmes… » Sénèque a pleuré dans son exil !

« Si notre affliction doit durer, économisons nos pleurs… Ne dépensons pas tout à la fois.  »

« Polybe pleure son frère mort, et César se porte bien ! »

« Les yeux de Polybe ne se sèchent pas en contemplant un dieu !… » Le dieu Claude !

« 0 fortune ! si tu n’as pas résolu la perte du monde, conserve César ! »

« Polybe, conduisez-vous en grand capitaine et dérobez au camp le chagrin d’une journée malheureuse. »

« A quoi bon vous laisser dessécher par une douleur dont votre frère attend la fin ? »

« On s’étonnera qu’une âme si faible ait produit d’aussi grandes choses. »

Si ce n’est pas là persifler impudemment et le secrétaire

Polybe, et le César Claude, et le philosophe Sénèque, que l’on fait parler ainsi, je n’y entends rien.

Polybe est peint comme un bas courtisan, Sénèque comme un lâche : Claude est plus cruellement traité ; on en fait le plus grand des souverains.

Tout est outré, tout est exagéré, au point de faire éclater de rire.

Pour avoir l’âme brisée par le chagrin, on n’est ni vil ni sot.

Je trouve le caractère de la satire plus marqué dans la Consolation à Polybe que dans le Prince de Machiavel323.

Mais si la Consolation à Polybe est une satire, tout s’explique, et l’on ne peut plus reprocher à Sénèque l’amertume de l’Apocoloquintose.

Quoi ! Sénèque aurait eu la bassesse d’adresser à Claude les flatteries les plus outrées pendant sa vie et les plus cruelles invectives après sa mort ! C’était à faire tramer dans le Tibre le dernier des esclaves.

Ou Sénèque n’est point l’auteur de la Consolation à Polybe, ou c’est une satire, ou Sénèque n’a point écrit l’Incucurbitation de Claude.

XCI.

Par quels exemples console-t-on l’affranchi Polybe ? Par les exemples d’Auguste, de Pompée, de Scipion, de Lucullus, des plus grands personnages de l’Empire. Et qui est-ce qui le con1.

sole ? C’est l’empereur lui-même. Si ce n’est pas là un usage ironique des disparates, c’en est un abus bien insipide ; si ce n’est pas une bonne satire, c’est un bien plat ouvrage.

Un satirique ne se soucie guère d’être conséquent ; pourvu qu’il déchire, cela lui suffit : aussi ne suis-je point surpris de lire ici : « Le destin a rendu commun à tous la destruction, le plus grand des maux, afin que l’égalité de son décret en adoucît la rigueur… » ; et ailleurs : « Les grands hommes pourraient s’indigner avec justice de n’être pas exceptés de la loi générale.  »

Et c’est un stoïcien qui dit que la destruction est le plus grand des maux ! Ce n’est pas en un endroit, c’est en cent, que Sénèque prononce que c’est le plus grand des biens, puisque c’est la fin de tous les maux, et que la perte la moins terrible est celle qui n’est suivie d’aucun regret. Jamais Sénèque n’a varié sur ces principes, les fondamentaux de la secte.

Je trouve le satirique très-délié lorsqu’il introduit Sénèque s’adressant soit à la justice, soit à la clémence de l’empereur : « Que Claude me reconnaisse pour innocent, ou qu’il veuille que je sois coupable, je regarderai sa décision comme un bienfait… Les coups de la foudre sont justes lorsqu’ils sont respectés de celui qu’elle a frappé… » Il était difficile de le faire renoncer à son innocence d’une manière plus adroite, à la vérité, mais plus indigne d’un philosophe, et d’un philosophe tel que Sénèque. Reconnaît-on à ces traits l’homme qui se fera couper les veines plutôt que de dire un mot flatteur à son élève ?

Mais ce n’était pas assez d’avoir donné à Sénèque un caractère abject aux yeux du peuple et ridicule aux yeux des courtisans, il fallait encore le décrier dans sa secte ; et l’on s’y prend bien, lorsqu’on lui fait dire à Polybe : « Je ne prétends pas que vous n’éprouviez aucune tristesse ; je sais qu’il est des hommes qui ont plus de dureté que de force et de jugement ; mais il paraît que ces gens-là n’ont jamais connu les situations affligeantes  ; sans quoi la fortune aurait fait disparaître cette orgueilleuse sagesse et leur aurait arraché avec leur masque l’aveu de la vérité… » Et c’est l’élève de Démétrius, l’ami d’Attalus 324, l’admirateur de Posidonius, qui parle ainsi ! Non, ce n’est pas lui qui parle ainsi ; c’est ainsi qu’on le fait parler.

Mais un passage de la Consolation à Polybe qui a embarrassé tous les critiques, et dont aucun d’eux n’a tiré la conséquence qui se présentait naturellement, c’est celui où il exhorte Polybe à donner le change à sa douleur, en s’occupant de la littérature légère, de l’apologue, genre d’ouvrage, aujoute-t-il, sur lequel les Romains ne se sont pas encore essayés.

Quoi ! le littérateur Sénèque, le moraliste Sénèque ne connaissait pas les Fables de Phèdre ! Il ignorait qu’Horace avait fait la Fable du Rat de ville et du Rat des champs, et plusieurs autres ! Cela se présume-t-il ?

Quant à moi, j’en conclus que, soit que l’auteur de la Consolation à Polybe se soit proposé la satire de Sénèque, ou qu’il l’ait faite sans s’en douter, ce qui n’est pas impossible, ce mauvais fragment est beaucoup moins ancien qu’on ne le croit, puisqu’on avait déjà oublié que Phèdre avait composé des fables325. Ce qui peut ajouter quelque poids à cette conjecture, c’est la rareté des anciens exemplaires de Phèdre ; il ne nous en est parvenu qu’un seul326.

Quelle que soit l’opinion qu’on préfère sur la Consolation à Polybe, elle n’aura pas l’avantage de la vraisemblance sur la mienne, qui aura sur les autres l’avantage de l’indulgence et de l’honnêteté : je me serai du moins occupé de l’apologie d’un grand homme. Je me suis mis à la place de Polybe : j’ai reçu son ouvrage, je l’ai lu, et je me suis dit : Ou Sénèque se moque de moi et de l’empereur, et c’est un insolent ; ou c’est un lâche, ou c’est un sot… Un homme qui a autant d’esprit que Sénèque, ne s’expose point à un pareil dilemme, surtout lorsqu’il sollicite une grâce.

Un de nos aristarques se fait cette question : « La Consolation à Polybe est-elle de Sénèque ? Non, dit son historien… » Et il ajoute : « Nous nous rangeons de son sentiment, qu’il appuie sur des preuves portées jusqu’à l’évidence. »

Comment une assertion a-t-elle pour un critique le caractère de l’évidence, et l’assertion contradictoire a-t-elle également le caractère de l’évidence pour un autre327 ?

Fragment

XCII.

Sénèque composa pendant son exil une tragédie de Médée, dont il nous reste quatre vers d’un chœur, où le coryphée dit :

Ô dieux ! nous vous demandons grâce. Conservez la vie, accordez la sûreté

A celui qui a dompté les mers. Épargnez-le ; épargnez le héros. Les mères ne sont-elles pas assez vengées ?

Il me semble que cette prière s’applique plus naturellement à Jason qu’à Claude, et que les conséquences qu’on pourrait en tirer contre le poëte seraient bien hasardées 1.

1. Ce chapitre n’existait pas dans la première édition.

Les Épigrammes

XCIII.

Sénèque avait de l’esprit, du génie, de l’imagination, de la verve ; cependant ces petits ouvrages, écrits sans grâce et sans facilité, ne donneraient pas une haute idée de son talent : tous relatifs aux désagréments de son exil, et pleins d’humeur, on n’y trouve ni un poëte qui vous séduise, ni un malheureux qui vous touche, ni un philosophe qui vous instruise. Je crois qu’on peut s’en épargner la lecture et dans la traduction et dans l’original. Ce n’est pas au premier instant de la douleur qu’on parle bien ; l’on sent trop fortement, et l’on ne pense pas assez. Les vers de Sénèque auraient été meilleurs quelques mois, quelques années peut-être après son retour de la Corse. Les plaintes ingénieuses d’Ovide à Tomes ne me feront pas changer d’avis. Il en est de l’esprit comme de la gaîté naturelle : on en a toujours, et on l’a quelquefois déplacée.

L’Apocoloquintose

ou
La métamorphose de Claude en citrouille

XCIV.

On est étrangement surpris, au sortir des fades éloges de la Consolation à Polybe, d’entrer dans la satire la plus virulente. Quoi ! philosophe, vous adulez bassement le souverain pendant sa vie, et vous l’insultez cruellement après sa mort !

  • — Il ne pouvait328 plus me faire de mal.
  • — Cette réponse est d’un lâche et d’un ingrat ; car s’il eût été votre bienfaiteur, vous vous seriez tu, parce qu’il ne pouvait plus vous faire de bien.
  • — Mais il m’a cru coupable d’adultère avec Julie.
  • — Et que vous importait, si vous ne l’étiez pas ?
  • — Il m’a tenu huit ans en exil.
  • — Est-ce que le stoïcien souffre en exil ? Est-ce que le stoïcien se venge ? Toutes les belles choses que vous écrivîtes à Helvia, votre mère, n’étaient donc que des mensonges officieux ? Quand je vous vois poursuivre avec fureur un ennemi qui n’est plus, que faut-il que je pense de toutes ces belles maximes répandues dans votre traité sur la Colère ? N’êtes-vous, ainsi que la plupart des prédicateurs, qu’un beau parleur de vertu ? Celui qui comparera votre Consolation à Polybe avec votre Apocoloquintose, en concevra pour vous un mépris qui rejaillira sur votre secte : et vous n’avez pas senti cela !

Si la réponse que j’ai faite à ces reproches329 n’est pas solide, il n’y en a point.

Les Questions naturelles

XCV

Cet ouvrage est dédié à Néron. « Vous avez, lui dit Sénèque, un goût pour la vérité aussi vif que pour les autres vertus… » Mais de quelles vertus s’agit-il ici ? Quelle est la date de cet écrit ? Est-ce un éloge ? est-ce une leçon ? On peut haïr un homme vertueux dont la présence nous en impose ; mais je ne crois pas que le plus méchant des hommes puisse haïr la vertu et la vérité, non plus que trouver beau ce qui est hideux.

Sénèque ajoute dans un autre endroit : « Votre règne est plein d’allégresse… » Alors la terreur ne couvrait pas la capitale de ses voiles sombres ; alors toute la joie de Rome n’était pas renfermée dans le palais, et ne consistait pas dans les débauches nocturnes et les fêtes crapuleuses de la cour. L’histoire, l’expérience ne nous apprennent-elles point à distinguer différentes époques dans la vie des rois ?

Voyez la préface que l’éditeur du Sénèque de La Grange a mise à la tête de cet ouvrage, dont il était bien en état déjuger, à titre de littérateur, de philosophe, et par l’étude réfléchie qu’il a faite des sciences qui en sont l’objet. « On y trouve, dit-il, des connaissances très-vastes en plusieurs genres différents, des faits curieux sur l’histoire naturelle de la terre, de la mer, de l’air et des eaux, et des vues neuves sur les causes de certains phénomènes, que les modernes n’ont pas mieux connues que les Anciens, et qui peuvent conduire à d’autres découvertes. Sénèque, le même dans ses livres sur la physique que dans ses ouvrages moraux, vous offrira des idées ingénieuses et fines, des élans hardis et lumineux, toujours voisin de la vérité, qu’il touche ou qu’il côtoie, lorsqu’il marche sans autre guide que son génie. »

XCVI.

Les Questions naturelles sont à comparer aux Lettres par l’étendue de la matière qu’elles embrassent. Sénèque y traite de plusieurs météores, de l’arc-en-ciel, des parhélies, des parasélènes, des miroirs, du firmament, des astres, de l’atmosphère, de la terre, de l’air, du tonnerre, de l’éclair, de la foudre, des étoiles tombantes, du feu, de l’aruspicine, des eaux, des pluies, de la neige, de la grêle, des mers, des fleuves, des rivières, des lacs, des fontaines, des marais, des eaux thermales, des vapeurs, des nuages, des feux follets, du déluge, du Nil, des tremblements de terre, des volcans et des comètes. Sur chacun de ces phénomènes, il rapporte les sentiments des philosophes ; il les combat ou il les appuie, et substitue souvent ses conjectures à leurs opinions ; mais le moraliste suspend de temps en temps le rôle du physicien, et le spectacle de la nature ramène le stoïcien à son texte favori : les devoirs de l’homme.

Sénèque touchait à la vieillesse lorsqu’il acheva ce traité, dont il avait rassemblé les matériaux avant, pendant et après son exil en Corse.

XCVII.

Une première pensée qui se présente à l’esprit en lisant cet ouvrage, c’est que la physique rationnelle a pris son essor beaucoup trop tôt. Ce ne serait peut-être pas de vingt siècles, à compter de celui-ci, que la physique expérimentale aurait rassemblé les faits nécessaires pour former une base solide à la spéculation. Observer les phénomènes, les décrire et les enregistrer, voilà le travail préliminaire ; et plus on y sacrifiera de temps -, plus on approchera de la vraie solution du grand problème qu’on s’est proposé. C’est par ce moyen, et par ce moyen seul, que l’intervalle qui sépare les phénomènes se remplira successivement par des phénomènes intercalés ; qu’il en naîtra une chaîne continue, qu’ils s’expliqueront en se touchant, et que la plupart de ceux qui nous présentent des aspects si divers, s’identifieront. Chaque cause rassemblera autour d’elle un nombreux cortège d’effets : ces systèmes, d’abord isolés, se fondront les uns dans les autres en s’étendant ; et de plusieurs causes il n’en restera qu’une plus ou moins lentement réduite à la condition d’effet. Le progrès de la physique consiste à diminuer le nombre des causes par la multiplication des effets : il faut donc recueillir, et sans cesse recueillir des observations ; une bonne observation vaut mieux que cent théories. Que le physicien fasse une hypothèse ; qu’il s’occupe à étayer ou à abattre cette hypothèse par des expériences ; qu’il nous apporte ensuite le résultat de ses tentatives, j’y consens ; mais qu’il nous épargne l’inutile et fastidieux détail de ses visions. Il ne s’agit pas de ce qui s’est passé dans sa tête, mais de ce qui se passe dans la nature. C’est à elle-même à s’expliquer ; il faut l’interroger, et non répondre pour elle. Suppléer à son silence par une analogie, par une conjecture, ce sera rêver ingénieusement, grandement, si l’on veut, mais ce sera rêver ; pour une fois où l’homme de génie rencontrera juste, cent fois il se trompera, et délayera une ligne vraie dans des volumes de mensonges séduisants. Combien de ces étiologies si certaines, si admirées, si généralement adoptées, ont été réduites à de spécieuses erreurs ! Combien d’autres subiront le même sort ! Et qu’on n’imagine pas que j’allège la tâche du physicien ou du naturaliste : rien de plus difficile que de bien observer, rien de plus difficile que de bien faire une expérience, rien de plus difficile que de ne tirer de l’expérience ou de l’observation que des conséquences rigoureuses ; rien de plus difficile que de se garantir de la séduction systématique, du préjugé et de la précipitation. Il ne peut y avoir qu’une théorie sur une machine qui est une, et la découverte de cette théorie est d’autant plus éloignée que la machine est compliquée. Quelle machine que l’univers ! Quand tous les faits seront-ils connus ? Entre les faits, les plus importants ou les plus féconds ne se déroberont-ils pas à jamais à notre connaissance par la faiblesse de nos organes et l’imperfection de nos instruments ? La limite du monde est-elle à la portée de nos télescopes ? Si nous possédions le recueil complet des phénomènes, il n’y aurait plus qu’une cause ou supposition. Alors on saurait peut-être si le mouvement est essentiel à la matière, et si la matière est créée ou incréée ; créée ou incréée, si sa diversité ne répugne pas plus à la raison que sa simplicité : car ne n’est peut-être que par notre ignorance que son unité ou homogénéité nous paraît si difficile à concilier avec la variété des phénomènes330.

XCVIII.

Après ce raisonnable ou téméraire écart sur les principes de la physique rationnelle et de la physique expérimentale, nous allons revenir à notre véritable objet, et présenter au lecteur quelques-unes des moralités que Sénèque a répandues dans son traité des Questions naturelles.

« Le croassement du corbeau, le cri du hibou pendant la nuit, ne présagent non plus le malheur que le chant de l’alouette et du rossignol n’annonce un heureux événement ; mais ils sont lugubres, et nous penchons plus vers la crainte que vers l’espoir… » Serait-ce que dans le cours de la vie nous éprouvons plus de mal que de bien, ou que l’effroi du mal est plus violent, son souvenir plus durable que l’attrait ou la douceur du bien ? Cependant à quels dangers l’homme ne s’exposet-il pas, à quels travaux ne se résout-il pas pour arriver à d’assez frivoles jouissances ! Certainement il fait plus pour obtenir le bonheur que pour éviter le malheur : son imagination se montre sans cesse occupée à exagérer l’un, et à diminuer l’autre.

« La foudre est le plus puissant des présages : sa décision n’est révoquée ni par les entrailles des victimes, ni par le vol des oiseaux… » Est-ce qu’il y a des présages ? Pourquoi non, s’il y a des dieux ? Pourquoi non, si tout tient dans la nature ? Les augures imaginèrent une foule de distinctions théologiques pour dérober aux peuples l’absurdité de leurs sciences. Un système de mensonges ressemble plus à la vérité qu’un seul mensonge isolé ; plus on voit de choses à contredire à la fois, moins on en contredit.

« Les cérémonies religieuses ne sont que des frivolités consolantes pour une âme malade. L’immutabilité est le premier attribut du destin. »

« Prétendre que Jupiter, ou le destin, puisse être fléchi par un sacrifice, c’est lui prêter l’inconstance de l’homme. »

« Les prières et les vœux font partie du destin. »

« Les augures érigèrent la divination en système, et firent bien : rien n’en impose comme un corps de doctrine, une masse de principes et de conséquences. »

« Quoi de plus ridicule que Jupiter lançant ses foudres sur son temple, et brisant sa statue ; frappant des troupeaux innocents, et laissant le crime impuni ? Cela est… » Et cela s’explique.

« Le règne de la prophétie est le temps de la terreur. »

« Le soleil ne fixe nos regards que dans son éclipse. »

XCIX.

A propos de je ne sais quelle expérience périlleuse, Sénèque dit à Lucilius : « N’y exposez que le dernier de vos esclaves… » Comme si l’esclave n’était pas un homme ! comme s’il était permis, pour satisfaire une curiosité, d’immoler son semblable ! Le célèbre Muret331 ne pensait pas ainsi. Il était dans un lit d’hôpital ; à côté de lui les gens de l’art délibéraient sur l’état d’un malade que l’opération ou le remède proposé par l’un d’eux pouvait également tuer ou sauver. Un autre avait dit : Faisons essai sur une âme vile… ; lorsqu’on entendit d’entre les rideaux de Muret une voix qui s’écriait : Comme si elle était vile, cette âme pour laquelle le Christ n’a pas dédaigné de mourir !… L’opération ne se fit pas, et le malade guérit. Ce fait est connu, mais qu’importe ? Il est des actions sur lesquelles on ne peut ramener trop souvent l’admiration des hommes. Quoi ! l’on écrira et l’on récrira sans cesse les histoires d’un César, d’un Pompée, qui massacrèrent des nations, et l’on ne pourra revenir sur les discours énergiques et pieux d’un Muret, qui conserva la vie à un homme332 !

« La mer, interdite à l’homme, lui épargnerait la moitié de ses guerres… » Si cette réflexion était vraie au temps de Sénèque, elle est évidente de nos jours.

« Nous allons chercher à travers les flots un nouveau inonde à dévaster… » Le beau texte pour faire honneur aux Anciens des découvertes des modernes !

C.

Pour finir cet extrait d’une manière intéressante, j’avais à choisir entre deux morceaux : l’un est la description d’un déluge ; l’autre, une scène morale entre Sénèque, Lucilius et Gallion. J’ai donné la préférence à celui-ci, non comme au plus beau, mais comme au plus analogue à nos vues. C’est Sénèque qui va parler.

« Lucilius, vous m’aviez souvent entendu dire que Gallion, mon frère, qu’on aime trop peu quand on l’aime autant qu’on peut aimer, et qui ne connaissait pas les autres vices, avait en horreur la flatterie. Nous concertâmes d’essayer sur lui ce subtil et dangereux poison.. » ; Je n’approuverai pas ce complot. Laissons à la malice des circonstances le soin de mettre les vertus à l’épreuve ; et n’exposons point, de propos délibéré, nos amis à perdre quelque chose de l’estime que nous leur avons accordée.

« Vous commençâtes par louer son génie. Quel génie ! Le plus beau de la nation, le plus digne du culte des mortels ; un génie plein de vigueur, un génie supérieur à tous les obstacles.

« Cet éloge le fit reculer.

« Vous vous rejetâtes sur ses mœurs, sa modération, sa frugalité au milieu d’une opulence dont il jouissait sans l’affectation de l’orgueil et sans la fausseté du mépris.

« Il vous coupa la parole.

« Vous vous réduisîtes à admirer avec une simplicité tout à fait ingénue cette douceur de caractère, cette aménité naturelle qui captivait tous les cœurs, cette bienfaisance qui répandait sur un seul malheureux plus de pitié, plus de secours qu’un grand nombre n’en obtenait du reste des nommes ; et vous mîtes à votre éloge tant d’aisance, un air si vrai, que Gallion n’eut pas le moindre soupçon du piège. D’ailleurs, qui est-ce qui se refuse à la louange d’une vertu dont les preuves sont de notoriété publique ?

« C’est Gallion.

« Il se montra si ferme, que vous vous écriâtes qu’enfin vous aviez trouvé l’homme invincible, l’homme dont la modestie vous étonnait d’autant plus, qu’il était naturel de prêter l’oreille à des choses flatteuses à la vérité, mais reconnues, mais avouées, et d’acquiescer à la voix de sa propre conscience, qui nous les adressait par la bouche d’un ami.

« Gallion n’en sentit que plus vivement la nécessité de la résistance, et la séduction de la flatterie, lorsqu’elle emprunte le langage de la vérité.

« Lucilius, ne soyez pas mécontent de vous : vous fîtes votre rôle avec toute la finesse possible ; et si vous fûtes battu, ce fut par la supériorité seule du caractère de votre adversaire… »

Je ne m’en dédis pas : Sénèque et Lucilius me sont l’un et l’autre odieux.

Mais voici un antagoniste beaucoup plus dangereux pour Lucilius que celui-ci ne l’avait été pour Gallion : c’est Sénèque, lorsqu’il dit à Lucilius :

« Quand vous désirez des éloges, pourquoi les devoir à d’autres ? Louez-vous vous-même… » Et ce que Sénèque encourage Lucilius à se dire est très-séduisant ; puis il ajoute avec une perfidie incroyable :

« Peut-être croirez-vous que je cherche à vous surprendre, et à venger Gallion. Entre ces embûches, choisissez celle que vous voudrez. Je consens que vous commenciez par moi à vous méfier des adulateurs… »

Cela est très-délié ; mais ce qui suit me le paraît encore davantage.

« Lucilius, je veux converser familièrement avec vous. Il est un service important à vous rendre, et je m’en charge. Il serait facile de s’enorgueillir à celui que la nation et le souverain ont jugé digne par ses talents et ses vertus d’administrer une province qui a soutenu le choc et amené la ruine de deux grands États, le prix du sang carthaginois et du sang romain, une province qui a vu les forces réunies de quatre grands généraux, relevé la fortune de Pompée, fatigué celle de César, mis en fuite Lépide, et changé la destinée de tous les partis ; une province qui assista à un grand spectacle, celui du passage rapide de l’élévation à l’abaissement, et de la variété des efforts de la fortune contre l’édifice de la grandeur, c’est l’instructif et effrayant tableau que je tiendrai sans cesse sous vos yeux. Ce gouvernement, le plus important de l’Empire, vous eût-il été transmis en propriété par une longue suite d’illustres ancêtres, je vous dirais : Loin, loin de vous l’orgueil d’un superbe patrimoine, mais trop étranger à son possesseur. »

Sénèque, mon philosophe, mon sage, que faites-vous là ? Vous administrez sciemment, prudemment à un malade un remède empoisonné.

A présent on peut voir, livre III, chapitre XXVII, la description du déluge. Avec quels grands traits, quelle éloquence la terrible catastrophe est peinte ! A chaque ligne, le ravage et l’épouvante s’accroissent ; on est poursuivi, on se sauve devant les flots, on grimpe sur la cime des montagnes avec les malheureux qui s’y sont réfugiés ; on mêle ses cris à leurs cris, on partage leur désespoir ; on tombe avec eux dans un silence affreux, et l’on éprouve avec eux leur stupeur.

Et puis, pour sceller ma page du cachet de Sénèque, comme ce philosophe scellait la sienne du cachet d’Épicure : « Si les efforts continus d’un nombre infini de méchants n’ont point encore porté la perversité à sa dernière perfection, quelle ne

sera pas la lenteur des progrès de la sagesse, dont si peu d’hommes se font une affaire ! »

CI.

Je pourrais m’arrêter ici ; ce que j’ai dit de Sénèque, sinon sans erreur, du moins sans partialité, suffirait pour bien connaître l’homme et l’auteur : mais il me reste à répondre à quelques-uns de ses détracteurs ; ce que je vais faire le plus succinctement qu’il me sera possible.

L’ingénieux et élégant abbé de Saint-Réal a nommé Sénèque dans plusieurs endroits de ses ouvrages : il y est parlé d’un entretien du philosophe avec la courtisane Épicharis ; de sa présence à une des assemblées des conspirateurs de Pison, et de son projet de monter au trône de l’Empire. Mais lorsque l’on cherche la preuve de ces faits dans l’histoire, on trouve que ce sont autant de fictions, et que Saint-Réal s’est amusé à écrire un roman333 : or, l’on ne réfute point un roman ; on désirerait seulement qu’un écrivain ne s’affranchît pas de la vérité au point de défigurer les caractères, de prêter des actions malhonnêtes à un homme de bien et d’imputer des vues insensées à un homme sage. Rien n’excuse une pareille altération de la vérité, et l’on ne peut faire un plus coupable abus de ses talents. S’il est moins dangereux, il est plus lâche de calomnier ceux qui ne sont plus et qui ne peuvent se défendre : plus on met d’art et de vraisemblance dans ses impostures, plus on est criminel ; ce qui m’inclinerait à croire que le roman historique est un mauvais genre : vous trompez l’ignorant, vous dégoûtez l’homme instruit ; vous gâtez l’histoire par la fiction, et la fiction par l’histoire. Le poëte dramatique, qui peut disposer des faits jusqu’à un certain point, garde un respect scrupuleux pour les caractères.

L’auteur d’un Dictionnaire historique en 6 vol. in-8°, dit, article Sénèque, qu’un commerce illicite avec la veuve de Domitius le fit reléguer en Corse.

L’époux de Julie ne s’appelait point Domitius, mais Vinicius ; et voilà Sénèque accusé d’adultère et d’ingratitude par un écrivain qui se trompe sur le nom du bienfaiteur et du mari. Quand on assure de belles actions, on pardonne l’inexactitude : mais doit-on la même indulgence à celui qui atteste le crime ?

Il ajoute : « On ne peut douter que Sénèque ne fût un homme d’un rare génie : mais la sagesse était plus dans ses discours que dans ses mœurs ; il avait une vanité et une présomption ridicules dans un philosophe334. »

Et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages de Sénèque ? Non ; vous auriez pu y lire335 : « Lorsque vous me demandez mes ouvrages, je ne m’en croirai pas plus éloquent que je ne me croirais d’une belle figure, si vous me demandiez mon portrait.  » Dans Suétone ? Non. Dans Dion ? mais à l’article DION, vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie, de partialité, d’un penchant égal à la satire et à la flatterie ; qu’il paraît avoir été l’ennemi de Sénèque… Et voilà le témoin que vous produisez contre celui-ci ! Permettriez-vous qu’on en usât ainsi avec vous, ou avec un de vos amis ?

  • — Mais Sénèque est mort, et je ne suis et ne fus jamais son ami.
  • — Sénèque est mort, et je suis et je serai son admirateur et son ami tant que j’existerai. Si j’ai le malheur de vivre assez longtemps pour perdre ceux qui me sont chers, Sénèque, Plutarque, Montaigne et quelques autres, viendront souvent adoucir l’ennui de la solitude où mes amis m’auront laissé ; et en attendant, je défendraices illustres morts, comme s’ils vivaient.

CIL

Je finirai le combat par l’ennemi le plus redoutable de Sénèque  ; c’est un homme de poids, c’est un écrivain de grand goût, c’est un juge sévère ; c’est Quintilien ; et pour ne pas donner à mon apologie une fausse solidité en affaiblissant ses objections, je vais les rapporter dans ses propres termes.

« Sénèque, dit Quintilien, s’est distingué dans tous les •genres d’éloquence. C’est à dessein que je me suis abstenu d’en parler jusqu’ici, par égard pour une prévention générale, que je hais l’homme, et que je méprise l’auteur336 : prévention fondée sur ce que je vois l’éloquence s’amollir, se dégrader, tomber ; que je résiste de toute ma force à sa chute, et que je tâche de ramener les esprits à un goût plus sévère. Sénèque était alors presque le seul auteur dont la lecture plût aux jeunes gens337 : non que je prétendisse les en détourner ; mais je ne pouvais souffrir qu’ils le préférassent à d’autres qui valent mieux que lui, et qu’il n’avait cessé de décrier338, persuadé qu’on ne pouvait approuver et leur manière et la sienne, qui en était si différente. Ses partisans le prônaient mieux qu’ils ne l’imitaient ; et ils lui étaient aussi inférieurs que Sénèque l’était lui-même aux Anciens. Plût au ciel qu’ils lui eussent ressemblé339 ! mais ils n’étaient engoués que de ses défauts : chacun d’eux en prenait ce qu’il pouvait, et ces mauvaises copies déshonoraient un modèle qu’on se vantait d’avoir bien rendu. En accordant à Sénèque nombre d’excellentes qualités340, un esprit facile et fécond, beaucoup d’étude, des connaissances étendues, il faut avouer que ses écrits ont été parsemés d’erreurs par la négligence de ses faiseurs d’extraits. Il n’y a presque pas un genre d’érudition auquel il ne se soit appliqué ; il a laissé des oraisons, des dialogues, des poésies. Philosophe peu exact341, aucun d’eux n’inspire une plus violente horreur du vice. Il a de fort belles pensées, et il en a en grand nombre ; beaucoup qui tiennent aux mœurs, et qu’il faut méditer. Quant à son style, je le trouve presque partout corrompu, et ses défauts sont d’autant plus dangereux qu’ils sont plus séduisants ; on désirerait qu’il eût pensé à sa manière, et qu’il eût écrit à la manière d’un autre. S’il eût dédaigné certaines beautés qui n’en sont pas, s’il eût usé plus sobrement de quelques-unes, s’il eût été moins épris de ses productions, ; si la subtilité de ses idées n’eût pas affaibli l’importance du sujet qu’il traitait, il obtiendrait aujourd’hui des savants une approbation préférable aux acclamations des enfants. Tel qu’il est, cependant, il faut le feuilleter, mais lorsqu’on aura le goût formé, et qu’on se sera affermi dans un genre d’éloquence plus austère. Voulez-vous savoir jusqu’où quelqu’un a du goût ? interrogez-le sur Sénèque. Je l’ai dit342 et je le répète : Sénèque a des pages dignes d’éloge, dignes même d’admiration ; mais il y a du choix : et ce choix, que ne l’a-t-il fait luimême343 ? »

CIII.

Quintilien naquit la seconde année du règne de Claude ; alors Sénèque avait quitté le barreau. Celui-ci professa la philosophie ; l’autre, l’art oratoire : tous deux furent instituteurs des grands ; mais Quintilien resta maître d’école, et Sénèque devint ministre.

Sénèque avait résisté avec courage aux inclinations vicieuses de Néron : Quintilien avait, divinisé Domitien du vivant même de ce prince sanguinaire344.

Quintilien avoue qu’on lui soupçonnait de la haine contre le philosophe ; il me semble que ce soupçon, qui en aurait condamné un autre au silence, devait rendre Quintilien très-circonspect.

Quintilien n’est franc ni dans sa critique, ni dans son éloge ; on y sent de la gêne.

A son avis, le style de Sénèque est corrompu : le sien n’a-t-il rien d’âpre et de barbare ? Le défaut de l’un n’excusera pas le défaut de l’autre ; mais j’espérerai de la modération, lorsque le juge sera l’accusateur, et que la sentence frappera également sur l’accusateur et sur l’accusé.

Quintilien sera-t-il plus excusable de n’être pas éloquent, en donnant des préceptes d’éloquence ; d’être dur, en prêchant l’harmonie ; incorrect, inélégant, en exaltant l’élégance et la pureté du style, que Sénèque d’être laconique et scabreux en philosophant345 ?

« Si l’on veut savoir jusqu’où quelqu’un a du goût, il faut l’interroger sur Sénèque… » Est-ce du goût pour la phrase, ou du goût pour les choses ?

Pour nous, qui professons l’impartialité, admirateurs de Sénèque et de Quintilien, nous prononcerons que leurs qualités leur appartiennent, et que leur vice est celui de leur temps, s’ils ont été vicieux. Le critique de Sénèque ne sera pas l’approbateur de Tacite, et tant pis pour lui.

Maintenant que la langue latine est morte, et que nous n’en pouvons être que de mauvais écrivains et de médiocres juges, même après y avoir donné un aussi grand nombre d’années qu’Érasme, Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret346, je demanderai si c’est le fond des choses ou le style qui doit nous attacher, surtout dans les auteurs en prose.

CIV.

Ah ! si j’avais lu plus tôt les ouvrages de Sénèque, si j’avais été imbu de ses principes à l’âge de trente ans, combien j’aurais dû de plaisirs à ce philosophe, ou plutôt combien il m’aurait épargné de peines ! Ô Sénèque ! c’est toi dont le souffle dissipe les vains fantômes de la vie ; c’est toi qui sais inspirer à l’homme de la dignité, de la fermeté, de l’indulgence pour son ami, pour son ennemi, le mépris de la fortune, de la médisance, de la calomnie, des dignités, de la gloire, de la vie, de la mort ; c’est toi qui sais parler de la vertu, et en allumer l’enthousiasme. Tu aurais plus fait pour moi que mon père, ma mère, et mes instituteurs  ; ils voulaient tous me rendre bon, mais ils en ignoraient les moyens. Que je hais à présent les détracteurs de Sénèque ! Leur goût pusillanime me tenait les yeux attachés sur Cicéron, qui pouvait m’apprendre à bien dire, et me dérobait la lecture de celui qui m’aurait appris à bien faire347. Cependant quelle comparaison entre la pureté du style, que je n’ai point acquise avec le premier, et la pureté de l’âme, qui se serait certainement accrue, fortifiée en moi, en étudiant, en méditant, en me nourrissant du second ! A l’âge que j’ai, à l’âge où l’on ne se corrige plus, je n’ai pas lu Sénèque sans utilité pour moi-même, pour tout ce qui m’environne : il me semble que je crains moins le jugement des hommes, et que je crains davantage le mien ; il me semble que j’ai moins de regret aux années écoulées, et que je prise moins celles qui suivront ; il me semble que j’en vois mieux l’existence comme un point assez insignifiant entre un néant qui a précédé et le terme qui m’attend. Ah ! quel mal on m’a fait ! pour rendre le littérateur meilleur écrivain, on a empêché l’homme de devenir meilleur. Sénèque ne m’a point endurci ; mais j’avoue qu’il y a bien peu de choses qui puissent me faire crier.

CV.

Ce n’est point sur quelques pages de Sénèque qu’on apprend à le connaître, et qu’on acquiert le droit de le juger. Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite, et jetez au feu mon apologie ; car c’est alors que vous serez vraiment convaincu que ce fut un homme d’un grand talent et d’une vertu rare, et que vous

mettrez ses détracteurs dans la classe des hommes les plus méchants et les plus injustes348.

CVI.

Résumons. Sénèque n’a été ni le corrupteur de Julie, ni l’amant d’Agrippine ; son exil en Corse fut amené par une intrigue de cour. Il ne déroba point à son élève la connaissance des grands auteurs ; il en reçut des largesses que les hommes puissants sollicitaient sans pudeur, qu’il ne pouvait rejeter sans péril, et qu’il posséda sans avarice et sans faste. Comment aurait-il pu tremper dans un parricide 2 ? aurait-il été confident du projet d’assassiner Agrippine, sa bienfaitrice ? Il n’aspira point à l’empire  ; Néron ne put même l’impliquer dans la conjuration de Pison. Il n’applaudit point aux goûts indécents de l’empereur. Sa conduite ne démentit jamais ses principes. La Consolation à Polybe qui nous est parvenue, n’est point celle qu’il écrivit ; le fragment qui porte son nom est ou l’essai d’un littérateur obscur, ou l’ouvrage d’un satirique qui s’était proposé de tourner en ridicule l’empereur et son ministre, d’avilir le philosophe aux yeux du peuple, d’en faire la risée de la cour et de le brouiller avec les stoïciens. Il n’eut pour ennemis, parmi ses contemporains, qu’un Suilius, homme couvert de forfaits ; qu’un Dion Cassius, le calomniateur perpétuel des grands personnages de la république ; qu’un Xiphilin, auteur bizarre, l’infidèle abréviateur de Dion ; parmi les modernes, que des têtes rétrécies par un fanatisme détracteur des vertus païennes ; pour critiques, que des ignorants qui ne l’avaient pas lu, que des envieux qui l’avaient lu avec prévention, que des épicuriens dissolus et révoltés de sa morale austère, que des littérateurs qui préféraient la pureté du style à la pureté des mœurs, une période harmonieuse à une sentence salutaire. Quant à la prétendue lettre apologétique adressée au sénat après la mort d’Agrippine, j’inviterai ceux qui seraient encore tentés de lui en faire un reproche, de revenir sur ce que j’en ai dit plus haut, et de peser mûrement ce que j’en vais dire ici.

CVII.

On ne saurait douter que Sénèque n’en imposât au tyran, soit par l’autorité de l’homme sage sur l’homme dissolu, soit par l’exercice habituel de sa fonction d’instituteur ou de censeur. Ce furent ses efforts réunis à ceux de Burrhus qui arrêtèrent le cours des assassinats prêts à s’exécuter349. C’était le seul personnage de la cour que Néron respectât ; la haine secrète du souverain et des courtisans en était d’autant plus profonde : voilà le témoin incommode dont il fallait se délivrer, et contre lequel toutes les batteries étaient dirigées ; aussi de tous les meurtres ordonnés par le monstre, aucun ne lui fut plus agréable350 : il brisait la seule digue qui s’opposait à sa perversité. Fallait-il le seconder ? En le chargeant de la lettre apologétique, le tigre captieux lui tendait un piège : « Je vais, se disait-il à lui-même, le placer entre la mort, s’il refuse, et le déshonneur, s’il obéit. Que fera-t-il ?… » Ce qu’il fera ? Ce qu’il doit faire. Il trompera ton attente, et il continuera de te tourmenter par le spectacle imposant de la vertu. Il est l’égide de tous les gens de bien que ta fureur menace ; il la leur conservera. Il sait qu’il y a des circonstances où il y a plus de courage à vivre qu’à mourir351.

Par son refus et par sa mort, Sénèque aurait été l’assassin de tous ceux qu’il eût abandonnés à la férocité de Néron. Quelles auraient été les premières victimes d’une résistance inconsidérée ? Sa femme peut-être, ses frères, ses amis, une foule d’honnêtes et de braves citoyens.

Vous qui l’accusez, c’est à vous qu’il demande conseil dans cette conjoncture critique. Que lui eussiez-vous dit ? Je l’ignore ; mais je lui aurais dit, moi : « Quel avantage y a-t-il que Néron ajoute un second crime à un premier, et qu’il mêle le sang de son instituteur à celui de sa mère ? Sénèque ! Néron, Tigellin et Poppée ont les yeux ouverts sur vous ; ils s’attendent à un refus, dont votre mort, qu’ils désirent, et celle de beaucoup d’autres qu’ils ont proscrits dans leurs âmes féroces, sera la suite : les satisferez-vous ? Je me jette à vos pieds, j’embrasse vos genoux, et je vous demande grâce pour tous ces malheureux. Enverrez-vous le centurion à Novius Priscus, votre ami ? Songez que sa vie est attachée à la vôtre. Qui sait ce que deviendront vos proches lorsque vous ne serez plus ? N’en doutez pas, on leur fera un crime de votre tendresse pour eux, de leur tendresse pour vous ; on verra en eux autant de vengeurs qu’il faut exterminer.

« Blâmez-vous ce père malheureux qui se couronna de fleurs à la table de Caligula, le jour même que le tyran avait fait égorger son fils352 ? Non, sans doute. Et pourquoi ne le blâmezvous pas ? C’est qu’il lui restait un second fils. Et Néron est-il moins à redouter que Caligula ? N’avez-vous personne à conserver, et ne vous reste-il pas une mère, une épouse, des frères et des amis ?

« Si votre mort devait entraîner celle du tyran sanguinaire, nous vous dirions : Mourez, il n’y a pas à balancer ; mais vous ne serez plus, le tyran restera, et les gens de bien demeureront sans appui.

« Entre le parti qui réjouira les scélérats, et le parti qui affligera les gens de bien, y a-t-il à hésiter ?

« Vous n’êtes point un simple particulier, vous êtes un homme public ; vous ne vous appartenez point à vous seul. Ne vous considérassiez-vous que comme un de ces satellites préposés à la garde des bêtes féroces, croyez-vous qu’il vous fût permis de quitter votre poste, et de les lâcher sur vos concitoyens  ? Quelle différence mettez-vous entre celles qu’on tient renfermées dans des loges, et celles qui remplissent ce palais ? les unes ne déchireront que les malfaiteurs, les autres déchireront les gens de bien.

« Ce n’est pas la méchanceté seule du souverain que vous suspendez ; vous enchaînez encore la fureur ambitieuse et de ses affranchis et de ses courtisanes. Voyez dans quelles mains vous allez déposer l’autorité souveraine !

« Craindriez-vous qu’on ne vous accusât de lâcheté ? Est-ce qu’on ignore combien la vie a peu de prix à vos yeux ? Et d’ailleurs, que vous importent les discours du peuple ? La vraie grandeur ne consiste-t-elle pas à faire le bien, même en s’exposant à l’ignominie ?

« Quand vous devriez mourir demain, il ne faudrait pas mourir aujourd’hui. Dans le poste que vous remplissez, qui sait le prix d’un jour, d’une heure, quel forfait vous pouvez prévenir ? Lorsqu’il sera commis, on s’écriera : Ah ! si Sénèque eût vécu ! Hélas ! votre dernier moment n’est peut-être que trop proche : il reste un homme de bien, et vous allez l’immoler ?

« Le sacrifice de la vie donne aux actions un éclat qui prouve moins la force de celui qui s’y résout que la faiblesse de celui qui s’en étonne. Un autre montrerait sans doute du courage à mourir353 ; vous en montrerez davantage à vivre : un autre ne penserait qu’à lui ; Sénèque se souviendra de ses concitoyens : un autre s’illustrerait par sa résistance ; votre condescendance sera blâmée, vous n’en doutez pas, et c’est par cette raison que vous en serez plus grand354. »

Que Néron exigeait-il de Sénèque ? de louer un parricide ? Non ; mais de prévenir les suites funestes d’un crime commis, en peignant au sénat et au peuple une femme ambitieuse, telle qu’était Agrippine, une mère dangereuse telle qu’était Agrippine : ce qu’il fit. Dans ce moment, dit Tacite355, les regards se détournèrent de la férocité inouïe de Néron, pour s’arrêter sur l’indiscrétion de Sénèque. Et quelle indiscrétion Sénèque avaitil commise ? Il avait avoué le crime ? Non, il ne l’avait pas avoué ; j’en appelle au récit même de Tacite. La tentative du vaisseau était connue ; quoi de mieux à faire que de la pallier, en l’imputant à la fortune de Rome ? Agrippine était morte ; quoi de mieux à faire que d’en accuser sa propre fureur ? Il était difficile de croire, ajoute Tacite356, qu’une femme échappée aux flots eût envoyé un assassin avec un poignard contre une flotte et des cohortes. Comme si tout audacieux n’était pas le maître de la vie d’un général, même au centre de son armée ! L’attentat prétendu d’Agérinus avait éclaté ; et il eût été, ce semble, plus imprudent de s’en taire que d’en parler.

CVIII.

Je m’étais promis de ne plus rien publier de ce que j’écrirais : non que j’eusse pris en dédain la considération qu’on obtient par des succès littéraires ; mais nos critiques sont si amers, le public est si difficile, et l’on a reçu avec une indifférence si propre à décourager des ouvrages que je me glorifierais d’avoir faits, qu’il n’y avait guère qu’un sujet aussi intéressant pour une âme honnête et sensible, la défense d’un sage, qui pût me distraire de la sévérité de nos juges, de la satiété de nos lecteurs, de la médiocrité de mon talent et de la sagesse de mon projet357.

CIX.

Je m’attendais à des critiques et à des injures358 ; mon attente n’a point été trompée. Avant que de répondre aux critiques, j’ai cru devoir consulter des hommes sages, et voici ce qu’ils m’ont dit.

Ce n’est pas la centième fois qu’on vous ait injurié et critiqué, sans que vous ayez répondu. Vous vous êtes bien trouvé de cette indifférence ou de ce mépris ; on l’a remarqué, et l’on vous en a loué : taisez-vous donc. Les feuilles éphémères de vos aristarques sont parfaitement oubliées, et l’on ne saura plus à qui vous en voulez ; en les réfutant, vous ménagerez une réplique à ceux qui les ont écrites, et vous les servirez à leur gré. Si leur honnête projet est d’affliger l’auteur qu’ils attaquent, comme on n’en saurait douter, vous les entretiendrez dans la douce persuasion qu’ils y ont réussi. Ceux d’entre vos lecteurs que votre apologie n’a pas convertis, ne changeront pas d’avis. En prolongeant de scandaleuses disputes où l’on se déchire mutuellement, vous vous prêterez à la malignité d’une certaine classe de citoyens ignorants et oisifs qui les blâment et qui s’en amusent. La fastidieuse répétition des mêmes imputations entraînera une répétition non moins fastidieuse des mêmes réponses, et il serait facile que vous gâtassiez votre ouvrage en l’allongeant. Votre réplique serait excellente, qu’elle aurait au moins l’inconvénient d’arracher à l’obscurité des ouvrages et des noms faits pour y rester. Demeurez en repos ; épargnez-vous à vous-même le mal que vous vous feriez : il est désagréable de se fâcher, et l’indignation ne laisse ni assez de sang-froid, ni assez d’esprit, ni assez de gaieté pour instruire et pour amuser. Avec quelles espèces allez-vous vous mettre aux prises ? Ces gens-là osent tout, parce qu’ils n’ont rien à perdre ni à craindre. Soyez plutôt un bon homme qu’un dangereux antagoniste, et contentez-vous du mérite de la candeur et de la simplicité : en éternisant la sottise d’autrui, souvent on éternise la sienne. Surtout ne revenez plus sur Jean-Jacques : laissez-lui la honte bien pure de sa méchanceté et de son ingratitude ; si c’est un hypocrite à démasquer, que d’autres le fassent. D’après son ouvrage posthume, cet homme n’est-il pas jugé ?

J’ai pesé mûrement ces conseils ; j’ai reconnu qu’ils étaient dictés par la raison. Mon amour pour le repos et ma paresse s’en accommodaient également ; et quoique je fusse persuadé que la philosophie ne manquerait jamais d’ennemis, et que Sénèque resterait exposé dans l’avenir aux mêmes reproches qu’on lui a faits de nos jours, surtout si l’on n’y répondait pas, j’inclinais à laisser la dispute où elle en était, lorsque je reçus les observations qui suivent. Je proteste qu’elles ne sont pas de moi. Si je les publie, c’est peut-être un peu par vanité, bien que le seul motif que je m’avoue, ce soit d’opposer entre eux les différents jugements qu’on a portés de mon Essai, et de montrer combien il importe de ne pas s’en rapporter à d’autres, si l’on veut avoir son opinion. L’anonyme dit :

On objecte359 : 1° à l’auteur de l’Essai sur la Vie et les Ecrits de Sénèque, « qu’il en est moins l’historien que l’apologiste… » Et nous répondrons que c’était précisément le contraire qu’il fallait dire, s’il n’a rien omis de ce qu’il était possible de savoir des mœurs de Sénèque, et s’il n’a pas su tout ce qui pouvait servir à sa défense.

2° « Que plus de sang-froid aurait peut-être prouvé plus d’impartialité… » Et moins d’intérêt pour la vérité, moins d’indignation contre la calomnie, moins de mépris pour les modernes échos des calomniateurs anciens, pour des écrivains obscurs qui prononceraient magistralement sur les écrits d’un auteur célèbre, et qui attaqueraient sans ménagement et sans pudeur les mœurs d’un malheureux illustre qu’il sera toujours honnête de défendre. Et quand sera-t-il permis à l’écrivain de se passionner, si ce n’est en plaidant la cause de la vertu ? Si l’auteur parle si vivement en faveur d’un philosophe auquel il n’est attaché par aucun lien personnel, avec quelle chaleur ne nous défendrait-il pas, si nous étions attaqués ? Êtes-vous des êtres obscurs qui n’aurez besoin d’apologistes ni pendant votre vie ni après votre mort ? ne le lisez pas. ; il écrivait pour d’autres que pour vous. On reconnaît dans son ouvrage un homme qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent le génie et le philosophe qui n’ont pu se cacher. Il voit toujours l’homme dans le sage, et invite ceux qui n’y voudront voir que le héros de se mettre à sa place avant que de prononcer, précaution sans laquelle on sera souvent injuste, on ne sera jamais indulgent, et l’on jugera les autres comme on ne voudrait pas en être jugé. De quoi s’agit-il ? de mesurer les forces de la nature mise aux épreuves les plus dangereuses, et réduite à chaque instant au choix des plus dures extrémités. Telle est la fatalité des circonstances où Sénèque s’est trouvé, qu’il était impossible de tracer à l’homme une route plus difficile et plus glissante pour la vertu.

Apologue.

Un jour il s’éleva une dispute entre un jeune homme dont on attendait encore quelque preuve de talent, et un bonhomme déjà vieux, et qui certes n’était pas sans considération dans la république des lettres. Le sujet était compliqué : il s’agissait de philosophie, d’histoire, de morale et de goût. On représenta au jeune homme qu’il avait pris avec son antagoniste un ton décidé qui ne convenait pas à son âge, un ton violent qui ne convenait à personne. Que voulez-vous ? répondit le jeune homme, je ne saurais exprimer d’une manière incertaine et faible ce dont je suis vivement persuadé… C’est-à-dire, ajouta son père, qui avait gardé le silence jusqu’à ce moment, que vous êtes naturellement emporté, insolent et présomptueux. Avec ces qualités-là vous ne vous concilierez pas une indulgence dont j’appréhende que vous n’ayez souvent besoin. Mon fils, corrigez-vous…

En mettant à part des éloges que je ne mérite pas, j’ajouterai 360  : Quelle est l’âme honnête et sensible qui, revenant sur les premières lignes de ce paragraphe, ne sera pas touché de cette manière de voir et de s’exprimer ? C’est que,

Scribendi recte, sapere est et principium et fons.
HORAT. De Arte pœt., v. 353.

3° « Que l’auteur est le plus mauvais écrivain et le plus maladroit des apologistes…361 » Nous pensons, nous, que le plus précieux monument qui nous reste de la philosophie, ne pouvait être plus clignement couronné que par cet Essai que, dans le genre historique et dans le genre apologétique, il est

rempli de morceaux d’un grand caractère ; qu’on y reconnaît l’homme de génie, le grand écrivain, et l’homme sensible.

Et j’ajouterai que, de ces trois qualités, je n’accepte que la dernière : elle me suffit ; on peut la posséder et manquer des deux autres, qu’on possède rarement sans elle : Pectus est quod disertum facit. S’il m’arrive d’obtenir le suffrage d’un homme honnête et éclairé tel que M. Marmontel, j’en puis être flatté, mais je n’en puis être vain. Je n’ai jamais conçu comment, au milieu de tant de colosses dont la hauteur nous humilie, on osait s’estimer quelque chose. La haine est un sentiment pénible qui ne s’élève en mon âme que contre les ennemis des talents et de la vertu, mais elle y dort. Si je suis susceptible d’une indignation forte et momentanée, mon mépris s’évanouit avec le souvenir de ceux que j’ai méprisés. J’avoue cependant que, si j’avais reçu de la nature l’arme redoutable d’un Montesquieu, j’aurais difficilement résisté à la tentation de l’employer contre les détracteurs de la sagesse ancienne et moderne. Si je les croyais de bonne foi, j’en aurais pitié ; mais je les crois faux. C’est la religion politique que je déteste, parce qu’elle doit à la longue corrompre la philosophie et la vraie religion : la vraie religion, qui ne peut avoir dans ces hommes-là que des défenseurs hypocrites : la philosophie, que des amis pusillanimes ; et c’est ainsi que quelques-unes des excellentes productions que notre siècle transmettra aux siècles à venir, semblables aux écrits d’Aristote, offriront, dans une page, des autorités à l’eumolpide contre l’académicien, et à la page suivante, des autorités à l’académicien contre l’eumolpide.

4° « Que l’auteur entasse dans la vie de Sénèque un tas de faits historiques…362 » Il a suivi Tacite pas à pas. Lorsqu’il a placé son héros au milieu des personnages qui l’environnaient, il était sûr de l’agrandir ; l’esquisse des règnes sous lesquels Sénèque avait vécu, ne pouvait manquer de donner de l’intérêt, de la variété et de l’importance à son ouvrage. On oublie qu’il a fait un Essai.

S’il s’est livré à son penchant à la réflexion, nous défierons la critique d’en citer une seule ou qui ne naisse du sujet, ou qui n’y tienne par un fil plus ou moins délié. On n’écrit pas la vie d’un philosophe pour raconter des faits ; et quelle est celle de ses réflexions qu’on eût désiré que l’auteur supprimât ?

5° « Que l’auteur écrivait quelquefois niaisement…363 » Sur quoi nous demanderons si celui qui le trouve niais, n’est pas le même qui le traduit comme fauteur du despotisme ? Ils sont l’un et l’autre de la même force.

6° « Qu’ils sont au nombre de ces coupables aristarques qui n’ont pas admiré Sénèque autant que son ardent panégyriste semblait l’exiger, et qu’ils n’ont aucunement balancé à prendre pour eux une partie des compliments peu flatteurs qu’il leur prodigue… » Ce n’est pas l’auteur, c’est La Mothe-le-Vayer, c’est Juste Lipse, Montaigne, et nombre d’autres savants personnages, qui avaient dit, avant lui, que l’on n’entendait la satire de Sénèque que dans la bouche d’un méchant ou d’un sot. Si donc il arrivait à un critique de prendre, sans balancer, sa part de ce compliment flatteur, il n’y a point de mal à cela, et l’on peut, je crois, lui laisser le choix de l’épithète.

7° « Que l’auteur crée des expressions nouvelles…364 » Et pour le prouver, on en cite de vieilles. Mais d’ancienne ou récente création, qu’importe ? nous manquent-elles ? Peut-on compter le dessouci de la vie et l’inélégance du style parmi les mots dont la disette appauvrit notre langue ? L’exsangue de Montaigne est-il énergique ? N’aurait-il pas été regretté par Voltaire et mis au nombre des expressions que cet homme de goût se proposait de restituer au Vocabulaire de l’Académie ?

Et j’ajouterai que, si quelque terme nous manque, s’il peint à l’imagination, s’il plaît à l’oreille, je crois qu’il faut le hasarder. Les langues ne doivent-elles pas continuer de s’enrichir par la même voie qui les a tirées de leur première indigence ?

8° « Qu’il a des incorrections et des négligences…365 » Un autre aristarque366 les avait remarquées comme des fautes légères échappées à une plume rapide ; celui-ci avait averti que plusieurs avaient déjà disparu, que c’était une pâture qu’il fallait laisser à la malignité envieuse, et que depuis longtemps il n’avait paru d’ouvrage si digne de l’affliger.

Et j’ajouterai que je n’ai pas la vanité de prendre la partie de cette réflexion qui semble s’adresser à moi, et que nos censeurs auront sans doute le bon esprit d’en refuser la partie qui semble s’adresser à eux.

9° « Qu’il n’a point entendu le texte où saint Jérôme inscrit Sénèque dans le catalogue des saints…367 » Il a quelquefois écrit dans cette langue, et même avec élégance, ce qu’il pourrait avouer sans vanité. Il sait le latin, bien qu’il ait passé dans les écoles de la Compagnie de Jésus, ainsi que beaucoup d’autres, sans en excepter les censeurs, cinq ou six années à l’étudier, sans l’avoir appris. Si celui qui aurait fait un contre-sens ignorait le latin, personne ne le saurait. Érasme a écrit : Hieronymus Senecam recensuit in catalogo Sanctorum, passage qu’il était difficile de traduire plus fidèlement qu’il ne l’a fait.

10° « L’âme de l’auteur vaut encore mieux que sa plume…368 » Nous le connaissons assez pour assurer que, si, par hasard, il a lu ces lignes, il en a remercié le censeur ; que, si celui-ci avait débuté par cet aveu, l’homme eût abandonné l’écrivain à sa discrétion, et qu’il souhaite que l’aristarque, s’il est ecclésiastique, mérite un jour qu’on dise de lui, depuis le sanctuaire jusqu’aux coulisses de l’Opéra, qu’il est encore plus estimable par ses vertus que par ses lumières, et que, s’il n’est pas tout à fait un sublime journaliste, il est du moins un prêtre fort édifiant.

11° « Qu’il existe de nos jours une confédération philosophique…369 » Nous ne savons ce que c’est que cette confédération, et nous sommes porté à croire que, loin d’être réelle, elle n’existe pas même dans la tête des critiques. Réelle, on serait trop honoré d’y être admis. Réelle ou chimérique, qu’importerait à celui qui vivrait isolé, qui ne fréquenterait guère que dans sa famille ou chez quelques amis dont il s’appliquerait depuis trente ans à cultiver l’estime, en profitant de leur exemple et de leurs conseils, et pour qui la grande ville serait circonscrite dans un espace assez étroit à la vérité, mais où il verrait circuler ceux d’entre ses concitoyens, ou d’entre les étrangers, illustres par leur naissance, leurs dignités, l’étendue et la variété de leurs connaissances ?

Et j’ajouterai que l’homme rare370 à qui l’on s’empresse de rendre cet hommage aurait obtenu depuis longtemps les trois sortes de lauriers dont on couronne les talents, s’il les avait ambitionnés, et que c’est la moindre partie de l’éloge qu’il mérite.

12° « Que l’aristarque ou son père a mal parlé de Sénèque… » On les en croit tous deux fort capables. D’ailleurs, que signifierait le blâme ou l’éloge de celui qui aurait intrépidement persisté, au milieu des huées de la nation, dans un imbécile acharnement contre Voltaire et la plupart de nos grands hommes ? Quand il arrive à un censeur de cette espèce de défendre un Suilius, c’est peut-être sa cause qu’il plaide. L’auteur de l’Essai a pensé à ces aristarques, père et fils371  ! il leur en voulait ! Hélas ! il y a nombre d’années que leur prédécesseur372, qui valait mieux qu’eux, est tombé dans l’oubli ; et c’est grâce à l’Écossaise de Voltaire qu’on se rappelle trois ou quatre fois par an, pendant une demi-heure, qu’il a existé un Wasp l’ancien373 qui attestait par serment et qui ne parlait pas.

Et j’ajouterai qu’il est un secret que la plupart des écrivains périodiques n’ont pas encore découvert, c’est celui d’assurer à leurs feuilles la durée d’une semaine. Cela est fâcheux.

13° « Qu’il a plu à l’auteur de peindre Suilius, Dion Cassius et Xiphilin comme les plus scélérats des hommes…374 » L’auteur a dit, d’après Tacite, que Suilius était un scélérat ; d’après Crevier, que Dion était le calomniateur éternel des grands hommes, et d’après La Mothe-le-Vayer, Juste Lipse, Bayle et Montaigne, que Xiphilin avait la tête mauvaise ; mais il n’a pas dit de tous les trois indistinctement que ce fussent des scélérats. Si, de quatre critiques, par exemple, il était démontré que l’un fût un homme d’esprit, mais de mœurs abominables375 ; le second, un juge vénal et un citoyen crapuleux376 ; le troisième, un petit ignorant sans bonne foi377 ; le quatrième, le plus insolent personnage qui eût encore porté son habit378, et qu’on l’eût assuré sur de bonnes autorités, serait-il permis d’entendre de tous les quatre ce qu’on n’avait avancé que d’un seul, qu’il fut homme d’esprit et de mœurs abominables ? L’équité ne prescrirait-elle pas de distribuer ce qui appartiendrait d’éloge ou de blâme à chacun de ces personnages ?

Et j’ajouterai : Ceci n’est pas de la mauvaise plaisanterie, mais de la bonne logique, qualité dont nos aristarques se piquent le moins. Nos critiques ont une manière de réfuter assez commode : c’est de transformer en faits démontrés des imputations vagues et contradictoires ; de répéter sans pudeur, et quelquefois avec une insigne mauvaise foi, d’anciennes accusations, sans parler des réponses qu’on y a faites ; de prononcer doctoralement que ces réponses ne sont pas satisfaisantes, sans se mettre en devoir de le prouver, ce qui ne serait pourtant pas trop superflu ; d’opposer à des raisonnements qu’un auteur aura jugés solides, une simple, mais péremptoire négation ; de dire un non bien ferme où l’écrivain croit avoir prouvé qu’il fallait dire oui : et c’est ainsi qu’avec le talent d’écrire deux monosyllabes, ils ont le front de s’asseoir à côté de Bayle, de Basnage ou de Le Clerc.

14° « Que l’auteur a donné des leçons de suicide… » L’auteur n’a point donné des leçons de suicide, mais il a exposé la doctrine des stoïciens, dont le suicide était un des points fondamentaux ; et ce n’est ni son opinion, ni sa faute, si Zénon prétendit que les dieux, de qui nous tenons la vie sans notre consentement, seraient des bienfaiteurs injustes et cruels, s’ils ne nous avaient laissés maîtres de disposer de leur présent lorsqu’il nous importunait.

Et j’ajouterai que la notion générale de la bienfaisance et de toute vertu est illusoire et mène droit au scepticisme, si elle n’est pas également applicable aux hommes et aux dieux.

15° « Que l’auteur avait écrit contre la Providence… » A l’occasion d’un traité de Sénèque, l’auteur a cru devoir exposer la difficulté puérile, car c’est ainsi qu’il l’appelle, à laquelle le philosophe romain autrefois, et, de nos jours, le profond Leibnitz, s’étaient proposé de répondre.

16° « Que l’auteur a commencé sa carrière dans les lettres par un ouvrage sur l’Interprétation de la Nature, et que ce livre est plein d’obscurités…379 » L’obscurité est relative à la matière que l’on traite et à la sagacité de celui qui lit. Qui sait si l’auteur n’avait pas de bonnes raisons pour n’être pas trop clair ? D’ailleurs, telle pensée, évidente pour un homme d’esprit, est inintelligible pour un autre. Les principes mathématiques de Newton et les Trecenta de Stahl380 sont bien autrement difficiles à comprendre, même pour les gens de l’art ; et s’il était permis de comparer une très-petite chose à une très-grande, on oserait

assurer que Buffon sera souvent lettre close pour celui qui n’entend pas l’Interprétation de la Nature.

Et j’ajouterai que, si l’on est quelquefois arrêté dans un ouvrage, l’obscurité naît de la profondeur des idées et de la distance des rapports. Le génie porte rapidement son flambeau, et l’esprit qui ne suit pas avec la même vitesse reste en arrière et tâtonne dans les ténèbres.

17° M. de Marmontel a dit381 : « Croirait-on qu’il y eût un homme assez insensé, d’un caractère assez abject pour jeter du ridicule sur la forme d’un édit où le maître ne dédaignerait pas de rendre compte de ses motifs ?… » Je répondrai à M. de Marmontel : Oui, monsieur, cet homme382 s’est trouvé parmi les critiques de l’ouvrage dont vous avez fait l’extrait et l’éloge.

18° « Qu’il n’était pas sûr pour Sénèque de s’éloigner de la cour ; que tout porte à le croire, mais que ce n’était pas une raison pour démentir ses principes. Que sont devenus le stoïcisme et le mépris de la mort ?… » Nous n’avons rien à ajouter à ce que l’auteur a dit sur cette difficulté ; nous remarquerons seulement qu’il ne doit être ni surpris ni blessé qu’on soit d’un autre avis que le sien. Ce qu’il aurait apparemment désiré, c’est que, dans une discussion importante, on fût réservé, qu’on ne décelât pas une suffisance qui ne serait fondée sur aucun titre et qu’on eût assez d’âme et de sens pour soupçonner que la chaleur de l’apologiste d’un grand homme serait tout à fait ridicule dans la bouche d’un écolier présomptueux qui se chargerait du rôle d’accusateur.

Et j’ajouterai qu’il faut être décent et s’interdire un ton qu’on pardonnerait à peine à l’écrivain le plus érudit et qu’il ne se permettrait avec personne, pas même avec des critiques injurieux, à moins que la patience ne lui échappât et ne l’exposât à sortir de son caractère et à se déplaire ensuite à luimême.

Et j’ajouterai encore, que l’aristarque qui a proposé la difficulté de ce paragraphe, ne sera pas assez injuste envers luimême et envers moi, qu’il a traité avec tant d’honnêteté et d’indulgence, pour s’appliquer cette petite leçon, que ceux à qui elle s’adresse ne manqueront pas de revendiquer. Il ne faut jamais s’emparer du bien d’autrui.

Je n’avais pas encore lu la lettre383 que M. Garat a publiée dans un des Mercures de 1779, qu’il se répandit que j’en étais choqué, et que l’auteur avait la bonté de s’en inquiéter. Je commencerai par le rassurer. Il y a de la vérité dans le plaisant récit de notre première entrevue ; je m’y suis reconnu, et j’ai ri du vernis léger d’ironie poétique qu’il y a répandu, et qui l’a rendu piquant. On sera tenté de me prendre pour une espèce d’original ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce donc un si grand défaut que d’avoir pu conserver, en s’agitant sans cesse dans la société, quelques vestiges de la nature, et de se distinguer par quelques côtés anguleux de la multitude de ces uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes les plages ? J’estime l’auteur de l’Eloge de Suger 384, je ne suis point éloigné de l’aimer ; et quand il lui plaira de se retrouver devant le modèle dont il a fait l’agréable caricature, je suis prêt à le recevoir et à poser une seconde fois.

Vainqueur ou vaincu, on se retire de l’arène où l’on est descendu avec un pareil antagoniste, sans la crainte d’avoir passé les bornes d’une défense loyale. Il n’en est pas ainsi, lorsqu’on n’a pas dédaigné de prendre la lance contre des agresseurs indécents, malhonnêtes, injurieux, violents. L’invective invite l’invective. Peut-être me suis-je oublié quelquefois ; mais si cela m’est arrivé, ce ne sera que dans les endroits où la critique s’est déchaînée sans mesure contre des hommes respectables et des talents généralement avoués. Mais alors quel est l’homme assez patient, je dirai même assez ingrat, pour écouter avec une froide indifférence l’insulte adressée à des écrivains qui honorent la nation, et à qui l’on doit les heures de sa vie les plus délicieuses ? Je ne suis pas capable, et fasse le ciel que je meure avant que d’avoir été capable d’une modération que je me reprocherais.

19° « Qu’il a défendu Voltaire, Sénèque, Raynal, comme un énergumène. Et que lui importe, et que nous importe, à nous, un vieux stoïcien qui n’est plus385 ?… » Ce propos est celui de quelques gens du monde ; et bien interprété, il ne signifie qu’une chose : c’est qu’en général les apologies ne sont pas de leur goût ; qu’on aimerait peut-être mieux trouver le vieux stoïcien coupable qu’innocent, et qu’on a de la peine à souffrir qu’il ait vengé, sous son nom, des contemporains exposés aux mêmes calomnies, et persécutés par des détracteurs du caractère d’un Suilius..

20° « Qu’on est tout étonné de trouver à la 438e page de son ouvrage (1re édit.) une pathétique apostrophe aux Insurgents…386 » Ce qui n’étonnera pas, mais ce qui pourrait surprendre, c’est l’étonnement des critiques, lorsqu’on lira, page citée, que Sénèque pensait qu’il n’y avait point encore de gouvernement qui convînt au sage, et auquel le sage convînt. Quelle occasion plus simple et plus naturelle, ce nous semble, lorsque l’objet principal d’un auteur est d’enregistrer ses réflexions, que de s’arrêter un moment sur un des phénomènes les plus extraordinaires que l’histoire du monde nous ait présentés, un peuple esclave d’un peuple, une nation qui secoue tout à coup le joug de la servitude, qui s’affranchit du despotisme à l’aide des despotes, et qui, méditant sur les moyens d’assurer à jamais son bonheur avec sa liberté, prépare un asile à tous les enfants des hommes qui gémissent ou qui gémiront sous la verge de la tyrannie civile et religieuse ; que d’adresser des vœux au ciel pour le succès d’une si digne entreprise ; que de se mêler aux délibérations de son congrès, et que d’oser prévenir une confédération naissante sur la triste et presque nécessaire influence du temps, qui amène plus ou moins rapidement la ruine des choses les plus sagement ordonnées !

Et j’ajouterai qu’après s’être choqué de cet écart, si c’en est un, par un tour d’esprit assez singulier, le critique quitte son chemin pour aller heurter rudement le digne et respectable auteur387 de l’Histoire philosophique et politique de la découverte et du commerce des deux Indes. Le plaisir d’admirer et de louer m’a-t-il arrêté ? j’ai tort : la fureur d’injurier l’a-t-elle jeté de côté ? il a raison. Mais il se trompe, s’il compte sur notre patience, lorsqu’il invectivera un homme connu et révéré dans toute l’Europe, qui a reçu du Hollandais les témoignages de la distinction là plus flatteuse, et auquel un ennemi qui sait rendre justice aux grands talents, vient de renvoyer un neveu fait prisonnier de guerre sur nos vaisseaux ; l’auteur d’un ouvrage plein de recherches, de hardiesse, d’éloquence et de génie. Nous lui dirons : Misérable folliculaire, taisez-vous, parce que vous ne savez ce que vous dites ; taisez-vous, parce qu’en excitant l’indignation au fond des âmes honnêtes et sensibles, vous les faites sortir de leur caractère, oublier votre nullité, et manquer à une modération dont on se repent ensuite de s’être distrait si mal à propos.

Et j’ajouterai qu’après un court éloge de Voltaire, quelques pages où je m’étais occupé de mettre la plus grande impartialité, et où je l’accusais de trop de sensibilité pour la piqûre des insectes qui s’attachaient à lui, je me suis écrié : Hélas ! tu étais lorsque je te parlais ainsi… Les critiques388 ont dit qu’ils parieraient bien que je n’aurais point parlé de cette manière au poëte lauréat ; et je leur répondrai : Ne pariez point, jurez plutôt389. J’ai pris la liberté de contredire de vive voix et par écrit M. de Voltaire, avec les égards que je devais aux années et à la supériorité de ce grand homme, mais aussi avec le ton de franchise qui me convenait, et cela sans l’offenser, sans en avoir entendu de réponses désobligeantes. Je me souviens qu’il se plaignait un jour avec amertume de la flétrissure que les magistrats imprimaient aux livres et aux personnes ; « Mais, ajoutaije, cette flétrissure qui vous afflige, est-ce que vous ne savez pas que le temps l’enlève, et la reverse sur le magistrat injuste ? La ciguë valut un temple au philosophe d’Athènes… » Alors le vieillard m’enlaçant de ses bras, et me pressant tendrement contre sa poitrine, ajouta : « Vous avez raison, et voilà ce que j’attendais de vous… » D’autres en ont éprouvé la même indulgence. D’où naît cette légèreté à juger des choses qu’on ignore, et à parler des hommes qu’on ne connaît pas ?

Si la vérité blesse si fréquemment, c’est un peu de la faute de celui qui la dit : ou c’est un orgueilleux qui nous humilie, ou un ignorant qui nous préceptorise, ou un grossier personnage qui nous insulte. Eh ! donnons-lui pour cortège la bienveillance, l’ingénuité, la modestie, la circonspection, ses véritables compagnes  ; proposons des doutes, lorsque nous croyons avoir l’évidence : que l’honnêteté de notre discours tempère la force de nos raisons ; interrogeons, ayons l’air de nous instruire, lorsque nous sommes sûrs ; soyons indulgents pour l’erreur, surtout lorsque cette erreur décèlera une belle âme ; réservons toute notre véhémence pour le vicieux, toute l’amertume de l’ironie contre la suffisance impertinente ; et soyons certains que les ménagements inspirés par un heureux naturel, prescrits par une éducation libérale, et rendus habituels par quelque usage du monde, calmeront la révolte de l’amour-propre le plus délicat. Je ne me suis jamais écarté de ces règles sans m’en repentir. Plus la vérité est impérieuse par elle-même, plus elle doit se montrer réservée.

21° Et puis voilà le même grand homme, Voltaire, traité d’Idole à la mode par les mêmes critiques.

L’auteur de l’Essai a dit : « Toute Une nation t’a rendu des hommages que ses souverains ont rarement obtenus d’elle… » Et les critiques ont ajouté : Fade mensonge390  !… Il est vrai que de cette nation il devait en excepter le clergé.

Il a dit : « Tu as reçu les honneurs du triomphe dans la capitale la plus éclairée de l’univers…  » Et les critiques ont ajouté avec une hardiesse qui ne se dément pas : Parade burlesque 391 !

Voici le prélude et les suites de cette burlesque parade. Des hommes de lettres distingués lui avaient décerné une statue de son vivant392. Après sa mort, l’Académie française a placé son buste à côté de celui de Molière, dans le lieu de ses assemblées  ; ensuite elle a proposé son éloge pour sujet de son prix. Cependant un grand roi393 le composait sous sa tente ; cependant

une grande souveraine394 acquérait sa bibliothèque, lui ordonnait un sanctuaire dans son palais, et écrivait à sa nièce : A la nièce d’un grand homme qui avait de l’amitié pour moi… Et tandis que je m’occupe à faire rougir ses ennemis de l’indécence effrénée de leurs apostilles, on le couronne sur notre théâtre, dans cet endroit où il avait si souvent excité les transports de l’admiration, versé dans nos âmes la terreur, la commisération, et fait répandre tant de larmes ; où, la première fois qu’il se montra, la nation, pénétrée de respect, s’était inclinée devant lui, et où nos grands seigneurs avaient présenté leurs hommages au vieillard attendri qui pleurait de joie, et qui disait : Vous voulez donc me faire mourir !

Une burlesque parade ! Qui est-ce qui peut lire ces mots, où l’on ne sait s’il y a plus de rage contre le mérite honoré, que de basse adulation pour le fanatisme puissant, sans éprouver l’indignation la plus profonde ? Quel étonnant mépris pour le jugement de ses concitoyens ! Quelle audacieuse indifférence pour le mépris de toutes les nations éclairées ! ou plutôt, quelle juste confiance dans sa propre obscurité ! S’il y a des choses qu’on ne dit que quand on croit n’être point entendu, il y en a apparemment que l’on n’écrit que quand on est bien sûr de n’être point lu. Mais comment un écrivain trouve-t-il un censeur assez intrépide pour s’associer à tant de passesse ? Comment, chez un peuple où le gouvernement ordonne des statues aux grands hommes, entre lesquelles celle de Voltaire sera placée tôt ou tard, est-on autorisé à leur adresser l’injure la plus révoltante avec approbation et privilège ? Ces contradictions, qui ne sont pas inexplicables pour nous, sont autant de scandaleuses énigmes pour les étrangers. Je lis dans une annonce de Berlin : « On a célébré aujourd’hui, à neuf heures et demie du matin, en l’église catholique de cette ville, avec toute là pompe convenable, un service solennel pour l’âme de Voltaire. Un très-grand concours de personnes distinguées ont assisté à cette cérémonie religieuse ; des aumônes considérables ont été distribuées… » — Serait-ce encore une burlesque parade que cela ? — On ajoute : « Et c’est méchamment qu’on a fait courir le bruit que le clergé français lui avait refusé la sépulture. Ce clergé si respectable n’aurait pu en user ainsi sans violer les lois de la justice, sans détruire les principes de la bonne police, et sans donner à des haines particulières une influence incompatible avec la charité chrétienne et avec toute vertu sincère et charitable… » Cependant le fait est vrai. Dans l’année où les seigneurs d’Angleterre avaient accompagné à Westminster, parmi la sépulture des rois, à côté de l’urne de Newton, les cendres de Garrick, acteur qui devait sa célébrité à sa manière de rendre les poëmes de Shakespeare, on refusait à Paris une poignée de terre, un coin de cimetière, à l’émule de Corneille et de Racine.

22° Mais quelle est la cause des invectives adressées à l’auteur de la vie de Sénèque, avec une si merveilleuse prodigalité ? Il ne croisa jamais aucun de ses censeurs sur le chemin de la fortune qu’il ne fréquente pas, ni sur celui de la vertu et de la considération, où il désirerait de les rencontrer. Nous avons beau nous interroger sur les motifs de cette largesse, nous ne les devinons pas.

Il a entrepris cet ouvrage à la sollicitation de quelques hommes vertueux et savants à qui il a rendu grâce de la trop bonne opinion qu’ils ont eue de ses forces. Digne d’estime ou de mépris, il serait également inutile de le défendre. On en a trouvé le style haché, abrupt, incorrect ; et peut-être l’est-il. Ce n’est pas que, dans cet écrit même et quelques autres, on ne voie clairement qu’il sait aussi, quand il lui plaît, rendre sa phrase harmonieuse : mais, pour cette fois, il ne s’en est pas soucié ; il était occupé de tout autre chose que d’une heureuse cadence. Il ne composait pas, il n’écrivait pas ; il causait librement avec son lecteur et avec lui-même ; il s’abandonnait sans réserve au sentiment de l’admiration ou de la haine, de la peine ou du plaisir qui se succédaient au fond de son cœur ; il nous en avait prévenus ; il s’instruisait, il songeait à se rendre meilleur. Il se livrait à l’influence des modèles qu’il avait sous les yeux, Sénèque, Tacite et Suétone ; peut-être en aura-t-il pris les défauts, et non l’excellence, parce que l’un était aisé et l’autre difficile. Il a usé de toute la licence de la conversation d’un ami avec ses amis, entre lesquels il n’aura pas compté ses censeurs. Si nous en croyons quelque homme de goût, avec plus de travail et de soins, il aurait fait moins bien ou plus mal. Un auteur pieux a dit : Omnis scriptura legi debet eo spiritu quo scripta est ; Tout écrit doit être lu selon l’esprit qui l’a dicté. Si nos aristarques s’étaient conformés à cette maxime, ils auraient été plus économes de ces expressions dénigrantes dont on use de nos jours et avec les auteurs qui les méritent le plus, et avec ceux qui les méritent le moins, selon l’esprit dans lequel on les lit, et qui est rarement celui dans lequel ils ont écrit.

Et j’ajouterai qu’il faut distinguer deux sortes d’harmonie : l’une qui s’amuse à flatter l’oreille par l’heureux choix des expressions, et par leur disposition nombreuse ; l’autre, beaucoup moins commune, qui a sa source dans une âme sensible, et qui est inspirée à l’écrivain selon les passions diverses dont son cœur est agité. La première convient aux récits tranquilles ; la seconde est propre à toutes les circonstances qui portent le trouble dans les idées, dans les sentiments et le discours. La douleur, quand elle parle, a le ton faible et plaintif ; celui de la colère est véhément. Le style imitatif du désordre ou de la difformité entasse les spondées et les élisions, et Virgile étonne lorsqu’il dit :

Monstrum horrendum, informe, ingens, oui lumen ademptum.
VIRGIL. Æneid. lib. III, v. 668. (Br.)

Son vers donne à Polyphème une grandeur démesurée, et plus il est enharmonique, plus il est beau,. L’histoire des temps de calamités ne s’écrit point comme l’histoire des règnes heureux. Il y a des préceptes pour plaire à l’organe, il n’y en a point pour le blesser avec succès ; et celui qui manquera de ce double tact, ne sera jamais un bon écrivain, et sera toujours un mauvais juge.

23° Les critiques395 se félicitent des ménagements qu’ils ont gardés dans l’analyse de son Essai. Ils auraient mieux fait encore de réserver tout ce qu’ils en pouvaient avoir pour le vieux philosophe, pour l’historien des deux Indes, et pour l’homme universel qu’on regrette, et qu’on regrettera longtemps encore, si nos regrets ne doivent cesser que quand la perte en sera réparée. Cette modération nous aurait épargné, à l’auteur et à nous, quelques lignes d’humeur.

Lorsqu’un aristarque le louera de quelques avantages dans sa lutte avec Sénèque, et lui accordera des vues énergiques et même profondes, pourrait-il, en conscience, accepter cet éloge ? Ne serait-ce pas reconnaître, dans des matières importantes, une compétence qui n’est pas même avouée dans des matières frivoles ? L’aristarque aura-t-il la tête saine quand il approuve, ne l’aura-t-il plus quand il blâme ? L’auteur de l’Essai ne saurait penser ainsi. D’ailleurs, celui qui, dans un assez court intervalle de temps, l’aurait déchiré, ne l’autoriserait-il pas à douter de la solidité de son caractère et de ses principes ?

24° Cependant importe-t-il à un critique, même en littérature, d’être un homme de bien, Un bon citoyen, un ami de la vérité et de la vertu ? Nous le croyons. Cela supposé, que serait le discours qu’il s’adresserait à lui-même, et quel est celui que M. de Marmontel s’est vraisemblablement tenu ? Le voici. Il s’est dit : « Il y a certainement des défauts dans cet ouvrage,

Z|00 ESSAI SUR LES RÈGNES

et je les remarquerai ; mais fermerai-je les yeux des autres et les miens sur son utilité ? Non, sans doute ; à Dieu ne plaise que j’arrache des mains du lecteur des feuilles qui lui offriront à chaque ligne les préceptes de l’art de bien vivre et de bien mourir ! On trouve, à la vérité, l’un et l’autre dans d’autres ouvrages ; mais on ne peut trop répéter aux hommes, surtout avec une certaine force, ces utiles et grandes leçons… » Il est rare qu’aucune de ces idées se soit présentée à l’esprit de nos critiques.

Cependant un des plus indulgents a dit : « On reconnaît dans l’apologiste un écrivain qui sent profondément ; un grand nombre de morceaux annoncent l’homme de génie et le philosophe qui ne peuvent se cacher… » Je connais l’auteur de l’Essai, et je suis sûr que cet éloge flatteur ne le corrompra pas ; il s’est apprécié. Vingt à vingt-cinq années de sa vie ont été consacrées à ébaucher l’histoire de la philosophie, et la description des arts mécaniques ; on a dessiné dans les ateliers et sous ses yeux trois à quatre mille planches à travers toutes sortes de persécutions et de dégoûts. Il a fait une fortune immense à des commerçants ; il n’a pas fait la sienne, parce qu’en toute circonstance la fortune est la chose à laquelle il a le moins pensé. Il obtient de temps en temps quelques larmes et quelques applaudissements au théâtre ; le jugement qu’il porte lui-même de ses autres ouvrages, c’est qu’ils attaquent les erreurs sans attaquer les personnes, et que, s’ils n’instruisent pas toujours, ils n’offensent jamais. Et il me permettra d’ajouter qu’il serait un ingrat, s’il ne publiait que Sa Majesté Impériale de Russie l’a comblé de bienfaits dans sa patrie, et de distinctions à sa cour396 ; que c’est d’elle, et d’elle seule, qu’il a reçu la récompense de ses longs travaux ; et que, si sa bonté lui a trop accordé, c’est une faute qu’elle commettra toutes les fois qu’un peu de mérite fixera ses regards.

Et j’ajouterai que je sais, à la vérité, un assez grand nombre de choses, mais qu’il n’y a presque pas un homme qui ne sache sa chose beaucoup mieux que moi. Cette médiocrité dans tous les genres est la suite d’une curiosité effrénée et d’une fortune si modique qu’il ne m’a jamais été permis de me livrer tout entier à une seule branche de la connaissance humaine. J’ai été forcé toute ma vie de suivre des occupations auxquelles je n’étais pas propre, et de laisser de côté celles où j’étais appelé par mon goût, mon talent et quelque espérance de succès. Je me crois passable moraliste, parce que cette science ne suppose qu’un peu de justesse dans l’esprit, une âme bien faite, de fréquents soliloques, et la sincérité la plus rigoureuse avec soi-même, savoir s’accuser et ignorer l’art de s’absoudre.

Et j’ajouterai encore que je pourrais bien avoir été un apologiste maladroit : pour un écrivain de mauvaise foi, quelque vraisemblance que les censeurs y voient, je leur proteste qu’il n’en est rien ; personne sous le ciel ne le sait mieux que moi. D’honneur, j’ai cru bêtement avec des hommes célèbres, anciens et modernes, que Sénèque était un grand penseur, un instituteur vertueux, un grand ministre ; et si malgré toutes les peines qu’ils se sont données pour me détromper, je leur protestais que je persiste dans ma bêtise, ce serait encore de la meilleure foi du monde, et je consentirais qu’ils me prissent au mot, mais à condition qu’ils sépareraient ma cause de celles de Tacite, de Tertullien, d’Othon de Freisingen, de Montaigne, de La Mothele-Vayer, d’une infinité d’autres, et qu’ils prouveraient qu’en parlant comme ces approbateurs ont parlé, ils ont eu de l’esprit, et que je ne suis qu’un idiot ; qu’ils étaient vrais, et que je suis faux.

25° « Qu’on permettra volontiers à l’auteur d’admirer Sénèque, mais à la condition qu’il sera poli…397 » Un journaliste qu’il ne connut jamais, à qui il n’adressa de sa vie un mot désobligeant, et qui vient, entre mille autres galanteries pareilles, de le traiter de vil apologiste398 ; vil apologiste lui, et vils apologistes tous ceux qui seraient tentés d’être de son avis, et qui lui recommande la politesse : voilà ce qu’on peut appeler une leçon bien placée.

Apologiste vil de Sénèque !… Qu’on l’eût appelé fieffé sophiste, plat raisonneur, déclamateur insipide, ce sont des douceurs d’usage ; mais vil apologiste ! c’est excéder un peu, ce nous semble, la mesure des petites licences des aristarques du jour. « Et son apologiste partagera avec lui le mépris et l’indignation universelle…399 » Censeurs, reprenez vos esprits, remettez-vous, et dites-nous comment celui qui s’occupe de toute sa force à défendre l’innocence d’un homme mort il y a deux mille ans, et qui n’a d’autre motif, en le justifiant, que le vif intérêt qu’il prend à la vertu calomniée, peut encourir le mépris et l’indignation universelle ? Savez-vous ce que vous faites ? vous mettez l’apologiste de Sénèque et le sien sur la ligne du prêtre infâme qui a publié l’Apologie de la SaintBarthélemi et de la Révocation de l’Édit de Nantes 400. Cela n’est pas bien.

Le mépris universel ! l’indignation universelle ! Censeur, il nous semble qu’en vous restreignant au terme général, vous vous seriez épargné une injure grossière et que vous l’auriez encore suffisamment insulté. Il faudra bien qu’il se passe de votre suffrage, et je l’y crois résolu ; mais il lui en restera à la cour, à la ville, dans les académies, parmi vos connaissances, peut-être entre vos amis, dans toutes les conditions de la société qui lit. Ces vils personnages qui, sans partager sa façon de penser sur Sénèque, approuvent sa tentative et la trouvent honnête, ne sont pas tout à fait aussi rares que vous l’imaginez. Voulez-vous que je vous révèle un secret ? C’est qu’en vous informant avec soin, vous en découvririez plus d’un sous l’habit même que vous portez. Il est vrai que ce ne sont pas de petits intrigants, des prêtres hypocrites qui courent la pension ou le bénéfice, peut-être sont-ils du nombre de ceux qui les confèrent : cela est horrible, mais cela n’en est pas moins vrai ; et un autre point qui vous surprendra davantage, c’est que ces gens-là ne sont pas sans lois, sans mœurs et sans foi. En attendant, je vous en dénonce un d’entre eux qui a dit expressément : « On sent combien elle est noble, cette apologie qui a pour objet de venger, après dix-huit siècles, un grand homme calomnié ; en même temps, on sent combien elle est difficile. Le défenseur de Sénèque ne s’est pas dissimulé cette difficulté, dont il se plaint avec une sensibilité vraiment touchante. »

26°. « Que le premier éditeur de l’Essai sur Sénèque est un apprenti philosophe…401 » Cet homme de lettres402 nous est peu connu, nous n’avons aucun motif personnel soit de le louer, soit de le blâmer ; mais nous savons qu’il est versé dans les langues anciennes, qu’il écrit et s’exprime purement et facilement dans quelques-unes des modernes, qu’il connaît l’antiquité ; qu’il a bien fait voir par son travail sur Sénèque et par ses notes sur l’auteur dont il a soigné l’édition, qu’il était érudit dans toute la valeur du terme ; qu’il sait penser ; qu’il a profondément médité les philosophes des temps éloignés et du nôtre ; qu’il est occupé d’un ouvrage qui présente plus de difficultés à vaincre que sa lecture n’en laisse soupçonner au commun des lecteurs, et que la physique, la chimie, les sciences et les arts ne lui sont nullement étrangers.

Et j’ajouterai que, quand l’aristarque l’appela apprenti philosophe, il eut le sens commun, sans peut-être s’en douter et s’entendre. La recherche de la vérité et la pratique de la vertu étant les deux grands objets de la philosophie, quand cesse-t-on d’être un apprenti philosophe ? Jamais. Jamais, non plus que le chrétien qui s’est proposé la perfection évangélique ne cesse d’être un apprenti chrétien. Sénèque se confesse apprenti philosophe. Il n’en est pas tout à fait du christianisme et de la philosophie comme d’une annonce ou d’une affiche 403. A la place du censeur, plus je m’estimerais excellent dans mon métier, plus je tâcherais d’être modeste. Puis, m’adressant à l’approbateur de son pamphlet, je lui demanderai si quelqu’un a le privilège d’injurier un citoyen, et si un homme honnête peut laisser dire d’un autre ce qu’il serait fâché qu’on dît de lui ?

27° « Que l’Essai sur la Vie et les Écrits de Sénèque ne se sauvera peut-être de l’oubli qu’à l’aide de la traduction à laquelle il est attaché404. » Cela se peut, mais en attendant que Sénèque le fasse lire dans l’avenir, il aura fait lire les utiles écrits de Sénèque à un assez grand nombre de ses concitoyens qui ne connaissaient ni l’instituteur ni le ministre, et que la fausse délicatesse des pédants avait dégoûtés de l’auteur. Ce succès éphémère lui suffit : de grands hommes de votre étoffé s’en contentent bien.

De tout le morceau qui précède, je ne réclame que les additions. Il était accompagné de deux autres ; l’un intitulé: Histoire de la Vie domestique de Jean-Jacques Rousseau ; l’autre : Instructions pour les élèves dans l’art de la critique moderne, tirées de la pratique des grands maîtres 405. J’ai supprimé le premier, bien que, souvent interpellé sur la vérité des faits, il me fût impossible d’en contester aucun. Je n’ai réservé du second que le trente-septième et dernier article, que voici :

« Vous avez sous les yeux un modèle parfait de l’écrivain périodique ; mais, en vous le proposant, je craindrais de vous décourager. On peut être grand, sans s’élever à sa hauteur. De quelques singulières qualités que la nature vous ait doué ; quelque effort que vous fassiez pour les perfectionner ; quelque haine que vous portiez aux talents et aux vertus ; avec quelque art que vous sachiez entasser les erreurs de l’ignorance sur les • absurdités du paradoxe en littérature, en finance, en commerce, en politique, en législation, en histoire, en géographie et même en mathématique ; avec quelque intrépidité que vous braviez la vérité ; avec quelque arrogance ou quelque bassesse que vous vous montriez aux hommes puissants ; avec quelque audace que vous portiez un front déshonoré ; de quelque mépris que vous soyez pénétré pour l’estime publique ; quoi que vous osiez, il faut vous y résoudre, vous n’occuperez jamais que le second rang. » Il n’y a pas d’apparence que quelqu’un se reconnaisse à ce portrait ; et malheur à celui que l’on y reconnaîtrait.

Conclusion.

CX.

Après tant de comptes opposés que l’on vous a rendus de cet Essai sur les mœurs et les écrits de Sénèque, lecteur, ditesmoi, qu’en faut-il penser ?

Sénèque et Burrhus sont-ils d’honnêtes gens, ou ne sont-ils que deux lâches courtisans ?

Sénèque a-t-il du génie, ou n’est-il qu’un faux bel esprit ?

A-t-il parlé de la vertu comme un homme qui en connaissait la douceur et la dignité, ou comme un hypocrite que sa conduite ou ses écrits rendent également suspect ?

Suis-je un homme de bien, ou un vil apologiste ? et ma tentative, heureuse ou malheureuse, est-elle digne d’éloge ou digne de blâme ?

Si quelqu’un s’avisait de prendre ma défense comme j’ai pris celle de Sénèque, encourrait-il le mépris et l’indignation universelle ?

Sais-je ou ne sais-je pas ma langue ?

Suis-je un raisonneur ou un sophiste ? un écrivain de bonne ou de mauvaise foi ?

Mon discours a-t-il quelque solidité, ou ne suis-je qu’un déclamateur frivole ?

Ai-je de la logique et des idées, ou en manqué-je ?

Ai-je fait un bon ou un mauvais livre ? Lequel des deux ?

Si l’on ne forme qu’une classe de mes antagonistes, il est certain qu’ils ont dit pour et contre tout ce que pouvaient leur inspirer le mensonge et la vérité, la bienveillance et le dessein de nuire, la dialectique et l’artifice, le sens commun et la folie, la raison et le préjugé, l’impartialité et l’exagération, les lumières et l’ignorance, l’esprit et l’imbécillité, et que celui qui imagine-

rait une accusation nouvelle qui leur eût échappé, ne donnerait pas une médiocre preuve de sa sagacité406.

Abstraction faite des qualités personnelles de nos aristarques, convenez, lecteur, que vous n’en savez rien, mais rien du tout, et qu’il serait plus difficile d’accorder les horloges de la capitale que les arbitres de nos productions, quoiqu’il y ait pour eux tous une méridienne commune ; qu’un moyen sûr d’ignorer l’heure, c’est d’être entouré de pendules ; qu’il n’en faut avoir qu’une réglée par le bon goût et par le jugement, et qu’on n’en peut interroger une autre sans répéter toutes sortes de décisions contradictoires et n’avoir point d’avis à soi.

Les preuves qui se déduisent des faits sont bornées ; les conjectures du caprice et de la méchanceté sont infinies. On est dispensé de répondre aux objections de la mauvaise foi. J’ai dit : Vous qui troublez dans ses exercices celui qui visite le jour et la nuit les autels d’Apollon, bruyantes cymbales de Dodone, tintez tant qu’il vous plaira, je ne vous entends plus. Si le dernier qui parle est celui qui a raison, censeurs, parlez, et ayez raison.